De la controverse à la complexité modale. L’exemple de la valeur sociale complexe vaccination From controversy to modal complexity. The case of the complex social value vaccination
Partant de l’hypothèse que les discours qui circulent dans le contexte d’une controverse modifient le potentiel de signification des mots désignant les entités visées par cette controverse, l’article traite de la dynamique du potentiel modal du lexème vaccination durant la controverse qui s’est déroulée en France pendant la pandémie de Covid-19. L’étude prend comme cadre le modèle sémantique de la SPA d’Olga Galatanu, ainsi que la vision de la modalité propre à ce modèle théorique. Le potentiel modal de vaccination est identifié au départ sur la base des dictionnaires ; ensuite, les spécificités de la controverse sont décrites en tant que génératrices de nouvelles modalisations et surmodalisations de la signification de vaccination. Pour finir, la dynamique sémantique et modale de vaccination est traitée en prenant en compte deux dimensions de la controverse (l’incertitude et l’incompatibilité de rationalités), et la complexification modale est décrite comme venant de trois sources : la surmodalisation par une valeur épistémique ‹incertain›, l’inflexion des valeurs modales inscrites dans le potentiel de signification et l’ajout de nouvelles valeurs modales.
This article is based on the hypothesis that the discourses circulating within the context of a controversy tend to modify the meaning potential of the words involved in that controversy. More specifically, the article focuses on the dynamics of the meaning potential of the lexeme vaccination during the controversy that took place in France during the Covid-19 pandemic. The study is carried out within the frame of Olga Galatanu’s SAP model, and according to the approach on modality specific to this theoretical model. First, the modal potential of vaccination is identified based on the lexicographic discourse; then, the controversy’s features are described as a source of new modalisations to the meaning of vaccination. Finally, the semantic and modal dynamics of vaccination is approached starting from two dimensions of controversy (uncertainty and incompatible rationalities), and modal complexity is described as emerging from three sources: the modalisation by the epistemic modal value ‹uncertain›, the inflexion of the modal values contained in the meaning potential, and the addition of new modal values.
Introduction
1En répondant à l’appel à contributions de ce numéro thématique, nous nous intéressons aux facteurs qui interviennent dans la dynamique des valeurs sociales complexes et qui ont comme effet de faire évoluer le potentiel modal des lexèmes qui les désignent. Pour illustrer cette problématique, nous nous pencherons sur la valeur sociale complexe vaccination et le facteur pris en considération sera la controverse. Ainsi, l’article s’inscrit dans le second axe de l’appel, portant sur « la complexité et le cinétisme des dénominations des valeurs sociales ».
2Comme le titre le laisse entendre, l’idée sur laquelle sera bâti cet article est que lorsqu’il y a controverse, cela entraîne des changements dans les représentations sémantiques des mots désignant la réalité controversée. En l’occurrence, nous nous intéresserons à la controverse autour de la vaccination qui a eu lieu durant la pandémie de Covid‑19 et nous chercherons à voir quel est l’impact de cette controverse sur le mot vaccination. Notre hypothèse de départ sera donc que la signification du mot vaccination est rendue plus complexe par la controverse : le potentiel de signification du mot devient plus riche et la charge modale qu’il véhicule est plus complexe qu’avant la controverse.
3La vaccination ne sera pas entendue en tant qu’acte individuel, mais en tant que fait social qui touche ou concerne l’ensemble d’une population – acception proche des expressions politique vaccinale ou vaccination de la population –, autrement dit, en tant que « valeur sociale complexe », pour reprendre les termes d’Olga Galatanu : « il y a des mots qui désignent ce qu’en ALD [analyse linguistique du discours] j’ai appelé des valeurs sociales complexes, comme démocratie, république, citoyenneté, innovation, dont la complexité modale entraîne des sur-modalisations intrinsèques à leur sémantisme » (Galatanu, 2018, p. 83). Cette approche des mots qui désignent des faits sociaux implique une vision étendue de la modalité, selon laquelle on peut parler de « mots modaux », ou « mots à modalisation interne » (Ibid., p. 84), dès lors qu’une valeur modale est contenue dans leur signification.
