Chapitre XIV – « Drôle de guerre »
Les parents n’en finissent jamais de se faire du souci pour leurs enfants. Après l’aînée Denise, c’est au tour de Madeleine d’échapper au contrôle. Pauvre Madeleine, elle n’a pas tiré une bonne carte. On ne se serait pas douté de ce qu’ici nous allons lire. Une drôle de guerre pas vraiment drôle gisait au fond des archives, à l’insu de la mémoire officielle des Jeanjean. Nouveau chapitre familial, en forme de roman par lettres.
Texte
Lettres oubliées
Dans les familles aussi il y a de drôles de guerres. Ne connaissant d’abord l’histoire des Jeanjean qu’à travers les dires de mes informatrices, les deux filles cadettes et dernières survivantes, je ne connaissais de leur sœur Madeleine que sa maladie ; je ne connaissais que son portrait, que cette image de douceur ou de faiblesse qui se laissait voir sur les photos, avec le regard d’une personne âgée ou d’une à qui vivre demande un effort. Il y a cette photo où on la voit aux côtés de Denise, qui semble la soutenir, lui prêter vie et existence (5126). C'était juste après la Grande guerre, avant Geneviève et Monique.
Pauvre Madeleine, on l’oublierait facilement. Il n’a guère été question d’elle depuis sa naissance en 1917. C’était au chapitre 7. Les cartes postales évoquaient la mort, Simon attendait un « héritier », puis finissait par obtenir la reconnaissance de ses maladies anciennes ou récemment acquises. La naissance de Madeleine n’occupait pas beaucoup de place. Savaient-ils déjà, les parents, qu’elle ne vivrait pas longtemps ? Marquée par une sorte de malédiction, et ce dès sa naissance. Rien n’avait filtré, à la lecture des cartes postales, d’une inquiétude particulière que ses parents eussent pu nourrir à son sujet. C’est seulement bien plus tard que je m’en suis avisé à la lecture d’un Certificat d’ondoiement (2038) daté du 20 juillet 1917 – trois jours après sa naissance – et établi conjointement par le Diocèse de Paris et par l’Hôpital Tenon (où elle décédera 33 ans plus tard, en 1950). Pourquoi cet « ondoiement » ? L'ondoiement – je ne le savais pas – est une cérémonie simplifiée du baptême utilisée en cas de risque imminent de décès, ou par précaution quand on veut retarder la cérémonie du baptême pour une raison quelconque.
- Note de bas de page 1 :
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Cf. Supra, chapitre 3, section Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul.
- Note de bas de page 2 :
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Pas moins de 14 images, festival d’esthétique sulpicienne, dédiées à la Vierge Marie, au Cœur de Jésus, à la Bienheureuse Catherine Labouré (Fille de la Charité ou sœur de SVP), à Ste Thérèse de l’Enfant Jésus (apprenez-nous à communier dignement),à Ste Odile protectrice de l’Alsace et miraculée (ô Dieu qui avez rendu la vie à la bienheureuse vierge Odile qui était née aveugle…), et bien sûr, en moult exemplaires à Ste Bernadette de Lourdes (Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse dans ce monde, mais dans l’autre).
- Note de bas de page 3 :
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Le numéro est celui du livre, où les images sont maintenues à la place où elles ont été trouvées.
J’en étais resté, concernant la santé de Madeleine, aux approximations de Geneviève et Monique évoquant, bien des années plus tard, les rhumatismes articulaires [qui] donnaient des maladies de cœur, et la fatale déficience valvulaire. Je savais l’immense pitié que leur inspirait la destinée de leur sœur, son mal à vivre. Tout ce qu’elles avaient à ajouter, c’est qu’elle était très courageuse. Elles se souviennent qu’elle sortait pour aller faire la queue dès cinq heures du matin pendant la guerre, devant la charcuterie ou la boucherie, mais qu’elle n’avait pas le droit de faire trop d’efforts. Qu’auraient-elles pu dire d’autre ? Je savais d’ailleurs, par ses bulletins scolaires, qu’elle n’avait guère brillé à l’école ; par ses certificats de travail, qu’elle avait travaillé comme femme de ménage ; par une carte, glissée dans un Manuel des Enfants de Marie immaculée hérité de sa maman Blanche (3668)1– entre autres traces de foi et de pratique religieuse – qu’elle se rendit à Lourdes aux moins en 1931, 32 et 33. On aurait cru Madeleine sans reproche, sage comme une image. Cependant une image pieuse, entre autres nombreuses2 insérées dans ledit Manuel (3668)3, ornée notamment de deux brins de muguet, porte au verso la mention manuscrite suivante : Madeleine ne doit pas se laisser vivre, mais s’oublier et penser aux autres – signé Sr B, 13 Xbre 1931.
C’était encore bien peu. En revanche, il se trouvait dans les archives, à l’insu évidemment des sœurs cadettes, une chemise intitulée « Madeleine à Cimiez » (mention manuscrite), réunissant quelques lettres qui complétèrent de façon inattendue le portrait psychologique de la deuxième des filles Jeanjean.
(Pareillement, plus tard, seront lues d’autres lettres secrètes, également bouleversantes, concernant Monique cette fois, et qui nous apprendront ce qu’aurait pu être sa vie – et peut-être l’avenir de la famille Jeanjean, fût-ce sous un autre nom – si certain projet avait pu être mené à son terme. Les lettres de Cimiez sont datées de 1939, celles de Monique pour l’essentiel de 1953. J’aurais l’impression en les ouvrant ici de commettre un larcin coupable en brisant un secret qui ne m’appartient pas, si les archives Jeanjean ne m’avaient été données sans réserve pour servir à publier entièrement l’histoire de la famille, et si leur premier détenteur et légataire, Simon Jeanjean, ne les eût conservées avec autant de soin et transmises à ses filles… à tout hasard. Comme une bouteille à la mer, que nous n’avons plus qu’à boire jusqu’à la lie.)
Nice, Cimiez, le 23/4/39
Chers parents,
Vous l'avez bien deviné, c'est la question de l'argent qui m'empêchait de venir à Paris. J'ai bien 2000 F sur mon livret caisse d'épargne mais je ne veux pas y toucher. Aussi je vous remercie bien affectueusement de bien vouloir me payer le voyage de Paris et je suis bien contente des quelques semaines que je passerai avec vous.
Parrain pense que le mieux serait que je parte vers la fin de mai, pour m'arrêter au retour à Montélimar où ils seront déjà arrivés à la campagne.
J'ai été à la gare, le voyage coûte de Nice à Paris 352 F et le retour à Montélimar 218 F. Cela fait le même prix, mais comme ça je peux rester plus longtemps avec vous qu'avec le retour qui est 13 jours (sic). L'aller et retour à Nice, qui est de 560 F. Je suis bien contente d'être avec vous tous depuis le temps qu'on ne s'est vues avec maman... (2321)
On se demandait où elle était passée, Mado, absente des photos de vacances. Réponse : à Nice, d’où elle écrit à ses parents. Elle est chez son oncle et parrain Henri Laurent, l’ancien officier ou diplomate de Thaïlande, époux de la tante Jeanne. On a déjà parlé des Laurent que Geneviève et Monique n’aimaient pas. Blanche étant, si je ne m’abuse, plus jeune que sa sœur Jeanne, on peut penser que l’oncle Henri était en retraite, et avait pris Madeleine en charge depuis quelques mois voire quelques années. Pourquoi ne vivait-elle pas avec ses parents ? Ils travaillaient, n’avaient peut-être pas assez de temps pour s’occuper d’elle. Denise avait quitté le toit familial, et il ne restait plus que les deux petites à la maison (si du moins elles étaient à la maison en 39 – c’est une autre histoire). Madeleine avait alors 21 ans, bientôt 22, mais il fallait s’occuper d’elle apparemment. Il semble que son parrain ait pris le relais… ce qui nous le fait voir sous un nouveau jour.
