Introduction
Kitsch et avant-garde
de l’objet à la stratégie culturelle
Anne Beyaert-Geslin
Index
Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques
Mots-clés : avant-garde, forme de vie, jugement de valeur, jugement esthétique, kitsch, pratique, stratégie culturelle, style, synesthésie, véridiction
Auteurs cités : Theodor Adorno, Roland BARTHES, Walter Benjamin, Anne BEYAERT-GESLIN, Herman Broch, Jean-Pierre Changeux, Gillo Dorfles, Thierry De Duve, Nelson GOODMAN, Clement Greenberg, Tomas Kulka, Milan Kundera, Henri Maldiney, Abraham Moles, François RASTIER, Jacques Sternberg, Claude ZILBERBERG
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Henri Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Editions compact, 1993, p. 12.
« La dimension formelle, opérative d’une oeuvre d’art, suivant laquelle elle existe et éclaire à soi, est le rythme des matières sensibles qui en intègre –unique- toutes les tensions »
Henri Maldiney1
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Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch », Art et culture, essais critiques (traduction française d’Ann Hindry), Macula, 1989, pp. 9-28.
Consacrer un colloque à la catégorie que forment, depuis Greenberg2, le kitsch et l’avant-garde, c’est supposer que les auteurs partageront à peu près équitablement leurs faveurs entre les deux termes. Pourtant, à suivre leurs contributions, on s’aperçoit que le kitsch capte toute l’attention parce qu’il dirige l’attention sur des objets aimables mais surtout en raison de certaines commodités heuristiques. Loin de succomber à ce charme et de secondariser l’avant-garde, il importe pourtant de conserver les deux termes qui autorisent la comparaison et préservent l’exigence sémiotique.
La catégorie introduit tout d’abord une comparaison entre deux formes de vie : une forme fermée qui produit le sens par répétition des formes ; une forme ouverte qui proscrit au contraire la répétition et revendique la nouveauté. Elle met ainsi en évidence deux modes de fonctionnement des stratégies culturelles, où l’un permet de prévoir les formes qui se stabilisent en système, tandis que l’autre, rejetant tout système, n’autorise aucune prévision. Surtout, le principe catégoriel permet d’observer le travail intime des valeurs à l’intérieur des stratégies culturelles. Les dénominations « kitsch » et « avant-garde » sont en effet des sanctions par lesquelles un observateur évalue deux façons de produire du sens en associant les jugements esthétique et véridictoire et un jugement de valeur, c’est-à-dire en posant toutes ensemble les questions du beau, du vrai et du bien, telles qu’elles s’incarnent dans les formes. Il semble intéressant de partir de cette évaluation pour accéder à la notion de jugement esthétique et comprendre quelle association de valeurs est ainsi sanctionnée. Avec le kitsch, la coïncidence communément admise du beau du bien et du vrai semble par exemple devoir être réexaminée, beauté ou laideur engageant des stratégies véridictoires et épistémiques particulières.
Si tout nous incite à « partir » du kitsch plus aimable et d’un accès plus commode parce qu’il soumet des systèmes à l’analyse, il importe en tout cas de préserver le principe catégoriel dont on escompte de surcroît qu’il pourra briser certaines résistances de l’avant-garde et en éclairer le fonctionnement de l’intérieur.
Cet effort heuristique ne doit pas faire perdre de vue l’objectif sémiotique : en effet, si la catégorie /kitsch versus avant-garde/ fonde une axiologie, notre ambition n’est pas d’argumenter, sur cette polarité, le statut de l’œuvre d’art pour conférer ce titre à l’avant-garde et le dénier au kitsch. En ce sens, et même si cette contribution disciplinaire doit être retenue, il ne s’agit pas d’un colloque d’esthétique où serait discutée la définition de l’oeuvre mais bien d’un colloque de sémiotique générale s’intéressant à des objets de sens désignés comme exemplaires parce qu’ils rendent compte de la circulation des valeurs à l’intérieur des stratégies culturelles, la distinction devant être marquée entre les objets kitsch et les stratégies culturelles qui les produisent.
Plus précisément, parce qu’il prend au sérieux des objets modestes et familiers, susceptibles d’incarner mieux que tout nul autre notre rapport quotidien au monde, ce colloque corrobore la vocation sociologique de la sémiotique, toujours soucieuse d’examiner le sens dans une société, une culture donnée.
Un déplacement du sens
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C’est la traduction que préfèrent Abraham Moles, Le kitsch, L’art du bonheur, Paris, Maison Mame, 1971, et Jacques Sternberg, Les chefs-d’œuvre du kitsch, Paris, Edition Planète, 1971.
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Tomas Kulka, Kitsch and art, University Park, Pennsylvania, The Pensylvania state university press, 1996.