4Notre réflexion sera menée dans le cadre de la Sémantique des possibles argumentatifs (dorénavant SPA), développée par Olga Galatanu. Ce cadre théorique conçu pour la description sémantique et pour l’analyse sémantique des discours accorde une place centrale à la modalité, qui est prise en compte à tous les niveaux de description. Selon la SPA, les valeurs modales peuvent être inscrites dans la signification aussi bien en tant qu’éléments stables, essentiels de signification qu’en tant qu’éléments plus fluctuants, stéréotypiques (nous reviendrons là-dessus en § 1.2). Parmi les valeurs modales – définies comme des attitudes du sujet parlant (définition sur laquelle nous reviendrons en § 1.1) –, les valeurs axiologiques occupent une place à part (cf. Galatanu, 2002b ; voir aussi la distinction entre mots monovalents/bivalents dans Galatanu, 2018, p. 82).
5Quant à la structure de l’article, dans la première partie, nous commencerons par développer la vision de la modalité à laquelle nous adhérons (§ 1.1) et nous décrirons la signification modale du lexème vaccination selon le modèle de la SPA (§ 1.2). La deuxième partie de l’article sera consacrée à la notion de controverse en général (§ 2.1) et, plus spécifiquement, à la controverse autour de la vaccination (§ 2.2). Pour finir, en nous basant sur des occurrences discursives, nous illustrerons la dynamique du potentiel modal du lexème vaccination durant la pandémie de Covid‑19 et, donc, l’effet de la controverse sur cette valeur sociale complexe (§ 3).
1. La vaccination comme « valeur sociale complexe »
6Dans cette section de l’article, en adoptant la notion de « valeur sociale complexe » employée par Galatanu (2018, p. 83, 277), nous nous donnons comme objectif de décrire la charge modale du lexème vaccination. Pour ce faire, nous préciserons d’abord l’approche de la modalité que nous adoptons (§ 1.1) et nous nous intéresserons ensuite au potentiel de signification de vaccination, sur la base duquel nous identifierons les valeurs modales inhérentes à ce lexème (§ 1.2).
1.1. La modalité intégrée à la description sémantique
7Nous adhérons à une vision étendue de la modalité, dans la continuité de Greimas (1976), que nous définissons donc en des termes sémantiques, plus précisément selon les principes de la SPA. Ainsi, le champ sémantique de la modalité sera structuré conformément aux catégories décrites par Galatanu (2000, p. 91 ; 2002a, p. 22-23), organisées selon leur degré d’objectivation-subjectivation :
Figure 1. Les classes de modalités (cf. Galatanu, 2002a, p. 21)
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Nous suivrons cette description des classes de modalités, mais un traitement unifié des modalités axiologiques et logiques serait possible, comme le suggèrent notamment Pottier (1992, p. 50) et Gosselin (2005, p. 51).
8Les catégories de valeurs modales avec lesquelles opère la SPA sont au nombre de onze, dont cinq sont de type axiologique (pôle positif/pôle négatif), les quatre autres étant structurées selon le carré logique1. Ces catégories sont regroupées en quatre zones modales, comme indiqué sur la figure ci-dessus.
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Les crochets servent à indiquer qu’il s’agit d’une valeur modale. Nous utilisons aussi des prédicats abstraits pour exprimer avec plus de précision certaines valeurs, par exemple les prédicats CROIRE et ÊTRE pour la catégorie du doxologique. Là où la langue dispose d’une lexicalisation de la valeur modale, cette dernière peut être exprimée aussi bien à l’aide de la lexicalisation en question qu’à l’aide de prédicats abstraits ; ainsi, ‹nécessaire› et ‹devoir être› renvoient à la même valeur modale aléthique, ‹exclu› et ‹savoir ne pas être› à la même valeur modale épistémique, ‹ne pas vouloir ne pas faire/avoir/être› et ‹acceptation› à la même valeur modale volitive.
