Expliquer une pathologie « invisible » au patient. L’emploi d’une métaphore pour représenter la maladie d’Alzheimer en consultation gériatrique Explaining an “invisible” pathology to the patient. The use of a metaphor to represent Alzheimer’s disease in geriatric consultation
Chef du service de gériatrie d’un hôpital parisien, le Pr. A. a pour habitude de produire un objet de référence commun pour décrire la maladie d’Alzheimer à ses patients en recourant à la description d’une maison dont l’escalier endommagé ne permet pas d’accéder aux pièces de l’étage supérieur, symbolisations de leurs facultés intellectuelles préservées. Le médecin mobilise à cet effet diverses ressources sémio-discursives, qu’il combine principalement avec des gestes iconiques à valeur métaphorique, pour accomplir l’activité descriptive et organiser son tour de parole. Ce sens métaphorique réside dans l’incongruité sémantique partielle observable lors de la performance multimodale entre schématisation conventionnelle des gestes et schématisation de l’expression verbale affiliée. Par cette mise en scène verbale et gestuelle, le gériatre cherche à transmettre et faire partager de façon didactique un savoir médical, tout en laissant le patient libre d’accorder crédit à sa métaphore visant à expliquer la maladie dont il est atteint.
Head of the geriatric department in a Parisian hospital, Prof. A. is used to producing a common reference object to describe Alzheimer’s disease to his patients by resorting to a description of a house with a damaged staircase which does not allow access to the rooms of the upper floor, symbolizations of their preserved intellectual faculties. For this purpose, the doctor convokes semio-discursive resources to accomplish the descriptive activity and organize his verbal turn, mainly combined with iconic gestures with metaphorical value. This metaphorical meaning lies in the partial semantic incongruity observable during the multimodal performance between the conventional schematization of gestures and the schematization of affiliated verbal expression. By this verbal and gestural scene, the geriatrician tries to relay and share medical knowledge in a didactical way while leaving the patient free to acknowledge the metaphor as an explanation of the disease.
Introduction
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C’est-à-dire avant l’apparition des symptômes.
1La prévalence de la maladie d’Alzheimer fait l’objet de débats au sein de la communauté scientifique et médicale opposant ceux qui sont convaincus qu’il existe un sous-diagnostic de cette pathologie et qui prêchent pour un dépistage toujours plus précoce, voire prodromal1 (Dubois, 2019), et ceux qui remettent publiquement en question un diagnostic trop souvent délivré selon eux à des patients âgés qui ne présenteraient en réalité qu’un déclin cognitif et mnésique relevant d’un processus de sénescence au même titre que la perte progressive de motricité par exemple (Saint-Jean et Favreau, 2018). Qu’ils penchent d’un côté ou de l’autre, les médecins se retrouvent en situation de devoir expliquer les caractéristiques de la pathologie aux patients qu’ils ont diagnostiqués comme « Alzheimer ». Dès lors, comment leur présenter cette maladie dont les critères objectifs de diagnostic continuent à interroger ? Comment faire comprendre et accepter un diagnostic qui met en jeu un ensemble hétérogène de symptômes et de modes d’expression et des différences importantes de progression ? Aux enjeux politiques et scientifiques associés aux sur- ou sous-diagnostics et à la complexité du dépistage, s’ajouterait en consultation la difficulté de fournir une définition stabilisée et homogène de cette pathologie (Ortiz Caria, 2019 ; à paraître en 2022). Nul doute qu’une telle situation est de nature à fragiliser un discours médical parfois déjà mis en cause par ceux qui « résistent » à se laisser convaincre qu’ils ont la maladie d’Alzheimer (Ortiz Caria, 2020).
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Pour une mise en perspective du statut « objectif » de la preuve, voir Slack et al. (2001).
2Ce diagnostic serait certainement moins susceptible d’être discuté par celui qui le reçoit si, pour dire au patient ce dont il souffre, le clinicien le lui annonçait en ne fournissant que peu d’explications (Byrne et Long, 1976). De même, s’il s’en tenait à des preuves dites « objectives »2 (les résultats d’un bilan sanguin ou d’une IRM par exemple), celles-ci seraient difficiles à réfuter en tant qu’éléments matériels, visibles, accessibles à un profane de la science médicale – pour peu qu’il indique au patient où regarder et comment interpréter les signes. Si certains médecins adoptent cette posture d’autorité, d’autres préfèrent présenter les éléments cliniques qui ont conduit au diagnostic et qu’ils ont identifiés grâce à une « vision professionnelle » (Goodwin, 1994) leur permettant de discriminer les détails nosographiques pertinents de la maladie d’Alzheimer. En prenant le parti d’énoncer un avis médical fondé sur des observations issues de l’examen clinique et remobilisées au moment de l’annonce du diagnostic, ces médecins offrent à leurs patients les moyens de comprendre les conclusions auxquelles ils sont parvenus (Peräkyla, 1998 ; Fornel et Verdier, 2014).
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Pour une présentation, voir Fornel et Léon (2000).