- Note de bas de page 4 :
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Jeanne a bien changé. La personne qui se tient debout à gauche pourrait être Mme Septier, qui interviendra ensuite dans l’histoire. C’est du moins ainsi que je l’imagine. Ou alors c’est l’autre, assise à droite. En tout état de cause cette photo (5914) prise à Nice a été envoyée rue de la Chine puisqu’elle se trouve dans l’album.
La lettre commence par « la question de l’argent ». Madeleine, depuis Nice, envisage de rendre visite à ses parents au mois de mai, pour s’arrêter, écrit-elle, au retour à Montélimar où les Laurent seront déjà arrivés. Ils ont donc, en plus de Nice et de Paris, une maison de campagne dans la Drôme, sans compter la Bretagne, ni les vacances dans le Vercors dont il sera question ensuite. Bref, on n’a que l’embarras du choix. Cimiez est une colline très chic dominant Nice. La famille Laurent y habite une imposante demeure (5920), photographiée à plusieurs reprises sur les albums. Une photo prise sur le balcon (5914) réunit Madeleine, bien reconnaissable à sa bouille et à ses lunettes aussi rondes l’une que les autres. Son oncle et parrain Henri et la grand-mère sont debout derrière elle. Et la tante Jeanne ne peut être que cette femme mince et pâle aux cheveux blancs, assise au milieu4.
Maison de famille ? Ce n’est pas impossible. Déjà en 1910, Blanche Jeanjean avait reçu deux cartes postales de Nice (24 et 29). Issue d’une famille fortunée, elle aurait donc épousé avec Simon un milieu sensiblement plus modeste. Cette question, posée précédemment, reste ouverte. Mais trêve d’hypothèses, l’épisode qui se prépare nous éclairera, entre les lignes, sur les relations qu’entretenaient ces Laurent avec les Jeanjean. Les personnages principaux seront Henri et Jeanne, et puis la grand-mère, Blanche Stef-Wattebault, que Madeleine appelle Mémée, et qui n’est donc pas encore définitivement placée en maison de vieux en Bretagne comme nous l’ont dit ses petites filles dans l’interview, en 2006, à un âge où elles auraient pu l’être à leur tour. Âgées respectivement de 15 et 19 ans en 1939, elles n’auront rien connu de l’orage familial qui se prépare ici s’ajoutant à celui qui n’en finissait pas de menacer l’Europe. Pour l’instant la guerre n’a pas encore éclaté, Madeleine se plaît chez son parrain Henri Laurent. Elle s’ennuie tout de même, depuis le temps qu'on ne s'est vues avec maman ; se fait un plaisir d’aller voir ses parents avant de retourner à Montélimar et à Nice. Et elle pense à ses sœurs, les deux petites, avec bienveillance, elle évoque des souvenirs communs :
...Je vois que Monique a fait de belles promenades avec sa cheftaine et que l'auto qui s'est trouvée embourbée a fait peut-être rappeler le souvenir de l'excursion en autobus avec le Parti Démocrate Populaire dans la forêt de Sénart qui était embourbé... Moi j’y ai pensé tout de suite en lisant la lettre de Ginette. Je vois que ce camp s'était très bien passé et je comprends bien Ginette qui n'a pas pu faire ses allumettes faute de four mais le prochain coup si elle veut des idées de cuisine et aussi si elle recommence le restaurant parisien elle n'aurait qu'à faire une quiche lorraine... puis le suprême au café fait avec les biscuits Brun qui est simple à faire et comme je vous ai laissé la recette voilà des idées culinaires toutes trouvées pour la prochaine fois, ou bien une salade de fruits qui est très bon et sain en même temps.
- Note de bas de page 5 :
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Voir chapitre 11 (« Convivialité avant tout »)
On se souvient du bus embourbé lors de l’excursion en Forêt de Sénart, vu en photos (5269-5270)5. C’était en 33. Six ans déjà. Maintenant les mois passent. Sa famille lui manque mais elle est courageuse. On a dû lui dire que c’était la meilleure solution, elle s’y conforme. Et puis franchement, c’est plutôt la belle vie. Bien nourrie, choyée, ne manquant pas de distractions ni de joies, les unes d’adulte, les autres à la joie du grand bébé qu’elle semble être restée à vingt ans passés. D'ailleurs toujours prête, en aînée responsable et en adulte, ce qu'elle est objectivement, à prodiguer des conseils.
...Moi pour les fêtes de Pâques je suis allée le dimanche chez des amis de bridge où nous avons rapporté un canard en peluche rempli de chocolats que nous avaient offert ces amis à Mémée et que Mémée m'a fait cadeau ensuite, puis le lundi je suis allée à la bataille de fleurs par une belle journée chaude qui dure encore maintenant et j’ai bataillé avec plein d'ardeur, aussi quand je suis rentrée j’étais morte de fatigue… Puis vendredi je suis allée au cinéma avec Mémée Parrain j'ai vu un très beau film qu'il vous faut aller voir qui s'appelle Les trois de Saint-Cyr qui est très émouvant. Puis je retourne demain lundi voir la citadelle qui paraît bien que je vous dirai ça la prochaine fois.
- Note de bas de page 6 :
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Op. Cit., vol. I, page 132.
Les Trois de Saint-Cyr, film de Jean-Paul Paulin, est sorti en février 1939, avec Roland Toutain dans le rôle principal, à la gloire de la prestigieuse école militaire de Saint-Cyr, exaltant les vertus patriotiques de ce corps d'élite. On y entend d’entrée retentir leur curieux chant Le Pékin de bahut : « Trois Saint-cyriens sont sortis de l’enfer // Un soir par la fenêtre // Et l’on dit que Monsieur Lucifer // N’en était plus le maître ». Ce fut un grand succès durant toute cette année 39 (il était temps). Il y a aussi au générique Jean Chevrier et Jean Parédès, dont on se souvient encore, et Hélène Perdrière dont je ne me souviens pas. Henri Amouroux6 nous rappelle qu’elle se fit remarquer, au cours de cette même année 1939 dans un restaurant de Bagnères-de-Bigorre, en se plantant devant Jacques Duclos pour faire le salut hitlérien. Curieuse provocation qui lui valut en réponse une gifle de Maï Politzer, proche du dirigeant communiste… Et l’on dit que Monsieur Lucifer n’en était plus le maître.
...J'espère que Ginette a réussi son examen de sténographie et qu'elle est contente. Je vois que vous allez tous bien, que le travail marche malgré tous ces événements qui par le fait nous voyons une époque bien troublée que pense papa de la réponse de Hitler au président Roosevelt serait-elle favorable ? Voilà ici tout le monde va bien. Mémée est très contente de pouvoir pas aller à Vichy cette année et qu'elle est très bien le climat de Nice nous est très favorable nous réussit admirablement on est heureux.
J'espère que Denise allait bien et qu'elle était toujours contente de vous revoir. Je vous embrasse bien affectueusement ainsi que Mémée et parrain qui vous embrassent tous. Et à bientôt – Mado
Complications...