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La zone des valeurs ontologiques concerne l’appréhension de l’existence du monde : d’une part le monde naturel et ses lois, avec les valeurs aléthiques (‹nécessaire›, ‹impossible›, ‹possible› et ‹aléatoire›), d’autre part le monde social et ses normes, avec les valeurs déontiques (‹obligatoire›, ‹interdit›, ‹permis› et ‹facultatif›).
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La zone modale du jugement de vérité concerne les états de connaissance et de croyance, à savoir les valeurs épistémiques (‹certain›, ‹exclu›, ‹incertain› et ‹probable›) et doxologiques (‹croire être›, ‹croire ne pas être›, ‹ne pas croire ne pas être› et ‹ne pas croire être›).
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La zone des valeurs axiologiques renvoie à l’expression de préférences, appréciations ou évaluations rapportées à divers champs d’expérience humaine : valeurs éthiques-morales (‹bien›/‹mal›), esthétiques (‹beau›/‹laid›), pragmatiques (‹utile›/‹inutile›, ‹avantageux›/‹désavantageux›), intellectuelles (‹intéressant›/‹inintéressant›), hédoniques-affectives (‹agréable›/‹désagréable›, ‹plaisir›/‹souffrance›).
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La zone des valeurs finalisantes regroupe les états intentionnels rapportés à l’agir, à l’avoir ou à l’être : valeurs volitives (‹vouloir faire/avoir/être›, ‹vouloir ne pas faire›, ‹ne pas vouloir ne pas faire› et ‹ne pas vouloir faire›) et valeurs désidératives (‹désirer faire/avoir/être›, ‹désirer ne pas être›, ‹ne pas désirer ne pas être› et ‹ne pas désirer être›)2.
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Étant donné la vision à laquelle nous adhérons, celle d’un champ de la modalité fondé sur la notion d’attitude, nous ne ferons pas appel à la théorie modulaire de la modalité de Gosselin (2010), qui est fondée sur la notion de « validation des représentations », la validation étant entendue comme « une opération linguistico-cognitive consistant à présenter, dans l’énoncé, une représentation comme valide » (Gosselin, 2010, p. 54). En effet, ces deux manières d’asseoir la modalité mènent à des divergences dans la manière d’aborder le champ de la modalité. Ainsi, les catégories modales que nous venons de décrire, reprises de Galatanu, diffèrent des catégories modales définies par Gosselin (2010, p. 80) à partir de l’instance de validation et de la direction d’ajustement. En particulier, les modalités aléthiques sont comprises d’une manière différente, puisque l’exemple « C’est un livre marron » donné par Gosselin (Ibid.) pour cette catégorie ne rentre pas dans la catégorie de l’aléthique telle que définie par Galatanu, comme relevant de l’appréhension des lois de la nature. Une étude des points de convergence et de divergence des approches de Gosselin et Galatanu reste à faire ; dans le cadre réduit de cet article, nous devons nous contenter de ces quelques remarques.
9On définit généralement la modalité comme étant l’expression de l’attitude du sujet parlant vis-à-vis de son énoncé. Les classes de modalités ci-dessus s’inscrivent bien dans cette vision de la modalité : l’appréhension, les états mentaux ou les préférences et évaluations constituent, en effet, des attitudes – entendues dans un sens large3. En revanche, la dernière partie de la définition, « vis-à-vis de son énoncé », est à nuancer dès lors qu’on ne cantonne pas la modalité au modus (cf. Bally, [1932] 1965, p. 36) et qu’on considère qu’elle peut aussi se manifester au niveau du dictum (cf. Galatanu, 2018, p. 72).
