De la pertinence d’interroger la référence des photographies d’art
quand Eric Bourret s’amuse à corrompre l’idée de réel
Marie Renoue
Index
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Mots-clés : photographie, référence
Auteurs cités : Christina Alvarès, Rudolf Arnheim, Dominique Baque, Roland BARTHES, Walter Benjamin, Michel Collot, Charlotte Cotton, François Dagognet, Thierry Davila, Georges DIDI-HUBERMAN, Philippe Dubois, Umberto ECO, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Gisèle Freund, Dominique Gaessler, Algirdas J. GREIMAS, Martin HEIDEGGER, Martine Joly, Jean-Claude Lemagny, Laurent Mannoni, Maurice MERLEAU-PONTY, Charles Sanders PEIRCE, Michel Poivert, François RASTIER, Marie Renoue, Nathalie Rosenblum, André Rouillé, Hamid-Reza Shaïri, François Soulages
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La mention d’artistique réfère ici à un mode de diffusion et de présentation socialement normalisé, à des pratiques interprétatives plutôt qu’à des propriétés de l’image – difficiles à définir compte tenu de l’extension du domaine (« muséification » et pratiques) artistique. Au sujet des discussions françaises et anglaises sur les relations entre l’art et la photographie naissante en 1839, N. Rosenblum note qu’elle était alors vue soit comme un procédé mécanique et chimique non artistique, soit comme un adjuvant possible de l’art, soit comme un moyen d’expression potentiellement artistique (Nathalie Rosenblum, Une histoire mondiale de la photographie (trad. de J. David), Paris, Editions Abbeville, (1996) 1997, p. 2O9 sqq.). Un même argument – celui du caractère mécanique ou achéropoïétique de la prise photographique – valait alors pour vanter ses qualités d’objectivité et lui ôter du même coup toute prétention artistique ; d’où les efforts des pictorialistes pour brouiller le sujet photographié à l’aide de techniques comme le sténopé. Aujourd’hui, il n’est évidemment plus question de contester la consécration artistique de la photographie et la question des genres est confuse ; notons seulement que des photographies conçues d’abord comme strictement documentaires sont entrées, parfois à la faveur de leur grand âge, dans les musées et collections d’art.
S’il est un moyen d’expression qui pose la question de la référence et de la définition des référents ou, d’un point de vue plus théorique, celle de la pertinence d’une approche référentielle, c’est bien la photographie. Et ces questions ne sont pas évacuées par le fait de choisir des « photographies d’art »2 plutôt que des photographies documentaires auxquelles on les oppose généralement – comme si la production-création s’opposait avec évidence à une reproduction-information. Elles semblent plutôt diversement actualisées et modalisées dans des œuvres singulières qui, comme celles de Sophie Riestelhueber, de Christian Boltanski ou d’Eric Bourret émeuvent, témoignent, visualisent ou abstraient une perception, lecture, expérience et mémoire du « monde ».
Traiter de la référence de la photographie, que celle-ci soit ou non considérée comme artistique, n’est certes pas original. Plus ou moins naïvement et malgré toutes les manipulations auxquelles la photographie s’est explicitement prêtée, le spectateur semble en effet toujours prêt à croire en son objectivité, ou pour le moins en une certaine objectivité, et toujours prêt à viser « ce que c’est qui est là, reproduit ou représenté, plus ou moins transformé par la prise et le rendu photographiques ». D’un point de vue universitaire, les théoriciens des années soixante-dix et quatre-vingts, sémioticiens et sémiologues de la photographie ou du « fait photographique », ont développé surtout des approches référentielles ou indicielles de type peircien, tandis que Barthes, en quête d’ontologie et de vérité, proposait son célèbre « ça a été ». Aujourd’hui, tout en accordant une place à la référence, les spécialistes du domaine, comme J.C. Lemagny ou A. Rouillé, nuancent ces approches au nom d’une esthétique formelle du non-sens ou d’une critique des définitions ontologiques et abstraites de La photographie qui négligeraient la variété des pratiques. Et, ils s’attachent à décrire les formes, les valeurs de contraste, les effets de l’énonciation photographique, le point de vue et le tirage : de quoi satisfaire le sémioticien héritier de Greimas et de Floch, analyseur de contrastes photographiques et d’effets d’iconisation.
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André Rouillé, La photographie : entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, 2005, p. 16.
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Michel Poivert, La photographie contemporaine, Paris, Flammarion/Centre national des arts plastiques, 2002, pp. 90, 108.
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Jean-Claude Lemagny, L'ombre et le temps : essais sur la photographie comme art, Paris, Nathan, 1992, pp. 345-348.
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Le tirage de qualité est une étape à ce point fondamentale que J.C. Lemagny considère le processus photographique comme fait de deux morceaux symétriques, de la prise de vue jusqu’au développement du négatif, fixé, permanent et du développement à l’obtention de l’épreuve positive sur papier (Gaessler, Les grands maîtres du tirage, Paris, Contrejour, 1987, p 117). C’est la qualité de ce tirage modalisant les couleurs, les tonalités, le cadrage, le rendu des matières, le piqué et le grain, un tirage artisanal choisi parmi de multiples possibilités par le photographe, qui va assurer le caractère unique et parfois original des photographies. Pour une analyse aspectuelle et modale de ce processus dual de la photographie, irréversible et inachevable, cf. François Soulages, Esthétique de la photographie, Paris, Armand Colin, Cinéma, (1998) 2005, pp. 112-124.
Considérer à nouveau l’hypothèse que la référence participe de la perception d’un observateur de photographies, ce n’est évidemment pas réduire le mode d’appréhension de celles-ci à la saisie et visée référentielles. On ne peut oublier les formes, les compositions et valeurs plastiques ; A. Rouillé insiste ainsi sur l’écriture plutôt que sur l’enregistrement photographique3, M. Poivert valorise une approche descriptive de la photographie non comme valeur d’usage mais comme capacité à constituer un objet, une image – de quoi mettre en question la préséance du référent et d’insister sur l’autoréférenciation4 –, J.C. Lemagny revendique l’autorité de Focillon pour valoriser les formes5 et auparavant Floch analysait des Formes de l’empreinte (1986). C’est plutôt inviter à envisager la complexité de la saisie et de la référence. Même si on oublie les subtilités des études littéraires en matière de définition de la référence et du référent orienté et co-construit par le texte (Renoue 2003), il convient en effet de rappeler que, pour Greimas, celle-là est affaire d’inter-sémioticité, une relation dynamique entre une méta-sémiotique du monde naturel et un autre ensemble sémiotique. Plus modestement, nous nous demanderons au cours de notre article : De quelle référence et de quel référent parle-t-on dans les études de photographies ? S’agit-il de renvoyer à une pratique artistique, à une expérience visuelle et sensible, à un visible défini par une sensibilité particulière d’observateur ou d’objectif, à la simple notation d’une présence révolue ? Puisque la photographie d’art exploite, avec les potentialités de la prise de vue, celles tout aussi déterminantes du tirage6, qu’en est-il des modalités de la référence ?
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A. Rouillé, La photographie : entre document et art contemporain, ibidem.
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Eric Bourret est né à Paris le 10 mars 1964. Après une activité de photographe professionnel, il s’installe en 1984 en Provence et commence en 1990 une recherche d’auteur consacrée aux sites industriels, archéologiques et naturels. Ses travaux ont été exposés et acquis par des collections publiques en France, Italie, Portugal, Finlande, Hongrie, Suisse, Yémen, Egypte. Les catalogues et ouvrages cités dans la bibliographie retracent ses nombreuses expositions. Le Musée d’art moderne de Nice lui consacrera en 2008 une exposition personnelle, conjointement à Carte blanche, l’exposition de Richard Long. Cf. le site du photographe : ericbourret.com
Suivant au plus près l’injonction d’A. Rouillé invitant à valoriser des pratiques7, nous proposerons d’examiner une oeuvre singulière signée par Eric Bourret8. Celle-ci présente l’intérêt de la reconnaissance de son statut artistique et aussi celui de son originalité en matière de traitement du référent lors de la prise de vue comme du tirage fait par le photographe. Le corpus choisi répond donc à plusieurs critères : outre l’accessibilité des photographies présentées dans différentes institutions d’art et dans des catalogues, la référence et le référent sont incertains dans ces photographies qui évoquent la matière minérale et la densité des gris nuageux d’Eadweard Muybridge (1830-1904), des vues poétiques et « haptiques » de Minor White (1908-1976) ou de Dieter Appelt (1935), les lignes de force des paysages de Carleton E. Watkins (1829-1916) ou les superpositions déréalisantes des études chronophotographiques d’Etienne-Jules Marey (1830-1904). Et nous posons l’hypothèse que c’est cette incertitude qui intensifie et actualise, avec la saisie des formes de l’image, la visée référentielle.
Du côté de la théorie, quand les discours s’emballent avec les référents …
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Martine Joly, L’image et les signes, Paris, Nathan, 1994, p. 151.
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Umberto Eco, La guerre du faux (trad. de M. Tanant), Paris, Grasset, 1985, pp. 212-213.