3Face à l’inquiétude engendrée par l’annonce d’un diagnostic susceptible d’être vécu comme une « maladie-sentence » (Ngatcha-Ribert, 2004) ou quand le recours à ces indices subjectifs ne suffit pas à convaincre le patient, certains cliniciens déploient d’autres stratégies discursives pour transmettre leur savoir médical afin que leur diagnostic soit compris et admis. Le présent article s’appuie sur l’analyse de conversation d’inspiration ethnométhodologique (AC/EM)3 pour étudier une consultation gériatrique mobilisant une telle démarche didactique par laquelle le médecin introduit verbalement et gestuellement une référence iconique à l’escalier cassé d’une maison, référence qui constitue une métaphore de la maladie d’Alzheimer. Après avoir présenté le cadre conceptuel de cette étude, il s’agira d’analyser comment le gériatre, en proposant une métaphore de facture multimodale au sein d’un tour de parole présentant des caractéristiques spécifiques, s’emploie à donner à voir cette pathologie. On soutiendra pour conclure l’idée qu’en s’incarnant sur le plan gestuel, la métaphore de la maladie d’Alzheimer fournit à celle-ci une forme visible, au statut quasi-objectif, confortant ainsi les éléments cliniques introduits dans la phase d’explication.
1. L’analyse de conversation d’inspiration ethnométhodologique
4Cette contribution relevant de l’AC/EM, et s’inscrivant en conséquence dans un paradigme praxéologique, s’appuie sur l’observation méthodique des conduites ordinaires des acteurs du monde social qui agissent dans et par le monde en poursuivant des intérêts pratiques et en donnant réciproquement du sens à leurs actions. Observer ces actions dans le détail de leur effectuation, se focaliser sur la praxis donc, revient à analyser les « propriétés rationnelles des expressions indexicales et des autres pratiques, en tant qu’elles sont des accomplissements contingents et continus des pratiques organisées et ingénieuses de la vie de tous les jours. » (Garfinkel, [1967] 2007, p. 64-65). Une telle approche implique la mise en œuvre d’une démarche ethnographique et le recueil d’enregistrements audio-visuels permettant l’étude systématique des situations étudiées.
1.1. La place de la description linguistique dans l’approche sociologique
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Pour une discussion, voir Ortiz Caria et Noûs (2019).
5Dans son ouvrage classique Studies in Ethnomethodology, Garfinkel déplore que les travaux sociologiques ne se préoccupent pas de « saisir les détails non notés d’une situation, les “propriétés d’arrière-plan des scènes quotidiennes” en tant qu’elles sont attendues, standardisées et standardisantes, “vues sans qu’on y prête attention” » (Ibid., p. 99). Souvent inaperçues pour les individus préoccupés par le bon déroulement de leurs activités ordinaires (incluant les activités professionnelles), ces propriétés d’arrière-plan sont pourtant convoquées dans la pratique. Les actions (salutations, sollicitations, excuses, etc.) sont réalisées par les acteurs en fonction de procédures leur permettant (ou non) de reconnaître et d’interpréter réciproquement leurs conduites et positionnements respectifs dans l’(inter)action. Ce sont des phénomènes intelligibles, sensés et méthodiques (accountable) que le chercheur peut observer, décrire et analyser4.
6Fondée sur une approche phénoménologique et ethnographique, la démarche empirique qui caractérise l’AC/EM lui impose de décrire et d’analyser les conduites ordinaires méthodiquement accomplies par les membres d’une situation. Le seul recours aux données de terrain pour valider des hypothèses préalablement formulées se trouve écarté au profit d’un questionnement issu en premier lieu de l’observation approfondie de ces données et visant à rechercher des « ethnométhodes » accomplies par les interactants. Sont mis au premier plan l’étude séquentielle des actions conversationnelles qui s’enchaînent au cours d’un évènement de parole ainsi que l’examen des catégories occasionnées dans et par l’(inter)action. L’enquête inclut également la description et l’analyse des postures corporelles et des ressources multimodales mises en œuvre par les participants, ainsi que des éléments du contexte matériel. Tous ces éléments sont constitutifs de la structure interactionnelle de la conversation et contribuent à la rendre intelligible dans une situation donnée (la consultation médicale en ce qui nous concerne). Montrer le caractère ordonné de l’interaction dans sa temporalité et sa contextualité propres, en tenant compte du détail des circonstances, suppose l’examen approfondi d’une séquence (cas singulier), ou d’une collection (Fornel et Verdier, 2018).
7L’AC/EM s’intéresse à la coordination des actions conversationnelles, aux problèmes pratiques que les acteurs rencontrent et aux procédures élaborées pour les résoudre. Elle s’attache à mettre au jour les principes qui caractérisent l’ordre interactionnel d’une situation et cherche à restituer l’ordre social qui s’incarne par et pour l’organisation de cette interaction. Il est caractéristique de sa « mentalité analytique » qu’elle plaide en faveur d’une réévaluation de l’opposition micro/macro. Sur le plan sociologique, l’AC/EM est une approche qui repose sur une analyse approfondie des données linguistiques, permettant d’établir comment les pratiques conversationnelles concourent à l’établissement d’un ordre interactionnel ancré lui-même dans un certain ordre social. Pour échapper à toute tentation de réification des structures sociales, l’accent est mis sur la façon dont les participants s’adaptent (ou non) à ce qu’ils interprètent comme le contexte pertinent (ou non) de l’activité en cours ; contexte qui donne réciproquement du sens (ou non) à leurs actions et participe aux structures sociales objectives.