10Nous utilisons la modalité dans le cadre de la SPA, telle qu’elle est définie dans ce cadre (voir Galatanu, 2018, p. 69-90). La spécificité de cette théorie est d’intégrer la modalité à la description sémantique, avec les conséquences qui en découlent : on prend en compte le fait que le potentiel de signification des mots est en partie de nature modale (potentiel axiologique ou, plus généralement, potentiel modal) (Ibid., p. 82) ; la modalisation est étudiée aussi bien en discours (au niveau des énoncés) qu’en langue (au niveau des mots du lexique) (Ibid., p. 87) ; toute manifestation des valeurs modales est prise en compte, y compris lorsqu’elle relève du dictum et qu’elle prend la forme de noms, verbes, adjectifs et adverbes comme démocratie, pleurer, innovant et joyeusement (Ibid., p. 86) ; on peut parler de « mots modaux » ou « mots à modalisation interne » (Ibid., p. 84) et on peut rendre compte de la complexité modale des lexèmes (Ibid., p. 83). Pour reprendre les mots de Galatanu :
La complexité des instances qu’une valeur modale implique est susceptible d’être étudiée non seulement au niveau des énoncés, entendus comme produits de la mise en parole (discours) des entités linguistiques, mais également dans la configuration d’éléments intrinsèque à la signification des mots. En SPA, cette structuration sera précisée justement comme une configuration d’associations argumentatives d’autres mots du lexique de la langue concernée, dont des mots qui désignent les différents pôles des zones modales ou d’autres mots a valeurs modales complexes.
La modalisation interne des entités lexicales nécessite justement une description sémantique susceptible de rendre compte des fonctions modales présentes dans la signification des mots et incidentes à d’autres éléments de cette signification. (Galatanu, 2018, p. 87)
11Une précision s’impose. Alors que la SPA décrit la signification d’un lexème en faisant appel à d’autres unités de la langue, selon un principe associatif que l’on pourrait résumer par la phrase « derrière les mots, il y a des associations d’autres mots » (dans la lignée de l’argumentation dans la langue, qui décrit le sens d’un lexème à travers d’autres lexèmes, et non pas en se servant d’unités de sens plus réduites), les valeurs modales sont des éléments de description sémantique d’un type à part, proches des noèmes ou des primitifs sémantiques (même si, bien entendu, elles s’incarnent dans des mots de la langue, comme dans le cas de nécessité, utile, beauté, vouloir, etc.).
12Quant à la charge modale des mots, on peut identifier au moins trois cas de figure : les mots désignant des valeurs modales, comme ceux que nous venons d’énumérer ; les mots ayant un sémantisme avant tout descriptif et une charge modale plus faible, comme table ou chat ; et ceux renvoyant à des faits sociaux, comme démocratie ou travail, dont le contenu descriptif est fortement modalisé et le contenu modal surmodalisé, autrement dit, les valeurs sociales complexes. Dans ce dernier cas, le potentiel modal des mots est complexe, relevant de plusieurs zones modales. Par exemple, la signification de démocratie mobilise l’ensemble de la zone modale du déontique, surmodalisée par des valeurs axiologiques positives et, dans une moindre mesure, négatives (cf. Galatanu, 2018, p. 83).
13Ayant décrit les classes de valeurs modales et les spécificités de la SPA pour ce qui est de son approche de la modalité, nous nous focaliserons sur la complexité modale du mot vaccination ; ce faisant, nous nous intéresserons aussi aux « supports de la modalité » qui, nous semble-t-il, permettent de mieux appréhender le potentiel modal du mot.
1.2. La complexité modale du lexème « vaccination »
14Le lexème vaccination se caractérise par un potentiel de signification qui implique plusieurs catégories de valeurs modales : le pragmatique, le volitif, l’aléthique et le déontique. Pour identifier ces valeurs, nous sommes partie de la description sémantique du mot selon la SPA, c’est-à-dire en termes de Noyau-Stéréotypes, comme nous l’expliquerons dans ce qui suit.
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Versions électroniques consultées le 9 mars 2021.