Qu’est-ce qu’un référent ? Si la référence désigne une relation orientée entre deux grandeurs, le référent est le terme d’une relation. A partir de cette définition très générale, on peut différencier une relation entre deux grandeurs in praesentia – quand il s’agit d’un renvoi à l’intérieur d’un même texte – ou deux grandeurs in absentia – quand il s’agit de renvoyer à un absent mémorisé ou présupposé. Dans ce dernier cas, on peut encore retenir et préciser deux types de référence : les unes au genre photographique ou aux images connues, d’autres à un réel photographié potentiellement identifiable ou non. Des premières relèvent le rapprochement que nous avons proposé auparavant et celui évoqué par M. Joly9 entre la photographie du Corps du Che présenté à la presse de Freddy Alborta (1967) et des peintures aux compositions parallèles d’Andrea Mantagna, le Christ mort (1465-1466), et de Rembrandt, la Leçon d’anatomie du docteur Tulp (1632). Traitant de photographies de presse connues – Le corps du Che de Freddy Alborta (1967), l’Exécution d’un responsable présumé du Viêt-cong d’Eddie Adams (1968) … –, U. Eco avait déjà souligné que chacune d’elle est unique, mais en même temps renvoie à d’autres images qui l’ont précédée ou qui l’ont suivie par imitation, que chacune de ces photos semble être un film que nous avons vu et renvoie à d’autres films. D’où le caractère mythique de la photographie condensant une série de discours. D’où également le dépassement des circonstances individuelles qui l’ont produite et sa capacité à exprimer des concepts10.
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Jean-Marie Floch, Les formes de l’empreinte, Périgueux, Fanlac, 1986, p. 28.
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M. Joly, L’image et les signes, idem, pp. 61-65.
- Note de bas de page 13 :
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Philippe Dubois, L’acte photographique, Paris, Nathan, 1990, pp. 19-53.
Plutôt que ce mouvement référentiel extensif, trans-générique et cumulatif, c’est le plus souvent une référence aux « circonstances individuelles » et révolues de la production et au motif photographié qui est considérée quand on traite de photographie et quand les analystes s’opposent en citant Peirce ou en évoquant les risques de cette conception aux présupposés jugés « positivistes »11. Revendiquer l’approche référentielle de Peirce, c’est ce que font M. Joly12 et Ph. Dubois en analysant le rapport entre l’image photographique et le réel. Ce dernier, dans son ouvrage maintes fois cité, reprend les catégories perciennes pour définir les trois conceptions dont auraient profité les approches de la photographie depuis son origine. Ainsi, il y aurait 1. une photographie-icône comme miroir du réel, 2. une photographie-symbole comme interprétation et transformation du réel ou encore 3. une photographie-indice comme trace d’un réel. La relation entre l’image et le réel étant posée, ce sont les motifs relationnels et les points de vue qui changent : l’image représenterait son référent par ressemblance iconique, par convention symbolique ou par une contiguïté physique réalisée, suivant que l’accent est mis sur les points communs, les différences déconstruisant l’effet de réel ou sur la « prise » photographique13.
- Note de bas de page 14 :
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U. Eco, Kant et l’ornithorynque (trad. de J. Gayrard), Paris, Grasset, (1997) 1999, pp. 481-483, Traiter de similitude et d’homomorphisme apporte la nuance nécessaire pour rendre compte de représentation mais ne résout pas la question de la perception d’une ressemblance toujours présupposée ; U. Eco évoque donc une iconicité naturelle de la perception, une iconicité primaire – indéfinissable – sur laquelle reposerait l’expérience originaire d’une ressemblance (p. 483).
- Note de bas de page 15 :
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D’après la perspective cognitive et phénoménologique adoptée, ces stimuli de substitution reproduiraient certaines des conditions de perception de, mais leur caractéristique essentielle serait leur caractère contraignant : ils imposeraient pour être perçus une distance – car, examinés de trop près, ils révèlent leur caractère illusoire, leur substance d’expression – et un point de vue – ils m’empêchent de voir (ou d’entendre) du point de vue de ma subjectivité, en tant que corporalité ; il ne m’offre qu’un seul profil des choses et non la multiplicité des profils que la perception actuelle m’offrirait U. Eco, Kant et l’ornithorynque, idem, pp. 496-497.
- Note de bas de page 16 :
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U. Eco, Kant et l’ornithorynque, idem, pp. 492-497, 524.
Premier terme de cette déclinaison, la ressemblance entre la photographie et le réel présupposé fait problème. Peut-on en réduire la valeur fondamentale en évoquant seulement une relation originaire de contiguïté lors de la prise de vue ? Convient-il de la contredire, en relevant des différences comme le fait R. Arnheim (1932) au sujet du film et de la réalité ? Dans le cas contraire, comment la définir ? En guise de moyen terme, U. Eco parle de similitude – correspondance partielle à partir de critères définis ou définissables – et d’homomorphie – conservation de certaines propriétés structurelles du représenté dans la représentation14–, avant de traiter des photos comme des stimuli de substitution, contraignant la perception par l’imposition d’un point de vue15 et allant d’un maximum à un minimum d’identification avec le stimulus réel16.
- Note de bas de page 17 :
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Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Gallimard-Seuil, 1980, pp. 17-18.
- Note de bas de page 18 :
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Roland Barthes, « Le message photographique », dans L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, (1961) 1982, pp. 14-21.
- Note de bas de page 19 :
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Roland Barthes, « Le message photographique », idem, p. 10.
- Note de bas de page 20 :
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En 1964, Barthes définit ce message littéral comme un reste débarrassé des signes de connotation, un état privatif correspondant à une plénitude de virtualités, une absence de sens pleine de tous les sens, « Rhétorique de l’image », dans L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, (1964) 1982, p. 34.
- Note de bas de page 21 :
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Roland Barthes, « Le message photographique », idem, pp. 14-23.
- Note de bas de page 22 :
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Jouant de l’oxymore, Barthes précise que cet avoir-été-là conjoindrait de manière illogique l’ici et l’autrefois, ferait l’irréalité réelle de la photographie et impliquerait un type de conscience sans précédent (« Rhétorique de l’image », dans L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, (1964) 1982, pp. 35-36).
- Note de bas de page 23 :
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R. Barthes, La chambre claire, idem, p. 16.
- Note de bas de page 24 :
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R. Barthes, La chambre claire, idem, pp. 166-171.
Ressemblance iconique partielle et/ou contiguïté indicielle ? L’analyse complexe de Barthes use de distinctions affinées et de paradoxes pour évoquer, au-delà de ces deux points de vue, une vérité bouleversante de la photographie. Auteur constamment cité, Barthes a insisté sur l’adhérence du référent : la photographie emporte toujours son référent avec elle17. Différenciée du message photographié connoté dès la perception verbale18, elle serait même un analogon parfait, un message sans code référant à un réellittéral certes réduit mais non transformé19, un pur analogon néanmoins impossible à décrire20 – au risque de signifier autre chose que ce qui est montré – et accessible dans des images proprement traumatiques – le trauma suspendant le langage et bloquant la signification21. Réduit, le noème de la photographie serait un avoir-été-là22 doté de la force constatative et du pouvoir d’authentification du « ça a été »23. Distinguée de la reconnaissance différentielle de la réalité, Barthes cherche et décèle parfois une vérité dans les portraits qu’il scrute : le retrouver essentiel du « c’est ça, c’est tel ! » déictique et porteur de la contingence de l’événement photographié24.
- Note de bas de page 25 :
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R. Barthes, La chambre claire, idem, p. 136.
- Note de bas de page 26 :
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R. Barthes, La chambre claire, idem, pp. 34-37 et 115-117.
- Note de bas de page 27 :
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Le point de vue forcément personnel de Barthes devant des photographies intimes est-il généralisable ? Evoquant la vérité retrouvée dans l’image de sa mère, il écrit : je devais donc, dès lors, accepter de mêler deux voix : celle de la banalité (dire ce que tout le monde voit et sait) et celle de la singularité (renflouer cette banalité de tout l’élan d’une émotion qui n’appartenait qu’à moi) (Barthes 1980 : 119). Floch propose, pour sa part, de distinguer l’énonciation référentielle, singulière, non sémiotique et sous-jacente à la communication, de celle logiquement présupposée par l’énoncé, analysée par l’approche générative de la sémiotique (J.M. Floch Petite mythologie de l’œil et de l’esprit, idem, pp. 63-65). Attentive aux modalités de l’énonciation, nous postulons que l’expérience de Barthes exemplifie un type de discours ou de visée des photographies généralisable au moins dans une culture donnée.
- Note de bas de page 28 :
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R. Barthes, La chambre claire, p. 137.
S’il peut paraître trop critique de la relativité sémantique dans sa quête d’une définition ontologique de la photographie25, Barthes semble néanmoins moderne par l’intérêt qu’il accorde au point de vue du spectateur et à son vécu26 – à ce que nous appellerions aujourd’hui une sémiotique de l’énonciation perceptive qui, toujours perfectible, invite à scruter davantage. Son discours témoignerait ainsi d’une sémiotique nourrie d’esthétique traitant d’une quête de vérité, de l’hébétude d’un spectateur27 animé par la photographie et par une pression de l’indicible qui veut se dire28.
- Note de bas de page 29 :
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J.M. Floch, Les formes de l’empreinte, Périgueux, Fanlac, 1986, p. 14.
- Note de bas de page 30 :
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J.M. Floch, Petite mythologie de l’œil et l’esprit, Hadés-Benjamins, 1985, p. 12.
- Note de bas de page 31 :
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Condamnant la conception réaliste et référentielle de la photographie – celle-ci confronterait au contraire à l’irreprésentabilité et l’innommable du réel, à ses relations avec le sublime qui est peu de réalité (la photo ne vise pas à la complétude icônique ni à la saturation sémantique : elle aplatit, désinvestit, met entre parenthèses les lois de fonctionnement des réseaux d’images, discours, conventions, normes, styles, valeurs qui constituent l’automaton de la réalité) –, C. Alvarez insiste, à la suite de J.M. Schaeffer (in L’image précaire, Paris, Seuil, 1987), sur cette distinction entre l’empreinte qui ne relèverait que du réel physico-chimique et l’indice qui impliquerait une dépendance à un savoir culturel qui indiquerait au récepteur qu’il s’agit d’une image indicielle, donc d’un signe référentiel (Alvarez : non daté, non paginé).