Le mot « kitsch » apparaît dans la région de Munich vers 1860-70 comme dérivé des verbes kitschen, qui signifie « bâcler et en particulier faire de nouveaux meubles avec des vieux », et verkitschen, refiler en sous-main, vendre quelque chose à la place de ce qui avait été exactement demandé3 voire « ramasser des déchets dans la rue ». Les verbes allemands pourraient être une déformation de l’anglais « sketch »4 ou une inversion du mot français « chic ».
Ces hésitations livrent les premiers éléments de compréhension du kitsch qui opère toujours un déplacementdu sens, un changement de lieu notamment, une conversion axiologique en tout cas. Plus précisément, le déplacement s’effectue au détriment de l’objet, déchu au statut de « camelote ». Si la péjoration semble donc acquise, la notion de kitsch fait l’objet de controverses qui témoignent d’un contenu sémantique plus complexe.
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Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, traduction française de François Kérel, Paris, Gallimard, 1984.
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Gillo Dorfles, Le kitsch : le catalogue raisonné du mauvais goût, Paris, Presses universitaires de France, 1978 (1968).
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Herman Broch, cité par Dorfles, idem, p. 12
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Jacques Sternberg, Les chefs-d’œuvre du kitsch, Paris, Edition Planète, 1971.
Les études consacrées au kitsch séparent en effet les auteurs en deux camps. Parmi les détracteurs, Kundera5 qui dénonce ses liens avec le totalitarisme et Greenberg qui, dès 1939, en fait le présage. Pour Dorfles6, c’est un « catalogue raisonné du mauvais goût » queBroch7, tient pour « le mal dans le système des valeurs de l’art ». Les apôtres du kitsch sont plus rares et oscillent entre indulgence (Moles le décrit comme L’art du bonheur) et enthousiasme (Sternberg8 célèbre la créativité kitsch, source joyeuse de merveilleux et d’insolite pour la vie quotidienne).
Si ces oppositions tranchées mériteraient sans doute d’être affinées, elles suffisent cependant à montrer l’ambiguïté sémantique du kitsch qui, bien que connoté négativement, assimilé à de la camelote, suscite tout de même des affects positifs : il est confortable et rend heureux. Cette duplicité axiologique apparaît avec la plus grande acuité lorsqu’on oppose, à l’instar de Greenberg, le kitsch à l’avant-garde : bien qu’associé aux valeurs négatives, le kitsch est aimable alors que l’avant-garde, créditée des valeurs les plus hautes, l’art et la modernité, est considéré comme désagréable.
Style ou forme de vie ?
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C. Greenberg, « Avant-garde et kitsch », ibidem.
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Thierry de Duve, « Clement Lessing », Essais datés 1, 1974-1986, Editions de la différence, 1987, pp. 65-118.
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Ce qui autorise d’ailleurs De Duve à tenir Courbet, plutôt que Manet, pour le fondateur de la modernité parce que son Atelier représente la société de son époque, rassemblée autour du peintre.
Selon Greenberg9 et De Duve10, le kitsch et l’avant-garde apparaissent de façon concomitante, et constituent des réactions opposées à l’industrialisation qui menace à la fois l’art et l’artisanat. Tandis que le kitsch reste attaché à l’artisanat et au monde de la campagne, l’avant-garde s’efforce au contraire de restituer la réalité industrielle et urbaine de son époque11. Moles adopte la même prémisse mais envisage le kitsch comme une suite de réactions aux poussées de l’avant-garde qui traverse le vingtième siècle en se connectant aux différents mouvement de la modernité (Eiffel, Horta, notamment) tandis qu’il se nourrit des propositions du Romantisme, par exemple.
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A. Moles, Le kitsch, l’art du bonheur, idem. Le diagramme qui retrace l’évolution du kitsch est donné p. 35 et celui de la poussée fonctionnelle, p. 139.
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L’hésitation à doter certains termes de majuscules suffit d’ailleurs à révéler certaines différences sémantiques.
Une telle esquisse tend cependant à concentrer le champ lexical autour des deux termes, ce qui simplifie considérablement les choses. En effet, Moles n’oppose pas le kitsch à l’avant-garde mais à l’idée fonctionnelle qui se développe entre 1850 et 1950 et connaît son apogée aux débuts du Bauhaus en 191812. Un tel glissement terminologique montre assez l’inévitable confusion sémantique entre deux ensembles lexicaux aux contours flous qui constituent pourtant deux pôles axiologiques marqués : l’avant-garde, la modernité, le fonctionnalisme, d’un côté ; le kitsch et l’académisme de l’autre. Ces termes sont-ils équivalents ? Notre embarras augmente avec la difficulté à catégoriser ces univers de sens : faut-il les qualifier de mouvements, de styles, d’ « ambiance » (Moles), ou plutôt de forme de vie ?13
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Je m’appuie sur une typologie (champ générique, genre, objet typique) argumentée par François Rastier, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001.