15Étant donné que la signification de vaccination englobe celle de vaccin, nous construisons d’abord la description N-St de vaccin (Figure 2) et ensuite celle de vaccination (Figure 3). Les deux descriptions se basent sur les discours lexicographiques, conformément à la méthodologie SPA ; dans ce cas, sur les articles « vaccination », « vaccin » et « vacciner » dans trois dictionnaires : Le Grand Robert, le Larousse et le TLFi4.
16La figure ci-dessous doit se lire d’abord à la verticale, pour le Noyau (N1→N2→N3), ensuite à l’horizontale, pour les Stéréotypes (N1→…, N2→…, N3→…), et les flèches valent pour le connecteur abstrait DONC. Les concepts opératoires du modèle de la SPA sont le noyau, les stéréotypes, les possibles argumentatifs et les déploiements argumentatifs, abrégés par N, St, PA et DA. Le noyau rend compte de la partie la plus centrale, stable et bien définie de la signification, tandis que les stéréotypes décrivent la partie fluctuante, évolutive, donc moins stable. Les stéréotypes sont ancrés dans l’un ou l’autre des éléments du noyau (par exemple, ci-dessous, ‘inoculation à un être vivant DONC réaction immunitaire’) et, du fait de leur nature fluctuante, ils sont en nombre indéfini (ce que nous marquons à l’aide de « etc. »). Sur la base de l’ensemble du noyau et des stéréotypes, on peut déterminer le potentiel de signification du mot, représenté à l’aide des PA (par exemple, les PA ‘vaccin DONC réaction immunitaire’ ou ‘vaccin DONC prévention’). Enfin, les DA ont la même forme que les PA (‘mot DONC…’), la différence étant que les DA se manifestent concrètement en discours, tandis que les PA sont des potentialités de sens qui relèvent du niveau linguistique. Les quatre concepts sont de nature associative, ce qui est représenté à l’aide des connecteurs abstraits DONC et POURTANT empruntés à la théorie de l’argumentation dans la langue (Anscombre & Ducrot, 1983). Dans la figure, les flèches sont utilisées à la place de DONC afin de faciliter la lecture. Pour une présentation plus ample du modèle de description sémantique de la SPA, voir Galatanu (2004, 2009, 2018).
Figure 2. La description sémantique de « vaccin » (noyau-stéréotypes)
17Le noyau de vaccin de la Figure 2 doit être lu non pas comme une juxtaposition d’éléments (N1, N2, N3), mais comme une chaîne orientée (N1→N2→N3) : ‘substance préparée DONC inoculation à un être vivant DONC immunité contre une maladie’. En explicitant les cas profonds (cf. Fillmore, 1968), le noyau aurait la forme ‘substanceX d’origine microbienne préparéepar W DONC inoculationpar Y à un être vivantZ DONC immunité acquisede Z contre une maladie infectieuse’ (où W prépare, X est la substance, Y inocule et Z est immunisé, c’est-à-dire où W et Y sont Agents, X est Thème et Z est But). Nous faisons l’économie des cas profonds dans les figures afin de préserver la lisibilité, mais ces cas pourraient être explicités aussi bien dans le noyau que dans les stéréotypes. Nous verrons dans ce qui suit que les cas profonds sont importants y compris quand on parle des valeurs modales.
18Pour le lexème vaccination, nous proposons la description de la Figure 3. Nous y retrouvons les trois éléments nucléaires de vaccin, mais N1 et N2 ont fusionné et, ce qui est plus important, l’élément ‘inoculation’ de vaccin est remplacé par ‘administrer’ dans le cas de vaccination (en termes de modalités, nous avons là un déplacement de la zone du volitif vers la zone du déontique – voir la suite de cette section). L’élément stéréotypique ‘prévention’ de vaccin change de statut et devient un élément nucléaire, essentiel, de la signification de vaccination. En effet, si le vaccin sert à immuniser, la vaccination sert à prévenir, et cela doit donc figurer dans le noyau. Quant aux stéréotypes, nous retrouvons quasiment les mêmes éléments pour vaccin et vaccination, avec quelques modifications : par exemple, disparition de ‘heureuse découverte’ et, éventuellement, rattachement de ‘rappel/calendrier/certificat’ à N4.
