Devoir ne pas savoir faire
esthétique et éthique de la maladresse (Dubuffet et Picabia)

Anne Beyaert-Geslin

CeReS, université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.2477

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : énonciation visuelle, négation

Auteurs cités : Christian Bessy, Anne BEYAERT-GESLIN, Pascal Bonitzer, Jean-François BORDRON, Pierre Boulez, Per Aage BRANDT, Georges Charbonnier, Francis Chateauraynaud, Jean-Claude COQUET, Joseph COURTÉS, Jean Dubuffet, Francis ÉDELINE, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Claude LÉVI-STRAUSS, Henri MATISSE, Claude ZILBERBERG

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Texte intégral
Note de bas de page 1 :

 Voir l’édition du Monde du mercredi 19 janvier 2011, p. 3 et l’édition du jeudi 20 janvier de Libération, p. 8.

Au cours de ce séminaire, nous avons envisagé la négation relativement à l’image en nous plaçant au niveau de l’image-texte. Nous avons observé qu’elle se manifeste alors au travers de grandeurs discursives fort diverses mais qu’elle se traduit essentiellement par la manifestation d’un manque. Une attente est déçue, ce qui doit être n’y est pas, et ce manque apparaît comme un manquement dans le contrat implicite de l’observation qui voue l’image au vouloir et au pouvoir voir. En ce sens, la négativité est une démodalisation dans le rapport du pouvoir voir et du faire savoir. Si l’image implique une demande de voir, elle suppose aussi une attente qui, selon son statut, son genre et son domaine, la confronte à un modèle morphologique et prédétermine certaines formes langagières. Ainsi dans ces deux photographies de presses publiées dans Le Monde1 et Libération, qui restituent la même scène spatio-temporelle, une différence de cadrage introduit au demeurant un effet de sens de fragilité au travers d’une disproportion entre le volume du corps du sujet et celui de l’espace mais, pour ce qui nous occupe, permet de déclarer le vide et de présentifier le manque, en invitant l’observateur au remplissement de l’espace vide. Que manque-t-il à Alassane Ouattara, retranché dans son hôtel d’Abidjan, pour être le président véritable de la Côté d’Ivoire ?

Cet exemple liminaire nous permet de porter l’attention sur deux points essentiels. Tout d’abord, il met en lumière la prise de position d’une instance d’énonciation en révélant le parcours d’un corps dans l’espace. Il révèle ainsi la position d’une instance corporelle et, par la confrontation des deux plans d’expression, rend le cadrage commensurable en lui offrant la mesure du déplacement de ce corps d’une position spatiale à l’autre. La confrontation permet de visualiser le parcours de ce corps dans l’espace (un ou deux pas à droite pour ouvrir le champ, ce qui occasionne un changement de format, et un ou deux en arrière pour le creuser).

Note de bas de page 2 :

 Pascal Bonitzer, Peinture, cinéma, décadrages, Les Cahiers du cinéma, 2004.

Deuxièmement, en offrant de comparer le point de vue centré générique et un point de vue décentré, résultat de ce que Bonitzer2 appelait déjà un dé-cadrage en marquant la force d’une négation, notre exemple relativise l’intérêt d’une image-texte isolée. Il inscrit celle-ci dans une multiplicité correspondant aux familles que forment les statuts, les genres et les domaines. Il permet ainsi de situer une attente valant pour le portrait ou pour le paysage, pour la peinture ou la photographie, pour la photographie artistique ou la photographie de reportage.

Note de bas de page 3 :

 Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires, Pour une sociologie de la perception, Métailié, 1995.

Mais cette description de familles synchroniques resterait réductrice. Il faut également concevoir une généalogie qui situe l’image dans une diachronie et convenir avec Deleuze qu’une image est toujours précédée d’une autre avec laquelle elle entre en résonance. Maints auteurs ont rapporté l’image unique à une multiplicité en montrant comment l’enchaînement dans le temps produit une habitude perceptive. C’est sur cette prémisse que se fonde Goodman par exemple pour expliquer que ce que nous jugeons réaliste répond seulement à un système de représentation forgé par l’habitude. C’est de même en se fondant sur les notions d’habitude et d’inculcation que les sociologues de la perception associent les images à des représentations sociales3.

Mon hypothèse est donc que la négativité doit être envisagée du point de vue de la praxis et d’une instance d’énonciation qui prend position devant une généalogie d’images porteuse d’une régularité instituant une doxa. Lorsqu’elle produit la nouvelle image, l’instance d’énonciation y distribue les valeurs en se référant nécessairement aux normes inscrites dans l’épaisseur du discours, fût-ce pour les affirmer ou les renier.

Cette double remarque étant faite et considérée comme une généralité de l’énonciation visuelle, je souhaiterais quitter la photo de reportage pour me consacrer à la peinture et à l’énonciation artistique. Je situe la négation au cœur de l’énonciation artistique pour associer la prise de position du sujet devant une généalogie à la rupture porteuse de la créativité.

Note de bas de page 4 :

 Voir notamment A. Beyaert-Geslin et MG. Dondero (dirs.), Arts et sciences, une attirance, Presses universitaires de Liège, à paraître.

Note de bas de page 5 :

 Ce point est développé dans Anne Beyaert-Geslin, Sémiotique du design, PUF, à paraître.

Note de bas de page 6 :

 Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss. Agora, Presses Pocket, 1969, p. 93.