1.2. La description multimodale comme ressource analytique
8À la fois formes linguistiques et activités de discours, les descriptions renvoient à un objet présent ou absent et peuvent contribuer à le rendre « visible ». Les pratiques ordinaires de description constituent des « activités de langage par lesquelles le discours donne forme à des objets symbolisés dans la communication et doués de signification pour la connaissance et l’action » (Adam et al., 1995, p. 15). Ces objets sont d’autant plus palpables et intelligibles que les descriptions intègrent une dimension multimodale.
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Pour une mise en perspective de l’approche d’une écologie sémiotique de C. Goodwin, voir notamment l’article de L. Quéré (2016). Celui-ci invite à cette occasion les lecteurs à la placer « à la base aussi bien de l’approche ethnométhodologique que de la microsociologie de Goffman » (§ 10).
9Dès la fin des années 1970, en s’intéressant à l’organisation des regards, des expressions faciales, des mouvements et postures des participants à une conversation, Goodwin (1979) a montré comment un locuteur peut modifier un énoncé émergent en fonction des réactions de l’interlocuteur. Cet ajustement réciproque est réalisé de façon visible et incarnée (embodied action) et participe d’une « écologie sémiotique » (Quéré, 2016)5 impliquant le langage, le corps ou encore l’environnement matériel, tous constitués de propriétés propres. Le corps constituerait dans cette perspective un support sémiotique permettant l’articulation et la synchronisation d’un ensemble d’actions (regards, gestes, postures, orientations, expressions d’affects). En tant que « champ sémiotique », ce media serait alors sujet à de multiples et constants processus interprétatifs s’élaborant mutuellement et organisant réflexivement et temporellement l’action en cours.
10Cosnier et Vaysse (1997) ont proposé une analyse de la communication posturo-mimo-gestuelle (ou PMG) intégrée au système langagier et composée de trois types de gestes co-verbaux dont les gestes référentiels. Ces gestes, déictiques ou iconiques, explicitent l’évocation verbale du référent soit en le désignant, soit en l’illustrant. Ainsi, les gestes déictiques servent généralement à désigner un objet, présent ou absent, le corps du locuteur servant d’ancrage référentiel. Pour Goodwin (2000), le geste de pointer du doigt, par exemple, peut constituer une modalité de participation à part entière dans une conversation. Utilisé pour indiquer un objet ou une direction, il ne devient un acte signifiant que par la contextualisation mutuelle d’une gamme de ressources sémiotiques (corps performant visiblement un acte de pointage, discours élaborant et élaboré par le fait de pointer du doigt, propriétés du contexte cible du pointage, orientation des participants les uns vers les autres et dans la direction où se situe le point, activité plus large dans laquelle s’inscrit l’acte de désigner). En rapport avec la signification de l’énoncé, c’est-à-dire dépendant au plan sémantique, les gestes iconiques non-conventionnels sont quant à eux nécessairement affiliés au discours. Ils peuvent être (1) spatiographiques et reprendre des caractéristiques de la disposition spatiale du référent ; (2) pictographiques et reprendre des éléments de la forme du référent ; (3) kinémimiques et reprendre des éléments de l’action décrite par le référent (Cosnier et Vaysse, Ibid.). Lorsque le geste iconique est également métaphorique, il présente alors la particularité de posséder une signification « autonome » par rapport au discours auquel il est associé, nécessitant de remettre en cause
la relation de congruence entre le contenu imagé du geste et le contenu sémantique de l’énoncé [bien que] [c]ette autonomie [soit] relative, dans la mesure où symbolisation linguistique et symbolisation gestuelle prennent leur source dans le même espace conceptuel. Un parcours dans le réseau des relations sémantiques ou l’utilisation de schèmes métaphoriques permet toujours la mise en rapport des deux schématisations, l’écart sémantique étant source de significations supplémentaires, d’où l’intérêt du geste, sur le plan pragmatique, pour l’interlocuteur. (Fornel, 1987, p. 252-253).
11Un geste sera dit métaphorique s’il met en œuvre une relation d’incongruité sémantique partielle entre la schématisation conventionnelle du geste qui figure l’objet métaphorique (une maison dotée d’un escalier par exemple) et la schématisation de l’expression verbale affiliée qui donne à comprendre ce dont on parle en réalité (dans notre cas le fonctionnement d’un cerveau malade) sans que cette schématisation soit directement associable aux gestes de celui qui la performe (ici le médecin).
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Schegloff (1984) propose pour sa part l’expression « home position » pour désigner ce que Fornel (1990) décrit plus tard en français comme une « position de repos ».
12Pour l’ensemble de ces gestes, des chercheurs ont approfondi la question de leur description et proposé différentes façons de les présenter (McNeill, 1987 ; Kendon, 1990 ; de Fornel, 1990 ; Sacks et Schegloff, 2002 ; Mondada 2008a). Kendon (Ibid.) par exemple a développé une terminologie fréquemment utilisée pour désigner les trajectoires gestuelles et parle d’excursion pour décrire un geste qui part d’une position pour atteindre (ou non) son apogée (apex) et revient toujours à la position de départ (rest position)6.
2. La constitution du corpus de données conversationnelles
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Les premières conversations analysées par les fondateurs de l’AC/EM dans les années soixante étaient enregistrées au moyen d’un magnétophone. Désormais, les enregistrements vidéo sur support numérique sont courants.
