Le système du croire. Crédence et croyance
Tiziana Migliore
CiSS, Université d’Urbino Carlo Bo
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Mots-clés : cérémonie, crédence, croyance, figurativité, poison
Auteurs cités : Daniela AMBROSINI, Guillaume APOLLINAIRE, Pellegrino ARTUSI, Claudio BENPORAT, Sergio BERTELLI, Jacob BURCKHARDT, Alberto CAPATTI, Vincenzo CERVIO, Vincenzo CORRADO, Giuliano CRIFÒ, Giorgio CUSATELLE, Cristoforo DA MESSISBUGO, Umberto ECO, Norbert ELIAS, John EMSLEY, Cesare EVITASCANDALO, Emilio FACCIOLI, Imma FIORINO, Jean-Louis FLANDRIN, Mattia GIEGHER, Algirdas J. GREIMAS, Henry HAVARD, Eric LANDOWSKI, Giulia LAZZARI TURCO, Francesco LIBERATI, Andrea MANCIULLI, Gianfranco MARRONE, Stephen MENNEL, Sindey W. MINTZ, Massimo MONTANARI, Gianni MORIANI, Herman PARRET, Marcia REED, Raffaella SARTI, Bartolomeo SCAPPI, Emanuela SCARTPELLINI, Bartolomeo STEFANI, John Samuel THOMPSON, Giorgio VASARI, Giovanni VIALARDI, Maria VIALLON-SCHONEVELD, Eugène VIOLLET-LE-DUC, Alvise ZORZI
Le goût des aliments à table est lié, plus qu’on ne le pense, à de bons et mauvais gouvernements, à de bons et mauvais comportements : loin de se limiter à susciter des réactions esthétiques, il agit physiquement et pathémiquement sur le corps, en le bouleversant de manière positive ou négative. Les motions intimes énoncent leur verdict en cuisine. Elles permettent de juger rapidement de la fiabilité d’un vendeur ou d’un donneur. De sorte que de gustibus non disputandum quand l’objet du goût sont le beau et le laid, certes ; mais s’il s’agit du bon et du mauvais des aliments eux-mêmes, qui rencontrent le corps propre et surtout la chair, la dispute est assurée. Ce n’est par hasard que la première chose que nous faisons lorsque quelqu’un se sent mal après un repas est d’enquêter pour savoir si ses convives ont partagé la même nourriture. Les goûts bons et mauvais sont corrélés d’une manière semi-symbolique au bien et au mal.
1. Bon : mauvais : : bien : mal
Quelle que soit la façon dont les gens et les cultures conçoivent le « bon » et le « mauvais » – pour les Thaïlandais les sauterelles, frites ou bouillies, sont plus succulentes qu’en Italie des pâtes –, le programme de base en cuisine reste le bien manger, la volonté d’améliorer l’état des choses. Le bon est l’objet de valeur visé par l’art culinaire, toujours considéré comme une euphorie à penser et à préparer (Marrone, éd., 2015). Aujourd’hui, avec le retour de l’artisanat et du km zéro, un biscuit « laid mais bon », une reinette piquée, sont culturellement préférables à des produits parfaits et très chic. Inutile de faire « digérer » le contraire : à l’opposé de ce qui se passe dans les arts canoniques, le « mauvais mais beau » dans l’art culinaire fonctionne peu.
Cuisiner, c’est produire de la bonté, en prenant le risque d’obtenir l’absence de goût ou même le dégoût. Les futuristes, qui avaient compris ces dynamiques, ont voulu « reconstruire l’univers » girando la frittata (Fabbri, 2010) : par provocation ils ont incité les gens à prendre pour bonnes des mixtures répugnantes. Récits modernes et anciens ont mis en évidence la relation entre le jugement du corps et le jugement moral : Montalbano tente de convertir la pègre en trouvant justice dans les mets d’Adelina, « de céleste bonté », préparés « comme Dieu l’ordonne » (Marrone, 2018) ; la pomme donnée à Blanche-Neige par la vieille femme est belle et a l’air bonne, mais c’est du poison. Et le fruit qu’Ève croque dans le jardin d’Éden, celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal selon le serpent trompeur, conduira homme et femme à devenir « comme Dieu ». Pour Ève, il est « bon à manger et agréable à la vue, précieux pour ouvrir l’intelligence » (Genèse 3, 1-7), mais il est à l’origine du péché. Dès qu’Ève et Adam renoncent aux fruits de l’arbre de vie et choisissent ceux de l’arbre de la connaissance, « le sol sera maudit [...], c’est à la sueur de leur front qu’ils en tireront leur pain et ils mangeront de la poussière et de l’herbe des champs, jusqu’à ce qu’ils retournent dans la terre » (ibid. pp. 14-19). Dieu condamne l’homme à la contagion – « pain » + « sueur » – et à la contamination avec des substances impures, désintégrées et mixtes – la « poussière ». C’est à la race humaine, qui a osé saisir ce goût complexe, exclusif de Dieu, de se racheter, en essayant toutes sortes de saveurs pour apprendre à discerner le bien du mal.
On aura remarqué que le langage courant incorpore cette prise en charge du jugement moral par le jugement somatique du bon ou du mauvais : une femme qui se comporte d’une manière acrimonieuse et hargneuse est « acide » ou « amère », alors qu’on connaît des personnes « exquises », « délicieuses » et « bonnes comme le pain ». Beaucoup d’expressions idiomatiques révèlent les imbrications entre appréciation sensorielle et appréciation épistémique et morale. Quels simulacres ont été construits ? Déterminons-nous nos propres mœurs et celles des autres par le biais de bons ou de mauvais aliments ?
1.2. Nutrire sospetti. Mauvais comme du poison
Au fil de l’histoire humaine, les nombreux cas d’assassinat par empoisonnement et intoxication, perpétrés à la table du repas, nous ont appris à exercer une activité épistémique sur ce que l’on mange et ce que l’on boit, à faire confiance ou à nous méfier des aliments et donc, par relation réflexive, symétrique et transitive, de ceux qui les servent ou des patrons qui les font servir. En italien on dit « nutrire sospetti » (nourrir des soupçons) lorsqu’on soupçonne quelque chose, en nouant d’une manière significative la suspicion à la nourriture.
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Un travail de reconstruction historique et documentaire sur les poisons a été conduit par Thompson (1931), Emsley (2006) et Brown (2018).
L’histoire des poisons s’étend de 4500 av. J.-C. à nos jours1. Si les tribus et les civilisations anciennes s’en servaient comme un outil de chasse pour accélérer et assurer la mort de leurs proies ou de leurs ennemis, il est significatif que dans l’Inde ancienne, vers 350-283 av. J.-C., le conseiller et premier ministre du premier empereur Maurya, Chandragupta Maurya, conseillait déjà des précautions détaillées pour prévenir les assassinats, notamment la désignation de goûteurs pour les aliments et l’élaboration de moyens de détection du poison. On peut trouver la preuve de la connaissance des poisons dans l’Égypte ptolémaïque dans les écrits de l’alchimiste Agathodiamon, 100 av. J.-C. environ, où il cite un minéral non identifié qui, mélangé avec le natron, produit un « poison de feu », « disparaissant dans l’eau » pour prendre l’apparence d’une solution limpide. En fait, très tôt, dans diverses régions du monde, on était parvenu à obtenir des composés d’arsenic inodores et incolores, rendant les tentatives d’assassinats impossibles à détecter. Mithridate VI, roi du Pont pendant l’antiquité hellénistique, vers 114-63 av. J.-C., vivait dans la peur constante d’être assassiné par le poison. Le « Mithridatium », la panacée qu’il a découverte en associant, en petites quantités, plusieurs dizaines de plantes médicinales, a été gardée secrète jusqu’à l’invasion de son royaume par Pompée, qui a ramené à Rome le nouveau remède.