Jusque là tout va bien mais cela ne va pas durer. La guerre est déclarée en septembre. Peu après arrive une brève lettre d’Henri Laurent, en déplacement dans le Vercors cette fois, à Autrans, et toujours avec Madeleine bien sûr. Dans l'angoisse générale de cette horreur devant la catastrophe, je n'ai pas besoin de vous dire que nous pensons affectueusement à vous tous. Dans la perspective de regagner Nice, et compte tenu de la nouvelle situation, ils vont avoir besoin de toutes sortes de permis, notamment d’un extrait d’acte de naissance pour Mado... Je compte sur vous et vous remercie. Janot et moi vous embrassons – Henri. (2322)
- Note de bas de page 7 :
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Adenauer, Eisenhower.
- Note de bas de page 8 :
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Op. cit., p. 203
- Note de bas de page 9 :
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Exemple, le 14 septembre : L’état-major allemand commencerait à comprendre que la situation est pire qu’à la fin de la dernière guerre... (ibid.).
Horreur devant la catastrophe ? On pouvait s’y attendre pourtant. En avril Hitler a violé les accords de Munich en envahissant la Bohème-Moravie. Franco a gagné la guerre civile (la France avait déjà reconnu son gouvernement en dépêchant auprès de lui son ambassadeur, le maréchal Pétain). Les négociations franco-anglo-soviétiques restent au point mort, mais en août l’Allemagne et l’URSS signent un pacte de non-agression et se partagent secrètement la Pologne – laquelle est envahie par les Allemands le 1er septembre. D’où la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre à l’Allemagne le 3 – sans aucune offensive : les troupes restent calées derrière la ligne Maginot. Notre ami Paul Reynaud, de sa voix claironnante, déclare à la même époque : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! » Comme toujours on n’imagine pas que cela puisse durer. Madeleine va bien, et les événements vont bientôt se tasser. Mais qui peut prétendre savoir quoi que ce soit de ce qui va se passer ? Je me souviens des éditoriaux de Geneviève Tabouis, cinq à dix ans plus tard, donnant chaque jour sur Radio-Luxembourg, de sa voix de vieille dame, entre paysanne chafouine et prof d’université sûre de son autorité, les Dernières nouvelles de demain. Son éditorial commençait invariablement par les mots « Attendez-vous à savoir... », puis dévoilait les dernières décisions des grands de ce monde,» Adénoère » ou « Ézènoère »7. Pour le gamin que j’étais, elle semblait avoir accès aux mystères du futur à la façon d’une astrologue ; je ne croyais pas à l’astrologie, alors qu’elle, on pouvait lui faire confiance puisque mon père l’écoutait à la radio. Je ne sais d’ailleurs d’où venait cette confiance accordée à Geneviève Tabouis jusque dans les années 60. Elle était loin de l’avoir toujours méritée. Au début de la guerre, rappelle Henri Amouroux8, elle multiplie [dans L’Œuvre] des articles que les événements ridiculiseraient si les lecteurs avaient le sens du ridicule.9 Les journaux, rappelle-t-il, rivalisaient alors en ce que l’on n’appelait pas encore les fake news.
Mais bon, à part cela Madeleine va bien, on voudrait croire que les événements vont bientôt se tasser. Quelle illusion ! La lettre suivante (2323), extraordinairement longue – 11 pages –, émaillée de ratures, toute de syntaxe improvisée, de plus en plus torrentueuse mais fort précise, me rappelle un peu celles qu’au même âge, mais soixante ans plus tôt, envoyait à ses parents son grand-père Lucien légionnaire en Algérie. Si l’orthographe reste correcte dans l’ensemble, et la langue assez riche, cela va devenir une sorte de logorrhée (ou graphorrhée) impressionnante...
Nice Cimiez le 29/12/39 – Chers parents – C'est par un temps gris, où nous voyons tomber de la neige, où il y avait des années qu’il n’en avait pas tombé comme aujourd'hui et c'est une amie qui habite près de la maison qui l’a dit à Parrain, ce matin en allant de donner des nouvelles de Mémée qui est [malade] depuis dimanche ou plutôt cela a commencé lundi très fort parce qu'elle était sortie en tailleur et une fourrure autour du cou et comme ils étaient allés à Cap-Ferrat avec Mme Septier avec la voiture, et comme le temps [ ?] ou tout au moins il ne pleuvait plus, alors ils étaient sortis et en descendant de voiture comme au Cap-Ferrat il faisait plus frais, elle a senti qu'elle avait eu froid et c’était passé en marchant..., puis en rentrant à la [page 2] maison qu'elle a senti par commencer par un peu tousser et l'on lui a demandé si elle avait pas froid elle disait que non sauf elle nous a dit que l'incident du Cap-Ferrat où elle se disait qu'elle aurait pu prendre un manteau parce que elle avait senti le froid et lendemain lundi sa voix avait été un peu prise elle avait pu sortir mais elle a toussé chez l’ami où Parrain avait été ce matin et qui m'a offert un paquet de chocolats pour mon Noël et je n'ai pas eu le temps encore de la remercier elle était venue l'autre soir passer un moment parce qu'elle [est] seule dans sa grande maison… et qu'elle aime bien bavarder avec nous et moi je l'estime beaucoup. Donc je reviens pour Mémée et la nuit de lundi à mardi [ça] avait empiré,… et comme elle avait mal dormi alors depuis mardi elle est prise d'un peu de bronchite où elle garde la chambre mais elle fait peine à l'entendre tousser surtout [p.3] quand elle a parlé un peu beaucoup la toux la prend et comme elle ne sait pas cracher alors c'est encore plus lamentable on croirait qu'elle va étouffer c’est comme papa enfin aujourd'hui elle va un peu mieux mais pour terminer son année elle a terminé bien mal et c’est de sa faute.
« On croirait qu’elle va étouffer c’est comme papa »… Ce devait être fréquent pour Simon Jeanjean, qui au surplus a toujours fumé comme un sapeur. Mais ce n’était pas « de sa faute », à la différence de Mémée qui l’a bien mérité. Cela dit, la grand-mère, comme son gendre, semble avoir été une personne énergique. On le voit mal sur les photos, mais elle souffrait d’un handicap moteur affectant un bras, blessé ou atrophié, au dire de ses dernières petites filles Jeanjean.
Celles-ci, en septembre 39, étaient aux Sables d’Olonne. J’aurais pu me douter qu’elles s’étaient éloignées au moins à partir de la rentrée scolaire, laquelle n’avait pas eu lieu pour cause de guerre. J’avais gardé en tête le repère « 1940 » – l’ Exode – comme date approximative de la rencontre des sœurs Jeanjean avec Fernande et avec ma mère aux Sables, date-clé de cette histoire évidemment, et nous allons y venir. Or, il faut remonter d’un an. Les parents nous ont expédiées en colonie de vacances, dit Monique dans l’interview, et ensuite, à la rentrée, elle a repris l’école aux Sables d’Olonne et préparé le brevet en 39-40. C’était donc à partir de 1939. La famille, à l’heure où nous sommes – précisément le 29 décembre 1939 – est donc éclatée en trois endroits éloignés (je ne parle pas de Denise, n’ayant aucune idée de la façon dont son ordre a été amené à gérer cette crise). Ainsi peut-on les suivre, les un(e)s et les autres, au fil de ce courrier. On y vérifie, comme nous l’avaient dit Geneviève et Monique, que les parents les avaient rejointes aux Sables d’Olonne pour les vacances de noël, après les y avoir accompagnées l’été passé.
