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Mots-clés : esthétique, photographie, sujet compétent, support de médiation, temps
Auteurs cités : Jacques FONTANILLE, Jacques GENINASCA, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Maurice MERLEAU-PONTY, Herman PARRET, Jean-Marc Poinsot
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Pierlugi Basso Fossali et Maria Giulia Dondero, Sémiotique de la Photographie, Pulim, 2011.
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Sur l’exposition arlésienne, cf. le site : www.rencontres-arles.com
Traiter « de l’énonciation visuelle, puis des supports », la chose peut paraître à la fois ordinaire et incongrue : pourquoi cette succession temporelle de la conjonction qui semble davantage disjoindre que coordonner ? En fait, le contenu de cet article est né d’une proposition faite en septembre 2013 par Anne Beyaert-Geslin, qui incitait à rappeler que l’étude de l’énonciation visuelle n’est pas, contrairement à ce que l’on peut lire ou entendre parfois, nouvelle, qu’elle a des ramifications anciennes et des formes variées dont nous décrirons ici une variante parmi d’autres. Cette proposition invitait aussi et surtout à développer une sémiotique des supports, qui peut paraître au premier abord difficilement concevable dans le cadre d’une approche de l’énonciation du sensible et de la matière telle que nous avons pu la proposer, et aussi en raison de la difficulté à dissocier le support de l’apport, ainsi que l’affirme M.-G. Dondero1. Aussi, si traiter de l’énonciation visuelle peut faire figure de rappel, la question des supports en est encore à l’état d’ébauche. Tout en interrogeant les conditions capables de lui donner une certaine consistance, nous tenterons donc ici d’en décliner différentes modalités d’analyse. Le festival des Rencontres photographiques d’Arles, consacré en 2013 au noir et blanc, servira de « support » pour cette investigation et pour ces propositions2.
1. D’une énonciation visuelle : retour vers le passé et le sensible
Comment définir en quelques mots la sémiotique de la perception et de l’esthétique que nous avons depuis plus d’une vingtaine d’années tenté de développer à grand renfort de références sémiotiques, phénoménologiques, historiques ou critiques ? Elle n’est certes pas une quête sémiotique des profondeurs, mais une tentative de décrire la saisie de ce qu’A. J. Greimas appelait en 1987 un « outre-sens », un sens qui, ni sémantique, ni associatif, ni technique, témoignerait d’un mode de relation sensible au monde et aux choses. Mais, si Greimas partait des ressentis attestés dans les textes, il s’agissait alors d’analyser une sorte de passion des objets et du regard qui teste et se teste, éprouve, d’une sémiotique qui, tout en s’appuyant sur des discours esthétiques et leurs analyses sémiotiques, prenait comme point de départ des objets pour tenter d’en analyser ou inférer les modes de visée et de saisie potentiels ou possibles.
Plus précisément et dans les limites d’un domaine « pré-formatif » aux contours certes flous mais déterminants pour orienter l’analyse des modalités de ces énonciations, la question posée était et est encore la suivante : la sémiotique, telle qu’elle s’est développée à partir et autour de Greimas, permet-elle d’aborder « des » objets d’art comme des objets esthétiques ? Ainsi formulée, cette interrogation implique, sinon la délimitation, du moins l’existence sémiotique d’un domaine socialement ou culturellement attesté et pertinent, des présupposés catégoriels et des choix méthodologiques.
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Jean-Marie Schaeffer, « Objets esthétiques? », L’homme, éd. CNRS, 2004/2, n°170, 2004, p. 42.
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Anne Cauquelin, Petit traité d'art contemporain, Seuil, 1998.
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Jean-Marc Poinsot, Quand l'œuvre a lieu, Les presses du réel, 2008, p.141 sqq..
Le domaine posé par cette problématique est évidemment celui de l’art différencié de l’esthétique, tous deux entretenant, ainsi que l’écrit J.-M. Schaeffer3, une relation non de présupposition mais d’intersection. La première difficulté, escamotée par la structure syntaxique (thématique) de notre question, concerne la définition de l’art ou plutôt d’objets d’art. On le sait, nombre de chercheurs comme N. Goodman, Y. Michaud … l’ont souligné, cette définition est labile et contextuelle ; et les débats sans cesse renouvelés dont elle fait l’objet pourraient certainement être sémiotisés avec profit. Mais, du point de vue discursif et déjà contextualisé qui est le nôtre, et pour l’opposer à « l’esthétique », son prédicat, qui nous intéresse davantage, nous pouvons, eu égard à son étymon ars (soit la grecque), la voir comme une « industrie » culturellement et socialement sanctionnée et valorisée, un savoir-faire historique ou une suite plus ou moins continue de résolutions de problèmes techniques de création ou réalisation d’une œuvre concrète et/ou conceptuelle – cette dimension historique, « en avant » pour reprendre l’expression de Rimbaud, rendant compte de la difficulté à définir ce domaine qui a érigé comme valeurs la réflexion autotélique, la nouveauté et la remise en question des principes de ce qui a déjà été fait. Néanmoins, si les objets sont considérés comme des « objets-textes »4 déjà formatés par des médiatisations, des « discours autorisés » (titre, auteur, commentaires…5), des médiations qui formatent ou virtualisent des compétences, l’assomption des catégorisations des objets, parmi lesquelles celles artistiques et axiologiques afférentes, est souvent aussi partie prenante dans les énonciations discursives et passionnelles des objets par les spectateurs, les publics. La question d’une ou plutôt des définitions présupposées de l’art semble donc à nouveau émerger, mais d’une nouvelle manière moins « théorique » (au sens d’« idéel ») et plus en termes d’adéquation ou de tensions entre des valeurs potentialisées et celles virtualisées par l’objet.