La noblesse a souvent utilisé les substances toxiques pour éliminer des adversaires politiques ou économiques. Mais le recours à ces substances a été une pratique répandue au sein de toutes les classes sociales. Tite-Live (Ab urbe condita, liber VIII, 18) décrit l’empoisonnement des membres de la classe supérieure et des nobles de Rome. L’empereur romain Néron est connu pour avoir usé des poisons sur ses proches, et même d’avoir recruté des empoisonneurs. Le prédécesseur de Néron, Claude, aurait été empoisonné à son dîner avec des champignons ou des poisons à base d’herbes qui lui auraient causé d’atroces souffrances (Suetonius, De vita Caesarum, XI). Agrippine, sa dernière épouse, est considérée comme sa meurtrière et elle est même suspectée de lui avoir administré personnellement le poison. En général, conscients de ce type de risques, les empereurs vivaient entourés de dégustateurs, de médecins et même d’empoisonneurs.
Au Moyen Âge, des fournisseurs de potions et de poisons avaient ouvert des boutiques connues sous le nom d’« apothicaireries », magasins précurseurs de nos pharmacies. Et ce n’était un secret pour personne que ceux qui achetaient chez eux le faisaient pour des raisons parfois peu légitimes. Un extrait des Contes de Canterbury (1387) de Geoffrey Chaucer met en scène un tueur achetant un poison à un apothicaire pour venir à bout d’une pullulation de rats : « L’apothicaire répondit : tu auras / une chose, que Dieu me garde, / telle que, dans le monde entier il n’existe pas de créature / qui ait mangé ou bu une confiture de cette sorte / non mais de la mouture de maïs ou de blé / car il perdra bientôt la vie [...] ». On comprend alors qu’on ne faisait pas de distinction entre les humains et les animaux. Le programme de base était l’assassinat, le programme d’usage était le poison administré par la ruse, camouflé dans la nourriture. De nombreux contes de fées européens dans lesquels le cuisinier est un meurtrier au service d’un patron infernal, cannibale par exemple (Cusatelli, 1983), témoignent de cette crainte d’être empoisonné.
À la Renaissance, le recours au poison avec des motivations répréhensibles a atteint son point culminant. On craignait de participer à un dîner, de peur que la nourriture ou les boissons n’aient été empoisonnées par l’hôte ou par l’un des invités. Le Pape Alexandre VI qui, très controversé, avait la réputation d’être un homme rude et sans pitié, était également connu pour être un meurtrier faisant usage du poison. Apollinaire (1913) décrit ce qu’il considère comme une sorte de « Recette Borgia » utilisée pour l’élimination de ses adversaires : « La Cantarella. La substance que Borgia utilisait conjointement avec l’arsenic, mais sans le savoir, était le phosphore, un secret qui avait été divulgué aux Borgia par un moine espagnol, qui connaissait aussi l’antidote spécifique, ainsi qu’un antidote pour l’arsenic, on voit donc qu’ils étaient bien armés ». Ce pape aurait lui-même empoisonné le vin qui était destiné à un convive, assis à la table du dîner, le Cardinal de Corneto. Et il serait tombé dans son propre piège. Au XVIe siècle, l’usage du poison était devenu une sorte d’art. Dans plusieurs villes d’Italie, y compris Venise et Rome, il existait des écoles enseignant les méthodes d’empoisonnement et l’art qui en était issu. Selon le Neopoliani Magioe Naturalis (1589), traité de Giovanni Battista Porta sur les subtilités de cet art, la méthode la plus efficace pour commettre un homicide à l’aide d’un poison était de le mêler au vin. Une potion très efficace préconisée dans le livre était le Veninum Lupinum, dont les ingrédients étaient l’aconit, le taxus baccata, l’oxyde de calcium, l’arsenic, les amandes amères et la poudre de verre, mélangés avec du miel. Il n’est pas étonnant qu’un arrière-goût amer dans la bouche soit encore associé au poison. Il s’agit d’un héritage culturel, renforcé par l’expérience gustative du sirop pendant l’enfance. Pinocchio ne prend le médicament qu’après avoir reçu ses morceaux de sucre !
À la fin du XVIe siècle, l’art et la mode du poison avaient été exportés d’Italie en France, où l’intoxication criminelle était devenue de plus en plus fréquente, au point d’y être décrite comme un « fléau » ou une « épidémie ». On estime que, dans les années 1570, rien qu’à Paris, une trentaine de milliers de personnes utilisaient le poison ou avaient un lien avec l’utilisation illégale du poison. Beaucoup de gens, surtout les nobles, avaient très peur d’être empoisonnés. Ils ne participaient qu’aux dîners les plus dignes de confiance, et recrutaient uniquement des serviteurs triés sur le volet. On raconte que le roi Henri IV avait tellement peur de l’empoisonnement qu’en visite au Louvre, il n’avait consommé que des œufs qu’il avait lui-même cuits et bu uniquement l’eau qu’il s’était lui-même versée.
2. La crédence
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Le point de départ de cette recherche sémiotique est d’ordre empirique. Cependant, ici plus qu’ailleurs, pour partir de ce niveau il faut avoir une idée claire de la théorie et de l’épistémologie concernées par l’objet de la recherche et que l’analyse permettra d’expliquer, d’articuler et mettre en ordre. Car la figurativité de la table est si pétrie de sens qu’on risque de n’aller nulle part si on ne regarde les choses qu’à travers leur apparence et non par renversement et transmutation. Cf. l’introduction de G. Marrone à ce numéro.
La manière d’organiser une réception chez soi a été largement influencée par ces fréquentes et profondes ruptures fiduciaires. Un meuble surtout, placé dans la salle à manger ou dans l’antichambre, nécessairement en vue, témoigne de la nécessité d’inspirer pleine confiance aux invités, tout en se défendant d’eux. Il s’agit de la crédence2.
2.1. De la sphère religieuse à la gastrosphère
La crédence tire son nom de la console mobile des premières communautés chrétiennes et des églises (Fig. 1-2). Située près de l’autel et dans la niche destinée aux piscines – bassins des rites purificatoires (Viollet-le-Duc, 1873-74, entrée « crédence »), l’on y déposait les objets nécessaires au repas sacrificiel de l’Eucharistie et à la communion des religieux : les burettes, le calice du vin, les linges, le manuterge, les hosties, le bassin et la mitre du prélat officiant.