...Donc que je pense que votre séjour aux Sables a été bon et que le temps vous a favorisés et [que vous avez] pu sortir un peu que c'est pas comme ici il pleut et aujourd'hui tombe de la neige, et que vous avez trouvé les petites en bonne santé, si elles sont bien installées, et les progrès de Monique pour son étude qui je crois en pratiquera en rentrant à Paris quand la guerre sera terminée, et que Ginette a pris de bonnes résolutions et qu'elles vous ont peut-être montré la lettre que j'avais envoyée en les secouant un peu j'espère qu’elles m’en voudront pas et qu'elles m'écriront une lettre plus longue que la carte et d'ailleurs je vais leur envoyer une carte-mandat de 50 F pour leurs étrennes et qui je leur dirai que les 50 F serviront à acheter un couvre-pied pour le lit de leur chambre et qu'elles m'avaient demandé à y participer je leur aurais bien envoyé autre chose mais comme elles n'ont rien dit comme je l'avais demandé et comme c'est la guerre alors j’ai [p.4] pensé à envoyer un mandat-carte que si elles veulent le garder soit d'une part acheter la spécialité de bonbons qu'il y a sans doute là-bas ou comme voudront les garder pour le couvre-pied ou s'acheter des choses utiles qu'elles ont envie...
Cela manque de points et de virgules, respirons un peu. Elle a de l’aplomb cette Mado, elle compte son argent, celui de ses sœurs dont elle est très proche – Monique toujours volontaire pour les études, pour le travail, pour tout, beaucoup plus que l’aînée Ginette – elle-même, Madeleine, se posant en aînée de substitution…
- Note de bas de page 10 :
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« Jour de l’An » = étrennes, par métonymie.
Quant à vous mon cher papa et ma chère maman je vous envoie cette humble boîte de chocolats que vous me direz si ils vous ont fait plaisir et si ils ont été bons et que la boîte dans laquelle elle enveloppait servira peut-être soit pour papa pour ranger ses journaux ou ses outils ou autres soit pour maman à y mettre des lainages fragiles dans son armoire enfin vous me direz à quoi elle aura servi, et que j'aurais bien voulu vous envoyer autre chose plus utile qui vous aurait peut-être aussi fait plaisir mais Mémée s'y est opposée elle m'a dit que l'on était en guerre et qu'il fallait maintenant quoi faire le nécessaire et que cela ne ressemblait plus maintenant qu'au temps de paix alors dites moi vite si les chocolats vous ont plu et si mon désir de Jour de l'An10 n'est pas trop coûteux pour vous je serais bien ennuyée si cela vous coûtait beaucoup parce que le sac me serait bien utile ou sinon envoyez-moi l'argent ce que vous voudrez et je l’achèterai ici dans les magasins sans que cela vous contrarie…
C’est drôle de la voir faire la grande, la gentille qui pense à tous, et juste après s’inquiéter des étrennes ou de l’argent que ses parents voudront bien lui envoyer. Nouvelle pause avant d’affronter la suite – le déclenchement des hostilités ?… – qui est évidemment le sujet principal de sa lettre (...mais Monsieur Lucifer n’en était plus le maître).
- Note de bas de page 11 :
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C'est elle qui souligne.
...Donc lundi de Noël je suis allée au cinéma [p.5] payé par Mme Septier qui a été si gentille pour moi et qui est repartie ce soir au train de 5h48... et qui m'a donné 50 F pour mon Jour de l'an et pour ces trois semaines qu'elle a passées ici puis un joli sweater de laine bleu clair à manches qu'elle m'a donné pour mon Noël et que j'aime beaucoup... et que vous verrez quand j'irai vous voir vous voyez comme elle est très gentille et très affectueuse, et très sympathique malgré que je lui ai montré mon mauvais caractère à cause de Mémée par 3 fois et qu'elle a su me montrer et me dire qu'il fallait pas que j’agisse comme j'ai agi elle avait raison mais Mémée m'avait fait tellement en colère et que Parrain lui donnait raison alors ça a éclaté d'abord je n'ai pas eu de Noël11 cette année comme les autres années j'en avais à cause que j'avais répondu, [j’avais] jeté les clés à la figure de Parrain parce que je demandais de l'argent à Mémée et qu'elle n'avait pas voulu me donner et que j'ai menacé d'aller au bureau et lui prendre de l'argent dans le tiroir ce que j'avais fait mais j'ai cédé parce que Mme Septier me l’a dit [p.6] et j'ai remis et sans autre que j'ai eu simplement dix francs et que j'avais besoin de plus et aussi que j'avais menacé de me jeter par la fenêtre ou à la mer pour les faire peur enfin j'ai dit ce que je pensais aussi de la lettre que je vous ai envoyée au mois d'avril et pour lequel j'ai été vous voir à Paris mais rassurez-vous quand Mémée m'a mise en colère je leur ai dit tout ce que j’ai sur le cœur aussi que pour vous je m'en cache pas de leur dire, je n'ai pas peur d’eux aussi m’ont dit que si je n'étais pas contente ici que je pouvais rentrer à la maison et cela Parrain me l’a dit par deux fois, l’autre fois quand il allait à Paris, et la seconde fois ce soir avec Mme Septier mais moi j'ai dit non je ne voulais pas être à votre charge et que la vie est si dure maintenant et qu’eux ils pouvaient bien faire ça je ne leur [ai] pas dit et je ne leur dirai jamais c’est pourquoi enfin Mme Septier me faisait chaque fois un petit sermon et m'a recommandé d'être sage et gentille avec eux qu'ils vont s'occuper de moi comme j'avais dit dans la lettre et qu'à chaque scène cela mettait [p.7] Mémée et Parrain malades et qu'à la dernière scène celle de l'argent que j’ai rendu malade Parrain qui a eu de la fièvre nerveuse pendant quelques jours et que maintenant il reprenait la résistance parce que cela lui donnait une fièvre fébrile ou nerveuse parce qu’il il y a quelques années il a eu de la neurasthénie pendant des mois il lui en reste maintenant un peu quand déclenche une scène entre moi et Mémée. Enfin patience j'espère que j'aurai du Jour de l’An cette semaine cela ira un peu meilleur mais ne vous en faites pas pour moi et pas un mot dans les lettres que je recevrai.
Ça alors, quel festival… Ne vous en faites pas pour moi, c’est facile à dire. Quelle confusion, quelle peine à la lire pour ses parents (quoique… ils doivent bien s’y s’attendre un peu). Entre les préconisations tranchantes de l’adulte qu’elle est et dont elle entend jouer le rôle, et les délires de l’enfant perturbée qu’elle est, au fond, restée ou devenue, il y aurait de quoi sourire mais c’est un peu violent. Une enfant manipulatrice terrorisant son entourage – elle n’a pas une seconde envie de se jeter par la fenêtre – et qui le raconte ainsi d’un trait sans une once de vergogne. Pas de déclaration de guerre, c’est parti tout seul et cela va continuer de même. Quant aux décisions qui pourraient sembler s’imposer, non, pas question de changer quoi que ce soit, elle s’en tiendra à la voie choisie (car elle est courageuse Madeleine, en effet !). Quelle que soit son envie de retourner chez papa et maman, elle ne veut pas être à leur charge, ses oncle et tante ont largement les moyens de l’entretenir. Bien plus important pour elle est de savoir ce qu’elle va pouvoir s’offrir ou continuer de recevoir en cadeau à l’occasion des fêtes. Et bien sûr, qu’on n’en reparle plus – pas un mot dans les lettres que je recevrai – il ne s’est rien passé du tout, qu’on se le dise.