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Jacques Geninasca, « Le regard esthétique », Documents sémiotiques, 1984.
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Sémiotique des passions (avec Jacques Fontanille), Seuil, 1991 & L’imperfection, Périgueux, Fanlac, 1987.
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Herman Parret, Esthétique de la communication. L'au-delà de la pragmatique, Bruxelles, Ousia, 1999 (version anglaise 1993).
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Eric Landowski, « En deçà ou au-delà des stratégies, la présence contagieuse » in Sémio 2001, J. Fontanille et M. Renoue éds, cd-rom, Limoges, PULim.
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Eric Landowski, « Avoir prise, donner prise », Nouveaux Actes Sémiotiques 112, 2009.
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Marie Renoue, Sémiotique et perception esthétique, Limoges, PULim, 2001 & « Analyse sémiotique de la perception d’un objet naturel », Nouveaux Actes Sémiotiques 48, 1996.
Quid de l’esthétique ? des objets esthétiques ? Il est courant de différencier l’esthétique proprement-dite de l’esthésie, c’est-à-dire l’évaluation – jugement évaluatif ou catégoriel suivant les « grammaires de style » des historiens de l’art, les formes baroques, classiques d’A. Riegl ou d’H. Wölfflin étudiées par A.-J. Greimas, J.-M. Floch, Cl. Zilberberg … – de l’, défini par le Bailly, comme une « capacité de percevoir par les sens et l’intelligence ; sensation ». Sur ces sensations ou émotions, ce que pourrait être un « objet perçu esthétiquement », nous disposons depuis une trentaine d’années des études des « êtres de papier » et de leurs états d’âme tels qu’ils apparaissent dans les textes des XIXe et XXe siècles. J. Geninasca6 a ainsi analysé une saisie dite « impressive », configurationnelle, rythmique ; A.J. Greimas7 a traité de l’imperfection et des passions ; H. Parret8 de communication esthétique et de communauté affective – et, plus récemment, E. Landowski de présence contagieuse9 et du rapport esthétique aux choses10. A partir de ces différentes études sémiotiques, l’esthésie a finalement été abordée comme un parcours corporel, cognitif et sensible, aspectualisé (un procès en cours) et tensif, comme la modalisation et les modalités d’une énonciation pragmatique et noologique – plus ou moins cognitive et plus ou moins sensible11.
- Note de bas de page 12 :
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Manar Hammad, « L'espace comme sémiotique syncrétique », Actes Sémiotiques-Bulletin VI, 27, 1983.
- Note de bas de page 13 :
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Joseph Courtés, Analyse sémiotique du discours - de l’énoncé à l’énonciation, Hachette, 1991, p. 246.
De fait, il s’agit d’attaquer les objets par le biais de leur possible énonciation corporelle, sensible et cognitive. Comment traiter plus précisément d’énonciation visuelle ? En sémiotique, contrairement à ce que proposent la sociologie, les études en communication ou même M. Hammad12, on n’use pas d’enquêtes sur les réceptions « réelles » ou attestées – par suspicion peut-être quant à la valeur justement véridictoire de ces enquêtes, conçues, interprétées et souvent orientées, aussi parce que les résultats obtenus par des enquêtes « ouvertes » sont, en esthétique et dans le domaine de l’art, parfois pauvres en raison de la difficulté entre autres de leur verbalisation, ce que les artistes, les écrivains et les philosophes semblent plus à même de réaliser. La sémiotique, depuis longtemps, ainsi qu’en atteste le Dictionnaire de 1979, distingue l’énonciation énoncée de l’énonciation proprement dite, la praxis énonciative. Dans le Dictionnaire ou chez J. Courtés, la distinction est fortement soulignée ; la première est affaire de simulacres énoncés, c’est une « instance proprement linguistique ou, plus largement, sémiotique, qui est logiquement présupposée par l’énoncé et dont les traces sont repérables dans l’énoncé »13.
- Note de bas de page 14 :
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Jacques Geninasca, « Pour une sémiotique littéraire », Actes Sémiotiques-Documents 83, 1987.
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Michael Schulz, Christina Vogel, « La praxis énonciative », Nouveaux Actes Sémiotiques 41-42, 1995.