Au risque d’ajouter à la complexité, une relation pourrait être établie avec un champ générique14 particulier. Greenberg tient, par exemple, académisme et kitsch pour deux sous-produits équivalents de l’art. Selon De Duve en revanche, le kitsch doit être circonscrit au design, ce qui l’amène à distinguer deux niveaux hiérarchiques par lesquels la peinture se scinde en avant-garde et académisme tandis que le design et l’industrie se réfèrent au modernisme industriel (le Fonctionnalisme) ou au kitsch industriel.
peinture |
design |
|
haut |
avant-garde |
modernisme industriel (Fonctionnalisme) |
bas |
académisme |
kitsch industriel |
Cette typologie appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, elle révèle que De Duve tend à déclarer kitsch l’ensemble de la production du design depuis 1945 (le Bauhaus faisant donc exception). Le design serait en somme une version contemporaine du kitsch ! Surtout, le critique d’art jette les bases d’un paradoxe intéressant. En effet, si le kitsch s’oppose à la modernité, il entretient cependant une très grande affinité avec elle au point de lui fournir une « grille de lecture » comme l’a suggéré Broch. Sur cette aporie, on s’aperçoit que le kitsch, loin de se limiter aux productions populaires, peut investir le champ de l’art. Dans ce cas, il donne lieu au kitsch dit artistique ou secondaire qu’évoquent les œuvres de Pierre et Gilles, Jeff Koons, Murakami, Michaël Linn ou Gilbert & George par exemple. Le kitsch ne désigne plus une stratégie culturelle avec des productions sans auteur mais une pratique artistique comme nous le verrons plus loin.
L’objet kitsch
Le kitsch est-il un style, une forme de vie ? Faut-il confondre kitsch et académisme ? s’oppose-t-il à la modernité ou lui offre-t-il une forme de vie ? le terme peut-il être appliqué à une pratique artistique ? En dépit de ces incertitudes, il semble que l’accord s’obtienne toujours aisément dans la conversation pour qualifier un objet de « kitsch », ce qui laisse supposer une familiarité de son apparence et de ses modèles génératifs.
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A.Moles, Le kitsch, l’art du bonheur, idem, p. 52.
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Cette figure est exposée dans Claude Zilberberg, Elements de grammaire tensive, PULIM, 2006, p. 49.
Le kitsch se laisse identifier par certaines propriétés superficielles récurrentes (couleurs, textures, formes)qui forment un système sémiotique cohérent susceptible de dépasser les différences de genres et de champ générique. Première caractéristique de l’objet kitsch, ses « couleurs sentimentales » (Moles15) : le rose et le violet (à volonté) et le rouge (limité à de petites surfaces). Il présente des formes compliquées, marque une prédilection pour les courbes formant des dispositifs imbriqués (le style « nouille ») et décore les surfaces jusqu’à saturation. Règle inférente, le kitsch tend à l’accumulation frénétique. En ce sens, chaque objet isolé se laisse déjà décrire comme un système sémiotique complexe où couleurs (l’arc-en-ciel), textures et formes s’agencent sur des principes de rimes et de différences. Cette esquisse suffit à lui associer les figures de l’excès, du « plus en plus de plus » dirait Zilberberg pour qui une telle direction tensive correspond au redoublement16.
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A. Moles, Le kitsch, l’art du bonheur, idem, p. 70.
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Je reporte le lecteur aux différents numéros de la revue Visible consacrée à la diversité sensible (n°1, 2005), aux syncrétismes (n°2, 2006) et à la diversité sémiotique du visuel (n°3, à paraître en 2007). Voir notamment Anne Beyaert-Geslin, « Modernité et synesthésie », Visible n° 1, Limoges, PULIM, 2005, pp. 25-35.
Mais cette propension à la surenchère ne suffit pas à décrire ce modèle génératif auquel Moles ajoute une seconde propriété : le kitsch tend à « assaillir le plus possible de canaux sensoriels simultanément et de façon juxtaposée »17, ce que nous traduirions par des associations de qualités sensibles (polysensorialité), des correspondances intersensorielles (synesthésies), voire des mixages de modalités sémiotiques différentes, l’écriture et l’image par exemple (syncrétismes)18. Un objet kitsch est également inadéquat au sens où la précision de la réalisation, censée célébrer l’habileté de l’artisan, entre en contradiction avec un aspect quelque peu mal fichu. Comme l’indique Moles :
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A.Moles, Le kitsch : l’art du bonheur, idem, p. 67.