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Selon l’analyse en termes de « membership categorization analysis » (MCA) proposée par Sacks (1992), les catégorisations désignent des pratiques de description de soi et d’autrui produisant certaines inférences, attentes et interrelations et donc révélant un certain ordre social et moral.
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Démarche consistant à tenter de réduire les effets des dispositifs et des opérations de la recherche sur le déroulement ordinaire des activités qui constituent son objet. L’AC/EM considère que les « problèmes » posés par les effets du dispositif d’enquête font partie intégrante de l’analyse.
13À partir de données enregistrées en audio ou vidéo7 puis transcrites selon une granularité déterminée par le niveau de détail recherché (degré de finesse des transcriptions) et selon ce que requiert le phénomène retenu (Schegloff, 2000), l’AC/EM décrit et analyse la séquentialité des actions et les catégorisations8 produites par et pour l’(inter)action. Elle promeut une démarche naturaliste9 qui part de l’observation des conduites sociales saisies de manière locale et située, et cherche à identifier les éléments du contexte pertinents pour les acteurs. L’examen approfondi des enregistrements audio-visuels guidé par un « principe de disponibilité » (Mondada, 2008b) offre la possibilité de découvrir des aspects insoupçonnés des interactions. Ces enregistrements permettent de décrire et d’analyser l’organisation endogène d’évènements de parole en évitant les risques de reconstruction ex post, comme on l’observe souvent dans le cas d’études ethnographiques s’appuyant sur la prise de notes. L’examen réitéré du corpus peut alors susciter questionnements et formulation d’hypothèses (Ortiz Caria et Noûs, 2019).
14Le corpus de consultations gériatriques est composé de 61 consultations filmées entre octobre 2008 et juin 2009 dans un service de gériatrie parisien (CHU) et 11 consultations dans un service de gériatrie bourguignon (CH) ; les données primaires et leur traitement en données secondaires relèvent en grande partie d’une sélection issue du repérage et de la transcription de consultations impliquant trois gériatres et treize patients présentés en primo-consultation comme souffrant d’un déclin mnésique (n = 5) ou déjà suivis pour une maladie d’Alzheimer (n = 8). Ces données vidéo ont été transcrites sur le plan verbal et souvent multimodal selon le degré de granularité requis par l’analyse (Schegloff, 2000). Dans cette contribution, nous nous sommes inspirés des conventions de transcription présentées en annexes et développées par le laboratoire ICAR pour les productions verbales (Groupe ICOR, 2013) et par Mondada (2007) pour les actions multimodales. À des fins de lisibilité, avant chaque séquence, une légende, mode inhabituel de transcription multimodale, est proposée pour décrire les actions successives du médecin numérotées dans la transcription. Pour illustrer les transcriptions et mieux représenter les mouvements et les gestes, des captures d’écran (introduites par « #im ») accompagnent l’analyse des séquences. Cette option a été retenue ici dans le but de décrire la manière dont un médecin, le Pr. A., chef du service de gériatrie d’un hôpital parisien, explicite son diagnostic au moyen d’une métaphore qui combine discours descriptif et gestualité pour rendre visible au patient, Monsieur R., la maladie qui vient de lui être diagnostiquée.
3. La métaphorisation d’une pathologie « invisible » au patient
15Comme nous allons le voir à présent, c’est au moyen de ressources descriptives métaphoriques que le Pr. A fait émerger sur le plan visuel un objet décrit online. Étudier la multimodalité de cette séquence permettra de montrer que l’action visible est coordonnée à la syntaxe du tour de parole en cours et contribue à l’intelligibilité de la métaphore formulée sur le plan verbal.
16Découpé en cinq séquences, cet extrait concerne le cas de Monsieur R., septuagénaire retraité, auparavant tuyauteur indépendant puis chaudronnier dans une grande entreprise française. Celui-ci vient d’apprendre qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer et face à l’émotion intense qu’il exprime, le Pr. A. s’engage dans la description de cette pathologie.
3.1. Établir un socle de référence commun : la maison
17La scène débute alors que le Pr. A. vient d’annoncer le diagnostic de maladie d’Alzheimer à Monsieur R., très ému au début de la séquence [1].