- Note de bas de page 32 :
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J.M. Floch, Petite mythologie de l’œil et l’esprit, idem, p. 21.
- Note de bas de page 33 :
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J.M. Floch, Petite mythologie de l’œil et l’esprit, idem, pp. 21-38.
- Note de bas de page 34 :
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La précision apportée (interprétation « représentative ») semble justifier le texte de 1990 où, traitant de publicité, J.M. Floch reprend les mêmes analyses pour un carré opposant fonctions représentationnelle et constructive du langage (Jean-Marie Floch, Sémiotique, marketing et communication, Paris, PUF, 1990, pp. 207-208) – ce qui indique, si besoin était, la composante cognitive ou stratégique attachée à la notion de représentation en sémiotique.
- Note de bas de page 35 :
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J.M. Floch, Les formes de l’empreinte, idem, pp. 19-23.
Critique à son tour de l’utopie personnelle de Barthes, de sa rhétorique et de son approche lexicalisée de la perception et de la signification29, Floch présente une approche et un vocabulaire alternatifs. Plus de référence, d’indice ou de trace. Il s’agit de traiter d’effet d’iconicité – la production d’un effet de « sens » réalité par des procédés connotatifs socio-culturels30 – et d’empreinte31 – une reproduction réduite à une matière purement photochimique – dont on peut étudier les formes plastiques ou les valeurs de contraste32. Un Nu d’Edouard Boudat offre ainsi l’occasion d’une analyse affinée du modelé, des contrastes plastiques des plages et des lignes – du flou et du net, des bords et des lisières – et de différents types de contrastes – simple comme clair vs sombre, complexe comme nuancé vs contrasté ou sémantico-signifiant comme clair vs obscur33. Dans cette approche différentielle et sémantique, le terme référence n’a pas disparu ; il n’est plus qu’un point de vue possible parmi d’autres que Floch modélise à partir d’une opposition entre fonctions interprétative et constructive. Ainsi, la photographie référentielle aurait pour fonction d’interpréter et de rendre la parole au monde par contradiction avec la photographie ‘mythique’ qui aurait une fonction constructive, celle de mettre en forme et de créer du sens à partir de phénomènes perçus ; tandis que les photos dites oblique et substantielle auraient pour tâche soit de nier l’interprétation représentative34 en dénonçant la transparence, soit de nier la fonction constructive du langage photographique par refus de toute intervention du photographe35.
- Note de bas de page 36 :
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Floch ne propose pas simplement d’affirmer la relativité sémantique, de démythifier l’illusion réaliste en la considérant comme un effet de discours et en conjoignant le référentiel à l’interprétation. Avec le binôme interprétation et construction, il propose de passer outre l’opposition obsolète entre objectivité et subjectivité, de rendre compte d’attitudes générales face au monde et de croyances sur les capacités expressives et critiques du discours photographique. La question posée est celle de la gestion du perceptible et de la place du sujet percevant ou du photographe adepte ou critique d’une neutralité interprétative, adepte ou critique d’une intervention créative.
- Note de bas de page 37 :
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U. Eco, Kant et l’ornithorynque (trad. de J. Gayrard), Paris, Grasset, (1997) 1999, pp. 527-528.
La suspension de la relation référentielle n’a pas été en pure perte. Tout en présentant un modèle des croyances sur les capacités expressives et critiques du discours photographique36, Floch a insisté sur « les effets de réel » – que l’on songe aux formes d’expression comme le flou, le grain et le cadrage des photographies des paparazzi manipulées pour faire « vraies » ou « prises sur le vif » – et il a affiné les analyses de l’expression photographique, des compositions et des valeurs de contraste. Dans l’approche référentielle d’U. Eco, traiter de la plastique a surtout pour fonction de considérer ses relations contradictoires avec la lecture référentielle. Parlant de l’épreuve de la trame, celui-ci explique en effet comment l’agrandissement, en montrant la trame, sélectionnerait les traits plastiques au détriment des figures, comment un minimum de définition – dépendant pour partie de notre connaissance de l’objet représenté – serait nécessaire pour qu’au-delà de la perception de la construction plastique il y ait image, c’est-à-dire, dans son discours formaté par la présomption référentielle, stimulus de substitution37.
- Note de bas de page 38 :
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F. Soulages, Esthétique de la photographie, Paris, Armand Colin, Cinéma, (1998) 2005, p. 53.
- Note de bas de page 39 :
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A. Rouillé, La photographie : entre document et art contemporain, idem, p. 293.
Quel est l’impact de ces écrits sémiotiques dans le domaine de la recherche en photographie ? Même si certains textes rappellent le point de vue de Floch, il n’est pas cité, contrairement aux approches peirciennes ou barthésiennes – le « ça a été » barthésien se trouvant alors apprécié ou décliné en un « ça a été joué » dans l’esthétique du portrait de F. Soulages38 ou en un « qu’est-ce qui s’est passé ? » chez A. Rouillé39.
- Note de bas de page 40 :
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Pour une critique des positions de J.C. Lemagny, « restaurateur d’aura », cf. D. Baquié Dominique Baqué, La photographie plasticienne : un art paradoxal, Paris, Éditions du Regard, 1998, pp. 54-55. A. Rouillé accuse son point de vue traditionnel (croyance en une pauvreté de l’image photographique, en sa transparence, conception anti-moderne de l’art et « réincarnation » de la photographie - matière et ombre - dotée de valeurs tactiles) (idem, pp. 365-377).
- Note de bas de page 41 :
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Jean-Claude Lemagny, L'ombre et le temps : essais sur la photographie comme art, Paris, Nathan, 1992, p. 20 et La matière, l'ombre, la fiction : photographie contemporaine, Paris, Nathan/Bibliothèque nationale de France, 1994, pp. 355-358.
- Note de bas de page 42 :
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Décrivant les spécificités d’une photographie française contemporaine, D. Baqué évoque une photographie à l’esthétisme suranné du noir et du blanc, de l’ombre et la matière, de l’épaisseur métaphysique des êtres et des choses, de teneur heideggérienne, une photographie présentant la parfaite maîtrise de la forme et la jouissance procurée par une œuvre qui active les forces du regard. Elle lui oppose celle aporétique de l’intime – l’anémie de l’intimité surexposée et la provocation cheap et dérisoire du trash – et une « photographie érudite » qui, proposant une scénographie de la culture, a sa préférence (Dominique Baqué, « Une photographie en demi-teinte », dans Art Press 2, n°1, Paris, 2006, pp. 100, 104).
- Note de bas de page 43 :
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J. C. Lemagny, L'ombre et le temps : essais sur la photographie comme art, idem, pp. 81-92.
- Note de bas de page 44 :
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J. C. Lemagny, L'ombre et le temps : essais sur la photographie comme art, idem, p. 85.
Défenseur d’une photographie créatrice aujourd’hui vilipendé par A. Rouillé et D. Baqué40, J. C. Lemagny retient de Barthes l’insignifiance de la photographie et présente, dans des accents heideggeriens, la photographie comme une trace nous « replaçant » face à la présence muette des choses, une présence muette mais riche de sens virtuels41. Si c’est là la « bonne » photographie, celle qui, consciente de sa matière et de ses ressources expressives, est favorable aux rêveries de la matière42, ce conservateur au cabinet des Estampes de la Bibliothèque Nationale en définit d’autres. Plus formaliste et historien soucieux de schématiser les grandes tendances de la photographie, il dessine en 1977 un cercle continu d’images traversés de deux axes : l’un concernant la photo considérée en tant que photo (soient à chaque extrémité, la photo conceptuelle d’un Boltanski vs celle matérielle d’un Sudre) et l’autre s’interrogeant sur la réalité qui n’est pas elle-même (soient la réalité extérieure du reportage vs celle intérieure d’une photographie surréaliste)43. Plus proche de Floch dans l’analyse de ce second axe, il précise : d’un côté les photographes, considérant la photo comme un moyen de témoigner sur le monde, seraient confrontés au problème de trouver une forme qui rende au mieux ce témoignage ; de l’autre côté, la question serait celle de la présence du photographe, de sa capacité à métamorphoser ou recréer l’objet ou au contraire de se retirer complètement44.
- Note de bas de page 45 :
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F. Soulages, Esthétique de la photographie, Paris, Armand Colin, Cinéma, (1998) 2005, pp. 154-198.
- Note de bas de page 46 :
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A. Rouillé distingue la photographie documentaire aujourd’hui en crise, de la photographie expressive (caractérisée par un éloge de la forme, une affirmation de l’individualité du photographe et le dialogisme avec les modèles) et de la photographie artistique qui limiterait le sens aux images et aux formes (La photographie : entre document et art contemporain, idem, pp. 207, 218). Nous proposons de généraliser la complexité de son analyse de l’image expressive, la plus développée dans l’ouvrage.
- Note de bas de page 47 :
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A. Rouillé, La photographie : entre document et art contemporain, idem, pp. 38, 97, 272.