Bref, elle avait un problème, Madeleine. Je n’en reviens pas (et je laisse aux psychiatres le soin d’un diagnostic plus précis). Mais ce n’est pas fini, continuons la lecture. Ensuite la page 7, à la différence des autre écrites sur des feuillets doubles, est au verso d’une carte postale tirée d’une série éditée par la Ligue nationale contre le taudis et décorée par Poulbot. Un joli dessin en couleurs représente un enfant de la ville, habillé très proprement d’une chemisette à col blanc sous son pull, avec chaussettes et souliers de cuir. – Y en a de l’eau chez vous ! dit le petit Parisien, pataugeant dans la cour de la ferme. – C’est pas de l’eau, c’est du purin, répond gentiment le petit paysan, tenant sa petite sœur par la main au milieu de la basse-cour. La scène est d’actualité, dans ces années de guerre. Madeleine la Parisienne doit l’avoir choisie sciemment.
Quatre pages encore. S’ensuit sans transition une histoire riche en rebondissements épuisants, témoignant des atermoiements de l’administration militaire en temps de guerre, autour du mariage d’une certaine Colette, qui est probablement la bonne, employée de la maison Laurent. Là encore, j’ai du mal à couper quoi que ce soit. La lecture en vaut la peine.
...Colette s'est mariée hier après-midi, qui devait [p.8] déjà se marier le 9, mais comme son fiancé était parti en Champagne près du front et que le gouvernement avait autorisé une permission de 3 jours ou attendre la fin de la guerre pour se marier alors son fiancé qui avait déjà pris 10 jours de permission, revenait pour 3 jours et se marier, donc le samedi Colette n'est pas venue et son fiancé qui devait arriver la veille et que tout était préparé que son beau-frère à Colette faisait le repas du soir car ils se mariaient l'après-midi, et alors il n'est pas venu et l'après-midi vers le soir après tant attendu sa sœur est venue avec son fils et la bonne pour savoir ce qu'il fallait faire et notre Colette qui n'avait pas voulu monter pleurait il a fallu que j'aille la chercher et Parrain et Mémée l'ont rassurée en lui disant que peut-être il avait raté la correspondance et ils se marieraient le lundi et va te faire fiche rien n'est venu, le lendemain je suis allée voir si il était arrivé de la veille ou au matin et peut-être une lettre qui arriverait lui disant qu'il arriverait plus tard dans la semaine, mais rien n'est venu alors Colette avait envoyé un télégramme en réponse payée au commandant pour savoir des nouvelles, étant donné que la famille était inquiète puis les jours sont passés et le mardi soir elle reçoit une [lettre] [p.9] de son fiancé lui disant que le commandant avait refusé au moment de partir de signer la feuille de permission, et lui disant aussi si un commandant avait le droit de refuser une permission alors après toutes les démarches faites à l'état-major militaire et à L’Éclaireur de Nice et aussi par une amie de Colette dont les patrons qui habitent la Promenade connaissent le général de la division du fiancé ce qui a simplifié et avant qu'on en parle aux patrons de cette amie l'état-major avait répondu qu'il n'avait pas le droit de la donner et les patrons de l'amie de Colette ont envoyé une lettre au général qui lui ont dit qu'il fallait attendre une huitaine à 10 jours pour la réponse et en effet elle a eu son télégramme du commandant que j'ai vu et cela fait... Colette est allée refaire la demande en mariage à la mairie et à l'église et hier après-midi Colette se mariait et aujourd'hui ce matin elle est venue présenter son mari qui est très gentil un peu timide et qui à eux deux feront un beau couple, mais pour notre Colette ce sera une date qui lui rappellera toute sa vie celle du 9 décembre... enfin tout est bien qui finit bien la voilà mariée, et moi je lui ai fait cadeau d'un service à déjeuner pour le matin et pour son Jour de l'An un service de verres pour commencer à entrer en ménage et Mémée et Parrain lui ont donné 300 F de cadeau elle s'est acheté des draps. Je vais souvent la voir la semaine en remontant des courses et le dimanche après-midi où l'on va soit à la foire puisqu'il y a la foire en ce moment, ou à la [p.10] boîte à musique avec d'autres amis de Colette je fais connaissance.
Madeleine doit très bien s’entendre avec Colette. Complicité de classe – Madeleine a été femme de ménage elle aussi. Elle suit de près les mésaventures de Colette, au moins autant que la famille Laurent qui s’y trouve associée. On se demande d’ailleurs – on aimerait savoir – s’il y a le moindre rapport entre cette histoire et la drôle de guerre qu’elle a déclarée et qui ne risque pas de s’arrêter là. Mais n’en parlons plus pour cette fois, place aux loisirs divers et aux vœux (à suivre).
- Note de bas de page 12 :
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La maison = l’entreprise, le travail.
...Donc maintenant je vous parle de la cérémonie de jeudi dernier aux Clarisses qui a été une très belle cérémonie où j'avais bien chanté et aux côtés de la sœur Emmanuelle qui m’entraînait au chant grégorien et la cérémonie et a duré de 9 H est terminée à 11 H1/2 c'est pour dire cela a été très long a cause que l'on chante les litanies en latin puis aussi le sermon fait par un dominicain qui avait dit des choses très belles on aurait dit que c'était lui qui faisait les vœux puis après je suis allée dans une salle pour pouvoir les voir à travers une fenêtre grillagée, et dont j'ai reçu une image d'une sœur mais vraiment c'était très joli et je me suis plu beaucoup à cette cérémonie.
Je dois vous dire aussi qu’ici nous manquons de café aussi et c'est un mal à en trouver une demi-livre et que quand on en trouve c’est par demi-livres que l'on en donne, alors il n'y a pas qu'à Paris qu'il n'y a pas de café et maintenant c'est peut-être aussi peu partout et l'huile en avait ici c'est l'huile d'arachide qui commence à se faire désirer et bientôt ce sera le sucre parce qu'en Angleterre on a lu dans les journaux que l'on commençait à n’en avoir que par cent grammes par personne alors bientôt ce sera nous alors tâchez de faire des provisions de café.
Voilà mes biens chers parents dimanche je vais avec Colette promener et lundi je vais au cinéma payé par Mémée voir Tric-Trac tiré de la pièce de Édouard Bourdet avec Arletty Michel Simon Fernandel qui seront très amusants et lundi [p.11] dernier j'avais vu comme film Elle et Lui avec Charles Boyer et Irène Dunne qui était très bien et bien joué allez le voir si vous avez l'occasion et aussi allez voir Circonstances atténuantes qui est très gai et amusant avec Michel Simon et Arletty et Andrex qui sont admirables. Voilà je suis dans mon lit en train de terminer cette longue lettre qui vous fera très plaisir et surtout pas un mot de ce que je vous ai dit je me défends quand ça éclate mais surtout ne le dites pas aux petites et si vous voulez me dire quelque chose écrivez à la poste restante de la rue Hôtel des Postes parce que maintenant j'ai ma carte d'identité qui est faite et que j'ai toujours sur moi.
Voilà il est neuf heures je termine encore une fois c’est très longue au moins vous aurez pu lire jusqu'au bout et je viens aussi en l'Année de 1940 qui va commencer bientôt je viens vous souhaiter une bonne et heureuse et année où la guerre sera bientôt terminée j'espère et une bonne santé pour tous les deux et que les petites reviennent bien vite auprès de vous, une bonne santé pour Papa qui les douleurs ou la grippe ne viendra pas et la bonne marche dans sa maison12 et pour maman une bonne santé, l'estomac doit aller mieux et va retrouver une place bientôt où chercher du travail pour travailler chez elle, et je vous embrasse bien affectueusement, ainsi que Mémée et Parrain qui vous souhaitent une bonne santé et heureuse année de santé et travail. Tâchez de bien terminer l'année.