À partir du XIVe siècle, cette petite table en bois ou en marbre a été sécularisée, tout en poursuivant son histoire dans la sphère religieuse, et elle est devenue un « languier servant aux essais dans les maisons princières » (Encyclopédie Larousse, Paris, 1932), c’est-à-dire une pièce d’orfèvrerie destinée à porter les langues de serpent utilisées pour déceler dans les aliments la présence d’éventuels poisons. Après le test, on présentait le plat « à couvert » (sous une serviette ou un couvercle), sur le plateau de ce meuble. De cette pratique viennent les expressions, attestées à l’époque, « mettre le couvert » et surtout « faire crédence », c’est-à-dire « goûter les aliments ou les boissons avant de les servir » (ibid.).
Fig. 1-2. Réduit immeuble et tablette mobile, premières communautés chrétiennes. E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier français (1873-74).
Ensuite, de meuble utilitaire et transportable, la crédence en est venue à être appuyée sur le mur. D’abord, tablette et niche apparaissent séparées, selon les deux fonctions de tabernacle et de lavabo (Fig. 3-4), comme on le voit, d’un côté, dans la vieille église de Saint-Lunaire (Fig. 5) et, de l’autre, dans le château de Langeais, édifié à la fin du Xe siècle et propriété de la couronne de France jusqu’au règne de Louis XIII (1610-43, Fig. 6). Force est de remarquer que la « chambre de parement » de ce château, servant, comme d’habitude, à la réception d’invités de marque et dans laquelle se trouve la crédence, garde la mémoire de l’espace religieux, avec ses meubles et tapisseries, et croise tout naturellement le sacré et le profane. Peu après, la crédence serait devenue un meuble unique, dont la partie inférieure, évidée, aurait servi à déposer les pièces de la vaisselle, et la partie supérieure aurait joué le rôle d’armoire, parfois suivie d’un troisième étage. Les aliments pouvaient être mis sous clef en attente d’être servis, toujours après que l’officier les avait goûtés par mesure de précaution. En tout cas, il fallait toujours rendre visible la crédence dans la salle à manger pour garantir la fiabilité des mets.
Fig. 3-4. Crédences du Moyen Âge (XII-XVe siècles).
E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier français (1873-74).
Fig. 5. Crédence lavabo à droite et crédence tabernacle à gauche de l’autel de la vieille église de Saint-Lunaire, XVe siècle.
Fig. 6. Crédence de la « chambre du parement » du château de Langeais, XVe siècle.
Décorée seulement par les étoffes dont elle était couverte et par sa propre construction, la crédence s’est bientôt enrichie de sculptures et des ferrures délicates, pour s’affirmer plus tard comme un symbole de magnificence, vitrine d’exposition de l’argenterie, de la verrerie et de céramiques précieuses. Elle devient le pivot d’une stratégie ostensive, du repas comme « un événement médiatique » (Benporat, 2001, p. 94). Il convient alors « de débourser sans regarder à la dépense et utilement : et si les choses sont faites avec la noblesse et le décorum qui conviennent, elles rendent l’homme vraiment digne d’être qualifié de magnifique » (Paolo Paruta, Della perfettione della vita politica, 1579, p. 189). Par extension et métonymie (le contenant pour le contenu), la crédence a donné naissance à une « salle de crédence », où les seigneurs prenaient leur déjeuner et recevaient les invités, et plus tard à une garde-robe, destinée à « recevoir » les objets précieux, la vaisselle et les ustensiles une fois qu’ils avaient été présentés et utilisés.
2.2. Au milieu des cérémonies. Dons et échanges de croyance
Une crédence aussi longue et large que la grande salle qui la contenait a été aménagée en 1487 pour les noces d’Annibale II Bentivoglio avec Lucrèce d’Este. Toute couverte de vases d’or et d’argent, elle faisait étalage d’abondance. Sur chaque coin, il y avait une statue de géant de taille humaine, taillée à la main, et une devise qui disait « On ne touche qu’avec les yeux » (Montanari, 2014).
En fait, le rite du mariage au Quattrocento a profondément modifié le statut de la crédence comme dispositif de protection et d’ostentation de la famille à qui elle appartenait. Les biens achetés et exhibés par le seigneur se sont hybridés en rapport avec toutes sortes de cérémonies, notamment les noces, les présents faits par les invités étant alors englobés par la crédence en tant que signe de confiance mutuelle. De là vient la tradition des cadeaux de mariage, dont le sens est aujourd’hui nuancé ou dissimulé, voire réglé par un déroulement automatique. Il suffit de regarder le tableau de Sandro Botticelli qui représente le banquet nuptial de Nastagio degli Onesti et la jeune fille de Paolo Traversari (huitième nouvelle de la cinquième journée du Décaméron de Boccace, 1348-51, Fig. 7). La peinture faisait partie d’une série de quatre panneaux destinés à la tête d’un lit nuptial ou à la décoration pour un caisson. Elle a été commandée par Laurent le Magnifique comme cadeau de mariage pour les époux florentins Giannozzo Pucci et Lucrezia Bini, dont les armoiries familiales figurent sur le tableau. Au cœur de cette scène où à la majesté de l’architecture se joignent la richesse des habits et l’abondance des victuailles portées à gauche et à droite par d’élégants serviteurs, trône, au premier plan, la crédence, avec ses précieux couverts de parade et une vasque dorée en avant.
Fig. 7. Sandro Botticelli, Nastagio degli Onesti, quatrième épisode, Le banquet nuptial, 1483, tempera sur bois, 83x142 cm, Firenze, Palazzo Pucci.
Parmi les garnitures de crédences les plus célèbres de la Renaissance on trouve celle offerte en 1493 par Ascanio Sforza à Lucrèce Borgia à l’occasion de ses noces avec le seigneur de Pesaro, Giovanni Sforza, et consistant en un assortiment complet de vaisselle de crédence en argent doré, dont le coût était d’environ 1.000 ducats. La fresque de Giulio Romano dans la Salle d’Amour et Psyché à Mantoue, au Palais Te (1525-35, Fig. 8), révèle, autour du motif du banquet nuptial, la fonction sociale de la crédence, face à laquelle Giorgio Vasari ne cache pas son admiration :
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Le terme « buffet », utilisé par le traducteur des Vite Léopold Leclanché en 1839 pour désigner le meuble de la credenza et retenu dans des éditions plus récentes, est impropre et anachronique. À l’époque de Vasari, le buffet ne désignait que la partie basse de la crédence, faisant office de vitrine à vaisselle. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que le buffet, par synecdoque (la partie pour le tout), a fini par désigner l’ensemble du mobilier.
Deux tigres sont couchés aux pieds de Bacchus appuyé sur un buffet, aux côtés duquel se tiennent un chameau et un éléphant. Ce buffet, cintré, recouvert d’un berceau de festons de verdure, de fleurs, et de pampres de vigne chargés de grappes de raisin, est garni de trois rangs de vases d’un goût bizarre, de bassins, de bocaux, de tasses et de coupes de diverses formes, que l’on croirait d’or ou d’argent, tant l’imitation est parfaite (Vasari, 1550, trad. fr., p. 44)3.
- Note de bas de page 4 :
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Émile Zola, Nana, Les Rougon-Macquart, 9, 1880, Paris, Hachette, 2018, p. 1348.