- Note de bas de page 48 :
-
M. Poivert, La photographie contemporaine, Paris, Flammarion/Centre national des arts plastiques, 2002, pp. 59-62.
Chez d’autres auteurs, c’est la complexité qui domine, celle du « à la fois ». Tout en analysant le « discours » d’œuvres précises, le philosophe F. Soulages insiste : représenter n’est pas ressembler ; il y a une esthétique négative de la photo qui invite à s’interroger, une esthétique du « à la fois » qui invite à penser les tensions et les tiraillements entre la photo et le référent, entre le matériau et l’objet à photographier, entre la forme et l’événement passé, facteurs de la valeur et l’unicité de la photographie45. Et pour A. Rouillé, il s’agirait non de reproduire le visible, mais du visible, une façon de voir et de faire-voir. Tout à la fois empreinte et produit, la photo expressive46 exprimerait et désignerait. La désignation serait un rapport indiciaire et iconique avec les états de choses extérieurs et d’autres référents « incorporels » entreraient en jeu comme celui au « je » du photographe, à ses actions, affections et perceptions, à ses infimes singularités47. Cette référence au « je » n’est pas isolée ; elle fait écho entre autres à l’importance accordée par D. Baqué (1998) au corps médiateur des photographes et à l’égotisme photographique analysé par M. Poivert au sujet de photographes qui, cousins des land-artistes, retournent à l’expérience physique et directe au monde ou qui, comme Depardon, conçoivent le photographie comme art d’être au monde48.
- Note de bas de page 49 :
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D. Baqué, La photographie plasticienne : un art paradoxal, Paris, Éditions du Regard, 1998, p. 15.
- Note de bas de page 50 :
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Thierry Davila, Marcher, créer, Paris, Editions du Regard, 2002, p. 42.
- Note de bas de page 51 :
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T. Davila, Marcher, créer, idem, p. 181.
- Note de bas de page 52 :
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Sur l’apparition du paysage de montage au XVIIIe s. et sur la distinction entre le paysage et la vue (descriptive, dénotative), cf. A. Rouillé, 2005 : 139-141. Notons aussi que les études sur la photographie contemporaine et ses relations à l’art commencent souvent par une référence au land-art (D. Baqué, La photographie plasticienne : un art paradoxal, idem, p. 13 ; Michel Poivert, La photographie contemporaine, Paris, Flammarion/Centre national des arts plastiques, 2002, p. 24) et à la performance où les artistes ont utilisé la photo pour laisser une « trace » de leurs actions éphémères.
Les photographies d’Eric Bourret participent pleinement de cette référence-inscription du corps photographiant. Ni promeneur sage à la manière anglaise, ni actionniste viennois à l’expressionnisme brutal, tels qu’envisagés par D. Baqué49, il est un de ces créateurs-marcheurs de l’art contemporain étudiés par T. Davila (2002). Des écrits de ce philosophe, l’artiste retient ainsi : Marcher est […] cette façon particulière d’ « ouvrir » un espace et un sujet, d’exposer un sujet au risque d’une saisie supposée directe du donné, ou en tout cas au risque de la surprise, cette façon toujours neuve d’être « pris » par l’extérieur50. Et comme la marche d’Eric Bourret l’emmène souvent dans les hautes montagnes, l’espace est le plus souvent celui nomade, des intensités et des forces, le territoire amorphe, informel décrit par T. Davila51et le corps est celui vibrant, éprouvé et malmené du marcheur des hauteurs. Ce photographe a réalisé aussi d’autres images où le corps n’est qu’un point de vue fixe, une position incertaine dans le paysage ou dans l’architecture des sites archéologiques. Autant dire que si les premiers photographes, M. White, E.J. Marey, auxquels nous avons rapproché Eric Bourret sont anciens, c’est maintenant de Didier Morin, d’Hamish Fulton ou de Richard Long qu’il se rapproche. Il réaliserait ainsi un syncrétisme entre des pratiques différentes du paysage52, inscrivant matière, ombre, flux et vibrations corporels,+ l’autre et le « je » mêlés du photographe. La référence et le référent dont il va s’agir ici sont donc complexes, une opération et une instance plurielle et dynamique sous l’œil du spectateur qui la reconnaît ou reconstruit plus ou moins facilement.
Eric Bourret. Lautaret. Ecrins. France. 2003
De quelle photographie parle-t-on ?
Utilisation des catégories perciennes pour analyser la relation référentielle, quête ontologique et énonciative de Barthes ou point de vue discursif et différentiel de Floch : les points de vue sémiotiques sur la référence photographique sont variés et complexes ; comme le sont les objets d’analyse retenus par ces sémioticiens et sémiologues.
- Note de bas de page 53 :
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U. Eco, La guerre du faux, idem, pp. 212-213.
- Note de bas de page 54 :
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R. Barthes, La chambre claire, Paris, Gallimard-Seuil, 1980, pp. 47, 94.
- Note de bas de page 55 :
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Le portrait semble jouir de valeurs spécifiques en photographie. Si Barthes élabore sa réflexion finale à partir de l’examen de portraits de sa mère défunte, Benjamin, accusant la perte d’aura des œuvres, écrit : Elle se retire dans un ultime retranchement : la face humaine. Ce n’est point un hasard que le portrait se trouve être l’objet principal de la première photographie. Le culte du souvenir des êtres aimés, absents ou défunts, offre au sens rituel de l’œuvre d’art un dernier refuge. Dans l’expression fugitive d’un visage humain, sur d’anciennes photographies, l’aura semble jeter un dernier éclat. C’est ce qui fait leur incomparable beauté, toute chargée de mélancolie (W. Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », dans Ecrits français, Paris, Gallimard, (1937) 1991, p. 190).
- Note de bas de page 56 :
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M. Poivert, La photographie contemporaine, Paris, Flammarion/Centre national des arts plastiques, 2002, p. 64.
De quelle photographie parle-t-on ? Féru de sémiotique et de logique anglo-saxonnes, U. Eco évoque en 1985 des photographies de reportage connues pour décrire leur pouvoir de référer à d’autres images, à d’autres discours, leur capacité à dépasser les circonstances individuelles qui les ont produites et leur capacité à exprimer des concepts53. On passe des événements singuliers, particuliers aux cas plus généraux, voire aux mythes ou aux concepts dans un ultime degré d’abstraction conceptuelle.
Barthes choisit des images de presse, évoque des photos publicitaires ou érotiques pour élaborer sa définition d’un pur analogon différent du message connoté et pour distinguer le studium et le punctum – l’appréhension nourrie de culture et la pointe troublante et extensive du détail54– ; puis il choisit des photos intimes, des portraits55 d’une mère défunte, pour traiter d’une vérité troublante et affolante de l’image – différente d’une simple ressemblance. Afin d’analyser les subtilités des contrastes et la capacité de la photographie à signifier plutôt qu’à reproduire, Floch (1986) privilégie des images reconnues pour leur qualité artistique – Fox-terrier sur le pont des arts de Robert Doisneau 1953, Les arènes de Valence d’Henri Cartier-Bresson 1933, La barrière de Paul Strandde 1916 … Et plus localement et peut-être de manière plus illustrative, M. Poivert retient pour une « esthétique de la trace » les photos de S. Riestelhueber56, tandis qu’adepte d’une théorie du dévoilement et de l’insignifiance, J.C. Lemagny choisit et milite pour des photos de matière et d’ombre.
- Note de bas de page 57 :
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Pour une étude des genres poétiques, des contraintes afférentes sur les modes d’interprétation et de lecture, les modes d’appréhension et de jugement des objets, cf. F. Rastier (2001 : 266).
- Note de bas de page 58 :
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Voir en particulier, dans ce numéro du Monde 2 de septembre 1991, les photographies de Frank Fournier de Contact Press Images, d’Allan Tannenbaum de Gamma, de Clark Jones de Corbis Saba ou les clichés en noir et blanc de Larry Towell de Magnum photos contrastant avec les photos piquetées d’amateurs ou de Seth Mccallister de l’AFP
- Note de bas de page 59 :
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R. Barthes, La chambre claire, idem, p. 180.
Il n’est nul besoin d’insister sur les relations étroites entre un type d’approche, les résultats des études et le choix des objets d’analyse. Pour la photographie, nous avons dès l’introduction interrogé l’impact de « genres » sur le mode et le contenu de l’appréhension et de l’interprétation. Mais qu’en est-il de la valeur sociétale de ces distinctions alors qu’à notre époque les genres et les pratiques se sont interpénétrés ? que des photos de journalistes ou de reporteurs humanitaires sont exposées lors de festivals ? que les musées d’art accueillent des photographies dont la vocation première était scientifique et descriptive ? La question renvoie à des pratiques et des points de vue énonciatifs57 qui peuvent changer, elle induit parfois aussi une éthique sociale ou une morale individuelle. Que les délimitations entre genres aient une certaine pertinence pour le spectateur ordinaire, c’est ce dont semblent attester les indignations provoquées par le caractère artistique de photographies prises à New-York le 11 septembre et reproduites entre autres dans un numéro spécial du Monde 2 en 200158. Morales, ces critiques présupposent une relation d’opposition entre des points de vue informatif et esthétique : une image informative et dénonçant un attentat ne pourrait être propre à la saisie d’autre chose que de l’horreur et certainement pas à une saisie esthétique ou plastique. Cette condamnation de l’artistique, nous la trouvons analysée en termes de référence au réel et aussi d’intensité chez Barthes, lorsque celui-ci vilipende l’art qui déréaliserait et assagirait la « vraie photographie totale » en raison de son caractère déréalisant, qui tempèrerait la folie qui menace sans cesse d’exploser au visage de qui la regarde […] : lorsqu’il n’y a plus en elle aucune folie, lorsque son noème est oublié et que par conséquent son essence n’agit plus sur moi59.
- Note de bas de page 60 :
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J.M. Floch, Les formes de l’empreinte, idem, pp. 16-17.
- Note de bas de page 61 :
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Parallèles photographiques 2004, p. 6.