Qu’en est-il de ces « traces » énoncées en visuel ? Au regard du pôle énonciateur inaugural ou originel, comment imaginer un texte qui ne conserverait pas « des traces », celles « du geste qui lui a donné vie », pour reprendre l’expression de J. Geninasca14 ? La ligne ou le point valent aussi comme traces d’un tracé réalisé : c’est là une question de point de vue, avant d’être une question de véridiction, de fiducie ou de valeur énonciative de la trace (la trace laissée a-t-elle été créée après coup, dans quel but, pour référer à quel genre ou quelle pratique artistiques, … ?). Au regard du pôle récepteur ou second de l’énonciation discursive, la question devient celle de la trace ou de la place d’un observateur installé dans le texte pour orienter le spectateur. L’article connu de M. Schulz, sur le Serial Project de Sol Le Witt15, analyse le désarroi du spectateur non orienté, devant un texte sans instance observatrice énoncée ; et il propose alors l’analyse sémiotique d’une « autre forme d’énonciation », la « praxis ». Dans notre étude en 1995 des vitraux conquois de Pierre Soulages, les formes valaient bien, du point de vue de l’énonciation énoncée, comme traces à lire, celles d’une pratique verrière ancienne, traditionnelle, de gestes producteurs amples, puissants et directs, sans repentirs dans l’orientation ; avec l’embrayage d’une instance énonciatrice spectatorielle était potentialisée une « praxis », soit un suivi de la trace en tant que stries avec leurs rythmes et leurs tensions, suivant une orientation de gauche-droite (ascensionnelle) ou de droite-gauche (descendante) – une différence qui n’est pas anodine pour les valeurs sémantiques et axiologiques en jeu dans un édifice religieux. Parler d’énonciation visuelle, c’est donc voir les formes comme des contraintes orientant la visée-saisie ; mais se pose fatalement la question des présupposés de l’énonciation, du « choix » entre les contraintes « ouvertes » imposées par la forme de l’expression. Ce sont là des questions de compétences du sujet – et pour une analyse des contenus et pas seulement des opérations discursives en jeu, il y a nécessité de définir au préalable ces compétences.
Vitraux (1994) de Pierre Soulages dans l’abbatiale Sainte-Foy de Conques : déambulatoire et tribune
2. Question de sujet compétent et d’outils sémiotiques
- Note de bas de page 16 :
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Jacques Geninasca,Vogel Christina, Thut Martin et Schulz Mickael, « Le discours en perspective », Nouveaux Actes Sémiotiques 10-11, 1990, p. 25.
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Michel Thévoz, « Le sémioticien ventriloque », Analyser le musée, CdRS, Université de Neuchâtel, 1995, p. 151.
- Note de bas de page 18 :
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Eric Landowski, « Le papillon tête-de-Janus », Actes Sémiotiques 110, 2013. Consulté le 8 janvier 2014 sur : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1540
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1993, op. cit..
- Note de bas de page 20 :
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Rappelons l’intérêt de certains travaux en sciences cognitives pour définir ce sujet sémiotique culturel et historique, en particulier ceux de Fr. Varela. L’approche cognitive de F. Varela et alii s’inscrit dans la tradition phénoménologique d’E. Husserl et M. Merleau-Ponty et à la suite de l’approche génétique de J. Piaget (Varela et alii 1989, p. 15). Alternative à la « représentation » qui présuppose un monde prédéfini, la théorie de l’enaction qu’il élabore pose la prédominance de l’action, du faire-émerger : si la clef de voûte de la cognition est sa faculté à faire-émerger la signification, c’est donc que l’information n’est pas préétablie comme un ordre intrinsèque, mais qu’elle correspond aux régularités émergeant des activités cognitives elles-mêmes (1989,op. cit., p. 122). Dans ce cadre, le sens commun est défini comme l’histoire physique et sociale de notre couplage au monde. (1989,op. cit.,p. 99)
En amont de la question méthodologique posée par J. Geninasca : « comment remonter de l’objet-texte textualisé au discours et à son sujet ? »16, se pose celle de la définition de ce sujet de la praxis énonciative. Il n’est pas, nous l’avons écrit supra, celui statistique et abstrait qui, construit par les enquêtes, semble néanmoins reposer sur un terrain plus concret et réaliste. Le « sujet moyen », ni spécialiste ni béotien, envisagé autrefois pour instancier les analyses sémiotiques des textes n’a plus cours. Dès 1995, lors d’une rencontre autour des musées, Michel Thévoz se montrait très critique envers le sémioticien, taxé d’« inconscient ventriloque », « qui [s’excepterait] du champ d'observation tout en procédant par présomption, projection ou attribution à autrui de ses propres réflexes. »17. L’avantage de cette critique, comme de toute critique, est de souligner un défaut et ici la nécessité d’assumer un point de vue bivalent : celui du sémioticien analyste et celui du sujet énonciateur analysé. Il ne s’agit certes pas de proposer un point de vue strictement personnel et limité – l’évocation d’un panel de parcours énonciatifs potentiels et l’accent mis sur l’objet permettant de complexifier la réflexion – mais d’assumer la subjectivité ou l’implication du sémioticien, ainsi que le proposait récemment E. Landowski en ces termes : « la démarche objectivante n’exclut pas la possibilité d’une pratique sémiotique plus réflexive. »18. Par ailleurs, cette subjectivité peut sembler moins limitée ou « individualiste », si l’on présuppose que le « Je » est, malgré ses différences, aussi comme « un autre ». Plutôt que la singularité, nous pouvons en effet postuler une « communauté » de points de vue, le partage des compétences sémiotiques, perceptives et sensibles convocables lors de sémioses, la participation du sémioticien à une culture commune, à une morphologie commune ou à une « communauté affective », pour reprendre le mot d’H. Parret19. L’énonciation apparaîtrait ainsi comme une forme ni universelle ni individuelle de relation entre un sujet et un monde qui ne sont ni anhistoriques ni « acculturels »20, ni hors contexte.
- Note de bas de page 21 :
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Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, texte établi par Cl. Lefort, Paris, Gallimard, 1964.