« le kitsch vise toujours un peu à côté (…) L’objet est toujours à la fois bien et mal venu : « bien » au niveau de la réalisation soignée et finie, « mal » en ce sens que la conception est toujours largement distordue »19.
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A.Moles, Le kitsch : l’art du bonheur, idem, p. 54.
- Note de bas de page 21 :
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Le plastique s’impose comme le matériau kitsch par excellence parce qu’il présente la plus grande plasticité, la plus grande labilité en terme de couleur et de forme
Une autre particularité de l’objet kitsch est de déguiser ses matériaux. « Il n’y a pas, explique Moles, de raison de respecter le matériau d’origine si on peut le changer »20. Un peu d’attention suffit de surcroît à révéler une règle de conversion axiologique élémentaire : qu’il s’agisse d’une panière à pain en plastique reprenant les motifs d’un panier d’osier ou d’une rocaille représentant par du béton des ponts de bois et des grottes, les matériaux pauvres imitent les matériaux riches. Cette conversion sensorielle et axiologique entre un matériau-source et un matériau-cible s’effectue en outre à l’intérieur d’une gamme précise : le kitsch utilise des matériaux d’origine quelconque, sur un critère de plasticité21, pour représenter des formes traditionnelles. Guidée par un souci analogique, la conversion sensorielle fait ainsi du matériau modeste et souple, une fiction des univers valorisés de l’artisanat, de la nature et de la ruralité.
La conversion engage de même les formats. Certes, le kitsch confronte le monde à l’échelle humaine cependant il inverse les proportions et les axiologies et, croisant les valeurs extrêmes, il miniaturise l’objet énorme et surdimensionne le minuscule.
- Note de bas de page 22 :
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J’emprunte la terminologie d’Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque (trad. française de Julien Gayrard), Grasset, 1997, p. 357.
- Note de bas de page 23 :
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La virtuosité suffirait à tenir le kitsch hors du champ de l’art et à méditer cet adage de Carl Einstein : « Je ne crois qu’en des artistes qui rompent avec leur propre virtuosité, tout le reste n’est que petit scandale ».
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Le couple être/paraître est également associé à l’illusion.
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L’intentionnalité ludique du trompe- l’œil qui retarde la sémiosis, est mis en évidence plus précisément dans Anne Beyaert, « La double loi d’euphorie du trompe-l’œil », Protée vol. 24 n°3, hiver 1996-1997, pp. 86-91 et dans « le monde de la mouche », Protée vol. 30 n° 3, hiver 2002-2003, pp. 99-106.
Une telle propension au déguisement apparente l’objet kitsch au trompe l’œil. Sur ce principe, l’objet kitsch travestit en effet le matériau et sollicite une expertise sensible de la part de l’observateur. Ses propriétés formelles argumentent ainsi une manipulation de l’observateur à qui il fait croire que les stimulis de substitution sont des stimulis naturels22, que ce qui paraît être en bois est bien fait de bois. Kitsch et trompe-l’œil se distinguent sur le fait que la démonstration de virtuosité23 à la base de la manipulation expose l’habileté de l’artisan et non celle du peintre cependant ils se retrouvent sur une donnée plus essentielle, la même intentionnalité ludique. En effet, si le schéma élémentaire (être/paraître) peut correspondre au mensonge24 sur le carré de la véridiction, on peut assurer que ni l’un ni l’autre n’entendent tromper mais proposent plutôt un jeu visuel et véridictoire qui retardera la mise à jour du subterfuge25. De même que le trompe-l’œil est un « mensonge vrai », un mensonge qui se dévoile lui-même, le kitsch réclame une sanction véridictoire invariable qui le déclarera « authentiquement faux ».
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Bien que nous décrivions un objet kitsch, le concept de sincérité doit être préféré à celui d’authenticité dans la mesure où le faire persuasif suppose deux instances, l’instance d’énonciation (manipulateur) et l’observateur (manipulé), la manipulation trouvant ses arguments dans les propriétés de l’objet. Ce choix s’appuie sur le commentaire de Zilberberg : « S’il est question d’une relation de personne à personne, nous parlerons de sincérité mais s’il est question de la relation d’une personne à un objet, nous parlerons d’authenticité », Claude Zilberberg, Relecture de Bonne pensée du matin de Rimbaud, Nouveaux actes sémiotiques, n°s 107-108, Limoges, PULIM, p. 30.
- Note de bas de page 27 :
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A. Moles, Le kitsch : l’art du bonheur, idem, p. 71.