Figure 3. La description sémantique de « vaccination » (noyau-stéréotypes)
19De même, nous retrouvons les cas profonds : W et Y en tant qu’Agents, X en tant que Thème ou Source, Z en tant que But : ‘actionde Y d’administrerà Z une substanceX d’origine microbienne préparéepar W DONC immunisationde Z contre une maladie infectieuse(grâce à W, X, Y) DONC prévention(mise en œuvre par Y et Z, grâce à X, pour le bénéfice de Z)’.
20Si nous avons pris le temps de discuter la représentation sémantique de vaccination, c’est pour pouvoir identifier la charge modale de ce mot, qui est véhiculée par les différents éléments du noyau et des stéréotypes. La description de la Figure 3 se base uniquement sur le discours dictionnairique et, par conséquent, elle est loin d’être complète. Elle nous fournit toutefois les éléments de signification essentiels et quelques stéréotypes importants, sur la base desquels nous pouvons identifier les valeurs modales inscrites dans ce mot, à savoir :
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volitive : vouloir faire : substance préparée ; administrer ; dessein ; etc.
Vouloir faire que non-P (où P est désavantageux) : combattre ; prévention ; immunisation contre ; etc. -
pragmatique + : substance préparée ; immunisation contre ; formation d’anticorps ; aide ; prévention ; etc.
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aléthique (le vivant, les lois de la nature) : origine microbienne ; microbes, virus, parasites ; être vivant ; maladie infectieuse ; anticorps ; etc.
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déontique (les lois de la société) : administrer ; calendrier ; certificat ; etc.
21En spécifiant les cas profonds inhérents à ces valeurs modales (ou ce que Cozma, 2009, p. 67-71 appelle « le support de la modalité » ; voir § 2.2 ci-dessous), nous constatons que W et Y jouent le rôle d’Agent, que Z joue le rôle de But vers lequel sont orientées les actions de W/Y, et que X joue le rôle de Source. En plus des actants que nous avons notés par W, X, Y et Z, il faut ajouter l’actant NATURE, qui joue le rôle de Source dans le cas des valeurs aléthiques. Il faut également noter que Z est saisi dans sa dimension biologique, en tant qu’« être vivant ».
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Volitif : Y et W sont Agents ; X est Thème ; et Z est But
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Pragmatique : X est Source, Z est But
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Aléthique : X et la NATURE (y compris la nature qui se manifeste dans Z) sont Sources
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Déontique : Y est Agent, X est Thème, Z est But
(où W prépare, X est la substance, Y administre et Z est immunisé)
22On peut donc considérer que le potentiel modal d’un mot s’accompagne aussi de rôles que l’on assigne aux entités impliquées par les différentes attitudes modales. Nous y reviendrons en § 2.2.
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Le signe ¬ vaut pour l’opérateur de négation.
23Sans la controverse, ce sont donc ces catégories modales qui sont inscrites dans la signification du mot vaccination : deux catégories subjectivantes, le volitif (sous la forme ‹vouloir faire›) et le pragmatique positif ; et deux catégories objectivantes, renvoyant aux lois de la nature (l’aléthique, ‹devoir être›) et aux lois de la société (le déontique, ‹devoir faire›). Les autres formes de ces catégories sont absentes de la signification telle que décrite dans la Figure 3, à savoir les autres formes de volitif (¬vouloir faire, vouloir ¬faire, ¬vouloir ¬faire), le pragmatique négatif, le déontique ‘interdit’ (devoir ¬faire) et l’aléthique ‘impossible’ (devoir ¬être)5. Sont également absentes du potentiel de signification – tel qu’il a été décrit sur la base des dictionnaires – les autres catégories modales : épistémique, doxologique, axiologiques (éthique-morale, esthétique, intellectuelle, affective-hédonique) et désidérative.