- Note de bas de page 22 :
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Maurice Merleau-Ponty, Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, p. 36.
- Note de bas de page 23 :
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2007, op. cit..
- Note de bas de page 24 :
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A. J. Greimas, 1966, p. 9.
Les énonciations contextualisées étudiées, tout en prétendant à une généralisation, ne seraient donc pas impersonnelles et désincarnées – même si elles peuvent être impersonnelles au sens de non-intentionnelles ou de non-maîtrisées. L’apport de la phénoménologie pour définir ces relations énonciatives est, on le sait, important ; elle a en effet mis l’accent sur la relation perceptive (« l’entrelacs du visible et du voyant » de Merleau-Ponty21), sensible et corporelle (le « sensorium et motorium » de Merleau-Ponty22) et sur différentes formes de saisie et visée, d’expériences. D’un point de vue dynamique, elle a esquissé une syntaxe relationnelle en traitant d’« anticipation perceptive » achoppant ou non (d’où l’analyse de la surprise comme saisie excédant la visée ou l’anticipation), d’« aperture » de la visée (la protensivité hjelmslévienne), de prise et d’embrayage, d’accommodation (concept mis à l’honneur par le psychologue J. Piaget) ou d’ajustement (que l’on peut rapprocher de « l’opportuniste » de Landowski23… Il n’est nul besoin de rappeler les références à la phénoménologie de Sémantique structurale24 évoquons seulement les accents merleau-pontiens du Dictionnaire de 1986. Au sujet des mécanismes de l’énonciation, celle-ci est en effet définie comme « visée du monde », « relation orientée, transitive, grâce à laquelle le sujet construit le monde en tant qu’objet tout en se construisant lui-même. » Assumer la thèse d’une codéfinition ou interaction entre les instances subjectales et objectales est vraisemblablement ce qui permet de traiter d’énonciation visuelle à partir de l’objet contextualisé. Ce qui serait alors à décrire, c’est une relation vue comme une expérience en cours, une relation perceptive multimodale – corporelle, cognitive, sensible –, complexe et dynamique – variée et variable.
- Note de bas de page 25 :
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Cf. par exemple, l’étude narrative de la coloration des vitraux de Soulages in Renoue 2001, op. cit..
- Note de bas de page 26 :
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Sur la relation entre plaisir et compréhension, cf. Geninasca, 1984, op. cit..
- Note de bas de page 27 :
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Si ce concept de chair semble renvoyer au corps sensible, intégrateur et intégré au sensible, M. Merleau-Ponty précise dans Le Visible et l’Invisible (1964, op. cit. & 1999, op. cit., p. 189) : « Encore une fois, la chair dont nous parlons n’est pas la matière. Elle est l’enroulement du visible sur le corps voyant, du tangible sur le corps touchant, qui est attesté notamment quand le corps se voit, se touche en train de voir et de toucher les choses, […] ».
Que devient alors la démarche sémioticienne devant un objet ? De quels outils d’analyse dispose-t-elle ? Ils sont en fait relativement variés. L’analyse peut ainsi se concentrer sur les modalités de la présence de l’objet – soit sa saillance ou son aspect, les modalités temporelles ou spatiales de sa visibilité, de son camouflage … – ; sur les figures, les traits plastiques ou configurations figurales et matiéristes ; sur les modalités d’émergence des formes de l’expression25 ; sur l’inscription, également facteur de saillance et porteur de valeurs axiologiques, de l’objet dans divers paradigmes génériques ou de référence … Comment passer de l’objet au sujet ? des configurations à l’esthésie ? Des inférences peuvent paraître évidentes d’un point de vue psychologique : celles qui associent des modalités d’apparition à des modes de visée-saisie – comme la surprise, l’approche ... –, des observations attentives des formes au plaisir de reconnaitre, savoir ou comprendre26, des catégories figurales comme le rythme, les tensions ou la densité aux ressentis de la « chair » … Mais si ces trois termes semblent particulièrement pertinents dans l’étude du sensible en raison peut-être de leur bivalence – le rythme, la densité et la tension pouvant aussi bien désigner les syntagmes configurationnels d’un objet que les motions corporelles des sujets –, comment justifier cette isomorphie extéroceptive et interoceptive, cette « intercorporéité » dont on parle dans les analyses esthétiques ? Une manière toute merleau-pontienne de sortir de l’aporie est de poser une réversibilité du voyant-visible, du touchant-touché, de parler de « chair » et d’entrelacs du sujet et du monde27. Dans l’exemple que nous avons donné auparavant des vitraux de Soulages, il s’agissait plus modestement ou prudemment d’un suivi du regard sur des formes capables de lui insuffler une certaine orientation, une vitesse ou un rythme, de mouvements du corps.
- Note de bas de page 28 :
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Pour une présentation du dispositif, cf. Laganier Vincent, « James Turrell : Space division constructions », Actualités de la scénographie 113, p.16-21, Nantes, AS SARL éd., 2000.
- Note de bas de page 29 :
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Merleau-Ponty, 1945, op. cit., p. 94.
- Note de bas de page 30 :
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Georges Didi-Huberman, L’homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001.
- Note de bas de page 31 :
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Bernard Andrieu, Les avatars du corps, Montréal, Liber, 2011, p. 37.