La crédence était encore en vogue à la fin du XIXe siècle. Chez Nana, une fois devenue « marquise des hauts trottoirs », la salle à manger de l’hôtel du comte Muffat est « très haute, garnie de gobelins, avec une crédence monumentale, égayée de vieilles faïences et de merveilleuses pièces d’argenterie ancienne »4.
Fig. 8. Giulio Romano, Banquet nuptial d’Amour et Psyché, 1527-30, Mantoue, Palais Te, fresque.
Si elle arrive à sceller des amours adultères, la crédence a auparavant sanctionné métaphoriquement, en un pacte d’amour, des alliances politiques. Et c’est elle qui devient alors, en elle-même, un spectacle. En 1574, pendant la visite à Venise d’Henri III de Valois – qui rentrait de Pologne en France avant de succéder à son frère Charles IX –, un programme de célébrations a été mis en œuvre, si impressionnantes qu’elles effacèrent le souvenir des cérémonies précédentes et restèrent fixées dans l’imaginaire collectif (Ambrosini, 2004). Il était politiquement important pour Venise de renouer des liens amicaux avec la France, afin d’endiguer le pouvoir excessif de l’Espagne, des Habsbourg et de l’Église. La cité lagunaire s’activa donc pour réserver le meilleur accueil au visiteur.
- Note de bas de page 5 :
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C’est ce que raconte un témoin venu voir le roi du village de Montagnana, près de Padoue. Paris, Bibliothèque, MS. 799 (10475 Mazarino), in Le feste et trionfi fatti dalla Serenissima Signoria di Venetia nella felice venuta di Henrico III Christianissimo re di Francia et di Polonia, cit. in Ambrosini, 2004, pp. 267-269.
Dans le salon du Grand Conseil, lors de la collation offerte officiellement à l’hôte français, l’on avait dressé, à la place du siège du doge, une crédence qui montait jusqu’au plafond en forme de pyramide à trois faces toutes chargées de vases, bassins, bronzes, plats, tasses et autres objets d’or et d’argent (ibid., p. 269).5
- Note de bas de page 6 :
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Michelangelo Buonarroti le Jeune, Descrizione delle Felicissime Nozze della Cristianissima Maestà di Madama Maria Medici Regina di Francia e di Nauarra, Firenze, 1600, cit. in Ambrosini, 2004, p. 269.
Une ostentation éblouissante au point d’inciter les spectateurs-témoins, dont la présence était prévue et favorisée, à surenchérir sur la valeur de ces objets : les uns proposaient 50 mille ducats, les autres plus de 200 mille. Mais la valeur de la crédence vénitienne était sans égal. Même celle qui fut dressée lors du banquet nuptial de Maria de Médicis avec Henri IV de France – décrite par Michelangelo Buonarroti le Jeune comme une « apparition enneigée, grâce aux serviettes blanches pliées en formes incroyables »6 – ne pouvait pas rivaliser avec elle.
2.3. Crédences qui prêtent croyance
- Note de bas de page 7 :
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Sur ces tableaux de Veronèse, cf. Viallon-Schonefeld, 2004, et Moriani, 2014.
- Note de bas de page 8 :
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Cf. Dionigi Atanagi, De le rime di diuersi nobili poeti toscani, vol. 1, Venetia, appresso Lodovico Avanzo, 1565.
Les commandes religieuses favorisaient alors les sujets évangéliques de la Dernière Cène, des Noces de Cana et de la Cène à Emmaüs pour la décoration des réfectoires monastiques. D’abord le Tintoretto, ensuite le Véronèse, les ont adaptées à la mise en scène prodigieuse de la table des festins de l’époque. Véronèse a peint huit chefs d’œuvre de ce type7, pas tout à fait orthodoxes, qui lui ont valu une comparution devant le tribunal de l’Inquisition en 1573. Le passage d’un poème publié en 1565 par don Benedetto Guidi, un moine du couvent de S. Giorgio Maggiore, à propos des Noces de Cana (1563) de Véronèse, est symptomatique de l’émerveillement que la peinture a suscité : « Poiche quella, che’l fa, rimira & vede, Ch’anco al finto da se credenza presta Tanta : vivi color s’acquistan fede »8.
Or, un intertexte a très certainement éclairé la lecture de l’Évangile selon Saint-Jean par Véronèse et ses contemporains : il s’agit de l’étonnant commentaire de Pierre L’Arétin, paru à Venise en 1535, qui magnifie le banquet nuptial selon un registre décidément profane :
- Note de bas de page 9 :
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Pietro Aretino, Trois livres de l’Humanité de Jésus Christ, Lyon, M & J Treschel, 1539, liv. II, p. 125.
En ces jours de la Cana en Galilée on célébra les noces où avec une pompe royale comparurent les plus graves, les plus nobles et les plus puissantes personnes de la Cité. Et pour la plus grande solennité y furent conviés le Christ, ses frères, et Marie : stimulée par le désir de le voir, elle était alors arrivée là. Et les tables étaient mises, et sur celles-ci de la vaisselle d’or et de pur argent ciselé ; et les sièges ornés étaient confortables. Les plus dignes et les plus vénérables contemplaient le Christ, lequel, recueilli dans sa propre humilité, avait pris place au lieu le plus bas à côté de sa Mère.9
- Note de bas de page 10 :
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Le Repas chez Levi (1573) et les deux versions du Repas chez Simon (1570-1572) réalisées par Véronèse – dont la première est conservé à Milan (Pinacothèque de Brera) et la deuxième à Versailles (Château de Versailles, Salon d’Hercule) – présentent des crédences qui sont des variations de celle des Noces de Cana.
Tant chez Véronèse que chez son prédécesseur le plus illustre – à savoir, Francesco Salviati avec sa fresque sur les Noces de Cana (1551) pour le réfectoire de San Salvatore del Lauro à Monte Giordano –, le Christ et Marie occupent une position insolite, rare à l’époque : celle du centre de la table, décrite par L’Arétin. Le côté gauche des deux scènes est occupé par une luxueuse crédence (Fig. 9-10), emblème d’une société mondaine et gourmande10.
Fig. 9. Francesco Salviati, Noces de Cana, 1551, fresque, réfectoire de San Salvatore del Lauro à Monte Giordano.
Fig. 10. Véronèse, Noces de Cana, 1563, huile sur toile, 666×990 cm, Paris, Louvre.
D’un point de vue aspectuel, tandis que Salviati met l’accent sur le moment de l’épisode évangélique où le vin est venu à manquer et où la Mère demande au Fils d’intervenir, Véronèse choisit de représenter le banquet après l’intervention miraculeuse de Jésus, grâce à qui les verres sont pleins et les cœurs moins lourds. L’artiste montre comment le repas se transforme en une expérience esthétique ritualisée. En paraphrasant un commentaire de Jacob Burckhardt, on peut dire que les banquets de petites et de grandes dimensions de Véronèse glorifient Dieu par la magnificence de ce monde. Une table offre toujours à l’artiste une base sûre pour l’invention d’un contenu cérémoniel. Les meilleurs de ces tableaux sont les plus beaux du monde. On y retrouve l’harmonie parfaite d’une échelle chromatique qui n’existe nulle part ailleurs ; mais l’échelle de toutes ces vies différentes réunies en un seul faisceau (126 personnages) est au fond un miracle plus grand encore (Burckhardt, 1855, p. 216).