Légende
(Le médecin est face au patient)
1. Le médecin est assis à l’angle de son bureau, les mains entre les jambes (position de repos)
2. Le médecin tend le bras droit vers un stylo posé sur le bureau qu’il ne saisit pas (apex*), maintenant sa main en suspens au-dessus du stylo
3. Le médecin figure gestuellement un cadre dans l’espace qu’il partage avec le patient en écartant symétriquement les mains ouvertes jusqu’à atteindre un écart maximal (apex*), paumes face au patient
4. Le médecin rapproche ses mains ouvertes, paumes face au patient jusqu’à les faire se superposer (apex*)
5. Le médecin écarte à nouveau symétriquement les mains ouvertes, paumes face au patient jusqu’à atteindre un écart maximal (apex*) qu’il maintient, et accoude son bras droit sur le bureau (position de repos)
Séquence 1
Alexandra Ortiz Caria
Images 1 à 6
Phabien Goffinet
18De façon visible, la séquence débute alors en position de repos, le Pr. A., les mains immobiles entre les jambes, manifeste son empathie en demeurant assis, face au patient qui pleure (#im1). Sur le plan verbal, la description de la maison comme métaphore du cerveau humain est formulée après un connecteur indiquant une transition avec la séquence précédente et l’orientation du Pr. A. vers le début de l’activité descriptive (L1589). Dans ce cas, la description commence multimodalement lorsque le médecin opère un mouvement du bras droit vers le stylo posé sur le bureau (apex), laissant penser qu’il a initialement eu pour projet de dessiner ou d’utiliser le stylo comme artefact pour figurer la métaphore de la maison dans l’espace qu’il partage avec le patient. Après avoir laissé sa main en suspens au-dessus du stylo sans le saisir, il procède à une autoréparation et ramène le bras droit devant lui tout en relevant le bras gauche et en l’amenant en position symétrique au bras droit, paumes des mains ouvertes face au patient, écartées au maximum (apex) (#im2). Cette action se produit au moment de l’emploi du syntagme nominal incluant un démonstratif « cette maladie ». Le syntagme constitue un « hanging topic » (Pekarek Doehler et al., 2015) et est suivi d’une prédication « vous imaginez une grande maison » qui invite à visualiser une entité (L1589). Sur le plan gestuel, le Pr. A. donne à voir le cadre de la maison qu’il est en train de décrire verbalement (L1590) au moyen d’un mouvement des bras et des mains allant de l’extérieur de la maison (apex) vers l’intérieur jusqu’à les faire se superposer (apex), puis de nouveau vers l’extérieur (apex) (#im3 à #im6). En reprenant des caractéristiques de la forme de la maison par ces gestes iconiques pictographiques, le médecin associe à sa description verbale une représentation iconique conventionnelle, dénotant un premier référent commun ordinaire, accessible à un interlocuteur profane.
19On notera que la métaphore de la maison symbolisant le cerveau n’est pas explicitement posée par le Pr. A. mais peut être aisément inférée. L’analyse d’extraits recensés dans d’autres cas (Ortiz Caria, 2019) confirme que le médecin fait bien référence au cerveau en décrivant verbalement la maison. Ce constat autorise à qualifier dès à présent ces gestes co-verbaux iconiques de gestes également métaphoriques dont l’incongruité sémantique partielle réside dans la schématisation gestuelle conventionnelle d’une maison et la schématisation de l’expression verbale affiliée qui, dans ce contexte particulier, renvoie non seulement à une maison, mais par projection métaphorique, au cerveau du patient.
20À la fin de ce premier tour, le Pr. A. s’est rapidement engagé dans une activité de description en associant de façon conjointe parole et geste. Et, en maintenant les mains écartées jusqu’à la fin de la pause (L1591), il semble projeter de la part du patient une ratification de ce référent qu’il vient de constituer en objet de discours. Le maintien du geste à son apogée, le bras accoudé sur le bureau, est alors transformé en une nouvelle position de repos qui sera à l’origine de l’établissement d’un second référent commun : les pièces de la maison.
3.2. Établir un socle de référence commun : les pièces de la maison
21Poursuivant l’activité descriptive, le Pr. A. s’attelle à représenter la composition de la maison [2].
Légende
6. Le médecin opère un mouvement symétrique vertical graduellement descendant, paumes des mains ouvertes face au patient, symbolisant les pièces disposées sur plusieurs niveaux de la maison : d’un niveau supérieur à un niveau inférieur (apex*)
7. Le médecin adopte une nouvelle position de repos en appuyant son bras droit sur le bureau tout en maintenant son bras gauche en suspens et les deux mains écartées face au patient
Séquence 2
Alexandra Ortiz Caria
Images 7 à 12
Phabien Goffinet
22La construction présentative introduit les pièces de la maison comme second référent commun sur la base du premier, la maison (L1592). Ce tour est gestuellement performé par une transformation référentielle au cours de laquelle, pour symboliser les différentes pièces, le Pr. A. mobilise désormais ses mains, lesquelles constituent un moyen iconique pictographique pour focaliser l’attention de Monsieur R. sur les composantes de la maison (#im7 à #im12). Les mouvements symétriques verticaux graduellement descendants des mains donnent à voir la présence de plusieurs pièces disposées sur différents niveaux de la maison : d’un niveau supérieur à un niveau inférieur (apex). Par ce mouvement iconique spatiographique, le médecin reprend les caractéristiques de la disposition spatiale des pièces dans la maison.
23À nouveau, le médecin produit un geste métaphorique dont l’incongruité sémantique partielle réside cette fois dans la schématisation gestuelle conventionnelle des pièces de la maison et la schématisation de l’expression verbale affiliée qui renvoie métaphoriquement aux différentes facultés mentales comme la mémoire (incluant la remémoration des souvenirs récents ou plus anciens), mais également au savoir-faire et au savoir-être de Monsieur R.
24Face au patient, les mains écartées à nouveau jusqu’à la fin de la pause (L1593), le Pr. A. rend visible gestuellement et prosodiquement à l’achèvement de son tour de parole qu’il attend de la part de Monsieur R. une ratification qui ne vient pas.
3.3. Qualifier l’objet de référence commun : l’état des pièces de la maison
25Une fois les socles référentiels posés, le Pr. A. procède à une description qualitative des pièces de la maison [3].