Avant de proposer quelques pistes pour l’analyse des supports et pour en montrer aussi la difficulté, il convient peut-être de rappeler quelques éléments d’une étude sémiotique d’un objet particulièrement adapté à la méthode décrite auparavant, les Light pieces de James Turrell présentés à Avignon lors de l’exposition, La beauté 200028. Ces œuvres ont la particularité de ne présenter ni image, ni objet concret, ni référence explicite ; il s’agit simplement de lumière colorée et d’un espace qui apparaît plus comme un contenant qu’un support, plus précisément il s’agit d’un volume atmosphérique lumineux et coloré, « apparemment » compact, qui occupe un espace dont les limites sont invisibles (brouillées par la lumière colorée contenue). Dans une telle œuvre, la visée pro-tensive est de fait débrayée, sans point d’appui, sans rection. La saisie, expansive sur et dans cette opacité lumineuse, ne peut être discrétisante. Avec cette modalisation ou plutôt dé-modalisation de la perception visuelle, c’est aussi la dimension sensori-motrice de l’expérience qui entre en jeu : la dynamique protensive du corps est perturbée par la densité illusoire de la lumière opaque. Devant cette difficulté à avancer contre et dans la lumière, « les habitus du corps », pour reprendre un terme merleau-pontien, sont débrayés, comme aussi le sens « naturel » que l’on a de la situation, notre « marge d’existence impersonnelle »29. Dérangeante et invitant peut-être au moins momentanément à une recatégorisation substantielle de la lumière, l’expérience vécue pourrait ainsi être une intensification de la valeur haptique de la texture du visible, une réversibilité des enveloppes corporelles, suivant l’analyse qu’en propose G. Didi-Huberman30, ou encore une forme de « décorporation sensorielle », suivant l’expression utilisée cette fois par B. Andrieu pour traiter des « avatars du corps »31 .
3. Petite contribution à des supports qui passent par Arles.
- Note de bas de page 32 :
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La difficulté est aussi d’ordre terminologique : convient-il de distinguer le support du matériau ? pour quels types d’objets et en quels termes ?
Comment se pose la question du « support » dans le cadre de cette approche de l’énonciation perceptive et sensible ? Elle demande d’abord de distinguer le support ; ce qui est à la fois affaire d’abstraction et de réflexion et aussi relatif au point de vue et à l’objet privilégié. Au regard des couleurs changeantes des vitraux de Soulages, le support d’apparition peut être identifié non à l’objet visé – les couleurs – mais au verre posé et précisément situé dans l’abbatiale, à ce qui, contigu ou en relation, semble pouvoir au moins en imagination lui être disjoint ; et l’étudier, c’est étudier entre autres sa factitivité, ce qu’il fait apparemment et qui détermine en partie son apparence colorée, soit : son jeu de réflexion partielle et de transmission-diffusion de la lumière et des couleurs du paysage alentour dans sa masse qui de facto s’illumine et se colore. Si l’abstraction ou l’analyse d’une relation entre « apport et support » n’est à première vue pas impossible, même si, contestable, elle rappelle ici surtout l’opposition aristotélicienne entre substance et accident, les Light pieces de James Turrell sont d’emblée plus problématiques. Le support, est-il dans ce cas l’espace qui englobe ou contient la lumière et disparaît sous son « hôte » ? ou l’atmosphère colorée, étrange et inconsistante qui perturbe la sensation et la perception du vide et du plein ? Quel sens prendrait ici le mot support et y a-t-il un intérêt à l’envisager ou bien tout simplement n’est-il à postuler que pour certaines pratiques artistiques projectives – ainsi que nous le ferons infra ? Avec la détermination de l’objet pris en compte et de son éventuel support se pose donc la question de la définition de celui-ci32, de son action dans l’expression des phénomènes, de l’impact de sa situation sur son action et son état, de son étendue aussi – surface ou masse translucide et non transparente des verres des vitraux – et de sa consistance. Autant dire que le sujet abordé par Anne Beyaert-Geslin est d’importance, même si, ainsi que le souligne M.-G. Dondero, la distinction entre « support et apport » est difficile et si l’opération d’abstraction, de délimitation et discrétisation à faire devant un objet exposé n’est pas toujours facile ou possible.
Abordant le support par l’angle de l’énonciation visuelle – vraisemblablement plus délicat à suivre que celui de la création artistique –, nous proposerons donc des pistes de réflexion plus prudentes et limitées sur les supports en distinguant d’abord ceux qui, dans l’univers artistique qui nous intéresse, sont des supports de médiation, de ceux qui sont supports de manifestation dans les arts projectifs. Traiter des premiers, c’est en quelque sorte retrouver la question du contexte et de son impact. Les seconds, espaces de manifestation (toile, écran, négatifs ou tirages photographiques), apparaissent d’emblée comme la condition sine qua non nécessaire pour recevoir les pigments, l’émulsion ou l’empreinte photographiques … ; ils accompagnent les arts de la projection qui demandent un support-liant, une prise.
- Note de bas de page 33 :
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Rappelons seulement que Marcel Duchamp a joué de cette valeur performative des espaces et supports d’art et l’a de fait interrogée, en exposant son « urinoir ».