2.4. Crédences démocratiques
Jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle, peu de gens possédaient une crédence en France comme en Angleterre ou en Hollande. Ce n’est que cent ans plus tard que 37 % de la population française a pu s’en procurer une (Sarti, 1999). Le tableau de Nicolas Maes La Servante oiseuse (1655, Fig. 11) illustre bien la culture domestique d’une famille de la classe moyenne hollandaise au XVIIe siècle.
Fig. 11. Nicolas Maes, La Servante oiseuse, 1655, huile sur panneau de chêne, 70 × 53,3 cm, Londres, National Gallery.
Le doorkijkje typique de la peinture néerlandaise, c’est-à-dire l’ouverture sur l’extérieur de la maison ou vers une pièce au second plan à travers une fenêtre ou par l’embrasure d’une porte, nous fait pénétrer dans une confortable salle à manger où un homme et deux femmes sont en train de déjeuner. Au premier plan, assise sur un tabouret, la domestique s’est assoupie devant les plats et les casseroles de la cuisine étalés en désordre. Pendant qu’elle dort ainsi, le chat de la maison, grimpé sur la belle crédence en bois et pommeaux en laiton, profite de son inattention et mord dans un gigot. La réaction de la maîtresse, qui, au lieu de se fâcher et de la réveiller brusquement, épanouit sa bonne figure en un large sourire, a la saveur de l’indulgence et de la supériorité dont la classe moyenne est fière.
3. Le maître de crédence
Au Moyen Âge en Italie, on avait l’habitude d’organiser de somptueux banquets pour célébrer l’alliance entre deux familles, deux villes, ou deux pays – opposants politiques potentiels. L’aménagement de la crédence, véritable dispositif scénographique de la fiabilité du dominus, revenait à un serviteur de confiance de la maison, le « maître de crédence » (vulgaire credentiario, it. credenziere).
3.1. La bouche de la vérité
Avant le banquet, le credenziere goûtait la nourriture et les boissons pour s’assurer qu’ils n’avaient pas été empoisonnés. Aucun repas ne pouvait être proposé si cet « officier de bouche » ne suscitait pas la conviction de la saine bonté des aliments offerts. Il restait aussi présent dans la salle le temps de garantir qu’il n’avait pas été lui-même empoisonné et, à la fin, s’adressant aux convives avec une ample révérence, s’exclamait : « Messires, le service de crédence vous a été offert ! ». C’est alors que les aliments étaient servis.
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« Conuiene che voi siate la istessa politezza, con le mani sempre bianche e delicate, senza scabbia o altra fpetie di rogna, dovendo spesso voi maneggiare le vivande della bocca del vostro Signore nel far le credenze, e a tutti gli officiali ; e ancora che queste credenze sieno cerimonie, non restate voi mai di non l’usare in ogni minima cosa ». Domenico Romoli detto il Panonto, La singolar dottrina, Venezia, appresso Lucio Spineda, 1610.
- Note de bas de page 12 :
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C’est un renseignement qui perdure dans le temps : « In quel luogo particolarmente, dove si farà la credenza, sia luogo da dormire per per quello ch’haverà tal carica di custodir li medesimi argenti ». Cf. G. Leoncini, Instruttioni architettoniche pratiche, Roma, appresso Matteo Gregorio Rossi in Nauona, 1679.
Tout comme le meuble, le rôle thématique du maître de crédence a migré de la sphère religieuse à la sphère séculière. Au départ, il était « le servant d’Autel », qui veillait au bon déroulement du mouvement de l’Offertoire et s’assurait de la présentation correcte des dons par les autres servants. Il est devenu l’acteur laïc de contrôle et de garantie pour négocier des pactes politiques, avec le sceau de la bonne nourriture. Pour cela, d’après Cesare Evitascandalo (1596, pp. 30-32), le maître de crédence devait être un homme de qualité, pourvu de grandes références, loyal et méticuleux. Gentilhomme de haut rang, d’âge mûr et en bonne santé, il devait savoir lire et écrire, mettre de l’ordre et éviter par dessus tout les mauvaises odeurs, ne laisser approcher personne de la crédence, être jaloux des choses de son seigneur11. Evitascandalo suggère aussi, pour plus de sécurité, que le credenziere dorme dans la salle de crédence (ibid., p. 32)12.
Fig. 12. Instructions sur les nappes et le pliage de serviettes.
M. Giegher, Trattato delle piegature, 1629, tav. 5.
- Note de bas de page 13 :
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Sur le pliage des serviettes et la décoration de la table, cf. Giegher, 1629.
- Note de bas de page 14 :
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« Il modo che si deve tenere in ricevere un Papa, un Re, e ogn’altro gran Principe tanto dalle Comunità, quanto dalli Signori particulari », in Cervio, 1593, p. 54.
Le maître de crédence « non darà mai il bere pe’l padrone senza far prima la credenza del vino, dell’acqua » – « il ne donnera jamais à boire au nom du seigneur sans avoir d’abord testé le vin et l’eau » (Liberati, 1668), et il fera attention à tout ce qui, dans la préparation de la nourriture, menace de devenir vénéneux – le cuivre ou l’étain, par exemple. « Juge compétent » car il pratique « un art sensuel » et « se délecte des odeurs », il devra recréer les sens : veiller à l’entretien de l’argenterie et à l’approvisionnement de la crédence, parfumer le linge, plier artistiquement les serviettes pour former des colonnes, des arcs de triomphe ou des animaux fabuleux (Fig. 12)13, orner la table de fleurs, s’occuper de la décoration (Corrado, 1820). Polito, discreto, pratico, valente : aucun des autres serviteurs du dominus n’est qualifié par les adjectifs attribués aux maître de crédence, lequel, dans l’ordre à suivre pour recevoir un Pape, un Roi et autres Princes, peut donc s’asseoir et manger juste après les gardes suisses et les chevaliers14.
- Note de bas de page 15 :
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Cf. le film franco-britannico-belge Vatel réalisé par Roland Joffé et sorti en 2000.
Investis de la lourde responsabilité d’assurer le succès d’événements aussi importants, les maîtres de crédence étaient soumis à une forte pression dont les résultats étaient parfois dévastateurs. Le cas du suisse Fritz Karl Watel, dit Vatel, « contrôleur général de la bouche » de Louis II de Bourbon-Condé au château de Chantilly, est particulièrement significatif. En 1671, le prince de Condé, en disgrâce depuis la tentative de renversement de Louis XIV et au bord de la ruine, invite le roi et les 3000 membres de sa cour de Versailles. Une grande fête de trois jours et trois nuits, comprenant trois banquets somptueux, est donnée par le prince pour accomplir cette réconciliation stratégique. Tout le poids du succès des festivités, et donc la destinée même de la maison de Condé, tombe sur Vatel. Le premier jour, le rôti manque sur certaines tables. Le deuxième, le feu d’artifice est gâché par les nuages. Le lendemain, s’estimant déshonoré par un retard dans la commande des poissons, il se donne la mort en se poignardant avec son épée15.