Moles apporte d’ailleurs une contribution importante qui établit la sincérité26 du kitsch. Selon lui, la médiocrité du kitsch serait une preuve « matérielle » de sa bonne foi. L’exagération, la charge du paraître étant telle qu’elle ne laisse aucun crédit à l’objet, elles court-circuitent en quelque sorte le jugement véridictoire : « Le tragique du kitsch, c’est le principe de médiocrité (…) c’est par la médiocrité que les produits kitsch parviennent à l’authentiquement faux», dit-il27.
Ainsi décrit, ce principe réclame en tout cas commentaire. En effet, on pourrait se demander si, de même qu’elle élude le jugement véridictoire, la médiocrité kitsch n’interfère pas en même temps dans le jugement esthétique. Fondamentalement médiocre, l’objet kitsch ne laisserait prise ni au beau ni au laid, estime Moles.
- Note de bas de page 28 :
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Theodor Adorno, « Où la cigogne va chercher les enfants », Minima moralia, Réflexions sur la vie mutilée, Petite bibliothèque, Payot, 2003 (1951), p. 53
Peut-il être soumis au jugement esthétique ?En assumant la confusion entre la beauté et l’affect de la beauté, la beauté et le sentiment qu’elle procure, décrivons-le pour commencer comme un objet aimable, euphorique parce qu’il affectionne les couleurs chaudes, les couleurs douces et les formes rondes. La sentimentalitéde ses propriétés plastiquess’apparente en outre à un procédé rhétorique consistant à figurativiser, à narrativiser. L’objet kitsch déploie une imagerie naïve et anime un peuple de bonshommes et de bêtes, qu’il intègre à des petites histoires familières : Blanche neige et les sept nains, Bambi et sa mère... Après tout, comme l’explique Adorno, « tout être humain dispose d’une histoire originaire tirée d’un conte de fées, il suffit de prendre tout son temps pour la chercher »28.
- Note de bas de page 29 :
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Jean-Pierre Changeux, Raison et plaisir, Odile Jacob, 1994, p. 72.
Au delà de ces propriétés superficielles isolées, il convient de se demander si la structure de l’objet kitsch, système sémiotique complexe accumulant les contrastes et mobilisant toutes les modalités sensibles, ne fournit pas un argument plus essentiel. En effet, pour Changeux, le plaisir esthétique résulterait de la perception simultanée de la rime et de la nouveauté, de la mise en évidence des relations taxinomiques entre les choses. Ce qu’il résume ainsi : « les structures belles dans la nature et dans l’art sont celles qui facilitent la tâche de classification en présentant des évidences de relations taxinomiques entre les choses, d’une manière informative et facile à saisir »29. Suivant ce principe, l’extraordinaire jeu taxinomique et véridictoire du kitsch suffirait à établir sa beauté ou le sentiment qu’elle inspire, en suscitant le « plaisir taxinomique ».
En jouant ainsi de la confusion entre la beauté et ses plaisirs, nous dévoilons la dimension affective du kitsch et les accointances de la médiocrité avec l’humour, la dérision, l’ironie qui viennent de l’arrangement contradictoire des valeurs : l’objet est virtuose mais inefficace, il réclame une expertise mais pour aboutir à un invariable verdict de fausseté.
« Kitschiser » ou « avant-gardiser » : deux stratégies culturelles
Si l’affect kitsch semble toujours pétrifié dans l’euphorie, rien n’autorise à associer l’avant-garde à la dysphorie toutefois l’attention qu’elle témoigne à son époque et à sa réalité sociale nous inciteraient à en faire une forme de vie globalement inquiète, produisant un effet de sens de fébrilité. Deux formes cohérentes se laissent alors décrire, dont les principes s’opposent point par point. Attentive à l’innovation et aux avancées de son époque, l’avant-garde se définit par la protension alors que le kitsch se définit par la rétension, l’artisanat, la vie rurale et l’ancien temps, c’est-à-dire la réaction au sens politique. Ces deux modes de présence ne sont pas sans incidences aspectuelles. L’avant garde revendique l’inchoatif et le kitsch, qui réagence des modèles anciens, procède par itération.
Ces descriptions sommaires mériteraient d’être affinées car, dans son effort pour retenir le passé, le kitsch en répète les formes en postulant un temps distendu, une pure durée, sans début ni fin, quand l’avant-garde ignore au contraire la notion même de durée. Mieux encore, la pertinence voudrait donc qu’on décrive le kitsch comme un système a-chronique opposé au principe chronique, fondamentalement chronique de l’avant-garde qui s’inscrit dans la temporalité et se nourrit de l’avancée du temps.