Le souci de la rupture et la recherche de la nouveauté doivent être considérés comme des spécificités de l’énonciation artistique. Ces critères la distinguent d’autres énonciations visuelles comme l’énonciation scientifique4 ou, ce qui apparaît comme un parfait contre-exemple, l’héraldique qui, loin de rechercher la nouveauté, s’attache à la plus parfaite continuité des formes pour signifier la pérennité des valeurs5. Si cette valeur de nouveauté doit être circonscrite à l’énonciation artistique, il faut aussi la situer dans le temps. On l’associe alors à une époque récente en se référant à Levi-Strauss qui oppose le statut de l’artiste d’aujourd’hui à son ancêtre des sociétés dites primitives. L’artiste d’aujourd’hui est un expert capable, précisément, de prendre position vis-à-vis d’une histoire des formes, de définir sa place et la conduite à tenir vis-à-vis d’un héritage. Il se situe donc devant, c’est-à-dire dans l’histoire alors que son prédécesseur s’efforçait au contraire de reconduire ad libidum les systèmes de signes produits collectivement par sa communauté6. Nous retrouvons la permanence énonciative de l’héraldique mais à l’échelle d’une communauté et d’une énonciation sociale.

Note de bas de page 7 :

 Francis Bacon, Entretiens avec Michel Archimbault, Gallimard, 2009 (1992), p. 115.

Héritier d’une histoire, l’artiste d’aujourd’hui témoigne au contraire d’« une consommation presque boulimique » de tous les systèmes de signes qui ont été ou sont en usage dans l’humanité, dit Levi-Strauss et cette attitude d’incorporation assure le renouvellement du système. L’artiste peut visualiser un répertoire de formes et constituer un système de références qui permettra de générer l’inconnu à partir du connu, un système de références à partir duquel la variation pourra avoir lieu. La nouveauté se produit dans la rupture, par une négation culturelle qui affirme l’héritage en même temps qu’elle le nie. C’est ce double mouvement qui fit dire à Francis Bacon que « créer quelque chose, c’est une sorte d’écho d’un créateur par rapport à un autre. C’est aussi par une sorte de rejet continu que je parviens à créer. Les deux sont vrais : l’écho et le rejet »7.

Note de bas de page 8 :

 Jacques Ninio, L’empreinte des sens, Odile Jacob, 1989. Voir aussi, à propos de la peinture balinaise, Gregory Bateson, A few steps toward a psychology of the mind ; Vers une écologie de l’esprit, tome 1, traduction française de Ferial Drosso, Laurencine Lot et Eugène Simion, Le Seuil, 1977.

Mais dans ce cadre général de l’énonciation artistique que nous venons d’esquisser, il importe de situer un élément essentiel mais difficile à cerner, la virtuosité. Cette forme accomplie ou intense de l’habilité qui fait le lien entre la sémiotique du texte et la sémiotique des pratiques parce qu’elle évalue les formes textuelles à partir d’une performance, doit sans doute être rapportée à des domaines artistiques différents selon la part qu’y prend la technique (sans doute plus importante dans la musique que dans les arts plastiques d’aujourd’hui), selon qu’ils séparent la figure de l’interprète de celle du créateur ou mobilisent une figure syncrétique comme dans la peinture. On pourrait avec le même profit localiser des zones plus intenses de l’histoire de la peinture où la virtuosité s’impose comme le critère dominant de l’évaluation des œuvres. C’est le cas des natures mortes hollandaises et françaises des 16è et 17è siècles8. Mais toutes ces nuances nous inciteraient à accorder à la virtuosité une fonction structurante parce qu’elle entre toujours en discussion avec d’autres valeurs, et dans l’ouvrage de Baxandall L’œil du Quattrocento avec le prix du matériau, pour évaluer la valeur du tableau.

Reprenant le schéma de la valence, on ferait même l’hypothèse que la virtuosité entre dans une relation inverse avec les autres valeurs, qu’elle développe lorsqu’elle est mise en cause ou atténue lorsqu’elle devient dominante. On postulerait ainsi que la virtuosité structure l’axiologie de la peinture en conservant les autres valeurs sous son contrôle.

Je vous propose d’observer comment la peinture du vingtième siècle met en question la virtuosité en modalisant le faire artistique par un devoir ne pas savoir faire. Nous nous intéresserons à deux figures emblématiques de cette négation modale, Jean Dubuffet et Francis Picabia.

1. La négation comme devoir ne pas savoir faire

Note de bas de page 9 :

 Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Agora, 1969, pp. 102-103.

Cette parti-pris de la démodalisation (ne pas savoir faire) pourrait trouver une légitimation chez Levi-Strauss à nouveau, quand il décrit le faire artistique comme une réponse à une somme de ne pas pouvoir faire, une somme d’impossibilités dont « (l’artiste à) est tout de même en train de tirer des formes ». L’œuvre d’art resterait inaccessible et l’objet de l’artiste symboliserait cette impossiblité9. Le faire artistique suppose une modalisation de son prédicat, et plus exactement une démodalisation. Mais il faut être plus précis et dessiner ce cadre modal.

Note de bas de page 10 :

 Cette modalisation liminaire est étudiée par Coquet, J.C. (1998). La quête du sens. Le langage en question. PUF.

