Appel à contribution – N°3
De la construction discursive des valeurs sociales complexes à la (re)construction sémantique des valeurs modales épaisses
Sous la direction de Olga Galatanu
et Anne Theissen
Parution en décembre 2021
Date limite de soumission des résumés : 10 mai 2021
ARGUMENTAIRE : La thématique de ce numéro de la revue Espaces Linguistiques s’appuie sur trois sources de réflexion autour d’un objet de recherche dont l’interdisciplinarité est largement reconnue : la valeur (voir, par exemple, Boudon, 1999 ; Galatanu, 2002 ; Barbier, 2003)
→ La première source est la réflexion sur les valeurs partagées par les communautés culturelles, au sens le plus large du terme, allant jusqu’aux communautés professionnelles, et sur les valeurs, encore plus largement partagées, dont certaines ont même acquis le statut et la désignation de valeurs universelles, propres à l’humanité, ou encore mieux, propre à l’humain. Les réflexions, les recherches et les débats sur ces valeurs et sur les systèmes de jugements de valeur qu’elles configurent dans les différentes sémiosphères (Lotman, 1998 ; Fontanille, 2003) de l’expérience humaine, définies dans le temps et dans l’espace, se situent au croisement de nombreuses disciplines regroupées sous le nom de sciences humaines et sociales : philosophie, avec un ancrage historique ayant fait émerger deux disciplines qui leur sont entièrement dédiées - l’éthique et la morale -, sociologie, psychologie, anthropologie, ethnologie, et. Si la recherche de l’origine des valeurs s’inscrit dans l’extraordinaire diversité des explications proposées par les sciences humaines des « comportements d’appréciation » (Boudon, 1999 : 7), on peut toutefois choisir de s’appuyer sur la définition, fédératrice de plusieurs approches, que donne de l’axiologique le philosophe Lavelle dans les années 50. Selon cette définition, il y a valeur dès qu’il y a rupture de l’indifférence ou de l’égalité entre les choses, l’une devant être jugée comme supérieure à une autre. On devrait donc chercher le fondement de la valeur dans l’expérience commune du monde, « […] Nous la retrouvons dans l’opposition naturelle que nous établissons entre l’important et l’accessoire, le principal et le secondaire, le signifiant et l’insignifiant, l’essentiel et l’accidentel, le justifié et l’injustifiable. » (Lavelle, 1950 : 3-4)
On pourrait s’interroger ainsi sur le degré de partage des valeurs axiologiques et appréciatives (Gosselin, 2017), en lien avec le contexte de leur mobilisation et diffusion dans les pratiques sociales.
→ La deuxième source est la réflexion sur les valeurs sociales complexes, comme la démocratie, la responsabilité, l’innovation, la laïcité, et tant d’autres, présentes dans les discours politiques et éducatifs, les médias, et même dans les échanges interpersonnels et donc dans l’inter-discours (Adam, 2006 ; Charaudeau & Maingueneau, 2002 ; Hébert & Guillemette, 2009 ; Longhi, Garric & Sarfati, 2017), configurant une doxa, ou pour le dire autrement, le discours politiquement et moralement correct qui marque une époque et construit ou reconstruit une culture. Ces valeurs complexes intègrent dans une sémantique fort cinétique, des valeurs axiologiques (ce qui est bon, juste, beau, efficace) et des faits sociaux et humains (organisation sociale, gouvernance, règles commune et individuelle pour produire « la vie bonne »).
Notons aussi que les valeurs axiologiques et /ou appréciatives fondamentales, qui marquent le pôle positif des espaces axiologiques (bien, bon, utile, beau, intéressant, agréable) n’ont de « valeur » que parce qu’elles sont en opposition avec des valeurs axiologiques négatives (mal, mauvais, inutile, laid, inintéressant, désagréable), alors que celles que nous désignons ici par l’expression de valeurs sociales complexes sont, par définition, plus complexes et parfois même paradoxales au niveau de la mobilisation de valeurs axiologiques. Par exemple, la sanction porte des valeurs morales et éthiques positives, incidentes à la collectivité, à la société, rassurée par l’acte de justice, mais aussi des valeurs affectives négatives pour ceux qui la subissent. La stabilisation d’une polarité positive n’est pas toujours acquise, comme on peut le voir, par exemple, avec le traitement discursif de la démocratie (Cozma & Galatanu, 2019 ; Monnier, 1999). Le réseau d’oppositions intrinsèques au sens même des valeurs sociales complexes explique probablement, tout au moins en partie, la possibilité de leur manipulation discursive dans la vie politique et sociétale.
On pourrait ainsi s’interroger sur la dynamique des valeurs sociales complexes, sur les facteurs qui déterminent ou influencent les flexions de polarité de ces valeurs.