Mado
Une décision s’impose
La version du parrain n’est pas différente de celle la filleule, quant au déroulement des faits. Du moins apporte-t-elle quelques précisions, et surtout confirme-t-elle que la situation n’est plus tenable. Il va falloir faire quelque chose. La lettre d’Henri Laurent (2324), datée initialement du même jour que celle de Madeleine, et complétée ensuite, a dû arriver quelques jours après. Il n’y a « que » six (longues) pages. On y retrouve, dans leur contexte, les incidents déjà connus, y compris l’histoire des fiançailles de Colette, concomitante avec les sorties blessantes de Madeleine, sans qu’on puisse déceler de lien de cause à effet. Son émotion en empathie avec Colette, l’échauffement provoqué à la longue par les rebondissements répétitifs de cette histoire (kafkaïenne ou courtelinesque) de mariage reporté, a pu réveiller une hostilité paradoxale vis-à-vis de ses tuteurs et parents par intérim.
- Note de bas de page 13 :
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Janot = surnom usuel attribué à Jeanne (par son mari exclusivement).
29 décembre 1939 – Mon cher Simon
Je regrette bien vivement, croyez le bien, de devoir vous écrire aujourd'hui cette lettre ; j'ai même retardé pour le faire, de façon que, vous arrivant après le 1er janvier, elle ne trouble pas le voyage que vous faisiez auprès de vos enfants, ni les fêtes de fin d'année. – Vous avez déjà compris qu'il s'agit de Madeleine. En effet, nous devons nous en séparer. Ce n'est qu'après avoir beaucoup patienté que j'en ai pris la décision, après mûres réflexions, mais désormais irrévocable. – Nous avions déjà été sur le point de le faire, après nos vacances à Autrans, où elle avait fait des scènes impossibles. Mais elle était encore jeune & l'on pouvait espérer que, le temps passant, elle s’amenderait. C'est ce qui a semblé se produire pendant quelques mois & nous nous en étions réjouis, car nous avions de l'attachement pour ce gros bébé & nous étions heureux de la voir se transformer, devenir la jeune fille que vous avez certainement pu apprécier ; nous pensions aussi assurer son bonheur, compagne attentive de nos vieux jours qui vont venir, sûre d’un présent agréable & d'un avenir en somme très enviable.
Elle vient de détruire et de rendre impossible tout cela. Que s'est-il passé ? Il nous est impossible de nous en rendre compte. C'est une évolution intellectuelle & de caractère (ce n'est absolument que cela) dont nous ne pouvons nous expliquer les causes. Cela a commencé il y a deux à trois mois, au moment où notre jeune domestique Colette s’est fiancée & s'est occupée de son mariage. Depuis la vie est devenue pour nous véritablement [p.2] un enfer. Elle s'est révélée indocile, impertinente, faisant des scènes violentes à tout propos. Nous avons essayé, en vain, de lui donner un dérivatif vers des associations de jeunes filles, puisqu'il semblait qu'il ne lui suffisait plus, comme auparavant, de partager intimement notre vie. Rien n'y a fait & cela a été de mal en pis. Les scènes ont redoublé, hurlant, se roulant par terre, se précipitant à chaque instant pour, disait-elle, se jeter par la fenêtre, mêlant notre domestique et la concierge à des histoires mensongères, faisant alterner vis-à-vis de Janot13 les manifestations d'affection excessive avec des injures & des menaces, "tu me payeras cela", "on me maltraite, je l'ai déjà écrit à mes parents, je vais aller prévenir le commissaire de police". Quant à moi, il y a quelques jours, elle m'a jeté, à trois mètres de distance, un trousseau de clés dans la figure.
Ces dispositions d'esprit, sur lesquelles nous n'avons plus aucune prise, empoisonnent notre existence & par l'exaspération nerveuse & tendue où elles nous font vivre sans arrêt ont une action néfaste tant sur la santé toujours chancelante de Janot que sur la mienne propre, ce qui vous indique le point auquel on en est arrivé.
C'est pourquoi j'ai pris la décision, que je vous confirme irrévocable, que je vous disais au début, de nous séparer de Madeleine.
Viennent ensuite les propositions attendues. Madeleine, on s’en doute, ne pourra pas rester bien longtemps chez les Laurent à Cimiez. Mais comment faire, puisqu’elle se refuse à les quitter ?
Je lui ai, à diverses reprises, proposé de vous rejoindre – quand je suis allé auprès de ma tante mi-décembre, je lui ai demandé si elle voulait venir avec moi – puis suggéré de regagner Paris avec notre amie Mme Septier. Elle ne veut rien entendre comprenant que c'est une séparation qu'elle n'accepte pas. [p.3] Cette situation ne peut se prolonger et je lui ai, quant à moi, fixé un terme, le 10 à 15 janvier au plus tard, jour auquel, d'une façon ou d'une autre, Madeleine aura quitté mon foyer. Après réflexion, & autant pour nous faciliter cette liquidation pénible, que pour épargner, dans la mesure du possible, cette enfant, je ne vois de réellement satisfaisant qu'un appel, que vous lui feriez, de venir à Paris sous un prétexte plausible. Vous pourriez en trouver un : maladie, un mariage – j'avais pensé que vous pourriez lui dire que Denise, désignée pour la province ou l'étranger, désire la voir avant de partir. Petit mensonge qui, fait de bonne intention, ne chargerait pas vos consciences.
Si ceci n'a pas votre approbation, je vous proposerais une autre solution, moins satisfaisante. Vous-même, mon cher Simon, si vous pouvez quitter quelques heures le fardeau de vos affaires, ou, à votre défaut, Blanche, viendrait chercher Madeleine ici, en arrivant à l'improviste, sans la prévenir d'avance pour éviter les scènes pénibles préliminaires. Le coup serait plus rude pour elle, mais vous seriez là, l'un ou l'autre, pour le lui amortir dans la mesure du possible. Et cela ne sera pas commode, je vous prie de le croire. Dans ce cas, sous un prétexte ou un autre, Janot s'éloignerait de Nice quelques jours pour s'épargner le pénible du départ. Blanche ou vous descendriez chez moi les 24 ou 48 heures que vous passeriez à Nice & dans ce cas, comme dans celui du départ de Mado seule sous le prétexte choisi par vous, vous me permettrez de garder à ma charge les frais du voyage, les siens comme les vôtres.