Légende
8. Le médecin opère un mouvement symétrique horizontal graduellement centripète, paumes des mains ouvertes face au patient, symbolisant les pièces réparties sur un seul niveau de la maison : d’un espace proche à un espace éloigné (apex*)
9. Le médecin interrompt le mouvement de la main droite en position de repos et produit un léger battement vertical de la main gauche
10. Le médecin accoude son bras droit sur le bureau tout en abaissant la main gauche jusqu’à atteindre une nouvelle position de repos (apex*)
Séquence 3
Alexandra Ortiz Caria
Images 13 à 18
Phabien Goffinet
26Répétant verbalement à l’identique le second référent commun par une construction présentative (L1594), le Pr. A. recycle également l’iconisation pictographique de ses mains pour représenter les pièces de la maison (#im13). En les intégrant dans le cadre figuré de la maison, le médecin indexicalise par des gestes déictiques la situation spatiale des pièces au sein de la maison, ancrage référentiel sur lequel il fait reposer la métaphore. Le Pr. A. reproduit ainsi les mouvements spatiographiques symétriques graduellement spatialisés en disposant cette fois les différentes pièces sur une base horizontale centripète : des plus rapprochées aux plus éloignées (apex) (#im14 à #im16). Il se pourrait que la dissociation des deux mains s’accompagne d’une nouvelle modification référentielle : le battement de la main gauche, connotant l’évaluation positive associée à l’expression verbale affiliée « en bon état », constituant alors un geste co-verbal expressif qui donne une information sur la position affective. L’interruption du mouvement de la main droite en position de repos, paume face au bureau et le léger battement de la main gauche, pourraient être destinés à une situation non préoccupante (et donc rassurante de ce point de vue) (#im17 à #im18). De plus, selon nous, la main gauche iconise également spatiographiquement un espace réservé aux différentes facultés mentales préservées (voir plus haut la séquence précédente).
27Par ce mouvement, le médecin file la métaphore en produisant un geste dont l’incongruité sémantique partielle tient, d’un côté, à l’existence d’une schématisation gestuelle conventionnelle d’un espace préservé dans la maison et, de l’autre, à la présence d’une schématisation de l’expression verbale affiliée qui donne à entendre qu’une partie des facultés cognitives et mnésiques du patient a été épargnée par la maladie d’Alzheimer (l’« état » de la maison renvoyant à l’« état » psychique).
28En maintenant son bras accoudé sur le bureau et en abaissant progressivement la main gauche sur son genou, le Pr. A. projette l’établissement d’une nouvelle position de repos (apex).
3.4. Indexicaliser le problème médical : l’escalier endommagé
29Une fois la caractérisation des pièces de la maison produite, le médecin procède à la métaphorisation de la maladie d’Alzheimer [4].
Légende
11. Le médecin opère un mouvement ascendant de la main droite, index pointé vers le bas jusqu’à atteindre une hauteur maximale (apex*) tout en laissant sa main gauche sur son genou
12. Le médecin opère un mouvement descendant de la main droite, index pointé vers le bas jusqu’à atteindre une position maximale tout en maintenant le bras droit au-dessus du bureau (apex*)
13. Le médecin maintient le bras droit au-dessus du bureau, la main droite légèrement repliée, index pointé vers le bas
14. Le médecin adopte une nouvelle position de repos qu’il maintient en accoudant son bras droit sur le bureau, index de la main droite pointé vers le bas et la main gauche toujours posée sur le genou
Séquence 4
Alexandra Ortiz Caria
Images 19 à 24
Phabien Goffinet
30L’énoncé contenant une nouvelle métaphore est introduit par le connecteur « et puis », qui opère ainsi un « mouvement thématique par transition progressive » (Schegloff et Sacks, 1973, traduit par Fornel, 1988). Il s’agit de la métaphore de la maladie d’Alzheimer présentée comme un « escalier au milieu qui est cassé » (Ll595—1596).
31En position de repos au début de la séquence, c’est-à-dire ici le bras droit accoudé sur le bureau, la main droite recroquevillée face au bureau et la main gauche posée sur son genou (#im19), le médecin initie un mouvement ascendant du bras droit, pointant progressivement l’index vers le bas (#im20) jusqu’à arriver à une hauteur maximale (apex) (#im21). Par ce mouvement de la position de repos vers l’apex qui s’accomplit avant l’évocation verbale de l’escalier, le médecin introduit la métaphore, sous forme d’une entité compacte (le poing fermé), associée verbalement à la construction présentative (L1595). En abaissant très rapidement ensuite la main droite, l’index toujours pointé vers le bas jusqu’à un niveau maximal (apex), le médecin iconise kinémimiquement le passage d’un niveau supérieur à un niveau inférieur de la maison qu’il thématise par un escalier dans le sens de la descente (#im22). Procédant à un léger repositionnement postural, le Pr. A. maintient en suspens son bras droit replié au-dessus du bureau, faiblement relevé, et l’index pointant toujours vers le bas alors qu’il indexicalise l’escalier comme étant « au milieu ». Par sa situation centrale, l’escalier est ainsi également présenté spatiographiquement comme un moyen d’accéder aux pièces de la maison situées à des niveaux différents. Le retour à une position de repos s’opère tandis que le Pr. A., qualifiant l’escalier par l’adjectif « cassé » (L1596), indexicalise verbalement la zone géographique de la maladie (#im23).