3.2. Le « credenzino »
Le maître de crédence, en s’assumant comme cobaye humain, jouait les rôles d’adjuvant et d’actant informateur soit des invités, au nom du Destinateur propriétaire – qui démontrait ainsi qu’il était de bonne foi et qu’il n’avait pas tendu de pièges –, soit du propriétaire lui-même, exposé à être trahi. Une tâche ingrate dont la finalité était de soulager la peur des convives et de partager une culture de l’agréable.
Il vaut la peine de souligner qu’avant l’institution de cette figure, des acteurs non humains étaient chargés de détecter d’éventuels empoisonnements : 1) des bouteilles et des coupes en verre qui permettaient d’apercevoir les éventuels changements de la couleur du vin ; 2) au XVe siècle, des bijoux et des pierres précieuses que l’on croyait dotées du pouvoir de signaler des poisons dans les aliments et les boissons ou de les immuniser ; 3) enfin, face aux échecs, le « credenzino », une boule de mie de pain trempée dans le plat et testée par le personnel de service, du cuisinier aux commis. L’actant sujet fiable, témoin de la comestibilité ou du caractère nuisible du repas, était le pain – non-humain –, qui poursuivait son programme narratif de dévoilement aux dépens des adjuvants du seigneur-Destinateur. Un héros impartial et impitoyable. Ensuite, peut-être pour économiser les ressources humaines impliquées, un officier humain a été habilité à cette fonction et a remplacé le « credenzino » par son rôle de « credenziere ».
La praegustatio, dans laquelle le pain testimonial était coupé en tranches ou en petites bouchées et servi sur un plateau avec du sel, était précédée par un rituel apotropaïque à fort impact. L’agencement d’énonciations qui liaient humains et non humains dans le cérémonial du credenzino est phénoménal, du moins d’après le protocole établi par Vincenzo Cervio à la fin du XVIe siècle. Quatre pages de descriptions extrêmement rigoureuses de son Traité (1593) se concentrent sur les mouvements et les gestes de l’écuyer tranchant, simulant une danse avec la mie de pain.
En synthétisant les instructions de Cervio, le credenzino fait la crédence de la nourriture au seigneur ; elle doit être présentée couverte sur une assiette, à côté d’une autre mie de pain ronde présentée de la même façon, toutes deux loin du seigneur. Le coupeur se situera droit devant la table, sans que son corps la touche, il posera élégamment une serviette sur son épaule gauche et, en prenant une petite fourchette et un couteau, il les tournera autour de ses doigts. Puis, toujours en parfait équilibre, il déplacera l’assiette contenant la mie de pain vers sa gauche et, avec les pointes de la fourchette et du couteau, renversera et pressera la mie, pour mieux l’enfoncer, la soulever et la couper en tranches, ses bras tendus vers l’avant et en veillant à faire tomber toutes les parties dans le plateau rond placé au centre de l’assiette. Ensuite, le coupeur répandra du sel sur le bord du plateau au moyen de la pointe de son couteau, et remplacera le plateau par un nouveau, où la mie sera finalement écrasée en miettes. Cette série d’opérations est répétée une seconde fois avec le credenzino, le rituel se terminant par le nettoyage des outils et le recouvrement des assiettes. Au niveau technique, cela constituait pour le coupeur un exercice de démarrage dans son office et donnait l’exemple de la conduite à tenir (« Il modo che si deve tenere per dare principio all’officio del trinciante », Cervio, 1593, pp. 7-10). Ce rituel se présentait aux yeux des assistants et participants comme une manipulation symbolique du cours des événements, destinée, même à travers l’emploi du sel, à conjurer le mauvais sort. On pensait qu’un cérémonial aussi hautement codifié et rendu hygiéniquement irréprochable vis-à-vis de ces croyances était de nature à inspirer une pleine confiance dans le seigneur (Manciulli, 1996, p. 342). Cervio se soucie de préciser que « se tutti li Prencipi fossero amati, & si può quasi dire adorati da sudditi & da servitori suoi, come è il Duca d’Urbino (Francesco Maria II della Rovere), non faria di bisogno farsi fare tante credenze, & se pure la facessero, la fariano più per pompa che per necessità » (ibid., p. 9).
3.3. La brigade de la maison
- Note de bas de page 16 :
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Un système de gender. Un vaste catalogue d’arguments misogynes justifiant la préférence pour les cuisiniers masculins a été présenté par Vincenzo Tanara dans son traité L’economia del cittadino in villa (1644) : « Quiconque sert en cuisine doit être “poli, fidèle et compétent. Qui ne sait pas que l’homme le plus sale est généralement plus net que la femme la plus polie ?” [...]. Voleuses et gaspilleuses, les femmes sont parfois “violentes, malveillantes ou sorcières”. Et que dire de leur intelligence ? La comparaison entre l’intelligence ordinaire d’un homme et celle d’une femme est une grande insulte à notre sexe ». V. Tanara, L’economia del cittadino in villa, Bologna, Monti Giacomo, 1644..
Le credenziere travaillait sous la direction du scalco, le maître de cérémonie qui organisait le banquet, en coordonnant ses actions avec celles des cuisiniers, des sommeliers, des écuyers coupeurs et des commis. Plusieurs spectacles de divertissement étaient offerts aux invités – danses, musique, représentations théâtrales – et égayaient les repas. Le personnel était exclusivement masculin, formant une équipe sur le modèle de la brigade militaire (Fig. 13). De fait, des cuisiniers étaient embauchés dans les armées et sur les navires. Dans la maison, qui est un espace clos, il fallait adopter a fortiori une discipline en fer. Les craintes des effets néfastes de tel ou tel aliment conduisaient donc à la prévision, à la discrétion et à la prudence pour éviter toutes sortes de dangers : intoxication, infection, indigestion (Mennel, 1985, trad. fr., p. 432). Un système pyramidal, hiérarchique, de fidélité et d’obéissance aux supérieurs, était instauré dans la maison16.
Fig. 13. Michele Tramezzino, Bartolomeo Scappi, cuoco segreto di Papa Pio V, 1570, gravure, 28x40 cm.
Encore une fois, les contaminations entre cuisine et politique à propos de la crédence remontent à la nuit des temps : ainsi, dans la constitution des communes médiévales, on appelait « conseil de crédence » (et non pas de « croyance ») le plus étroit conseil qui devait intervenir sur les affaires d’intérêt public. Ses membres étaient appelés sapientes, credentiari ou silentiari, car ils avaient l’obligation de garder le secret absolu des questions pour lesquelles ils étaient consultés. Les tableaux de Véronèse soulignent le rôle de ces professionnels de la table. Surtout dans les Noces de Cana (Fig. 10), il est aisé de reconnaître, à droite, le scalco, identifiable à sa robe rouge et à son bâton, en conversation avec le maître de crédence, élégamment habillé.
4. Services de crédence
Mais en quoi consistait exactement la nourriture choisie par le maître de crédence ? Bien que les aliments aient beaucoup changé selon l’époque et les traditions culturelles, il y avait à la Renaissance un véritable « service de crédence » que l’on séparait des autres services de cuisine et qui occupait une importance remarquable au cours des repas et dans la succession des mets.