Note de bas de page 11 :

 Paul Valéry, Degas danse dessin, Gallimard, 1965. Je remercie Denis Bertrand de m’avoir indiqué cette référence.

Note de bas de page 12 :

 Cette modalisation introduit un degré supplémentaire dans la graduation de l’observation. Celle-ci ne se résout pas à un voir intensifié, conformément aux stratégies définies par Jacques Fontanille (dans Sémiotique et littérature, PUF, 2000), mais redouble pour ainsi dire cette exigence. Le peintre parvient par la pratique du dessin à observer intensément.

L’artiste est modalisé par un vouloir -ce vouloir qui lui vaut son statut de sujet10- par un savoir et un pouvoir être et faire mais surtout par un métavouloir dans la mesure où il est capable d’expertiser sa propre détermination et de définir sa place vis-à-vis de son héritage. On avancerait en outre que, si le vouloir est constitutif du sujet, il constitue surtout un sujet de perception dans la mesure où le vouloir transforme la sensation en perception. Pour ce point, on lirait avec profit les propositions de Valéry11 sur l’importance de la modalisation volitive pour le peintre qui doit vouloir observer et n’observe bien, c’est-à-dire attentivement, que lorsqu’il dessine son modèle12.

Dans cette combinatoire, on introduit une clause de devoir faire dont la particularité est d’être auto-attribué. Au lieu d’être imposé de l’extérieur, ce qui est le lot des modalités exotaxiques, le devoir faire émane alors du sujet lui-même qui transforme la conduite artistique en un protocole autonome. Il s’agit de devoir ne pas savoir faire et, si l’on veut être tout à fait précis, d’un vouloir devoir ne pas savoir faire.

S’approcher de cette structure modale extrêmement complexe permet de vérifier l’asymétrie du cadre des modalités. Per Aage Brandt a montré lors d’une séance précédente que la réversibilité des formes du devoir faire et du pouvoir faire ne résistait pas à un examen approfondi. On ferait valoir en outre l’ambivalence du pouvoir faire qui, dans certains cas, verse vers un cadre déontique (comme revers du devoir faire précisément) et dans d’autres cas, verse vers l’expression d’une compétence ou d’une habileté et équivaut donc à savoir faire.

Note de bas de page 13 :

 Claude Zilberberg, Modalités et pensée modale, Nouveaux actes sémiotiques, n° 3, 1989.

Mais il importe surtout de souligner les tensions internes à la structure modale, où la force émissive du vouloir exprimant un désir bute sur l’arrêt de l’obligation. Tandis que le vouloir entraîne le sujet, le devoir l’arrête. La relecture de Zilberberg13 nous amènerait à faire un pas supplémentaire pour indiquer que la modalisation objectivante (pouvoir + savoir être et faire) étant dirigée par des modalités subjectivantes (vouloir + devoir être et faire), une force négative impose au sujet de construire son projet de vie dans la disjonction vis-à-vis de l’habileté.

Mais on peut ouvrir une autre voie. Dans la mesure où le vouloir et le devoir sont projectifs (ils ouvrent la temporalité du projet), et le pouvoir et le savoir retrospectifs (ils se fondent sur des compétences antérieurement acquises), on conçoit aussi une rupture avec le passé. Le projet est ici précisément de rompre avec les compétences acquises et capitalisées. Loin d’ouvrir le temps pour projeter le passé dans l’avenir (vouloir ou devoir savoir faire), l’énergie modale entreprend au contraire de jeter le projet et l’acquis l’un contre l’autre, une catastrophe modale caractéristique d’un « être retourné » pour parler comme Zilberberg.

2. L’énonciation « anticulturelle » : de Klee à Dubuffet

Note de bas de page 14 :

 Pierre Boulez, Le pays fertile, Paul Klee Paris (2008) Gallimard, p. 126.

Note de bas de page 15 :

 Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, Gallimard, 1973, p. 127.

Cette énergie modale se manifeste par ce qu’on pourrait appeler la gaucherie ou la maladresse et trouve diverses illustrations dans la peinture de Klee, par exemple, où la forme géométrique est tracée à main levée et non avec les instruments du technicien ou de l’ingénieur. Ce n’est, explique Boulez, qu’une « approximation de la ligne » par laquelle la main « produit sa propre déviation »14.  En toute première approximation, la déviation se conçoit comme une façon de fertiliser le système. Certes, la virtuosité est une condition d’accès au système de formes dont elle assure le déploiement mais la déviation agit comme une ouverture qui « fertilise », comme dit Boulez. Selon cet auteur, l’exactitude géométrique serait « nuisible » mais « sa transgression, imaginative, productive »15. Et ses commentaires esquissent une inversion de l’axiologie où la valeur modale négative (ne pas savoir faire) se retourne en valeurs positives pour générer la créativité.

Note de bas de page 16 :

 Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, idem, p. 54.

Note de bas de page 17 :

 J. Dubuffet, idem, pp. 74-75.

Note de bas de page 18 :

 J. Dubuffet, idem, p. 71.

Un pas supplémentaire introduit une approche aspectuelle. La déviation de la ligne produit un effet de sens d’inaccompli et de « fraîcheur » : c’est comme si l’énoncé était en train de se faire sous nos yeux. Mais l’apport de Dubuffet permet d’affiner cette définition aspectuelle. Le peintre affirme que la gaucherie ouvre « une multiplicité de chemins »16 qui sont dévoilés « à tous degrés entre être et ne pas être »17. Il dessine ainsi un horizon correspondant à la forme à faire, ainsi que les graduations de la présence qui permettent de l’atteindre. La déviation permet de retrouver les « stades antérieurs de pensée »18 dit-il, et les manifeste dans la syntaxe figurative. Sa description nous fait donc entrer dans l’intimité du faire artistique, là où le peintre coordonne son geste à sa pensée pour tracer les formes. Elle met en relation la syntaxe figurative et une syntaxe manuelle, gestuelle et sensorimotrice pour porter l’attention sur la manifestation du processus.