Comment aborder d’abord et plus précisément le support comme dispositif et élément du contexte ? Rappelons rapidement d’abord une évidence : loin d’être négligé, le contexte est déterminant en sémiotique, mais sa définition est oppositionnelle, orientée, donc dépendant du point de vue du spectateur. Est contexte, ce qui n’est pas l’objet visé, donc un « fond » sémantique et visible où celui-ci se présente ; un reste non considéré directement, donc doté de valeurs plus fixes ; un actualisateur, intensificateur de valeurs aux plans de l’expression et du contenu, capable de « colorer » l'objet ou d'interagir avec les valeurs sensorielles et sémantiques de celui-ci – d’où d’éventuelles tensions entre leurs valeurs respectives lorsqu’elles sont culturellement trop prégnantes pour être virtualisées. Rapprocher la question du support de celle du contexte, c’est dire qu’il est analysable, comme le contexte, pour son expression et ses fonctions, soient la modalisation de la valorisation33 et de la perception de l’objet qu’il « supporte », qu’à moins de provoquer des tensions remarquables, il jouit d’un déficit de visibilité – il fait voir plutôt qu’il est vu.
- Note de bas de page 34 :
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Sur l’exposition et les supports, W. Benjamin écrivait en 1936 : « Un buste peut être envoyé ici ou là, il est plus exposable par conséquent qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un temple. De même, le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l'ont précédé. » Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, traduction de L. Duvoy, Paris, Allia, 1936 (2012).
- Note de bas de page 35 :
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Citons un seul exemple, celui de la forme des supports rupestres dans l’art préhistorique qui, comme à Pech-Merle, semble avoir virtualisé des formes isomorphes de peintures.
Le support, comme espace nécessaire de manifestation des arts projectifs, modalise évidemment la présence-perception de l’image, la possibilité même de son exposition, si l’on en croit W. Benjamin34, et il est analysable aussi bien comme un « objet impressionnable », c’est-à-dire comme porteur de traces, que comme un « sujet » actif : un support-liant agissant qui trie, reçoit, réfléchit et retient ; un support qui fige ou non ; un support invariable ou non, duplicable ou non ; voire même un support qui provoque ou influence le motif35 … Avec sa factitivité se posent la question de ses valeurs matiéristes, axiologiques … et aussi celle de sa saillance. Car, s’il semble difficile de l’abstraire de son « apport », c’est que l’image qu’il supporte assure à la fois son statut de support et lui vole la vedette en termes de visibilité. Néanmoins, si, comme nous l’avons vu plus haut, la variation des motifs permet de l’abstraire même de manière imparfaite, ce sont assurément leur changement et leur originalité qui peuvent leur « rendre justice ». C’est ainsi qu’aux Rencontres photographiques d’Arles 2013, Arles in black, la variété des supports et des techniques a pu assurer leur saillance – et ce, d’autant plus facilement que la grande majorité des œuvres exposées ressortissait du même genre artistique, la photographie.
- Note de bas de page 36 :
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Premier festival photographique de l’hexagone inauguré dès 1970 par J.M. Rouquette, M. Tournier, L. Clergue et M. Cordesse, les Rencontres photographiques d’Arles ont fait de l’exposition des innovations (photos numériques, vernaculaires …) leur marque distinctive. Aussi Fr. Hébel souligne-t-il le paradoxe et « l’esprit de découverte » qui auraient guidé cette édition in black (in www.rencontres-arles.com).
- Note de bas de page 37 :
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Françoise Bastide, « Le traitement de la matière », Actes Sémiotiques-Documents IX, 89, 1987, p. 14.
- Note de bas de page 38 :
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Jacques Fontanille, « La sémiotique de l’empreinte » in Sense and sensibility, P. Violi et M.P. Pozzato ed, Milan, Versus, 2003. Consulté le 8 janvier 2014 sur : http://www.unilim.fr/pages_perso/jacques.fontanille/textes-pdf/Clempreinte.pdf.
Que cette 44e édition du premier36 festival français de la photographie soit un objet tout à fait adapté pour traiter des supports, son intitulé même l’indique, comme aussi l’édito de son directeur, Fr. Hébel. Pour présenter le projet d’Arles in black, celui-ci évoque en effet en quelques mots l’histoire de la valorisation artistique du noir et blanc, puis celle de son déclin à partir des années 1990 et de sa disparition après 2000 – avec le changement concomitant des médiums ou supports : « l’abandon de l’album de famille et de photo peinte, l’apparition des tirages plus grands, des installations, diffusions numériques … », mais aussi « la disparition du mystère du révélateur et de l’artisanat de la chambre claire » (in www.rencontres-arles.com). Ce qui est ainsi souligné, c’est la dimension fondamentalement historique de la photographie, qui, technique, sujette au rythme relativement accéléré des innovations technologiques et à celui plus lent des changements de valeurs, a vu se transformer ses pratiques de production, de diffusion et de réception, un savoir-faire parfois perdu dont l’exposition présentera des réactualisations ou des témoins. La question du support prend évidemment dans le cas de la photographie une importance non seulement fondamentale mais aussi particulière parce qu’il est l’objet de différents savoir-faire – dont Fr. Bastide a pu analyser une variante en traitant des plaques photographiques inventées par les frères Lumière avec une suite d’opérations allant de l’étalement à la stabilisation, avec structuration d’éléments amorphes, choisis pour leurs propriétés-fonctions, superposés pour obtenir un support composé par empilement de différentes couches homogènes37 – et parce qu’il détermine, en vertu de sa matière et sa composition chimique, la trace laissée par l’empreinte lumineuse, sa précision, sa luminosité et sa couleur. J. Fontanille le souligne en conclusion de son article sur l’empreinte : « celle-ci ne procure jamais une correspondance exacte et complète, […] parce qu’elle est soumise d’un côté aux propriétés du substrat matériel […] et de l’autre au modus operandi […] »38. Autant dire que le choix du support, son traitement sont déterminants pour la réalisation de la photographie argentique ; avec le numérique, le chimique est remplacé par l’agencement des pixels (et de leurs photo-sites) sur le capteur garant de la précision ou plus précisément de la possibilité d’agrandir les formats des images – et le modus operandi de la chambre noire devient celui de l’ordinateur ou de l’appareil qui a accumulé toutes les fonctions de prise, de traitement et de support ou moyen de diffusion.