24Cette description se base sur les dictionnaires, qui nous fournissent l’essentiel de la représentation sémantique, en laissant de côté de nombreux stéréotypes. Nous verrons dans la suite de l’article de quelle manière la controverse modifie ce potentiel de signification, ainsi que le potentiel modal.
2. La controverse comme facteur d’enrichissement du potentiel modal des lexèmes
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Dans le domaine de l’analyse du discours, nous pouvons mentionner l’article de Charaudeau (2014) sur les « genres polarisés », où il traite de la controverse aux côtés de la dispute, de la discussion et du débat. Pour les besoins de notre article, nous ne retiendrons pas cette approche, dans la mesure où nous ne nous intéressons pas à la controverse en tant que genre, mais en tant que situation.
25La notion de controverse nous intéresse pour deux raisons principales : elle rend compte de la coexistence de visions différentes sur une même question dans un contexte d’incertitude et elle implique la prise en compte des différents groupes d’acteurs. En effet, cette notion, telle qu’elle a été investie notamment par la sociologie, présente l’avantage de s’intéresser aux différentes arènes et aux différents acteurs impliqués, ainsi qu’à leurs intérêts et aux rapports de force entre les groupes d’acteurs (cf. Chateauraynaud, 2011 ; Badouard et al., 2016). De plus, contrairement à d’autres notions connexes qui désignent des types d’échanges (débat, discussion, polémique, etc.), la controverse renvoie davantage à une situation (dans laquelle, par ailleurs, les différents types d’échanges peuvent intervenir)6.
2.1. Le pouvoir explicatif de la notion de controverse
26Relevant de domaines tels l’histoire des sciences, la sociologie ou la communication, le terme de controverse peut être entendu dans un sens étroit ou dans un sens plus étendu. Dans un sens étroit, comme dans la vision de Cyril Lemieux notamment, que nous citons ci-dessous, la controverse est restreinte aux désaccords existant entre spécialistes, donc entre pairs :
À l’intérieur de la « famille » des conflits triadiques, les controverses semblent se distinguer nettement par la composition très sélective du public qu’elles mobilisent. En effet, plus le public placé en position de juger d’un différend est strictement composé de pairs, c’est-à-dire d’individus auxquels chaque partie en désaccord peut reconnaître la même compétence distinctive au jugement que celle qu’elle se reconnaît, plus nous semblons disposés à parler de « controverse ». Mais qu’en revanche, le public sollicité s’élargisse au « plus grand nombre » – autrement dit, aux profanes et aux non-spécialistes – et la controverse prendra de facto un tour incontrôlable, tendant à se muer en ce que nous serons plutôt tentés de voir comme une « crise institutionnelle ». De ce point de vue, la controverse se distinguerait des autres conflits triadiques par le fait qu’elle prend toujours son essor au sein d’un milieu relativement fermé, à l’écart du « grand public ». Voilà qui suggère également que pour que naissent des controverses, encore faut-il que se constituent historiquement des milieux sociaux et des espaces institutionnels suffisamment autonomes, au sein desquels les agents puissent être amenés à développer des compétences distinctives au jugement qui leur permettront de se reconnaître mutuellement comme formant un public de pairs par opposition à la masse des profanes. Il apparaît finalement possible de définir une controverse comme un conflit triadique dans lequel le seul juge est le public des pairs. (Lemieux, 2007, p. 196)
27Comprise dans un sens large, la controverse touche l’ensemble du monde social et se déroule dans l’espace public, avec un rôle important joué par les médias et internet.
[…] une controverse est d’abord l’expression d’un désaccord, d’une confrontation, entre différentes rationalités, entre différentes conceptions d’un même problème et du monde social au sein duquel il se déploie.