La gaucherie manifeste le processus d’instauration des formes en déplaçant l’attention vers leur syntaxe d’émergence. Elle met plus exactement en tension la lecture figurative de la syntaxe et la lecture émergente de cette même syntaxe en proposant de la lire de deux façons.

Mais lorsque l’observateur refait le chemin qui a mené à l’instauration des formes, il n’est pas seulement convié à partager la processualité du faire et à suivre le processus de la production selon le principe d’une sémiotique de l’empreinte, mais il est invité à partager une procédure d’expertise et de régulation du faire. Définie comme émergente et processuelle, la syntaxe figurative problématise l’énonciation et renvoie au problème séminal de la représentation de l’espace.

Note de bas de page 19 :

 J. Dubuffet, idem, p. 128.

Dubuffet commente cette question centrale lorsqu’il examine les œuvres de Clément, peintre représentatif de l’Art  brut. Il observe comment celui-ci « trouve des solutions aux embarras que soulèvent la transcription de faits qui relèvent de la troisième dimension»19. Bordron a examiné ces propositions de Dubuffet et montre comment l’artiste qui maîtrise pourtant les acquis de la perspective, positionne les espaces situés l’un derrière l’autre dans le monde naturel l’un à côté de l’autre dans son tableau.

Les propositions de Dubuffet, tout comme les nôtres, entremêlent sans doute deux problèmes : comment la ligne énonciatrice dévie et comment le peintre résout le problème de la spatialisation des formes, mais il reste que nous assistons à la régulation d’une conduite instauratrice. Par la déviation, par l’approximation ou par le repentir qui témoignent toujours d’un écart vis-à-vis d’un existant, la praxis énonciative porte l’attention sur le chemin qui mène à la forme, sur la forme attendue mais aussi sur tout ce qu’elle aurait pu être. En ce sens, elle assure en même temps la modalisation existentielle de l’énonciation, (le chemin qui mène du virtuel au réalisé pour ainsi dire), et sa modalisation épistémique puisqu’au-delà de l’attendu du devoir faire, elle déploie un possible parmi bien d’autres. Elle présentifie sur un mode potentiel ce qui devait être mais aussi tout ce qui aurait pu être.

Un pas supplémentaire nous amènerait à nous demander si la déviation ne donne pas sens à la virtuosité parce qu’elle en révèle la difficulté et l’improbabilité. Car une particularité de la virtuosité tient au fait que, pour apparaître comme telle, elle est tenue de s’effacer en tant qu’épreuve et d’effacer toute trace de modalisation. La virtuosité est un faire dégagé de toute modalité, qui semble s’affranchir du savoir-faire lui-même. Le danseur doit danser sans laisser paraître la moindre trace d’effort. Ceci nous amènerait à nous demander si, finalement, la déviation ne manifeste pas la virtuosité, non en tant que contradiction logique, mais parce qu’elle est la seule façon de manifester les épreuves et les seuils critiques qui à tout moment risquent de faire bifurquer la conduite et de compromettre la performance. La maladresse manifeste en somme la virtuosité parce qu’elle permet d’apprécier la difficulté du chemin.

Note de bas de page 20 :

 Jean-Claude Coquet, La quête du sens, Le langage en question, PUF, 1997, p. 2.

Les écrits de Dubuffet nous permettent de porter l’attention sur un second point : la maladresse pose la question de l’instanciation et interroge le statut de l’énonciateur. En première approximation, on pourrait avancer en effet qu’une ligne approximative personnalise l’énoncé et renvoie à un « je » singulier. Elle inscrit la présence d’un sujet qui joue son identité dans l’écart et la déformation et prend ainsi position vis-à-vis de la communauté. L’approximation fait du tracé une signature comme si le « je peux » qui initie l’activité du sujet20 s’insinuait face aux normes, aux devoir faire et être. C’est dans le défi à la norme que se jouerait la présence du sujet artistique.

Note de bas de page 21 :

 Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires, Pour une sociologie de la perception, Métaillié, 1995, p. 141 et sv. Je remercie Vivien Lloveria de m’avoir indiqué cette référence.

Note de bas de page 22 :

 Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires, ibidem.

La maladresse tiendrait donc lieu de signature. C’est ce que semblent dire également Bessy et Chateauraynaud21 qui rappellent qu’on ne peut authentifier les tableaux en se fiant à leurs caractères les plus apparents, aux standards que sont par exemple les yeux levés au ciel du Pérugin ou les sourires typiques de de Vinci, qui sont toujours parfaitement contrôlés. L’authentification passe par un examen des détails les plus négligeables, par exemple les lobes des oreilles ou les ongles des personnages. Produits dans des moments de relâchement de l’artiste vis-à-vis des règles canoniques, ces traits marginaux sont les éléments les moins contrôlés. C’est dans le relâchement, la perte de contrôle, qu’on reconnaît ce que ces auteurs appellent la « présence d’une personne »22.