32Cette position de repos, maintenue jusqu’à la fin de la pause (L1597), donne à penser que le Pr. A. attend de la part de Monsieur R. une ratification qui montrerait une intelligibilité partagée de la métaphore. Mais celle-ci ne vient toujours pas (#im24).
33En représentant par un geste kinémimique la descente de l’escalier, partie de la maison permettant de passer d’un niveau à un autre, le médecin ne symbolise pas cette partie mais mime l’action de descendre, tandis qu’il précise sur le seul plan verbal que cet escalier est cassé. Faire référence à ce blocage de l’accès aux pièces en bon état de la maison transpose dans le domaine métaphorique la maladie d’Alzheimer qui limite le recours aux facultés et compétences cérébrales intactes du patient. C’est pourquoi ces gestes kinémimiques et spatiographiques pourraient être requalifiés de gestes métaphoriques dont l’incongruité sémantique partielle est due à l’association d’une schématisation gestuelle conventionnelle – d’un escalier indexicalisé au milieu de la maison et d’un mouvement qui iconise la communication entre étages - avec une schématisation de l’expression verbale affiliée qui porte indirectement sur l’existence d’un moyen susceptible de permettre d’accéder aux différentes facultés cognitives et mnésiques du patient. Notons toutefois que le médecin n’introduit pas sur le plan iconique (sauf peut-être par le maintien du poing fermé) le fait que l’escalier est cassé, autrement dit il ne performe pas gestuellement l’effet de la maladie d’Alzheimer qu’il métaphorise pourtant verbalement.
3.5. Expliquer le problème : le passage d’un niveau à l’autre de la maison
34L’absence de ratification par Monsieur R. entraîne la reprise du tour de parole par le Pr. A. qui lui explique alors la difficulté que présente le passage d’un niveau à l’autre de la maison [5].
Légende
15. Le médecin maintient sa position de repos, le bras droit accoudé sur le bureau, index de la main droite pointé vers le bas et main gauche posée sur le genou
16. Le médecin, conservant le bras droit accoudé sur le bureau, opère un mouvement inverse : il abaisse la main droite, index pointé vers le bas et relève le bras gauche, index pointé vers le haut jusqu’à atteindre un écart maximal entre les deux mains (apex*)
17. Le médecin opère un mouvement inverse : il remonte le bras droit au-dessus du bureau, index de la main droite toujours pointé vers le bas et abaisse la main gauche, index pointé vers le bas jusqu’à atteindre un écart maximal entre les deux mains (apex*)
18. Le médecin opère un mouvement inverse : il abaisse le bras droit au-dessus du bureau, index pointé vers le bas et relève le bras gauche, index pointé vers le bas jusqu’à atteindre un écart minimal entre les deux mains, les index pointés vers le bas (apex*)
19. De manière circulaire, le médecin opère un faible mouvement inverse : il élève le bras droit qui était positionné au-dessus du bureau, index de la main droite toujours pointé vers le bas, et abaisse la main gauche, index toujours pointé vers le bas jusqu’à atteindre un écart maximal entre les deux mains (apex*)
20. Le médecin opère un faible mouvement descendant du bras droit pour adopter une nouvelle position de repos (apex*) qu’il maintient jusqu’à la fin de la séquence : le bras droit accoudé sur le bureau, index de la main droite pointé vers le bas et la main gauche en suspens, index également pointé vers le bas
Séquence 5
Alexandra Ortiz Caria
Images 25 à 32
Phabien Goffinet
35Alors que le Pr. A. est en position de repos, le bras accoudé sur le bureau, l’index de la main droite pointé vers le bas et la main gauche toujours posée sur son genou, il initie un tour explicatif par le pronom démonstratif « ça » précédé du connecteur « alors » qui installe la référence au problème (L1598). Tandis qu’il explique la difficulté que pose l’escalier cassé pour passer d’un niveau à l’autre de la maison (L1598—1599), le Pr. A. procède à des mouvements gestuellement opposés de haut en bas et de bas en haut, index toujours pointés dans une direction ascendante ou descendante de l’escalier, et symbolise par ces gestes iconiques kinémimiques, l’action de passer d’un niveau à un autre (#im25 à #im32). D’autre part, en effectuant ces mouvements dans le cadre restreint de la maison telle qu’il l’a figurée au début de l’extrait, le médecin indexicalise à nouveau par des gestes déictiques — ses mains rapprochées en face de lui — la situation spatiale de l’escalier, élément central pour accéder aux pièces de la maison remobilisée comme un ancrage référentiel qui n’a plus besoin d’être rappelé.
36Ces gestes kinémimiques étant, comme nous l’avons vu, des gestes métaphoriques, l’incongruité partielle se produit en raison de l’écart sémantique entre la schématisation gestuelle conventionnelle – le passage d’un niveau à l’autre de la maison par un escalier – et la schématisation de l’expression verbale affiliée qui fait référence ici métaphoriquement au moyen d’accès aux différentes facultés cognitives et mnésiques du patient. Là encore, le médecin n’iconise pas les « complications » que pose la maladie d’Alzheimer qui « bloque » les voies neuronales servant à la communication entre différentes zones du cerveau.
37La ratification à valeur confirmative que produit enfin Monsieur R. indique que le médecin est parvenu à une forme d’intelligibilité partagée de la métaphore et plus généralement de l’explication qu’il a fournie (L1600).