Pour des spectateurs ordinaires de photographies de reportages ou de « photos-vérité », il y aurait ainsi opposition entre les valeurs d’art et de témoignage de la photographie, entre des qualités plastiques et une valeur informative. Cependant, ces valeurs et les types de saisie afférents ne sont pas toujours considérés comme incompatibles : la référence à d’autres images ou à une composition artistique peut auréoler la photographie d’une valeur générale et conceptuelle qui ne nuit pas nécessairement à la portée critique de son témoignage, ainsi que le montrent les photos décrites par U. Eco (1985). Quelle que soit la nature des relations envisagée entre les valeurs ou genres photographiques, retenons qu’il existe des distinctions générales, non exclusives et, en pratique, parfois floues entre photos intimes ou officielles, documentaires ou artistiques … Avant d’affiner ses analyses sémiotiques, Floch a ainsi opposé (en partant de la distinction kantienne entre fin et moyen) la photographie-témoignage dotée de valeurs pratiques – preuve, document, témoignage, souvenir – à l’œuvre investie de valeurs utopiques – la beauté, la vie et la mort, la nature et la culture60. Commentant des clichés pris en Egypte, le sémiologue et critique photographique J. Arrouye oppose également deux sortes de photographies : celle documentaire, descriptive, énumératrice d’archéologues-photographes curieux, Georges Legrain et Maurice Pillet en l’occurrence, et celle poétique, allusive et abstractisante – reposant du trop plein du monde, et pour la satisfaction de l’esprit, lui ouvrant les chemins du symbolique – dont ressortiraient les photos d’Eric Bourret61.
Sur quoi repose donc cette opposition avérée – à défaut d’être rigoureuse – entre photographies « poétiques » et « documentaires » ? Il y a certes des critères pragmatiques, des usages sociaux, des pratiques spécifiques, des modes de diffusion – dans des revues, des monographies, sur des panneaux … – et des types d’exposition – dans des lieux choisis, sur des espaces … – qui font art. Exploitant ces potentialités, l’exposition devient parfois installation. C’est ce qu’a proposé Eric Bourret en 2004 au Musée de Gap, en soumettant le spectateur à différentes mises en espace des photographies sur le sol, sur le mur ou en jouant avec les éclairages dans une salle assombrie dont le sol, recouvert de tapis de paille, invitait à la pause (Renoue, 2005).
Mais quels pouvaient être les motifs qui invitaient à voir dans les journaux certaines photographies du 11 septembre comme des photos d’art ou des photos de reportage trop esthétiques pour une presse informative ? La distinction est-elle également formelle ? et dans ce cas, quels critères retenir ? Le choix d’un format particulier, d’un cadrage, la composition spatiale, le traitement de la profondeur de champ, le grain de l’image, le traitement des couleurs et des densités peuvent être évoqués au coup par coup. J.C. Lemagny (2003) montre par de multiples références que même sa photographie créatrice use de toutes les techniques et nous savons que l’art aime intégrer et élargir son champ d’expression. Néanmoins il semble que certaines formes « fassent plus artistiques », comme l’utilisation d’un format carré, du noir et blanc, de filés ou bougés, de duplications et encore la qualité du tirage, la richesse de ses dégradés … qui situent par exemple les photographies d’Eric Bourret dans un genre artistique relativement classique aussi bien par le choix du format, des couleurs que par le goût pour des manipulations originales et la remise en question afférente de notre définition du « bien voir ».
Eric Bourret. Sainte Baume. France. 2005
Eric Bourret. Sainte Baume. France. 2003
Dynamiques et imprécisions référentielles des expositions d’Eric Bourret
- Note de bas de page 62 :
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Le Var & l’ailleurs, 2005, p. 39.
- Note de bas de page 63 :
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Eric Bourret insiste beaucoup sur la dimension corporelle de sa pratique, sur son activité de marcheur forcené, de tireur s’épuisant à force de prises de vue et sur l’inscription de son corps lors de la révélation des tirages. Il dit : Travailler soi-même au laboratoire en noir et blanc, c’est peindre avec des masses, des volumes. « Poser » son corps, ses mains entre l’espace du négatif et le futur tirage positif en attente de « révélation » est un acte charnel et intellectuel. Le vécu de la prise se réactualise. Faire « monter » des densités, c’est doser chaque geste, mesurer le temps. Dialoguer dans le vide avec la sculpture (Le Var & l’ailleurs, 2005, p. 44).
- Note de bas de page 64 :
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Le Var & l’ailleurs, 2005, pp. 44-45.
Densités affinées ou poussées de gris profonds et nuancés ; formats carrés ou, beaucoup plus rares, des formats verticaux qui évoquent les proportions des portraits ou, plus récemment, des panoramiques ; dimensions importantes des photographies qui, à l’échelle du corps humain – dit Eric Bourret62–, signifie leur valeur d’exposition et augmente leur impact sur le spectateur et la possibilité du photographe de jouer avec une échelle amplifiée du plus grand et du plus petit : l’ensemble est, nous l’avons dit, connoté comme artistique et classique dans le champ photographique. Apparente dès les clichés des pictorialistes au tout début du XXe siècle, la couleur trouve évidemment sa place dans l’art photographique ; ce n’est donc pas en tant qu’il s’oppose à la couleur que le noir et blanc jouit de prestige, mais peut-être en ce que, plus rare aujourd’hui, il témoignerait d’une transformation et du projet plastique de valorisation des contrastes lumineux. Interviewé par G. Altieri en 2005, Eric Bourret évoque, avec la maîtrise facilitée et corporelle63 des densités lors des tirages, la possibilité d’engager une plus libre réflexion plastique, alors que la couleur collerait à la peau du « réel » – une photographie couleur épousant un peu trop étroitement […] la représentation64. Quant au format carré, outre qu’il rappelle les anciens appareils, souvent oubliés aujourd’hui, comme les encombrantes chambres et le 6x6, il semble acquérir une valeur particulière en raison de sa rareté et de sa différence d’avec les formes horizontales des photographies d’amateurs à tirage industriel.
Réservés au paysage de montagne, les récents panoramiques ressortissent d’une tradition illustrée très tôt par l’œuvre de Frédéric Martens (1806-1885). Par contre, si les formats verticaux réfèrent aux pratiques picturale et photographique des portraits, ceux-ci sont absents des expositions, à peine quelques ombres humaines quand on parcourt l’inventaire des photographies d’Eric Bourret présenté à Gap en 2004. Les cadres verticaux sont réservés aux photographies des arbres de la forêt de la Sainte-Baume – exposées à Toulon en 2005 – ou plus précisément aux troncs de ces arbres qui, centrés, en plan plus ou moins rapproché et plus ou moins en contre-plongée, traversent l’espace photographique. Cette utilisation du format donne-t-elle une valeur particulière aux motifs ? La hauteur fait écho au caractère vertical de l’élévation, accentue par redondance la verticalité et sa dynamique. Mais, cette verticalité est le plus souvent contredite par un accent sombre ou clair au centre de l’image et également par la scansion horizontale des formes dupliquées par des surimpressions successives lors des prises de vue décalées. Ailleurs, pour les formes architecturales et même sculpturales comme celles des apsaras prises à Angkor et pour les paysages naturels, les matières du minéral, du liquide et du végétal, c’est le format carré qui domine, une forme également proportionnée, dépourvue de l’orientation et de la dynamique des cadres asymétriques. Guidé par les dynamiques dimensionnelles et plastiques équilibrées et centripètes, le regard semble contenu dans ces images ; les grands panoramiques présentés à Nice en 2008 introduiront au contraire une dynamique – qui, pour le photographe, renvoie à celle de la marche en montagne et de la découverte du marcheur.
Eric Bourret. L'Estrop. France. 2008
Exposées, les photographies sont prises dans d’autres réseaux dynamiques. Généralement sur les murs, elles sont rarement isolées, plus souvent regroupées pour former des ensembles. Les dispositions des photos assemblées varient alors en proximité : elles sont éloignées les unes des autres, rapprochées ou serrées en lignes horizontales, en colonnes ou dans des compositions obliques. Et dans ces compositions, les motifs peuvent fortement différer d’une photo à l’autre ou au contraire se poursuivre.
Quels effets produisent ces dispositions ? A l’échelle de ces regroupements, il va sans dire que les degrés de séparation modulent l’« individuation » et l’impression d’autonomie des différentes photos. Les (dis)continuités produisent aussi des effets rythmiques faits de mouvements et d’impulsions continus lorsqu’on suit une forme à travers les diagonales des compositions, ou au contraire des accrocs rythmiques irréguliers provoqués par la réapparition aléatoire d’accents qui scandent l’ensemble, comme dans les grandes compositions de Gap où les photographies aux densités soutenues et lumineuses alternent aléatoirement avec des carrés noirs dans des compositions discontinues. A l’échelle de l’exposition entière et quels que soient les modes de regroupement, les photos rassemblées dans les salles présentent néanmoins une unité formelle – les mêmes variations de densité, les mêmes contrastes flous, nets ou dupliqués – et une identité référentielle relative. Les photographies d’arbres se côtoient les unes les autres, comme celles collées des montagnes ou de l’eau, celles des ciels nuageux « renversées » sur le sol, celles des apsaras et des bouddhas d’Angkor.