Mais l’apport de Dubuffet nous fait hésiter. Il définit cette main particulière comme la main de n’importe qui, celle de l’homme du commun qui intitule l’ouvrage, et montre finalement comment elle s’acquitte du « je » pour rencontrer un on impersonnel. On découvre ainsi comment le savoir faire, affutant le statut de l’artiste, en faisait un être à part, et comment le ne pas savoir faire oblitère cette singularité parce que le sujet individuel partage l’expérience collective. Tout se passe comme si la manifestation du chemin se substituant à  la manifestation du résultat, destituait l’être d’exception et le ravalait au statut de simple mortel.

Reprenons le fil de notre étude. Nous avons souligné l’effet de sens aspectuel de la maladresse qui, faisant dévier la main, amène l’observateur à refaire le chemin de la production et, dans un second temps, relié la déviation à la question de l’instanciation. Je vous propose de nouer ces deux questions pour observer comment cette déviation de la main met en présence les deux instances en donnant vie, pour ainsi dire dans le même temps, à l’instance énonçante et à la figure en train de se faire. L’enjeu de cette présentification pourrait se situer dans ce qu’on appellerait  une énonciation empathique.

Note de bas de page 23 :

 Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, D. Fourcade (dir.), Hermann, 1992 (1982), p. 66.

Note de bas de page 24 :

 Francis Edeline, « Sémiotique de la ligne », Studies in communication sciences, Journal of the Swiss Association of Communication and media Research, vol. 8 n° 1, University of Lugano,  2008.

Cette hypothèse nous amène à relire les propositions de Matisse23 et d’Edeline24  sur le dessin. On rappelle alors que la ligne est d’abord un trait actualisé par un geste mais qu’elle se libère du geste qui l’a engendrée pour se stabiliser dans la textualité et constituer le contour d’une figure. En tant que trait, elle présente un point d’entrée et une sortie, met le regard en action et le conduit à sa guise. Lorsqu’elle se stabilise en une figure, elle appartient alors perceptivement à cette figure qu’elle fait advenir à l’existence par contraste avec le fond. Cette ligne stabilisée et incorporée par la figure arrête alors le regard.

En quoi la déviation informe-t-elle cette présentification alternative de la ligne, en tant que trait ou en tant que figure ? La ligne déviante impose une saillance perceptive qui empêche la stabilisation de la figure. Elle ramène l’attention sur elle et l’aspectualise en fonction de tensions et de seuils critiques. En ce sens, une ligne déviante reste toujours inaccomplie et invite perpétuellement le regard à la suivre. Un second argument amènerait à soutenir que la ligne déviante ainsi mise en mouvement présentifie la main qui la trace. Elle met en rapport la scène de réception et la scène de production en présentifiant la main en train de faire. En « attachant » la main à la ligne, elle impose une présence corporelle.

Note de bas de page 25 :

 Peut-être faut-il trouver là une explication au fait que les esquisses sont toujours plus « vivantes » que les œuvres finies, non pas tant parce qu’elles saisissent la forme de façon plus incisive que la couleur (c’est la vieille querelle de la couleur et du dessin) mais parce qu’elles témoignent de l’intimité de la relation entre la main qui dessine, le regard qui suit cette empreinte et l’instance qu’ils instaurent peu à peu.

Note de bas de page 26 :

 On se reportera à la conclusion de Jacques Fontanille, Corps et sens, PUF, 2011.

Si un tracé maladroit met le regard en mouvement en assurant la présentification mutuelle de la ligne et de la main25, on pourrait faire un pas supplémentaire pour associer à cette présentification une possibilité d’empathie. La ligne déviante capture le regard et l’inscrit dans les traces de la production, conformément au principe de la sémiotique de l’empreinte26. Il rejoint ainsi la main en train de faire, lui donne vie et trace la ligne avec elle en suivant toutes ses hésitations. En forçant l’attention, la ligne déviante maintient donc une collusion spatiale et temporelle, quand bien même les scènes de la production et de la contemplation seraient séparées par plusieurs centaines d’année. (le musée lapidaire d’Urbino).

3. Devoir ne pas savoir faire selon Francis Picabia

Note de bas de page 27 :

 Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, idem, p. 179.

Note de bas de page 28 :

 Nous reportons au catalogue de Francis Picabia du Musée national d’art moderne/centre Pompidou, 2003. Voir aussi le site consacré à l’artiste http://www.picabia.com/

Avec Dubuffet le « réfutateur »27 comme il s’intitule lui-même, nous avons vu comment la manifestation de la maladresse problématisait la virtuosité, en assurait la manifestation paradoxale et instaurait un effet d’empathie par la présentification mutuelle de la main et de la ligne. Francis Picabia28 est un autre peintre emblématique de la négation artistique et de la mise en question de la virtuosité mais sa stratégie énonciative est infiniment plus complexe. Dans le temps de cette communication, nous ne saisirons que quelques aspects de cette œuvre aussi riche que déconcertante.

Pour tenter de cerner la question, il faut suivre la chronologie de l’artiste. On découvre alors un parangon de l’expert décrit par Levi-Strauss, capable de visualiser un répertoire de formes et de prendre place dans une généalogie en s’imposant à a fois comme un moteur et un contradicteur des avant-gardes.