Plus précisément, on s’aperçoit que, loin de rechercher l’inaccompli, c’est-à-dire un déroulement dont la fin ne serait pas envisagée, l’avant-garde vise l’inchoatif pur, la rupture fondatrice qu’instaurent tous les mouvements en « isme » (Surréalisme, Constructivisme..) par le geste performatif du manifeste et qui constitue l’aspectualité caractéristique de la modernité. En somme, au-delà des simples principes de rétension et de protension, kitsch et avant-garde opposent deux schémas aspectuels où l’on se définit par la continuité ou la discontinuité, la durée ou le refus de la durée, le modèle génératif des formes produites n’étant alors qu’une inférence de la temporalité : la durée induit la répétition des formes, l’itératif, et son refus, le refus de la répétition, soit le singulatif.
- Note de bas de page 30 :
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Changeux met également ce point en évidence dans Raison et plaisir.
- Note de bas de page 31 :
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La locution « à rebours » reprend le titre d’un roman de Huysmans où la figure de l’accumulation participe à cette « kitschisation » des valeurs.
Ces deux schémas aspectuels correspondent à deux modes d’accès à la nouveauté. L’avant-garde se montre attentive à l’innovation culturelle et technologique qui, en renovant les formes, renouvelle le sens en même temps que le plaisir esthétique30. Elle se montre même si attentive à l’invention qu’elle autorise la confusion entre les termes d’avant-garde et d’innovation. Pour produire le plaisir esthétique, le kitsch procède au contraire au réagencement des formes connues. Il s’oppose à l’avancée culturelle et technologique par un système élaboré à rebours31.
Un tel principe génératif semble dénier au kitsch toute possibilité créative, une critique faite par Benjamin qui, l’associant aux rêves, le condamne à la banalité, aux formes convenues et routinières :
- Note de bas de page 32 :
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Walter Benjamin, « Kitsch onirique », Œuvres II (trad. française de Gandillac, Rochlitz et Rusch), Gallimard, 2005 (1972), p. 8. A l’inverse du kitsch qui produit des formes toutes faites, il faudrait alors attribuer à l’avant-garde cette capacité à l’approximation, au « malentendu » dirait Benjamin en désignant ainsi « la rythmique par laquelle la seule vraie réalité s’immisce dans la conversation. ».
« Par quel côté la chose s’offre-t-elle aux rêves ? quel est cet endroit le plus usé ? C’est le coté qui a pris la patine de l’habitude et qui est garni de sentences commodes. Le côté par lequel la chose s’offre au rêve, c’est le kitsch »32.
A suivre cet auteur, il ne produirait donc rien de neuf. Système hyperactif mais immobile, sa forme de vie correspondrait, l’hédonisme en plus, au nihilisme actif d’une ménagère qui remplit sa vie en décorant sa maison et en faisant le ménage (« je décore donc je suis », « je manipule, j’époussète, je range, donc je suis »). Pourtant, une telle conception occulterait certains principes essentiels de génération du sens tels que la conversion axiologique, l’emphase, l’accumulation, la décontextualisation ou, plus simplement, le contraste que le kitsch multiplie à l’excès. Si la réplique de la Tour Eiffel construite à Las Vegas peut-être qualifiée de kitsch, cela ne signifie pas que son sens est pétrifié dans un contenu prédéterminé mais qu’il s’enrichit au contraire de nouveaux rapports fondés sur une nouvelle situation énonciative voire une nouvelle pratique. Le recours aux opérations de création de sens et l’accumulation de ces procédés, engendre nécessairement la nouveauté.
- Note de bas de page 33 :
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C’est une « forme qui gomme le réel social ou para-social, d’une part en lui laissant la différence de ses homogénéités, d’autre part en scotomisant le frottement, la friction, le grincement de ces homogénéités distinctes = le monde, la création de l’Arche de Noé. Les hommes sont séparés mais ils s’entendent », R. Barthes, Comment vivre ensemble, Imec-Le Seuil, 2003, p. 128-129
- Note de bas de page 34 :
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R. Barthes, Comment vivre ensemble, p. 129.
Mais nous n’avons pas fini de décrire l’aspectualité du kitsch. Certes, c’est un système décadent, opposé à l’ascendance de l’avant-garde. Il se définit par une temporalité à rebours, par la rétension. Cependant, comme l’opposition a-chronique/chronique le laisse entendre, le kitsch prône moins un monde à rebours qu’un monde à côté, dégagé du temps et de ses règles. En ce sens, le kitsch doit être rapproché de l’idylle que Barthes définit comme un espace humain « qui gomme le réel social ou para-social », où « les hommes sont séparés mais s’entendent »33. Selon cette hypothèse, il s’attacherait à imaginer (imager) l’idylle, c’est-à-dire un espace non-sémiotique où les sujets, qui ne visent ni ne saisissent quoi que ce soit ont perdu leur statut de sujets sémiotiques, un espace sans validité sociale parce que dénué de toute structure polémique, une pure phantasmagorie34.