Premièrement, chaque repas commençait et se terminait par un « service de crédence », sorte de cadre aspectuel et énonciatif de présentation et de clôture de l’événement. Ensuite, le « service de crédence » avait presque partout le même trait distinctif : il concernait seulement les mets froids, en italien « vivande », par opposition aux services de cuisine qui désignaient des plats chauds. La structure du banquet italien était donc plus ou moins la suivante : un service de crédence, constitué de mets froids comme viandes froides, pâtés froids, ou sucreries. Puis deux, trois, quatre, cinq services de cuisine, avec des mets chauds de toutes sortes. Et pour finir, un second service de crédence où dominaient les fromages, les pâtisseries et les entremets au sens actuel, comme le blanc-manger et toutes sortes de fruits parmi lesquels, par exemple, des châtaignes assaisonnées de sel et de poivre, des truffes, des cardes, des tartes de blettes, du fenouil frais (Flandrin, 2002, p. 230).
Concernés par le paradigme du sucré et du salé, qu’ils devaient gérer, les services de crédence relevaient aussi d’un ordre syntagmatique : la tendance à partir du XVIe siècle était de présenter la nourriture sucrée au début du repas et la salée à la fin (Capatti et Montanari, 2015). A l’occasion du célèbre banquet préparé par le cuisinier secret de Pie V, Bartolomeo Scappi, pour l’empereur Charles V (1536), les trois services de cuisine ont été précédés d’un service de crédence composé exclusivement de pâtisserie : biscuits pisans et romains, statues de massepain, mostaccioli napolitains, caliscioni en massepain à la vénitienne, oranges au sucre, scones à l’huile d’amande, sucre et lait de pignons, crêpes aux pois chiches rouges, raisins secs. Après avoir servi un second service de crédence composé de fruits, de gelées, de gâteaux divers et d’amandes sucrées confites, les invités reçoivent une autre ronde de services de cuisine et enfin un dernier service de crédence avec des plats salés : anchois, caviar, salades de divers genres, câpres, fleurs de romarin, asperges (Scappi, 1570, pp. 320-322). On considère au moins deux invariants autour desquels se déploient toutes sortes de possibilités : 1) les mets froids ; 2) les aliments sucrés. Quelles sont les propriétés et les caractéristiques physiques et symboliques des plats froids ou sucrés, réservés au service de crédence ?
4.1. Les « vivande »
Sans doute le credenziere chargé de tester boisson et nourriture pouvait-il contrôler plus facilement l’élaboration et/ou la mise en place de plats froids que celles des autres plats, car non seulement les premiers pouvaient être préparés et disposés auparavant, mais aussi y cacher du poison était plus difficile qu’ailleurs. En effet, les plats froids sont à longue durée de conservation, ils ne subissent pas de changements de couleur entre le moment de leur préparation et celui de leur consommation, et la trace d’agents extérieurs qui y seraient introduits demeure visible. Plus encore s’il s’agit d’aliments froids et crus tels que les fruits, « plus simples et plus naturels que les aliments qui nécessitent l’action du feu et prévoient sauces, condiments et assaisonnements composés » (Corrado, 1820, p. 61, c’est nous qui traduisons). Mais, attention, pour les vertueux de la table aucun de ces aliments n’est innocent, et l’enjeu consiste à offrir des fruits délicieux quand on s’y attend le moins. On pense ici aux fraises servies par Bartolomeo Stefani, chef des cuisines de Gonzague, à la reine Christine de Suède en 1655, à côté de l’artichaut et de l’asperge à Mantoue en novembre, dans le brouillard de la vallée du Pô (Stefani, 1662, p. 142). Un geste inattendu et insoupçonnable, au sens propre du terme. C’est la technique, le magistère du maître, qui rend possible le spectacle, aussi bien de ce plat de fraises « lavées avec du vin blanc, saupoudrées de sucre et entourées de coquilles de sucre remplies elles aussi de fraises, alternant avec de petits oiseaux en massepain qui paraissent vouloir les becqueter » (ibid., p. 136, c’est nous qui traduisons), que celui du sucre représentant, triomphant, le mont Olympe dont l’autel de la foi, au sommet, était entouré de deux putti qui soulevaient une couronne royale sur les armes (ibid., p. 135).
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Dans ses romans, Umberto Eco a réfléchi à l’ambiguïté du poison. En réalité, dans la perspective du bibliothécaire du Nom de la rose (1980), Jorge de Burgos, les pages des livres empoisonnées sont un pharmakon pour protéger les secrets de l’abbaye. À l’inverse, la cocaïne, ayant des vertus médicinales, est considérée par le protagoniste du Cimetière de Prague (2010), le faussaire italien Simonini, comme un poison très efficace.
Parmi les officiers de bouche, les meilleurs suggéraient même des confitures et des marmelades « fortes en épices », dont les propriétés thérapeutiques étaient reconnues comme remède aux maux d’estomac (Benporat, 1990, p. 109). Un genre littéraire à part entière, nommé « Livres de secrets », qui allait connaître un franc succès dans toute l’Europe, s’est développé à partir de l’ouvrage intitulé De’ secreti del reverendo donno Alessio Piemontese (1567), dont l’auteur est le cartographe Girolamo Ruscelli, très versé dans l’alchimie. L’ouvrage contenait environ 350 recettes culinaires « secrètes », expliquant notamment la transformation des confitures en produits médicaux, pharmaceutiques (ibid.). Un véritable maître de crédence ne pourrait jamais confondre le pharmakon-poison avec le pharmakon-remède, la drogue salutaire avec la drogue malfaisante, et il serait même capable de les faire cohabiter. Affaire de dose, de prescription, de circonstance17.
4.2. Le sucre
L’autre ingrédient qui revenait dans tous les services de crédence et de cuisine était le sucre. Combiné avec plusieurs substances, dans le cadre des mets les plus disparates – soupe, fromage, sucre et cannelle, jaunes d’œufs battus avec du sucre, langues de tanches sucrées, maccheroni à la romaine avec du sucre –, et même cristallisé pour composer des figures allégoriques offertes en don aux invités, le sucre occupait une place de choix, bien supérieure à celle des épices, sur les tables médiévale et de la Renaissance. Il faut se rappeler que jusqu’au XVIe siècle le sucre était un produit de luxe, importé en Europe de l’Orient. C’est à la suite de l’expansion coloniale en Afrique et de la découverte de l’Amérique, que la production sucrière a décuplé (Mintz, 1985). Quel aliment plus précieux aurait pu jouer le rôle d’antidote, physique et imaginaire, à la sensation amère du poison ?
Fig. 14. Frans Hogenberg, La table des statues de sucre pour les noces de Jean Guillaume de Clèves, 1587, gravure.