→ La troisième source de réflexion relève d’une perspective linguistique des valeurs. En réponse à la vieille question philosophique sur l’origine des valeurs partagées et des systèmes de penser le monde qu’elles configurent, l’analyse, nécessaire et essentielle de leur propagation, comme le suggère l’approche « épidémiologique » des représentations de Sperber (1996), passe par celle des procédures communicationnelles de conviction qui s’appuient sur des mécanismes d’énonciation, d’argumentation, de nomination (Siblot, 2001) et de modalisation (Charaudeau & Maingueneau, 2002 ; Galatanu, 2000 ; Maingueneau, 1991 ; Vion, 2001, parmi d’autres).
Par exemple, on constate, dans les discours politiques et médiatiques, la nomination de certains phénomènes sociaux par des mots comme l’incivilité, l’ensauvagement, le séparatisme islamiste, en tant que dénominations (Kleiber, 2001, 2003) de valeurs complexes négatives, opposées au civisme, aux valeurs républicaines, donc à la république, etc.
Les approches du phénomène discursif de modalisation, entendu comme l’inscription, par des formes linguistiques (mots, formes verbales, structures syntaxiques), dans l’énoncé, d’une attitude à l’égard de son contenu et/ou de la fonction que cet énoncé est censé avoir dans les discours qui les portent (Galatanu, 2000), sont nombreuses et diffèrent par le point de vue observationnel du langage, en particulier du sens linguistique, et par la conceptualisation de ce processus qu’elles proposent. Par ailleurs, la réflexion sur les formes modales, ou modalités et sur les valeurs modales qu’elles mobilisent, a produit de nombreux courants de pensée susceptibles d’être mobilisés au croisement de l’analyse des valeurs dans la langue et dans le discours (cf. les quelques titres proposés, parmi tant d’autres, dans la bibliographie de cet appel).
Compte tenu de notre intérêt pour le fonctionnement discursif des valeurs sociales complexes, le point de vue privilégié et, là encore, unificateur, est celui de la sémantique, du contenu, id est des valeurs mobilisées par les formes modales. Les dénominations des valeurs sociales complexes, envisagées comme des formes modales, portent et mobilisent dans le discours une configuration modale interne, intrinsèque à leurs significations (Galatanu, 2018 : 74-90). Le fait social, voire institutionnel (Searle, 2010) est modalisé, intrinsèquement par des valeurs modales qui orientent l’interprétation du discours vers l’un des pôles des valeurs axiologiques. La complexité sémantique de ces mots, manifestée sous la forme d’un entrelacement de valeurs modales axiologiques, déontiques, épistémiques et aléthiques, incidentes à tel ou tel élément de la configuration sémantique, rend possible des déploiements discursifs opposés et donc l’argumentation de points de vue divergents. La démocratie, la sanction, la liberté même peuvent générer des discours d’adhésion comme d’opposition. Cette complexité modale de l’évaluation du factuel, interne à la signification des mots, leur confère le statut de valeurs modales épaisses, ou massives, telles que les valeurs axiologiques épaisses décrites par Putnam (2005).
On pourrait s’interroger, dans le cadre de cette thématique, sur le degré d’universalisme et/ou de spécificité culturelle des valeurs (cf. Schwartz, 1992 ; Schwartz & Bardi, 2000), à travers leurs dénominations comme la liberté , l’indépendance , l’ambition, la santé, le respect de la tradition, et sur les relations qui existent entre le degré d’universalité et le potentiel de flexion discursive de polarité (Galatanu, 2018 : p. 82-84) de ces valeurs, d’une part, et leur degré de complexité factuelle et modale, d’autre part. Par conséquent, l’analyse des valeurs sociales rencontre aussi nécessairement l’analyse du processus de modalisation et des modalités (Ibidem : p. 69-90).
Deux grands axes prioritaires se dégagent de cette réflexion sur les valeurs sociales et les valeurs modales.
Axe 1 : Les valeurs dans la société et dans le discours
Le premier axe pourrait ainsi réunir des contributions d’analyse des discours mobilisant des valeurs sociales complexes à l’appui de l’argumentation d’un point de vue politique, éducatif, de gestion de la santé, de bioéthique.
Axe 2 : La complexité et le cinétisme des dénominations des valeurs sociales
Ce second axe pourrait réunir des contributions à l’analyse sémantico-discursive des valeurs modales épaisses. L’enjeu est de bâtir un pont conceptuel entre les dynamiques des systèmes de valeurs telles que les discours les proposent et le cinétisme des significations des formes linguistiques qui portent des valeurs modales épaisses, notamment les dénominations des valeurs sociales complexes soumises, par les sujets énonciateurs à des reconstructions discursives involontaires ou volontaires, voire stratégiques.
Les propositions d’articles peuvent aborder également d’autres aspects - non identifiés dans cet argumentaires – du domaine des valeurs sociales complexes dans l’analyse du discours et de la sémantique des valeurs modales épaisses, susceptibles d’apporter un éclairage nouveau sur ce concept.
Références bibliographiques
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Date limite de soumission des contributions : 10 mai 2021
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Mise en ligne : décembre 2021