Je ne doute pas que vous n'adoptiez l'une ou l'autre de ces solutions, la première de préférence à la [p.4] seconde. Je dois, cependant, prévoir le cas où vous vous méprendriez sur la gravité de la situation et sur l’irrévocabilité dûment pesée de ma décision et où vous croiriez devoir discuter celle -ci. Si je vous écris, mon cher Simon, aujourd'hui, c'est après avoir supporté au-delà de la patience ordinaire ; ma propre fille, agissant comme agit Madeleine, depuis ces derniers mois, aurait déjà, depuis longtemps, quitté la maison. Si vous ne la rappeliez pas ou ne veniez pas la chercher comme je vous le demande, avant le 10-15 janvier, quoi qu'il arrive, malgré les scènes scandaleuse et pénibles que je prévois dans ce cas, Madeleine ne verra pas la fin de la journée du 16 janvier sous mon toit. Je la mettrais dans le train, si elle y consent, ce dont je doute ; ou je la laisserais se débrouiller seule à Nice. Je n'ai pas besoin de vous dire quelle serait dans l'un ou l'autre cas, mon inquiétude, mais vous seul en auriez la responsabilité. Vous nous épargnerez cela à tous, n'est-ce pas –
Me voici, mon cher Simon, au terme de cette lettre qui, si elle vous est pénible à lire, ne l'a pas été moins à écrire pour moi. Il n'y a rien à faire, hélas, qu'a déplorer l'aveuglement de cette enfant qui aura tenu en main le bonheur quotidien & stable de sa vie et l’aura malheureusement gâché. Je vous plains, croyez-le.
Je vous prie de me dire au plus vite ce que vous aurez décidé.
Avec mes souvenirs à Blanche, je vous serre la main. – Henri Laurent.
Eux aussi, les deux beaux-frères, se « serrent la main ». Pas sûr que ce soit avec la même franche cordialité qu’entre copains de régiment ou camarades de parti. Il y a d’ailleurs une feuille ajoutée ensuite, une sorte de post-scriptum pour enfoncer le clou :
- Note de bas de page 14 :
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Souligné dans la lettre.
Samedi 30 – Mon cher Simon, ma lettre rédigée et sous enveloppe attendait la date où je la mettrais à la poste pour qu'elle ne vous arrive qu'après les fêtes. Ceci m’est une occasion de vous confirmer tout ce que je vous ai écrit. Une nouvelle scène, ce matin, montre une fois de plus, qu'il n'y a rien à faire, que les dispositions même empirent. Sur un refus de Janot de lui avancer 50 F dont elle estimait que Mado n'avait pas besoin, Mado a fait une scène de violence indescriptible, hurlement, tentative de venir prendre cet argent dans mon tiroir (sous mes yeux), fenêtre de la salle à manger ouverte avec mise en scène ordinaire, elle a jeté verres, assiettes, à la volée sur la table, lancé d'abord un bouchon à la figure de Janot, puis lui a donné une gifle ! !14, quant à moi, elle m’a tambouriné l'épaule avec des fourchettes et cuillères qu'elle avait à un moment en main. Rien à faire, la coupe déborde. Veuillez bien me dire, de toute urgence, la solution que vous adoptez, de celles que je vous ai dites plus haut.
Cordialement, – Henri.
Négociations
La réponse de Simon n’a pas dû traîner. Nous n’en avons que le brouillon (2325), où la date (1er ou 2 janvier 1940) ne figure pas. Manuscrit à la hâte et raturé, celui-ci n’en va pas moins droit au fait. Et nous permet de remonter aux origines de ce drame domestique. Les écarts de comportement de Madeleine ne devaient pas être une nouveauté. On est en droit, cependant, de voir dans cette curieuse situation – Madeleine vivant sous le toit de cette « famille-bis » depuis un certain temps, et c’était sans doute une habitude – la réponse à une demande forte des Laurent. Manque d’enfants ? Les marraines ne nous ont pas fait état de cousins du côté de la branche Laurent. Si tel était le cas, Blanche pouvait difficilement s’opposer sur ce point à sa sœur aînée. Tout cela, que nous soupçonnons, doit être présent dans leur mémoire commune. Dès lors le style de Simon est non seulement rapide, mais clairement sec. Il y a trois lettres sous un même pli, on verra pourquoi.
[Première lettre]
- Note de bas de page 15 :
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Ajouté en marge, à la verticale.
Mon cher Henri,
Je reçois votre lettre mettant le point final à une situation qui n'était pas de mon fait, à laquelle j'étais opposé et dont j'avais prévu la conclusion dès le début. Il n'a pas dépendu de moi, vous devez vous en souvenir, qu'elle se termine plus tôt.
Je regrette de ne pas avoir été alors plus ferme. *
<15 * de l'aventure il résulte exactement ce que je redoutais : Madeleine a perdu l'habitude du travail mais a par contre acquis celle du confort et du plaisir qu'elle ne retrouvera pas ici. Et c'est cela que je déplore. >
Sans récriminations superflues et pour conclure, j'écris par ce même courrier à Madeleine dans le sens que vous m'indiquez. Je joins à la présente une lettre que vous pourrez lui montrer.
En vous souhaitant à tous deux une meilleure année,
Je vous serre la main, – Simon
N.B. Afin de détourner ses soupçons, il sera peut-être bon de ne pas lui faire emporter toutes ses affaires, que vous pourriez m'adresser à domicile par chemin de fer.
– éviter aussi que Madeleine écrive à Denise.
La dernière mention (jetée sur le papier et restant à rédiger) fait partie d’un ensemble de précautions à prendre afin d’éviter d’envenimer les choses. Celle-ci à l’égard de Denise, soit par souci de la maintenir à l’écart afin de la préserver, de même que les deux petites, soit afin d’éviter un effet néfaste de la complicité existant entre les deux aînées, peu disposées, l’une comme l’autre, à s’en laisser conter. Il faut savoir secrets garder. Et nous touchons ici à un secret de famille. Secret que ne semblent pas avoir soupçonné les deux cadettes, sur le handicap non seulement physique (malédiction notoire), mais mental aussi – par ailleurs ou par conséquent – dont souffrait la pauvre Madeleine.
La lettre suivante est faussement adressée à tous, et composée de deux, dont la première enrobée de faux-semblants à l’usage de Madeleine chargée de la transmettre à Henri. La troisième et dernière contient le pieux mensonge proposé par Henri, à charge ensuite pour les parents Jeanjean de s’en débrouiller avec Madeleine et Denise :
[Deuxième lettre]
Mon cher Henri, – Comme Madeleine va vous le dire en vous en donnant les raisons, je désirerais beaucoup qu'elle puisse passer quelque temps avec nous. J'ose espérer que vous ne vous y opposerez pas, et qu'au contraire vous lui faciliterez ce voyage. – C'est dans cet espoir que je vous adresse ainsi qu'à Jeanne mes vœux pour 1940.
[Troisième lettre]
Ma chère Madeleine, – Nous avons reçu ta longue lettre ainsi que le colis dont nous te remercions beaucoup. – Mais avant de répondre à ta lettre, je dois te faire part d'une nouvelle. Denise va quitter Paris et voudrait bien te voir avant, comme elle doit partir peu après le 15, il faudrait que tu sois à Paris pour aller la voir le dimanche 14. Et d'autre part maman en revenant des Sables a le cafard, elle s'ennuie après ses gosses, et ta présence de quelque temps avec elle lui fera du bien.
J'écris donc par ce même courrier à ton oncle pour qu'il te permette de venir, j'espère qu'il n'y mettra pas d'obstacles...
« J’espère qu’il n’y mettra pas d’obstacles ». C’est gentiment perfide et manipulateur (pour la bonne cause, certes). On peut y lire à la fois : à l’intention de Madeleine, un premier argument consistant à placer clairement la proposition sous la garantie de l’autorité paternelle, tout en retirant toute responsabilité à Henri ; à l’intention d’Henri, juste une petite décharge électrique agaçante, le présentant à demi-mot comme celui qui met les bâtons dans les roues ; enfin, pour Madeleine – dans l’hypothèse, crédible puisque venant de papa, où Henri serait contre – une occasion de plus de faire quelque chose de désagréable à son parrain !