Qu’en est-il plus précisément à Arles des supports photographiques au regard des distinctions proposées auparavant ? Peu de diaporamas dans l’exposition, ce sont les supports fixes qui sont privilégiés, offerts au regard du spectateur maître de son temps d’observation et parfois même fortement valorisés par le dispositif de présentation, derrière les verres des cadres ou dans des vitrines. En fait, ces dispositifs ou supports de présentation, que l’on pourrait voir comme porteurs ou pour le moins comme intensificateurs ou garants de valeurs, sont divers : il y a la vitrine, rarement utilisée (pour les ferrotypes de Craig J. Barber), les cadres très nombreux qui font coffrage ou non (ceux des photographies de Lauren Bon, de Martin Becka, de la série « Argent » de Wolfgang Tillmans, de la collection Raynal Pellicer …) et puis il y a la réduction ou l’absence de distinction entre support de manifestation et support de médiation : ainsi certaines photographiques numériques de Wolfgang Tillmans sont-elles présentées comme des tirages « jet d’encre sur papier » simplement accrochés au mur par des pinces, quand la plupart des photographies de l’exposition Transition sont parfaitement intégrées au large panneau d’exposition qui clôt l’espace. La question que l’on peut se poser est évidemment celle de la valeur précise de ces supports d’exposition ; notons seulement, outre le caractère plus ou vernaculaire, transportable ainsi adjoint aux photos, une certaine corrélation entre la complexité du dispositif et certaines valeurs intrinsèques des photos.
- Note de bas de page 39 :
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Procédé mis au point en 1852 et utilisé jusque dans les années 1950, le ferrotype est une fine tôle de fer blanc recouverte d’une émulsion au collodion humide et d’un vernis noir ; après exposition et développement, elle permet d’obtenir une image positive inversée.
- Note de bas de page 40 :
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Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », 1931. Consulté le 14 décembre 2011 sur : http://etudesphotographiques.revues.org/index99.html
Quelles sont ces valeurs ? Il a l’unicité des supports photographiques : celle des ferrotypes39 dont Craig J Barber précise qu’ils ont été faits à deux reprises, l’une pour le sujet photographié et l’autre pour lui-même ; celle des images instantanées des Polaroïds de Guy Bourdin ; les papiers photographiques d’Alison Rossiter ; puis il y a les négatifs-papiers des photographies argentiques de Lauren Bon ou de Martin Becka aux formats isomorphes à celui des tirages-papier qu’ils jouxtent ; les tirages rassemblés par Raynal Pellicer qui valent ici comme documents originaux d’un travail de trucage d’avant le numérique. Mais si cette prime accordée à l’unicité peut rappeler la valorisation « auratique » des exemplaires uniques par W. Benjamin, adepte d’un Hill ou d’un Cameron antérieurs à l’industrialisation40, il n’y a pas d’indication sur l’originalité ou le nombre de tirages des photographies exposées – indices ou facteurs de leurs valeurs marchandes pour le collectionneur. L’accent est, dans les « discours d’autorité » des artistes, des commissaires d’exposition ou des galeristes qui ouvrent les présentations, mis sur la technicité des photographes, donc sur l’ancienneté parfois des photographies ou plus souvent des procédés de prise de vue (la caméra obscura de Lauren Bon, la chambre négatif 40/50 de Martin Becka …) et de fabrication des supports.
« Objets de valeurs », produits complexes exigeant une maîtrise technique et chimique des procédés de fabrication, surfaces d’impression fragiles et nécessitant une gestion de la durée de la prise de vue parfois étonnante (cf. les 2 à 3 heures d’exposition nécessaires pour imprimer les fragiles négatifs réalisés par Martin Becka photographiant un Dubaï de fait vidé de ses éléments animés, humains, voitures …), les supports négatifs et de tirage valent en effet dans ces textes surtout comme témoins ou exemplaires d’un savoir-faire ancien et presque perdu. Craig J. Barber, au sujet de Working the land, évoque ainsi son choix « du procédé du collodion humide/ferrotype pour son intemporalité et son esthétique qui fait écho à un temps où nous étions tous proches de la terre » ; Lauren Bon présente une œuvre taxée de « retour en arrière », Silver and water (2010), réalisée en camera obscura avec négatifs papier et tirages gélatino-argentiques et J.P. Quignaux parle d’« archéologie du présent », de « collapse temps » pour commenter Dubaï Transmutations (2008) de Martin Becka, réalisé en négatif papier ciré viré à l’or, selon un procédé mis au point en 1851 par Le Gray.