La distribution spatiale des expositions est ainsi régie par des similitudes générales, plastiques et thématiques : des salles, des pans de mur, le sol pour des figures comparables et dont les variations font rythme. Le point de vue dessiné ici n’est pas celui intensif et sélectif d’un Barthes à la recherche de La photographie révélatrice d’une vérité, de la meilleure photographie, ni celui extensif et pluralisant d’expositions hétérogènes. On n’est ni dans le Un hiérarchisé ni dans le Tout différent, mais dans la série : un ensemble de regroupements autour de variables précises mises en valeur par leur redondance. Cette vue d’ensemble semble même favorisée par la pénurie des indications linguistiques ; il n’y a pas d’étiquette marquant chaque photographie, mais seulement le titre général de l’exposition : Montagne au carré de Gap, Le Var & l’ailleurs de Toulon … Et ces titres semblent également témoigner du refus d’une visée intensive et précise, arrêtée sur un objet – Le Var & l’ailleurs joue avec une imprécision tout extensive ; Montagne au carré de Gap profite de l’imprécision de la dénomination (hyperonyme et absence d’article), de l’énigme sémantique du jeu de mots ou de la tension sémantique créée par une double référence elliptique au photographié et au format photographique.
- Note de bas de page 65 :
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Les termes sont empruntés à Barthes traitant du message verbal comme d’un moyen de fixer la chaîne flottante des signifiés de l’image (« Rhétorique de l’image », idem, pp. 30-31). Insistant sur le caractère polysémique de celle-ci et sur le rôle des messages linguistiques, il prête à ceux-ci plusieurs fonctions. Première fonction : l’ancrage dans la photographie de presse ou la publicité. Le message littéral aiderait à choisir le « bon niveau » de perception, qui permet au spectateur d’accommoder non seulement son regard, mais encore son intellection ; le message « symbolique » aurait pour fonction de guider non plus l’identification, mais l’interprétation, il constituerait une sorte d’étau qui empêcherait les sens connotés de proliférer soit vers des régions trop individuelles (c’est-à-dire qu’il limite le pouvoir projectif des images) soit vers des valeurs dysphoriques […]. Seconde fonction : celle de relais des textes accompagnant les dessins humoristiques, les bandes dessinées et surtout le cinéma où la parole ferait avancer l’action en déposant des sens absents des images (« Rhétorique de l’image », idem, pp. 31-33). L’orientation univoque de ce schéma de désambiguïsation laisse présupposer que l’image serait plus polysémique que le verbal – on peut alors se demander de quelle image et de quel verbe parle le sémiologue ?
Dans les catalogues d’expositions personnelles, il n’y a guère plus d’informations, seulement sur des pages délimitant des groupes l’évocation des lieux et des années de prises de vue, des « ancrages ou relais linguistiques »65 flous. S’agit-il de référer à un espace global localement et temporellement circonscrit, qui dépasse évidemment les limites de ce qui est montré sur le cliché ? S’agit-il également, compte tenu du caractère pérenne des motifs montagneux ou marins et de l’imprécision des indications, d’évoquer un parcours visuel et forcément physique du (et pour le) photographe, comme on le fait parfois derrière les photographies intimes pour re-coller l’image et l’événement ? Dans les expositions comme dans les catalogues, la référence semble de fait en creux, problématique et problématisée par le « flou » des titres, d’autant plus que la reconnaissance des motifs ne va pas toujours de soi.
Eric Bourret. Lautaret. Ecrins. France. 2003 (diptyque)
Référence et perception démodalisées dans des espaces photographiques en crise
- Note de bas de page 66 :
-
Le Var & l’ailleurs, 2005, p. 6.
- Note de bas de page 67 :
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Matières d’œuvre(s), 2003, p. 1.
- Note de bas de page 68 :
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Eric Bourret, Egypte-Jordanie-Liban-Syrie-Yémen, 2002, pp. 1-2.
Les dénomination utilisées pour évoquer les thèmes ou figures des photographies sont nécessaires – comment faire autrement pour désigner ? – mais aussi fautives. Car si nommer implique une reconnaissance référentielle, aussi générale et imprécise soit-elle, les photographies d’Eric Bourret brouillent au contraire nos repères et perturbent les processus d’identification. C’est là un leitmotiv des préfaciers des catalogues. J. Arrouye reprend les paroles du photographe qui dit s’amuser à corrompre l’idée de réel 66 ; J.M. Lacabe corrobore ce qu’écrit R. Pujage : avec ces fresques de matières travaillées, le réel est aboli à l’avantage de la seule image67; G. Beaugé parle d’images « méconnaissables » qui contrediraient notre schéma de reconnaissance, d’une temporalisation et archéologie du regard hésitant sur ce que l’image représente, sur l’agencement de ses éléments, sur les conditions, les moyens et les motivations de la prise de vue68.
- Note de bas de page 69 :
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Catalogue de l’exposition d’Antibes, 2004, p. 24.
Comment est donc défaite la référence ou l’identification d’un réel représenté ? En quoi consiste cette dé-modalisation du regard photographique ? Un examen des catalogues et une visite des expositions convainc aisément de la variété des opérations en jeu. Suivant les photographies, la référence varie en degrés de possibilité, de certitude et de cohérence, et en aspects. Premier point : elle est plus ou moins possible et assurée, parce qu’on identifie plus ou moins, parfois pas du tout, qu’on formule des hypothèses abandonnées ensuite faute de certitude ou qu’on reste en tension entre des impressions visuelles et des interprétations sémantiques contradictoires. Qu’en est-il en effet de la première photographie exposée à Toulon en 2005 : que sont les taches, traînées, formes blanches irrégulières et piquetées de points plus blancs ou lumineux sur fond noir ? Ciel étoilé et constellé – Eric Bourret n’en a pas présenté ailleurs – ou surface d’eau méconnaissable – un motif plus courant du photographe ? Et la photographie prise à Assouan en octobre 1996, reproduite et commentée dans les catalogues d’Antibes69 et de Salon-de-Provence (2002) : comment s’agence l’espace architectural, quel en est le premier plan ? ce qui est dans l’ombre à contre-jour et qu’on identifie, grâce à des formes identiques autrement éclairées, comme des « colonnes » ou les formes lumineuses intermédiaires (« le mur du fond ») qui remontent à la surface ? L’espace reconnu perd sa profondeur et sa lisibilité, entre la remontée perceptive des formes lumineuses et celle contradictoire des formes sombres reconnaissables et apparemment superposées sur le fond granuleux et clair.
Eric Bourret. Assouan. Egypte. 1996
- Note de bas de page 70 :
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Le Var & l’ailleurs, 2005, p. 8.
Et puis, la référence varie en aspect dans le temps et dans l’espace du regardeur. On identifie en effet plus ou moins vite : ce qui apparaissait comme du goudron à la texture boursouflée et dense est vraisemblablement une surface d’eau – une photo prise à la presqu’île de Giens en 2005 qui rappelle l’espace réfléchissant et imperméable de la mer de plastique de Fellini dans E la nave va (1983). Ou la lecture référentielle résiste peu au temps : l’identification spontanée de la feuille de fougère du Venezuela s’efface devant d’autres lectures pour J. Arrouye qui évoque des métamorphoses de feuilles en oiseau, d’arbre en ange70. Ailleurs, l’identification change avec la distance : le flou du « bougé » éloigne, les surimpressions des mêmes motifs rapprochent. Exposées à Gap, les photographies des montagnes du Queyras ou des Ecrins aux limites et démarcations floues sont en effet « lisibles » de loin et deviennent insaisissables de près – et pénibles à voir, le regard cherchant une mise au point impossible dans l’espace flou de la photo « bougée », alors seul visible – ; tandis qu’ailleurs des détails à peine visibles de loin apparaissent de près et fascinent le regard – comme les formes nettes et dupliquées des « herbes » au pied des « arbres » sur-impressionnés des photographies présentées à Toulon.
Ce que proposent les photographies d’Eric Bourret, ce serait donc une déconstruction du regard photographique. Il s’agit de dé-mont(r)er ses mécanismes, les opérations cognitives inhérentes à la perception, de montrer comment le regard est affaire de cohérence plastique et comment celle-ci a partie liée avec l’interprétation et l’identification, avec la référence à ce que le photographe appelle « l’idée de réel » ou plus généralement à du déjà « connu » – du « déjà » vu dans d’autres circonstances, sur d’autres supports ou dans l’œuvre du photographe. Et les moyens de défaire la perception seraient d’en pervertir les aspects temporels et spatiaux, de provoquer une tension entre les données perceptives et les interprétations, voire même de contredire notre vision elle-même, c’est-à-dire le sentiment assuré et détendu qu’on a de bien voir lorsqu’on voit net. Ici, parfois rien n’est net et toute mise au point est impossible. Ce qui est alors débrayé ou suspendu par ces photographies floues en grand format qui environnent le spectateur des expositions, ce serait donc, en deçà de l’identification, notre vision habituelle de voyeur ou de spectateur glissant sur une image photographique visible car potentiellement lisible et interprétable, ou, dans des termes plus phénoménologiques, les habitus du corps voyant. Au spectateur d’essayer de comprendre alors ce qui le « gène » ou d’adopter un regard adapté à l’objet flou qui lui est présenté, un regard qui oublie la scrutation, le pouvoir de dévoilement de celle-ci et la perfectibilité du regard photographique – toutes ces qualités et capacités de la visée-saisie perceptive qu’Antonioni a mis en scène dans Blow up.
- Note de bas de page 71 :
-
Antibes, 2004, p. 26.
Quels sont donc les opérateurs visuels qui déconstruisent ainsi le regard, qui provoquent ce que J. Arrouye appelle un espace en crise 71?