...Et comme nous aurons tout le loisir de bavarder lorsque tu seras là, il n'est pas nécessaire de répondre plus longuement à ta lettre, nous nous dirons tout cela de vive voix. – Écris-nous le jour de ton départ et l'heure de ton arrivée pour que nous allions te prendre à la gare.
Et en te souhaitant une bonne année, nous t'embrassons tous deux de tout cœur en attendant le bonheur de te voir.
Enfin le dénouement
C’est d’abord un télégramme d’Henri Laurent reçu le 4 janvier 1940 par les Jeanjean (2326) :
Madeleine consent partir prétexte dépense – Arrivera samedi huit heures – Laurent.
« Prétexte dépense » ? Qu’est-ce à dire exactement ? Peu importe, c’est le résultat qui compte. Les choses n’ont pas traîné. Elles seront commentées ensuite de façon moins lapidaire par une nouvelle lettre de Cimiez en date du 13 janvier (2327), une semaine donc après le retour de Madeleine à Paris. Cette lettre, venant d’Henri, vise principalement à éliminer tout regret concernant la solution choisie, sans se désintéresser pour autant de la suite. Peut-être froissé du ton sec adopté par son beau-frère, il lui faut répondre à une suspicion à peine voilée d’avoir gâté Madeleine en sorte qu’elle pouvait avoir – écrivait Simon – perdu l’habitude du travail mais ... par contre acquis celle du confort et du plaisir – confort et plaisir propres à la vie à Nice, bien différente de celle avec ses parents dans le petit appartement de la Rue de la Chine.
Samedi 13 janvier 1940 – Je vous remercie bien sincèrement, mon cher Simon, vous & Blanche, d'avoir facilité, dans toute la mesure où cela est possible, la liquidation de cette situation qui ne pouvait durer. Je ne sais si Madeleine vous a dit la dernière scène qui provoqua chez elle le sentiment qu'elle avait à s'éloigner, & motiva ainsi mon télégramme vous annonçant son départ. Elle exigea comme un droit, de lire une lettre reçue de Geo. Devant mon refus…
(Une lettre de Geo… Geo Chardonnay, on s’en souvient, était le fils de Marguerite, sœur de Jeanne et de Blanche – donc le cousin de Madeleine tout autant qu’il était le neveu de Jeanne et d’Henri. C’était un garçon sympathique et souriant comme ses moustaches à crocs remontants, du genre aimable à tous, de ces gens qu’on a toujours plaisir à voir. Il y a une lettre de jeunesse semblant indiquer qu’il était très proche d’une des filles Jeanjean, peut-être Ginette. Henri Laurent, définitivement excédé, n’a rien voulu savoir du sentiment d’injustice où son refus pouvait mettre sa filleule. Question de territoire familial : pourquoi ce cher Geo leur serait-il plus cher à eux qu’à elle, pourquoi écrirait-il à qui que ce soit de préférence à sa cousine Mado ? Henri a sans doute manqué de tact en l’excluant à cette occasion, même si la lettre du cher Geo ne la concernait pas directement. Mais la coupe était pleine, le mal était déjà largement fait. Ainsi fut-il.)
- Note de bas de page 16 :
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Nouvel incident où l’on peut voir conjointement : d’une part, un souci des formes propre à l’éducation bourgeoise des Laurent bien plus qu’aux habitudes des Jeanjean, et aussi, concernant le « droit » revendiqué par Madeleine, juste après l’incident de la lettre, un certain manque de psychologie de la part du tonton et parrain.
...Devant mon refus, & comme j'allais en brûler les morceaux elle s'élança sur moi, me gifla & me martela les tibias à coups de pied. Son repentir d'ailleurs n'est que de surface, puisqu’au cours des jours plus calmes qui suivirent sa décision, elle s'obstina malgré nos paroles & nos signes à rester présente à un thé ou nous recevions deux amies : toujours son "droit". Je ne sais d'où cela lui poussa dans la tête16. Enfin c'est fini. & je dois avouer que nous respirons. Je souhaite de tout cœur que le coup ne sera pas trop rude. Votre affection le lui adoucira. Il ne faut pas croire, mon cher ami, que si nous avons entouré Mado d'affection, nous lui avons donné des tendances dont elle pourrait souffrir maintenant. Nous avons toujours tenu à ce qu'elle comprenne bien que, pour tous, le travail est une nécessité, & nous nous sommes efforcés – avec succès jusqu'à ces derniers mois – à lui donner l'habitude du travail régulier, de l'ordre & de l'économie, puisqu'elle avait son petit budget personnel ; pour ses habitudes acquises de travail, d'ordre et d'économie, je suis persuadé qu'elle peut dès maintenant soutenir la comparaison avec ses plus jeunes sœurs et que nous la rendons plus armée que si elle était restée avec vous qui ne pouviez, comme nous, vous occuper uniquement d'elle.
Janot vient d'avoir une seconde rechute de sa bronchite et est bien fatiguée. J’ai expédié les affaires par postal domicile.
[la fin au verso :] hier matin – Nous vous remercions de vos bons vœux. Espérons que l'année 1940 verra la fin de cette calamité. – Nos bonnes amitiés à tous. – Henri Laurent.
- Note de bas de page 17 :
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Commentaire d’un livre d’André Berge, fondateur en 1929 de l’association L’École des parents dont les Jeanjean furent des adhérents de la première heure.
Enfin c’est fini. Dure chose assurément que l’éducation des filles, et celle-ci n’était pas la plus facile. Il est probable que cette question dut occuper les soirées des Jeanjean au retour des Sables d’Olonne. J’imagine Blanche inquiète et désolée, partageant les souffrances de sa fille, plus sans doute que celles de sa sœur, Simon tout autant effrayé par l’état mental de Mado que remonté contre les Laurent, ces grands bourgeois qui pour le moins l’agacent. Cette animosité, qui se transmit à ses filles, était-elle réciproque ? Intervint-elle, de façon plus ou moins consciente, dans la considération que Madeleine elle-même, aussi immature qu’elle fût, pouvait avoir pour eux, et dans l’attitude qu’elle adopta à leur égard ? Poser la question, c’est déjà y répondre en quelque part. Crève-cœur pour Blanche, sans doute, que ce décalage existant entre la vie Jeanjean et la plupart des gens de sa famille d’origine. Ce ne fut sûrement pas la seule tempête à laquelle Blanche et Simon – venus de ces deux horizons différents et les abordant de façon décalée, peut-être conflictuelle – durent faire face. Tous ceux d’entre nous qui ont des enfants ont constaté qu’il est difficile pour un père et une mère d’être, dans le gouvernement d’une famille, toujours d’accord. Telle est la première phrase d’un article recopié sur la machine à écrire de Simon Jeanjean, sous le titre Le front des parents et la signature d’André Maurois (2609)17. S’ensuivent quelques règles simples, soigneusement recopiées, sans doute d’une revue politique ou syndicale. Les parents n’ont pas la science infuse, ils se sentent toujours démunis face aux crises que leur font parfois, plus ou moins cruellement, traverser leurs enfants.
On espère que Denise aura joué le jeu, qu’elle se sera trouvée là au retour de sa sœur, comme promis. Je ne pense pas qu’ensuite Madeleine soit restée avec ses sœurs et parents dans les quelques mètres carrés de la rue de la Chine, l’histoire ne le dit pas (pas plus qu’elle ne parle de Pauline, la dernière tante lorraine. Peut-être logèrent-elles ensemble, Madeleine et Pauline, rue de Ménilmontant). Pauvre Madeleine...