Craig. J. Barber (1947, USA) : Working the land, procédé du collodion humide/ ferrotype sur des plaques 20/25 cm
Martin Becka (1956, rép. tchèque) : Dubaï Transmutations, 2008
travail avec une chambre photographique 40/50
négatif papier ciré réalisé et tiré le jour-même ; tirage-contact sur papier salé viré à l’or (procédé Le Gray, 1851)
Mettre ainsi l’accent sur les techniques artisanales de prise de vue et de fabrication des supports, c’est évidemment affirmer la multiplicité des choix qui s’offrent aux photographes contemporains (les photos de Martin Becka datent de 2008, celles de Lauren Bon de 2011), c’est présenter quelques bribes ou témoins d’un paradigme historique de la photographie traversé de révolutions technologiques et c’est aussi banaliser le numérique au sein de ce paradigme – en présentant des manipulations mais aussi des vues étonnantes d’avant les trucages numériques (par exemple le Dubaï de Martin Becka vidé de ses habitants ou les photos du corps contorsionné d’Arno Rafaël Minkkinen). Ainsi, l’exposition de Raynal Pellicer présente-t-elle des photographies de presse de 1910 à 1970, désignées comme des « épreuves de travail corrigées, parfois truquées » témoins d’un métier autrefois et partout courant – « avant Photoshop ». Décrivant son travail comme une « ode à l’époque antérieure au numérique », Alison Rossiter use de papiers photographiques anciens dont elle indique toujours la date de péremption. Temporalités du papier photographique, de la technique de production des supports négatifs ou positifs, des formes manuelles de retouches apparentes sur les épreuves argentiques ou encore durée exigée par le négatif pour la « prise » de vue : le support signifie de différentes manières le temps – un temps qui s’accorderait ou non, d’après les photographes (Craig J. Barber, Martin Becka …), avec celui des motifs photographiés.
En plus du « temps », d’autres œuvres indiquent la valeur des qualités d’un matériau particulier qui fait contraste et celle d’un savoir-faire artistique ou artisanal qui laisse des « traces » visibles et matérielles de manipulations. Ainsi, si les œuvres évoquées plus haut jouent de la granulosité des papiers, de la finesse ou douceur des rendus et de la matité ou brillance des papiers et des ferrotypes, Antony Cairns produit LDN en développant sur des feuilles d’aluminium pré-enduites, un film 35 mm manipulé, solarisé, une « photographie [qui] porte en elle-même la preuve de sa fabrication, les accidents et incidents impliqués dans l’apparition de cette image », d’après I. Jeffrey. Et, les tirages des photographies numériques de la série Silver de Wolfgang Tillmans montrent les dépôts laissés lors de leur développement par des machines sales, des « traces de saleté et de sel d’argent ».
Antony Cairns (1970, Londres) : LND
films 35 mm partiellement développés et solarisés, plongés dans le révélateur 5 mn,
planches contacts d’internégatifs et développement sur feuilles d’aluminium
4. Quelques propositions pour continuer l’étude
Cette évocation rapide de quelques supports photographiques visibles lors d’une exposition indique l’intérêt de leur étude sémiotique. Nous les avons vus comme « objets de valeurs » porteurs de valeurs culturelles et sémantiques dont les discours de médiation se font les promoteurs ; comme des « objets d’énonciation » porteurs des traces de leur production ; comme des objets produits, techniques, analysables dans le cadre d’une sémiotique de la matière telle que celle développée par Fr. Bastide en 1987 ; ou encore comme des « objets-choses » dotés de qualités perceptibles, matiéristes (la solidité, la densité, la granulosité, la matité …) qu’une sémiotique de la perception et du sensible pourrait fort bien prendre en charge.
Notons enfin que le support est aussi et surtout visible en marge, comme bordure, c’est-à-dire non seulement comme « le dessous », mais aussi le « à côté » des motifs – un « à côté » qui assure la saillance que le motif « apporté » lui vole. Cette fonction de marge ou de bordure, avec la dynamique centripète, internalisante ou déstabilisante propre des cadres, fait du support un espace à la fois de manifestation et de médiation. Et le traitement de cette bordure-marge n’est pas « rien », en regard de cette capacité dynamisante. Aussi, certains auteurs, comme Antony Cairns et Wolfgang Tillmans, mesurent-il les marges régulières ou irrégulières de leurs photos centrées ou non, tandis que Martin Becka donne à voir, sur les bords réguliers de son tirage papier, le cadre-support du négatif papier. Sans marge, les tirages bord-à-bord de Craig J. Barber laissent seulement voir quelques éclats lumineux de la tôle de fer et des résidus de vernis noir, tandis que l’exposition Transition, consacrée à l’Afrique du Sud et coproduite par les Rencontres photographiques d’Arles et le Market Photo Workshop de Johannesburg, en faisant varier le mode de présentation des photographies encadrées ou non, délimitées ou non sur le panneau d’exposition, joue avec l’expansion du support-mur.
Vue de l’exposition Transition, une mission photographique collective menée entre 2012 et 2013 par douze photographes français et sud-africains autour du territoire de l’Afrique du Sud et du rôle de la photographie dans la représentation et la réinterprétation de ce pays.
A plus d’un titre, l’étude des supports semble donc pouvoir réactiver et relancer des analyses et des problématiques sémiotiques, des investigations pratiques et théoriques.