L’espace en crise, c’est une question de structuration de l’espace visible et lisible. Avec la photographie des colonnes prises à contre-jour à Assouan en octobre 1996, il s’agit, nous l’avons dit, de bouleverser l’impression de profondeur, l’illusion d’un espace tridimensionnel habitable. Le bouleversement est d’autant plus grand que la gauche et la droite de cette photographie à la composition géométrique et rigoureuse s’opposent : à droite les colonnes visibles-lisibles, dessinées par les variations de gris qui la modèlent, à gauche avec la disparition des variations de gris, la disparition du modelé, du relief et de la forme en faveur d’un noir intense contre lequel la luminosité variable du fond est d’autant plus saillante. Il ne s’agit donc pas de nier l’impression de profondeur mais de la mettre en tension par un jeu du visible et du lisible ; et on a beau re-connaître l’espace et ses colonnes, rien n’y fait : le noir rentre. La perception de l’espace aurait donc affaire avec le calcul des intensités lors du tirage, avec leur intensité et leur réduction quantitative : le modelé, le relief et la profondeur vont avec le dégradé, la planéité avec l’uniformité de plages étendues.
- Note de bas de page 72 :
-
J.M. Floch, Petite mythologie de l’œil et l’esprit, idem, p. 24.
Les noirs uniformes d’Eric Bourret ont aussi d’autres fonctions que celle de perturber l’espace : par contraste ils intensifient, comme toujours, le plus clair – celui des taches blanches ou gris clair des paysages sous la neige – ou le plus lumineux. Quelle différence entre le clair et le lumineux ? Pour Floch, le clair et le sombre sont des contrastes simples, alors que le clair en tant qu’opposé à l’obscur – le lumineux ? – est défini comme bloc de signification72. Néanmoins, il semble bien difficile de voir ici simplement l’ajout d’une valeur sémantique à un contraste simple : le clair diffère visuellement du lumineux. Celui-ci semble en effet lié à la variation, à une orientation et à une dynamique : un dégradé d’intensité, une direction entre source et cible, une texture qui absorbe, réfléchit ou contient – comme la mer d’Eric Bourret qui reçoit et renvoie la lumière en la transformant. Tout à la fois instance d’intensification et opposé du clair, du lumineux et de ses valeurs tensives, le noir est également riche d’une poétique diversement déployée dans les commentaires qui évoquent sa valeur de négation – dans le système de la lumière –, l’impression d’une trouée dans l’image, son caractère prétendument ascétique ou, plus rarement, sa plénitude matiériste, sa densité et son mystère riche de potentialités. De ce point de vue, le noir se rapproche des ombres appréciées par J.C. Lemagny pour leur capacité à éveiller et nourrir l’imaginaire photographique.
- Note de bas de page 73 :
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U. Eco, Kant et l’ornithorynque, idem, pp. 496-497.
- Note de bas de page 74 :
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Montagne au carré, 2004, pp. 20-21.
- Note de bas de page 75 :
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Parfois Eric Bourret s’amuse également en plaçant ses images de ciel sur le sol à souligner la divergence possible entre le point de vue du spectateur de l’exposition, celui de son regard habituel sur le monde et celui de l’image.
Il y a d’autres démodalisateurs qui maintiennent la perception référentielle ou plus généralement la perception de l’image en tension : l’absence d’indices sur l’angle de vue, sur l’échelle, en fait sur la position du point de vue – celui choisi par le photographe et imposé au spectateur73. A partir d’où voit-on dans l’image exposée sur le mur ou sur le sol ? Quel sens donner alors aux images quand l’orientation, la distance sont indécises ? En l’absence de présence humaine – les hommes qui servent de mesure et de point d’appui dans les premières photographies d’archéologues –, comment voir et lire ? L’indécision où l’on demeure à la perception d’une surface goudronneuse « maritime » vient de l’absence d’horizon et d’un point de vue en plongée verticale moins courant. Et le « trou » pris à Thèbes-Egypte en octobre 1996 : est-il petite percée dans le sol ou gouffre vu de haut ? Et les formes aux gris profonds, irrégulières, à la texture granuleuse ou striée ou en étoile, prises aux parcs des Ecrins et des Queyras en août 200374, s’agit-il de minéral, de falaise, d’un rocher, d’une pierre prise de haut et de près ? Adopter le point de vue de l’image, le spectateur y est habitué ; la difficulté vient ici de la perte des repères spatiaux nécessaires pour l’orienter et pour lui permettre de prendre la mesure du visible75.
- Note de bas de page 76 :
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Le Var & l’ailleurs, 2005, pp. 39-40.
La démodalisation de la référence et de la cohérence spatiale de l’image serait ainsi un effet de l’intensification et – donc – de l’uniformisation des valeurs de contraste lors du tirage, de choix de cadrages énigmatiques méprisant les points de repères au bénéfice d’une composition plastique rigoureuse. Et puis il y a, rappelons-le, l’extension ou la répétitivité des contrastes, des limites et démarcations. Eric Bourret explique les processus de la prise de vue : imposer un temps de pause lent et vibrer avec l’appareil au bout du bras ou bien multiplier les prises en déplaçant la lourde chambre d’un dixième de degré76. D’un coté, il y a le filet du flou, un voile continu entre deux bornes un peu plus denses ; de l’autre, la discontinuité des traits répétés 6 ou 9 fois sur un même axe horizontal ou diagonal. « Montagnes » exposées à Gap et « arbres » exposés à Toulon obligent ainsi à reculer ou au contraire à s’approcher pour « voir » quelque chose, déstabilisent le regard devant l’impossibilité de trouver un point net ou au contraire le fascinent sur l’expression réitérée (et potentiellement infiniment réitérable) des motifs et des détails. Du point de vue référentiel ou iconique, ces extensions de tous les contrastes – limites intérieures et extérieures des figures – perturbent l’impression de profondeur, la dissociation entre le fond et la figure, et elles dé-densifient les masses, les volumes dotées d’une certaine transparence. Plutôt que l’espace tridimentionnel, avec son relief, son vide et ses volumes, c’est une dynamisation particulière de l’espace qui apparaît et qui le traverse en son entier – à moins d’y voir, en suivant les indications données par Eric Bourret, une expression des modalités de la prise de vue, de la perception et de la sensation corporelle du photographe marchant et découvrant à travers l’objectif de nouveaux paysages ou de nouvelles formes.
Eric Bourret. Aran. Irlande. 2000
Le discours matiériste sur les photographies d’Eric Bourret : retours sur le (l’in-) visible
Ces photographies qui malmènent les formes et leur identification, qui dérangent notre perception de l’espace, fascinent notre regard sur les contrastes nets et relevés, flous ou dupliqués, nous disent-elles quelque chose ? Quel est leur sens ou, suivant le terme peu sémiotique utilisé par J. Arrouye, leur « sujet » ? Quelles interprétations suscitent-elles ? S’agit-il uniquement de défaire la lecture et la perception habituelle et référentielle des images pour inciter à revenir sur leur expression, ou bien l’image convoque-t-elle un type de discours sur le motif de la photographie ?
- Note de bas de page 77 :
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Parallèles photographiques, 2004, p. 25.
- Note de bas de page 78 :
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Parallèles photographiques, ibidem.
Identifier ou reconnaître un objet en référence à un modèle général connu ou à un savoir précis sur l’objet photographié est une chose, mais ce n’est pas comprendre le motif de la photographie. Même quand l’identification ne fait pas problème, J. Arrouye dit hésiter sur son « sujet », sur la raison de la photographie77. Il pose cette question à partir des photographies prises à Assouan en 1996 : l’espace « peu lisible » évoqué supra et une colonne centrée en plan rapproché, sans particularité aucune, devant une porte monumentale, près de hiéroglyphes trop faiblement éclairés pour être le sujet de la photographie78. Cette question du sujet semble donc avoir affaire avec celle plus banale de l’intérêt de la photo, de la mise en valeur de l’aspect ou du thème qu’elle favorise – ou encore avec celle de la motivation de l’artiste ; comme l’indique l’interrogation du critique sur ce qui aurait retenu l’attention du photographe. Complexe, cette détermination du sujet serait ici malmenée en raison de la multiplicité des sujets possibles ou au contraire de son absence dans les photos considérées. Mais leur comparaison ferait néanmoins émerger les sujets redondants de la verticalité, de l’élévation, caractéristiques des monuments religieux, et de l’usure, les blessures infligées à ces monuments altiers par la millénaire érosion du temps. Il s’agirait ainsi d’isotopies thématiques abstraites, conceptuelles, ayant trait à la plastique et sa dynamique, au temps et à ses effets sur les pierres des sites abandonnés.
- Note de bas de page 79 :
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Paysages pluriels, 2000, p. 1.
- Note de bas de page 80 :
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J. C. Lemagny, L'ombre et le temps : essais sur la photographie comme art, idem, pp. 49-51.
- Note de bas de page 81 :
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Eric Bourret, Egypte-Jordanie-Liban-Syrie-Yémen, 2002, pp. 2, 7.
En fait, peut-être en raison même de la difficile identification des figures et des formes montagneuses ou liquides présentées dans d’autres catalogues, ce sont le plus souvent les effets de la matière photographiée, sa texture et sa dynamique qui sont commentés. B. Ely évoque ainsi des paysages-objets, des affleurement délivrant la matière, une lumière non comme reflet des choses, mais comme émanant de l’intérieur de la matière même pour mieux le révéler79. « Révéler l’intérieur de la matière » : l’interprétation rappelle le discours de J.C. Lemagny et les thèses d’Heidegger sur la définition de l’œuvre d’art qui ferait ressortir la matière, maintiendrait ouvert l’ouvert du monde et ferait venir la terre qui se referme en soi80. Dans les accents plus merleau-pontiens de G. Beaugé, il s’agirait pour Eric Bourret de rendre invisible ce qu’il nous montre parce que le réel même est structuré par l’invisible, de présenter un approfondissement des surfaces81. Avec de telles interprétations, il ne s’agit plus de rendre impossible l’identification référentielle mais de signifier une impossibilité du regard, une échappée du visible qui est celle du monde, de notre perception forcément – et heureusement – imparfaite.