Reprenons, sans prétendre à l’exhaustivité, différentes étapes de son parcours. Picabia est tout d’abord un peintre impressionniste reconnu qui, sur les lieux des tableaux de Sisley ou Pissaro, les reproduit jusqu’au plagiat en assumant la même prise de position du corps, mais en posant toujours sa propre signature au bas du tableau. Rompant avec l’Impressionnisme, il peint ensuite des paysages figuratifs mais entrecoupe ces productions par quelques œuvres abstraites (Paysage abstrait 1909 et Caoutchouc 1909) qui feront plus tard l’objet d’âpres discussions pour attribuer à Picabia (et non à Kandinsky qui l’inventa en 1910) la primeure de l’Art Abstrait, ce qui ferait entrer cette invention dans le patrimoine national français. Ses chevaux peints en 1911 s’inspirent des chevaux de Gauguin de 1898. Une de ses œuvres les connues, Udnie accompagne Le nu descendant l’escalier de Duchamp à l’exposition de l’Armory Show en 1913 et représente de même une femme transformée en machine.

La période Dada est tout aussi fructueuse et perfectionne l’ironie de Picabia. La veuve joyeuse (1921) est une copie par un dessin, d’une photographie ; Danse de Saint-Guy (1919-20/1946-49) est un tableau sans toile ni peinture, constitué d’un cadre tendu d’un réseau de ficelles auxquelles sont accrochées des étiquettes. L’œil cacodylate (1921) du nom d’une maladie de l’œil qui l’empêchait de peindre, réunit les signatures de tous ses amis. Dresseur d’animaux est un grand panneau aux formes très stylisées peint au Ripolin.

Ce parcours rapide suffit à témoigner du souci de renouvellement permanent des manières et des influences de l’artiste et de son goût pour la rupture spectaculaire (avec le mouvement Impressionniste puis avec Dada). S’il suffit à valider la compétence d’un expert, capable de se situer dans une généalogie, il témoigne surtout d’un souci d’interférer dans une chronologie et dans une logique historique qui porte une communauté entière dans une unique direction.

Un peu d’attention révèle en outre un souci d’interroger les valeurs fondatrices de chaque mouvement et plus largement l’axiologie artistique. Si ses tableaux impressionnistes sont tout à fait conformes aux canons formels du mouvement, certains dérogent pourtant à son principe fondateur.  Loin de témoigner d’un souci de redécouverte de la nature et d’une attention aux transformations atmosphériques, aux « impressions », ils sont des copies de photographies, réalisées à l’intérieur et à partir d’images stabilisées.

Picabia met également en question les valeurs séminales de l’art en proposant une œuvre limitée aux seuls attributs de la peinture : son cadre, son emballage, ses étiquettes. Il interroge l’importance de la signature et son association à un auteur unique, en accumulant les signatures de ses amis pour faire de cette accumulation le thème d’un tableau. Il questionne de même la notion d’invention et l’importance de la datation en proposant une œuvre abstraite au milieu d’une période figurative et en se désintéressant de la discussion qui suivit pour lui accorder la paternité de l’innovation. Il interroge enfin la notion de virtuosité en proposant, à la fin de sa vie, des peintures abstraites très épaisses constituant le support de quelques points, dans lequel l’observateur devine des formes prises dans les couches sous-jacentes. Ce sont les seules œuvres que la critique, toujours subjuguée par la main du peintre, jugera mal faites.

On pourrait tenir ces propositions pour une suite de facéties géniales ou de traits d’ironie détachés les uns les autres mais il faut y voir  la cohérence d’une négation globale qui, par un emballement et une perturbation du rythme énonciatif, met en cause le déterminisme du système. Tout se passe comme si Picabia reconnaissait la négation en tant que principe séminal de l’énonciation créative, en tant que principe d’engendrement de la nouveauté mais qu’il s’efforçait de pointer du doigt le caractère trop bien huilé de cette généricité, d’interférer dans le déterminisme de l’Avant-garde pour tirer de la négation créative, une négation seconde susceptible de féconder localement le système.

Ce qu’on pourrait donc appeler une négation au second degré cible le cœur du système des beaux arts. Elle interroge l’une après l’autre tout ce qui peut importer : l’originalité (la copie de photographies ou de cartes postales), la virtuosité par des peintures abstraites apparemment bâclées, la signature, ses supports matériels (toile, pinceau, peinture). Picabia pointe une à une toutes les valeurs inscrites dans l’œuvre d’art et propose ce retournement de l’axiologie que traduisent les termes de subversion ou de transgression qui lui sont fréquemment associés.

Note de bas de page 29 :

 Voir la définition dans A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1993 (1979).

Un autre aspect essentiel de ce projet tient à son rapport à la véridiction. La critique évoque le champ lexical de la fausseté, le pastiche ou de plagiat. Cependant un peu d’attention suffirait à révéler la parfaite intégrité de l’artiste. Si l’on se réfère à la définition sémiotique de l’authenticité, elle-même inspirée du sens juridique29, on s’aperçoit qu’on ne peut la mettre en question. En l’absence d’interférence entre la copie faite par Picabia et le tableau impressionniste de Pissaro, il faut déclarer l’objet conforme à lui-même. C’est un authentique Picabia.