38Pour résumer, le Pr. A. a établi un objet de référence commun en formulant une description de la « maison » comme métaphore du cerveau dont l’escalier endommagé ne permet pas d’assurer la communication entre les étages. On notera la présence d’une pratique routinière du Pr. A., qui produit souvent une série de tours de parole s’achevant par un mouvement intonatif descendant suivi d’une pause assez longue, constituant une place transitionnelle pertinente ouvrant la possibilité que le patient confirme sa compréhension de ce qui est en train de lui être expliqué. Par la succession de tels tours de parole comportant ce format prosodique et ces pauses finales, le médecin semble indiquer qu’il aurait préféré la ratification online de la pertinence de sa description mais aussi sa validation progressive par Monsieur R. Multimodalement, le médecin mobilise des ressources référentielles pour accomplir l’activité descriptive et organiser son tour à partir principalement de gestes iconiques et déictiques, mais n’évoque pas gestuellement la maladie d’Alzheimer ou ses effets qu’il métaphorise cependant verbalement. S’adressant au patient qu’il regarde, le gériatre divise en effet l’espace en circonscrivant dans un premier temps la maison avant de fournir un équivalent iconique de chaque pièce et de procéder à des mouvements symétriques verticaux et horizontaux de la main, faisant référence aux nombreuses pièces de la maison qu’il mentionne dans son tour verbal. L’escalier et sa fonction sont quant à eux rendus visibles par un mouvement vertical descendant de la main droite, index pointé vers le bas. Une fois cet ancrage référentiel stabilisé dans un espace intersubjectif partagé, le médecin ne se réfèrera plus à la maison pour en décrire les pièces ou l’escalier, désormais introduite sous forme indexicale. Enfin le passage d’un niveau à l’autre de la maison est symbolisé par des mouvements descendants et ascendants asymétriques des deux mains, index pointés vers le haut ou le bas. Tous les gestes du Pr. A. peuvent être dits métaphoriques étant donné l’incongruité sémantique partielle caractérisée, d’une part, par la schématisation conventionnelle des gestes qui traduisent iconiquement une maison dotée d’un escalier permettant d’accéder aux pièces situées sur deux niveaux et ne sont pas directement associables à une maladie, d’autre part, par la schématisation de l’expression verbale affiliée qui permet d’inférer, dans ce contexte particulier, comment fonctionne le cerveau du patient et quelles facultés mnésiques et cognitives restent disponibles.
Conclusion
39Cet article s’est intéressé à la dimension d’un discours qui intervient à un moment délicat de la consultation. Ayant évalué le déclin cognitif et mnésique du patient et identifié les indices d’une maladie d’Alzheimer, le médecin doit maintenant transmettre, faire partager son diagnostic et surmonter les réticences qui peuvent surgir. Nous avons fait le choix d’étudier l’activité sémiotique que produit le clinicien lors de son travail d’explication et d’argumentation. Nous avons montré que le médecin crée un espace conversationnel autant que matériel d’intercompréhension partagé en faisant de son corps un champ sémiotique permettant de déployer une explication à visée didactique de la maladie d’Alzheimer, pathologie largement médiatisée mais finalement peu ou mal connue dans sa forme et dans ses manifestations. L’analyse d’une activité de description métaphorique accomplie au sein d’un cadre intersubjectif aménagé par le médecin au moyen de son corps dans et par l’espace avec le patient fait apparaître les liens existant entre environnement spatial et interlocuteurs. Plus précisément, cette étude a été l’occasion de montrer comment un clinicien peut donner à voir cette pathologie à des patients qui n’appartiennent pas à sa communauté de pratiques et au moyen de quelle activité sémiotique il peut solliciter la perception sensible du participant profane, souvent très troublé par l’annonce de la maladie. L’élaboration de la métaphore repose dans ce cas sur la capacité du médecin à mettre en œuvre une « expertise incarnée » fondée sur un raisonnement diagnostique mobilisant des habiletés perceptives cliniques propres à identifier une catégorie médicale empiriquement déterminable. Convoquer des ressources sémio-discursives qui invitent le patient à « s’imaginer » cette pathologie à partir d’un référent métaphorique culturellement accessible souligne la capacité d’ajustement du médecin face à l’écart épistémique le séparant du patient.
40Cette activité consistant à faciliter la compréhension d’un objet qui n’est pas visible (que ce soit directement ou par des dispositifs techniques) en donnant des outils, des ressources à usage projectif, pourrait conduire dès lors à deux effets qui ne sont pas contradictoires. Le premier serait celui d’une relative diminution de l’asymétrie épistémique entre médecin et patient en permettant à ce dernier de comprendre sa pathologie au moyen d’une image traduisant de manière intelligible la nosographie de la maladie d’Alzheimer. Le deuxième effet serait celui de l’exercice d’une autorité qui privilégierait l’explication à l’imposition d’un diagnostic. Dans ce cas, le médecin, en explicitant les enjeux du tableau nosographique par le biais des inférences liées à la métaphore gestuelle (on peut difficilement accéder à l’étage d’une maison par un escalier cassé), permettrait au patient de mieux saisir le sens de la maladie qui l’atteint. À défaut de fournir une preuve « objective », l’usage de la métaphore aiderait à faire accepter le diagnostic et, si cela s’avère nécessaire, la prise en charge médicale.