Nous voilà face à un paradoxe – un de ces paradoxes qui plaisent aux discours esthétiques – : la photographie d’Eric Bourret nous donnerait à voir du caché ou plus justement de l’invisible, l’invisible qui, dans le discours phénoménologique, entrelacerait le visible et rendrait possibles le devenir perceptif, les changements de points de vue et la scrutation perceptive – toujours déficiente et déceptive – de motifs. Nous serions de facto renvoyés, par le biais d’images photographiques, à notre situation de voyeur du monde dans le monde. Et le référent auquel renverraient ces images est celui de notre expérience perceptive du monde, un référent abstrait construit au cours d’un cheminement discursif qui rebondit sur les objets photographiés et les modalités de leurs apparences photographiques et qui convoque les thèses philosophiques sur notre relation sensible et imperfective d’être au monde.
D’un point de vue sémiotique et énonciatif, l’émergence de ce type de discours est d’autant plus facilitée que ce ne sont pas des formes évidentes ou des figures variées qui arrêtent le regard, mais seulement des images des matières de la terre : des matières minérales surtout, parfois liquides et végétales ; des matières ou des matériaux plus ou moins organisés, striés, granuleux, plissés ; des matières dont la texture visible pourrait témoigner de dynamismes (celles de la réflexion de la lumière ou de l’expression des formes) et de densités (celles de l’eau, des pierres usées), de l’évolution des formes (en tant qu’expression d’une réaction et tendance à prendre tel aspect ou telle orientation), du travail des énergies terrestres et du temps – lisibles dans les plissés géologiques, les textures végétales et les marques d’usure prisées par le photographe. Et ce monde de la matière ou des matériaux utilisés est sans homme. Inhumain, il est l’image d’une nature, de sa texture irrégulièrement organisée par des forces géologiques et d’une incommensurable durée évolutive. Abandonné par l’homme, il est l’image d’architectures ou de sculptures d’un autre temps, inhabitées et rongées par le temps.
- Note de bas de page 82 :
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A. Rouillé, La photographie : entre document et art contemporain, idem, pp. 38, 97, 272.
Moins souvent évoquée dans les commentaires, l’absence de tout être animé dans les photographies est pourtant une constante. Si l’homme est absent comme figure dans l’image, il en va tout autrement du « je » photographiant, le référent « incorporel » qui, écrit A. Rouillé, renverrait au photographe, à ses actions, affections et perceptions82. Il ne s’agit pas seulement de l’instance factitive, du sujet présupposé « énonciateur photographique » d’un visible qu’il maîtrise lors de la prise et du tirage. Dans les différentes photographies de sites archéologiques, d’eau, d’arbres, de montagnes bougées ou dupliquées, il semble qu’il prenne « corps » non en tant que figure visible mais sur le mode de l’indice ou comme l’expression de la forme photographique du « point de vue » ou du « bougé ». D’abord il nous est en effet apparu comme un point de vue indéfinissable à partir duquel l’espace photographique prenait « sens » – cette incertitude allant avec l’impossibilité de prendre la mesure et l’orientation des « masses d’eau », des « percées dans le sol » et des « paysages de montagne ». Présence focale indéfinie que la difficulté à lire les images actualise, il est autrement inscrit dans les photographies ultérieures d’Eric Bourret, les montagnes floues ou « bougées », puis dans les arbres et plus récemment les grands panoramiques sur-impressionnés des sites montagneux. Le flou peut alors signifier le tremblement ou, pour celui qui connaît les conditions de la prise de vue, les vibrations du corps qui, entre deux pas en montagne, s’est posé et tenu tout contre l’appareil. La surimpression est répétition scopique, reprise après réarmement de l’appareil du « même objet » légèrement décalé par le mouvement non désiré du photographe. Le « je » photographiant apparaît alors non comme un simple point focal plus ou moins défini, mais comme une instance agissante et sensible, et, pour le photographe, comme une manière de « saisir », de « prendre » et de réagir frontalement à l’espace : il s’agirait de « reproduire » un corps à corps qui apparaîtrait dans les flous et les surimpressions qui, nous l’avons vu, semblent par ailleurs déréaliser l’espace photographié, lui ôter sa profondeur d’espace traversable et « scrutable ».
Au spectateur, il serait ainsi offert de saisir l’impénétrabilité de la matière, des forces géologiques et l’incommensurabilité du temps, peut-être aussi de percevoir et de constater à partir de sa propre expérience de spectateur des photographies les modalités et imperfections de la saisie perceptive, la profondeur insaisissable de la matière texturée et une forme de sensibilité corporelle de « saisir » et de « vivre » au monde.
Précisons encore que l’émergence de ces commentaires sur le visible-invisible énergétique et matiériste, sur le caché et la profondeur du visible est favorisée par l’expression photographique : c’est-à-dire par la présence de gris profonds – les ombres de J.C. Lemagny – et par la maîtrise des degrés de visibilité ou d’apparition (d’identifications ponctuelles) que permettent la distribution et le calcul du noir et blanc, c’est-à-dire la réduction des variables colorées qui facilite le passage et la non distinction entre la forme et le fond. Il y a certes une variation dans le visible et le caché ordinaires à la photographie : l’invisible du hors-champ – mais Eric Bourret oriente rarement le regard vers le hors-champ –, le caché par obstruction du champ en profondeur lorsque des figures se superposent – par exemple les arbres, les murs qui « bouchent » la vue – ou par inaccessibilité de la lumière et du regard – les trous dans la terre, l’embrasure d’une porte. Mais, il y a aussi les variations d’intensité des contrastes, des limites ou des contours.
- Note de bas de page 83 :
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Le Var & l’ailleurs, 2005, pp. 31-37.
Les photographies d’Angkor et du Venezuela participent sans conteste de cette dé-modalisation du visible83 : une branche ou un tronc noir (?), centré et traversant la photographie, rejoint le fond plus contrasté de la végétation ; ailleurs, une feuille de fougère, centrée, rendue immense par le cadrage, a une tige et des contours qui apparaissent, disparaissent petit à petit en dégradé sur le fond noir, puis reprennent. Mises en valeur par la vue centrée et rapprochée, par leur isolement sur un fond noir qui, les détachant de leur cadre architectural, renforce leur abstraction, les bustes des apsaras apparaissent ou disparaissent sous les accents variables de leur luminosité : un visage décomposé, la forme apparaît et disparaît, est dessinée par des limites d’un gris dense plus clair ou s’évanouit dans le noir du fond. Et cet assombrissement n’est plus simplement alors la confusion ou l’in-discrétion perceptive de l’image de la fougère ou de la branche d’Angkor, mais la marque lisible d’une cassure ou d’une usure de la petite sculpture ornementale. Les photographies d’Eric Bourret ont ainsi pour effet non seulement d’inciter à discourir sur les relations du monde et de l’homme, de fasciner le regard sur des images de formes, de dynamiques formelles géologiques, elles invitent aussi à considérer la contingence de la visibilité et de l’apparition photographiques.
Eric Bourret. Mérida. Vénézuéla. 2000
Eric Bourret. Angkor. Cambodge. 2004
En guise de conclusions
- Note de bas de page 84 :
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F. Soulages, Esthétique de la photographie, idem, p. 198.
- Note de bas de page 85 :
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A. Rouillé, La photographie : entre document et art contemporain, idem, p. 293.
Nous l’avons d’emblée noté : notre projet n’est pas de réduire le regard photographique à une saisie référentielle, mais d’en souligner les aspects et les modalités à partir de l’étude d’une œuvre singulière et des discours qu’elle suscite de la part des conservateurs et critiques d’art. Et c’est dans ce sens que nous avons orienté notre étude de l’expression photographique pour y lire une forme de dé-modalisation partielle de la reconnaissance et de la saisie référentielle et l’incitation à développer un discours sur la matière du monde, un discours phénoménologique et matiériste de corps sentant et sentis. Choisir une production « artistique » plutôt que « documentaire », c’étaient souligner la complexité des modes d’appréhension des photographies, montrer que la référence n’était pas de fait évacuée. Ainsi, si les photographies de Bogdan Konopka incitent à passer vite au-delà de l’identification des motifs pour s’attacher à la densité des gris, à la profondeur et à l’intensité subtile de luminosités contenues, celles d’Eric Bourret, tout en favorisant un discours plastique identique, ne réalisent ni ne virtualisent l’appréhension référentielle, mais l’actualisent et favorisent ainsi l’examen d’espaces photographiques incohérents et des tensions entre la photo et le référent, évoquées par F. Soulages84.
Il y a intérêt à revenir ou plus justement à assumer la référence des œuvres iconiques. Les discours des critiques en attestent la présence et l’importance, et il est apparu que la référence pouvait relancer le discours et l’enrichir en fournissant un ancrage nécessaire vers le motif potentiellement photographié ou vers le corps photographiant et ses manipulations. Mais, parler de référent, ce n’est pas simplifier le propos. Sa définition ne va pas de soi. Plus ou moins reconnaissable et déterminé, il est l’objet de l’interrogation posée par A. Rouillé : « qu’est-ce qui s’est passé ? »85 mais aussi : « que nous dit-on de ce qui est re-présenté ? » Induit, complété et en partie construit par l’image, il est un autre versant de l’image plutôt qu’autre chose. Il y a là une relation intersémiotique, avions-nous évoqué dans notre introduction ; il s’agit maintenant de voir ce qui se joue dans cette interaction entre l’image qui peut, pour le regard qui s’y prête, manifester une lecture du monde et le monde qui nous permet de lire d’une certaine manière l’image.