Note de bas de page 30 :

 C. Bessy et F. Chateauraynaud, Experts et faussaires, ibidem.

Mais la question de la véridiction ne se pose pas dans ces termes là. On conviendrait que Picabia entre bel et bien dans la peau du faussaire parce qu’il exploite la représentation sociale de l’Impressionnisme. Sur ce point, l’apport des sociologues de la perception s’avère à nouveau précieux. Après avoir rappelé que tous les objets du monde font l’objet de représentations sociales, Bessy et Chateauraynaud30 décrivent la pratique du faussaire comme une recherche de « prises » textuelles qui sont institutionnalisées et pourront être données comme gage d’authenticité. Si un Boticelli se reconnaît au dessin des oreilles, les oreilles sont une « prise » notable pour le faussaire. Si le tableau impressionniste se reconnaît à la juxtaposition des touches de couleur, alors il faut copier ces formes textuelles typiques. Si la prise de position corporelle authentifie le Pissaro, le faussaire doit reprendre exactement cette place. C’est sur ces points que se concentrera la négociation véridictoire.

Mais dans la mesure où nous déplaçons l’attention d’une sémiotique du texte vers une sémiotique des pratiques et observons la prise de position d’une instance énonçante, on peut se demander si la question de la véridiction ne doit pas, dans le même temps, être déplacée de l’objet vers le sujet. C’est la conformité du sujet à lui-même et non celle d’un objet à l’autre qu’il faut examiner. La question se pose donc en termes de sincérité et non d’authenticité. La pratique de Picabia nous amène à nous demander si l’artiste qui renouvelle sa manière à une telle vitesse reste bien conforme à lui-même.

La question peut être posée à partir des concepts d’isotopie et d’aspectualité. Une pratique artistique laisse apparaître certaines continuités isotopiques qui, intégrant la continuité à la variation, décrivent ce qu’on peut appeler l’évolution de l’auteur. En cela, elle fait résonner ces isotopies avec une identité et assure le maintien de soi entre permanence et renouvellement. Elle met ainsi en concordance le parcours identitaire du sujet et le parcours de transformation des formes. Or on chercherait en vain dans la production de Picabia, les isotopies susceptibles de traduire cette permanence. Tout se passe comme si, renouvelant continument les formes, il ne cessait de se désavouer lui-même.

Mais le plus intéressant reste que les textes des critiques qui restituent la perception sociale de ces œuvres et partagent notre perplexité laisserait apparaître, comme seule isotopie, la virtuosité de l’artiste. On reconnaît Picabia non à des motifs caractéristiques, non à un style, mais à une façon de traiter la matière, c’est-à-dire à une main virtuose capable de défier le renouvellement.

Mais je souhaiterais examiner de plus près deux séries particulièrement déroutantes de Picabia où la virtuosité est mise en question par le mauvais goût et donne lieu à des peintures presque déplaisantes. Nous verrons en outre comment la négation se concentre sur l’institutionnalisation de l’art.

Note de bas de page 31 :

 Nous reportons spécialement à Tête et cheval (vers 1930) du Museum of modern art de New-York
http://www.moma.org/collection/browse_results.php?criteria=O%3AAD%3AE%3A4607&page_number=16&template_id=1&sort_order=1

Dans la série de Transparences31, Picabia interroge la construction de l’espace pictural et propose de superposer des motifs hétéroclites sur le principe de la surimpression photographique. L’entreprise fait écho au questionnement de Dubuffet qui proposait de juxtaposer les figures au lieu de les situer l’une derrière l’autre mais semble à certains égards plus conforme au système perspectif de la renaissance dans la mesure où elle les répartit effectivement dans la profondeur. Pourtant deux dérogations essentielles sont apportées au système de la perspective. Picabia ne respecte pas la diminution des volumes qui permet de représenter une profondeur crédible et surtout, il superpose des motifs extrêmement divers tirés de son répertoire d’images, rendus étranges par des retournements, sans qu’apparaisse la moindre continuité isotopique, fût-elle figurative, narrative ou thématique. Tout se passe comme si, loin de s’unir pour constituer la storia, les motifs superposés restaient attachés à leur monde de sens, et transféraient seulement un contenu issu du répertoire.

La superposition déjoue en outre une perception globalisante, en certains cas parce que les formes sont intiment intriquées. Les figures qui n’ont rien à faire ensemble ne s’intègrent pas à un espace cohérent en trois dimensions mais forment des couches superposées sur un plan. Au demeurant, une focalisation sur chacune d’elle permet de l’isoler dans un espace cohérent mais contraint alors à évacuer les autres figures du champ. Je peux accorder à chaque figure un espace en profondeur mais une synthèse globale me ramène nécessairement au support, au plan.

Note de bas de page 32 :

 Nous reportons notamment à la reproduction de Femmes au bull-dog (vers 1941-42), http://www.egodesign.ca/fr/article_print.php?article_id=70

Note de bas de page 33 :

 Une photo surréaliste d’Erwin Blumenfeld représentant une tête de veau devient ainsi une affiche politique.