Venise détenait à l’époque le contrôle du marché du sucre sur l’Europe chrétienne toute entière, qui a atteint l’apogée de son pouvoir en 1574, lors de la venue de Henri III mentionnée ci-dessus. Des statuettes en sucre, effectuées par un pâtissier à partir des dessins du Sansovino, furent présentées au roi ; un cadeau qui l’émerveilla autant que, la veille à l’Arsenal, une table dont tous les éléments, y compris les serviettes, étaient également en sucre. Henri III commanda un certain nombre de ces statuettes, parmi lesquelles il y avait deux lions, une reine à cheval entre deux tigres, David et San Marco entourés de rois, papes, animaux, plantes et fruits. Il souhaitait les emporter avec lui en France et fit sur-le-champ donner vingt-cinq pistoles au pâtissier (Moriani, 2014, p. 21). L’enthousiasme du roi, pourtant largement ouvert aux arts, fut plus mesuré à l’endroit du Tintoret, si l’on considère qu’il ne paya que cinquante pistoles les trois portraits que fit de lui le peintre durant son séjour (ibid.). Peu après, en 1587, une table entière de figures en sucre (Fig. 14) fut offerte pour les noces de Jean Guillaume de Clèves, duc de Clèves, de Berg et de Juliers, comte de la Marck et de Ravensberg, avec Jacqueline de Bade à Düsseldorf.
4.3. Sucreries de la crédence
Il est frappant de constater que le mobilier de la crédence a tenu si longtemps et qu’il se trouve encore dans nos salles à manger, comme s’il était impossible de s’en séparer. Il est aussi curieux de voir le sens qu’il a pris au fil de ses transformations. Qu’est-ce qu’on garde aujourd’hui de la tradition et de l’imaginaire symbolique liés à la crédence ? Les sept déjeuners italiens allant de la moitié du XIXe siècle jusqu’à présent, décrits par Emanuela Scarpellini (2012) et tirés de documents historiques, de la littérature, de l’art et des médias, nous informent de la transmission de ce meuble de génération en génération et de son entrée dans les maisons de la classe ouvrière. La relation avec le sucre demeure stable. Les crédences décrites dans les traités des derniers siècles (Vialardi, 1854 ; Turco, 1904) sont presque toutes des garde-manger de gâteaux et de biscuits.
En remontant aux souvenirs de notre enfance, les gâteaux de la grand-mère se trouvent dans la crédence, haut-placés et parfois cachés ou mis sous clé, si la tentation de les dévorer est trop grande ! On appelle justement « sucreries de la crédence » les gâteaux les plus simples à préparer, faits sur le moment avec des ingrédients de base qu’on a toujours chez soi, qui se passent des garnitures et qui s’avèrent donc être très fiables. Pellegrino Artusi parle de la saucisse gourmandise au chocolat (« salame inglese »), confectionnée en un tour de main, comme d’un « mets de haute crédence » (Artusi, 1891, pp. 403-404).
5. Profession de crédence
Cette trame complexe de fonctions, d’actants, de rôles thématiques et de figures qui tournent autour de la crédence est une « famille de transformations » en mesure de clarifier comment on a fait en Occident, au sens laïc, profession de crédence. On a vu que les origines de cette pratique plongent dans le domaine religieux, par des analogies et des commutations qui se sont produites au cours des siècles. Ensuite, l’acte de « faire la crédence » acquiert une physionomie propre, reposant sur des cérémonies et des rituels dont la société contemporaine n’a gardé que des réminiscences floues. Curieusement, un des gestes les plus codifiés de la profession de crédence, et peut-être le premier (Manciulli, 1996, p. 329), est de retour ces derniers temps : il s’agit de la manipulation de la nourriture sans la toucher avec les mains, mais en la prenant entre deux serviettes, entre deux morceaux de pain ou deux assiettes. L’ostentation de l’absence de contact entre les mains et la nourriture est une bienséance qui induit la confiance chez les destinataires. « E quando in voce, e quando in vive carte, Ch’un mal sia lieve, un altro acerbo, e fiero, Date credenza al mio giudizio vero » – dit le paladin Griffon à la belle Origile, qui l’a trahi avec son nouvel amant (Ariosto, Roland furieux, 1516, chant XVI). Aucune croyance n’est possible – le « jugement vrai » et les réactions d’adhésion ou de répulsion relatives – si de l’autre côté quelqu’un, en bien ou en mal, ne donne pas une épreuve de crédence. Personne ne peut mériter d’être cru s’il n’a pas fait crédence.
L’étude qu’on a conduite ici reconstruit le système de la croyance en ajoutant à la modalité du croire, en tant qu’acte cognitif, le faire interprétatif d’un destinataire (Greimas, 1974 ; 1983 ; Parret, éd., 1983), la crédence en tant qu’acte persuasif particulier. Un « faire croire » manipulateur qui a appris des paraboles et des allégories religieuses l’art d’exploiter la figurativité du monde. Le miracle des Noces de Cana, présenté dans les Évangiles comme « le premier des signes » de Jésus en Galilée, nous aide à comprendre (une fois de plus !) pourquoi cette figurativité n’est pas un « ornement des choses » (Greimas, 1987) :
Trois jours après, il y eut des noces à Cana en Galilée. La mère de Jésus était là, et Jésus fut aussi invité aux noces avec ses disciples. Le vin ayant manqué, la mère de Jésus lui dit : « Ils n’ont plus de vin ». Jésus lui répondit : « Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi ? Mon heure n’est pas encore venue ». Sa mère dit aux serviteurs : « Faites ce qu’il vous dira ». Or, il y avait là six vases de pierre, destinés aux purifications des Juifs, et contenant chacun deux ou trois mesures. Jésus leur dit : « Remplissez d’eau ces vases ». Et ils les remplirent jusqu’au bord. « Puisez maintenant », leur dit-il, « et portez-en au maître du repas ». Et ils en portèrent. Quand le maître eut goûté l’eau changée en vin, ne sachant d’où venait ce vin, tandis que les serviteurs, qui avaient puisé l’eau, le savaient bien, il appela l’époux, et lui dit : « Tout homme sert d’abord le bon vin, puis le mauvais après qu’on s’est enivré ; toi, tu as gardé le bon vin jusqu’à présent ». Tel fut, à Cana en Galilée, le premier des miracles que fit Jésus. Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. (Jean, 2, 11)
L’impression de départ est que Jésus a gaspillé ses pouvoirs au service d’une cause éphémère : un peu de vin en plus. Pourtant, selon l’Évangile, les noces de Cana constituent « il principe, il capostipite dei segni » (Moriani, 2014, p. 68), comme si elles contenaient in nuce le destin même de celui qui a produit ce signe : Jésus. La relation entre le Dieu de l’Église catholique et l’humanité se joue à table. Lors du banquet de Cana, suivi de la Dernière Cène et de la Cène d’Emmaüs, Jésus s’occupe du bonheur des invités par le biais de la qualité et de l’abondance du vin : il fait la crédence au nom de l’époux. Et tout en s’adaptant au cérémonial, il montre la règle qu’il faut changer : ne jamais servir de mauvais vin ou le rater. Question d’étiquette ? Non, le cérémonial relève, moyennant la commensalité, du bon et du mauvais au sens moral, de l’amélioration des mœurs sociales présentée sous forme figurative et par les moyens de l’esthétique. « Un écran du paraître dont la vertu consiste à entrouvrir [...] comme une possibilité d’outre sens » (Greimas 1987, p. 78). Ce même credenziere offrira son sang transmuté en vin.