- Note de bas de page 35 :
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R. Barthes, Comment vivre ensemble, idem, p. 142.
Cette figure de l’idylle permet de décrire la stratégie culturelle du kitsch qui, alternative à l’avant-garde, s’approprie les formes du monde en les adaptant à soi, en les ajustant à l’échelle de son corps et aux couleurs de ses rêves. En tant que conversion affective du monde, il s’apparente au caritatisme de Barthes. Le caritatisme consiste à désigner les choses par un diminutif ou à substituer aux prénoms de l’état civil des gens qu’on aime des surnoms improbables. Ce nouveau « baptême » revient à faire « une surclôture d’avec le-tout-le-monde, une intégration » qui « individualise l’objet par une projection affective ». Ainsi donné « comme incomparable » et doté d’un « nom propre pour soi », l’objet devient alors « une expansion (nacissique) du Moi »35. Sur ce principe, la « kitschisation » du monde constitue un monde fait pour moi, aimable, confortable et immédiatement compréhensible. Cette stratégie culturelle entreprend de domestiquer le monde, offrant au corps un cocon synesthésique, confortable et lénifiant, une hypothèse qui nous autorise à faire le lien entre le kitsch et le corps.
Concevoir le kitsch comme une stratégie d’ajustement du monde à notre corps n’est pas sans conséquence éthiques. Si l’intentionnalité ludique du kitsch élude toute possibilité de l’incriminer en tant qu’objet, celui-ci se prête pourtant à la critique la plus sévère en tant que stratégie culturelle pouvant entrer au service du totalitarisme. C’est ce qu’indique Kundera qui dénonce son utilisation par la propagande communiste des pays d’Europe de l’Est dans les années 60. Sur l’exemple des célébrations officielles de la fête du premier mai, cet auteur montre comment le recyclages de mythes et rituels connus, d’origine religieuse, argumente une manipulation et son commentaire permet de mieux cerner la critique adressée au kitsch :
- Note de bas de page 36 :
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M. Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être (trad. française), Gallimard, 1984 p. 313.
« La fête du premier mai s’abreuvait, dit-il, à la source profonde de l’accord catégorique avec l’être. Le mot d’ordre tacite et non écrit du cortège n‘était pas « Vive le communisme ! » mais vive la vie ! ». La force et la ruse de la politique communiste, c’était de s’être accaparé ce mot d’ordre. C’était précisément cette stupide tautologie (« Vive la vie ») qui poussait dans le cortège communiste des gens que les idées communistes laissaient tout à fait indifférents »36.
- Note de bas de page 37 :
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G. Dorfles, Le kitsch : le catalogue raisonné du mauvais goût, idem, p. 12.
Où se trouve la tromperie ? En prenant le partie de la tautologie, de l’évidence, « l’accord catégorique avec l’être » laisse supposer qu’il n’y a rien à comprendre au monde mais que l’empathie, l’émotion empathique peut tenir lieu de forme de vie. Il n’est donc d’aucune utilité d’exercer son jugement véridictoire, un jugement de valeur ou un jugement esthétique, de se demander si la chose est bien, vraie ou belle, puisque seul importe le constat d’existence, de l’existence sémiotique de la valeur la moins controversée, la vie elle-même. Cet assentiment à l’existant, que Dorfles décrit comme le « confort intellectuel du kitsch »37, participe d’une manipulation de l’observateur qui limite son activité de sujet aux joies simples de la taxinomie et la congruence.
- Note de bas de page 38 :
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Walter Benjamin, « Kitsch onirique », Œuvres II, p. 7. Adorno évoque une « rupture séculaire entre les hommes et leur culture », voir T. Adorno, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée, idem, p. 198.
La thèse de Kundera rejoint les propositions d’Adorno et Benjamin qui définissent le kitsch par son rapport à la nature, dans « la superstitution d’une détermination naturelle des phénomènes humains »38. Selon Benjamin, nous refuserions la domination de la nature par la culture et, pour nous en démarquer, revendiquerions un accès direct avec elle. Avec la nature, la relation irait dès lors de soi, toujours tautologique.
- Note de bas de page 39 :
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« Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch », observe Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, 1984, p. 311.
Sur cette notion d’accord catégorique avec l’être, apparaît en tout cas une opposition au réalisme39, qui nous ramène à une définition de Greenberg.Dans son texte célèbre, le critique d’art fonde l’opposition kitsch/avant-garde sur le fait que le kitsch imite la nature, plus précisément les effets de l’imitation, le seul critère étant l’identification immédiate des figures, à quoi il parvient par la dramatisation et l’accentuation.