Nous retrouvons cette confrontation de la partie et du tout dans une seconde série de Picabia, les Nus32. Comme la série des Transparences, celle-ci nous conforte dans le parti de considérer l’énonciation artistique, d’observer non pas des images-textes réifiées mais des généalogies d’images. Elle devrait donc être soumise à une étude intertextuelle qui confronterait les tableaux aux photographies dont elles s’inspirent. Ces photographies sont issues de revues très diverses, des revues dites légères, naturistes, documentaires, des magazines à grand tirage ou des photographies personnelles. L’importation par l’énoncation artistique témoigne tout à la fois d’un changement de support (la photographie vs la peinture), de mode d’inscription de la syntaxe (l’imprégnation photographique laisse place au tracé de la peinture), de codification (la codification noir-et-blanc vs la couleur), de statut (le kitsch érotique inocule les beaux arts) et de genre à l’intérieur même du domaine artistique33.

Ces mixages témoignent d’une reformulation du statut de l’artiste qui se pose en expert devant assumer, non seulement l’histoire de l’art, mais plus largement une histoire des images constituée en un répertoire de motifs réutilisables, sémantisés par des usages particuliers.

Note de bas de page 34 :

 Nous nous permettons de reporter le lecteur à A. Beyaert-Geslin, « La typographie dans le collage cubiste : De l’écriture à la texture », L’écriture entre support et surface (M. Arabyan et I. Klock-Fontanille dirs.) L’Harmattan, 2005, pp. 131-151.

Il serait sans doute utile de confronter les photographies et les tableaux pour procéder à une étude intertextuelle. Celle-ci montrerait une recontextualisation des figures copiées par le peintre et certains changements de posture des modèles mais permettrait de vérifier que Picabia n’importe pas seulement des photographies mais aussi le procédé du collage popularisé par la photographie surréaliste. Or la particularité du collage est, comme l’indique le dictionnaire surréaliste, de préserver la discontinuité des figures mises en rapport, qui construisent un espace hétérogène34. Le collage ne « doit pas coller » dit le dictionnaire. Certes, la peinture oblitère l’hétéromatérialité du collage, cependant tout se passe comme si les figures rassemblées rapportaient leur histoire personnelle dans l’espace pictural sans parvenir à construire une narration crédible. En somme, là où la copie fidèle des figures de la photographie accomplit le projet de la mimésis, la discontinuité du collage met en cause ce projet mimétique. Les formes individuellement ressemblantes accomplissent le projet de la mimésis mais la méréologie le compromet.

Si l’on peut voir dans ce procédé un métadiscours sur la migration des images d’un statut, d’un genre comme d’un domaine à l’autre, il se concentre sur le rapport de la photographie et de la peinture en montrant comment les procédés de l’une interrogent l’autre ou à l’inverse, comment l’imagerie triviale de la photographie interfère dans l’espace gradué de la peinture, comme dans les Femmes au bull-dog (1941-42) qui reproduit assez fidèlement le découpage intérieur/extérieur de la peinture renaissante où l’on apercevait toujours un paysage à travers la fenêtre, à l’arrière-plan.

Mais un effet de sens essentiel doit être souligné. En mettant en rapport des photographies triviales issues de revues érotiques ou de magazines populaires, des photographies tirées de calendriers ou de l’album de famille (celle de Picabia avec son chien), l’artiste révèle l’asymétrie des deux mondes et, attirant la peinture vers le mauvais goût, le mièvre, le vulgaire, suggère par contraste le bon gout qui est traditionnellement attaché aux beaux-arts. C’est en cela que le virtuose prétend à la maladresse du peintre du dimanche.

En guise de conclusion

Ce parcours nous amène à définir Picabia comme un virtuose qui parvient à soulever et articuler de nouveaux univers de sens. Sa pratique montre plus précisément comment la virtuosité permet de manipuler ces univers en tenant l’axiologie de l’art sous son contrôle et, en l’occurrence, d’interroger les valeurs esthétiques en donnant consistance à la valeur du mauvais goût, à la vulgarité. Il nous semble que la dissociation de la virtuosité et de la beauté soit l’enjeu même de cette pratique.

Note de bas de page 35 :

 Voir notamment Jean-François Bordron, L’iconicité et ses figures, PUF, 2011.

Mais il importe de souligner un second point. Nous décrivons la prise de position de l’instance énonçante comme une prise de position éthique par laquelle le sujet se confronte à un cadre social. Ce rapport à la convention sociale, à la doxa, à l’institution de l’art qui nous a incitée précédemment à prospecter du côté des sociologues de la perception nous amène ici à élargir la perspective et à relire les propositions de Bordron35 pour y trouver d’autres éléments de définition de la négation. Les négations créatives de Dubuffet et de Picabia ont en commun d’interroger la symbolicité des formes, c’est-à-dire leur construction sociale, leur institutionnalisation, mais l’intentionnalité reste différente. Dubuffet entreprend de faire à l’envers le parcours qui va de l’iconicité, le stade de la perception où la forme « prend », vers la symbolicité, stade de l’institutionnalisation, et propose un retour à l’iconicité, si ce n’est à l’indicialité, là ou commence quelque chose, là où « il y a » seulement.

La proposition de Picabia est plus complexe. Elle se concentre sur la forme institutionnalisée mais pour l’ébranler de l’intérieur pour ainsi dire, en éprouver la plasticité et la « tirer » notamment du côté de la trivialité et du mauvais goût. Il s’agirait en somme d’éprouver la plasticité du signifiant et du signifié pour faire jouer la sémiosis et prospecter les limites de l’acceptabilité sociale.

Ce sont seulement quelques propositions qui montrent combien les œuvres d’art mettent nécessairement la théorie en difficulté et pourquoi elles nous sont donc indispensables.

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