- Note de bas de page 40 :
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Clement Greenberg, « Avant-garde et kitsch », Art et culture (trad. française) Macula, 1989, p. 13.
L’avant-garde au contraire imiterait « le processus de l’imitation »40. Elle serait donc réflexive, spécialisée sur elle-même et produirait un métadiscours.
- Note de bas de page 41 :
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Nelson Goodman, Langages de l’art (trad. française), Hachette, 2005 (1968), pp. 33-77 (chap. Refaire la réalité).
Une telle proposition ne résiste guère à l’examen, en tout cas pas à la lecture de Goodman qui soutient qu’une représentation, loin d’être un « enregistrement naïf du monde », restitue toujours l’état d’un savoir sur le monde41. A lire cet auteur, on conviendrait en effet que l’imitation n’existe pas, qu’une représentation n’est jamais une simple copie analogique du monde mais induit nécessairement une activité réflexive, un commentaire et une analyse d’elle-même. Cet apport amène ainsi à faire l’hypothèse que le kitsch, tout comme l’avant-garde, manifeste une dimension méta. Tous deux sont réflexifs et restituent l’état d’un savoir sur le monde, le chromo d’une biche au clair de lune traduisant après tout cette relation aussi bien qu’un tableau abstrait.
- Note de bas de page 42 :
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« La culture est considérée comme une activité globale de production, un champ dynamique réglé par des lois générales et par les propriétés syntagmatiques d’une praxis, qui définissent ce qu’est une culture indépendamment des objets et des pratiques qui la constituent », Jacques Fontanille, Préface à l’Explosion de la culture, PULIM, 2004, p. 9. Cette conception rejoint celle d’H. Broch qui définit la culture comme « l’ensemble des positions de valeurs d’une sphère déterminée », « le résultat de la fonction instauratrices des valeurs » et le produit dans lequel le monde et par conséquent l’espace visible de ce monde reçoivent une forme », Logique d’un monde en ruine, trad. française, Editions de l’éclat, 2005, p. 31.
Procédant l’un et l’autre d’une activité métadiscursive, kitsch et avant-garde se laissent décrire comme des stratégies culturelles esquissant deux formes de vie opposées, inspirées par l’idylle ou une inquiétude profonde pour son temps, le sujet se situant hors du monde ou dedans, relativement à deux actants collectifs de format différent, une masse ou ce petit groupe d’éclaireurs qui correspond au sens militaire du terme « avant-garde ». Ainsi conçues, ces stratégies animent les pratiques qui produisent des valeurs et organisent le champ dynamique de la culture42.
Conclusion : où l’on brouille les pistes
Toutefois la notion d’actant collectif nécessairement attachée à la stratégie culturelle ne peut occulter une conception individuelle du kitsch, basée sur une pratique elle aussi individuelle. Celle-ci concerne la production d’objets artistiques empruntant son imagerie sentimentale et certains principes génératifs tels l’accumulation, l’agrandissement ou la décontextualisation. Dans ce cas, l’artiste s’approprie la stratégie culturelle pour formuler le paradoxe de la modernité : en se montrant attentif à son époque, au kitsch ambiant, il prétend à l’avant-garde.
Sur cette esquisse, on s’aperçoit que la convocation des deux instances de référence(l’actant collectif de la stratégie culturelle versus l’actant individuel de la pratique) peut brouiller les pistes entre la culture et l’art, le kitsch et l’avant-garde, l’ambiguïté devenant totale lorsqu’on se réfère à un artiste comme Courbet qui, quoique considéré comme un fondateur de la modernité, a peint de nombreuses scènes de chasse, pour ainsi dire des chromos de biches.
- Note de bas de page 43 :
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Youri Lotman, La sémiosphère (trad. française d’Anka Ledenko), Limoges, PULIM, 1999.
Une telle circulation des valeurs nous inciterait à avancer une ultime hypothèse pour positionner kitsch et avant-garde dans la sémiosphère De Lotman43, ce modèle dynamique qui s’efforce de saisir la transformation des formes sémiotiques au cours de l’échange interculturel.Dans cette topologie, l’avant-garde avide de nouveauté se situerait à la périphérie de la sémiosphère, dans la zone de dynamisme sémiotique, tandis que le kitsch trouverait légitimement place au cœur de l’espace. Dans la mesure où la topologie de la sémiosphère oppose l’art et la culture sur ce principe périphérie/noyau, il n’y aurait plus lieu de considérer les deux formes de vie selon une alternative stratégique, en synchronie, mais relativement à un processus d’assimilation de la nouveauté, selon une diachronie. Dans cette logique, le kitsch devient l’indispensable compagnon de l’avant-garde qui permet de partager et d’assimiler une invention sans lui inassimilable.