Tout l’enjeu d’une controverse revient donc à gérer démocratiquement les incertitudes qu’elle soulève, par sa mise en débat dans l’espace public. La controverse « sort du laboratoire » et des espaces confinés où se régule habituellement la chose scientifique, pour « envahir » d’autres types d’arènes et être soumise aux opinions publiques, dans la mesure où elle touche à des enjeux collectifs. (Badouard & Mabi, 2015, p. 145)
28Dans la mesure où nous nous intéressons au lexique de la langue commune, c’est l’acception large de la controverse que nous adoptons dans cet article. Ainsi, nous retenons l’idée que la controverse concerne des enjeux collectifs, qu’elle repose sur une « incompatibilité des rationalités » de divers acteurs qui « défendent des visions du monde, des systèmes de valeurs, davantage que des intérêts privés », ce qui rend la négociation parfois impossible (Badouard et al., 2016, p. 12).
29Le sens que nous donnons à la controverse est très proche de la notion de « polémique publique » telle que l’entend Amossy (2014), comme une forme de « coexistence dans le dissensus » (Ibid., p. 207), une forme d’échange verbal qui relève davantage de la circulation des discours que de la persuasion ou de la négociation d’une solution, une forme qui simplement « donne voix aux différences » (Ibid., p. 215).
[…] la polémique publique se construit à partir d’une multiplicité de discours et d’échanges polémiques ; elle comprend en son sein des dialogues et des polylogues, des débats et des querelles électroniques – mais elle n’est pas elle-même structurée comme un dialogue. Son format propre est celui de la circulation des discours. Elle émerge et se consolide de la diffusion, dans l’espace public, d’un foisonnement de discours et d’interactions polémiques. […] une multitude de discours qui traitent à leur manière, sur leur plateforme et dans leur contexte particulier, d’une question controversée. » (Amossy, 2014, p. 210)
30Cependant, il y a un autre élément définitoire de la controverse, que les études en sociologie et communication que nous avons citées ci-dessus ne mettent pas en avant : l’incertitude. S’il y a controverse, c’est précisément parce que la « polémique publique » se déroule dans un contexte d’incertitude et de doute. Cet aspect des controverses est particulièrement saillant dans une approche en termes de politique publique comme celle proposée par Chailleux (2016), qui traite de la controverse relative au problème du gaz de schiste. L’incertitude, abordée en rapport avec l’action publique, y est définie comme « une situation d’insuffisance des connaissances scientifiques, mais aussi d’imprévisibilité et de complexité des effets des actions engagées » (Ibid., p. 519). Chailleux s’intéresse avant tout à l’incertitude en tant que ressource politique, car, si l’incertitude est bien une construction sociale, ce sont les décideurs politiques qui lui donnent un certain cadrage et qui sélectionnent et légitiment l’expertise (Ibid., p. 535, 547-548).
[…] les acteurs luttent pour imposer ou réduire le niveau d’incertitude afin de défendre un agenda particulier, et […] les décideurs politiques, élus et fonctionnaires, gèrent cette incertitude socialement produite en faisant appel à des experts et en cadrant diversement le problème. (Chailleux, 2016, p. 520)
31Ainsi, pour résumer, les controverses se caractérisent, entre autres, par les aspects suivants : elles se déroulent dans un contexte d’incertitude et de doute ; il y a un enjeu collectif, qui est médiatisé et débattu dans l’espace public ; les différents groupes d’acteurs défendent des visions du monde et des valeurs qui leur sont propres ; le débat reflète donc l’existence de rationalités incompatibles ; les instances publiques et les institutions jouent un rôle central ; la situation d’incertitude est à la base une construction sociale ; etc.
2.2. Les acteurs impliqués dans la controverse autour de la vaccination
32Les débats et controverses relatifs à la vaccination impliquent des acteurs différents qui interagissent dans des arènes différenciées, certaines publicisées, d’autres plutôt confinées et étanches : notamment, les arènes numériques (réseaux sociaux et forums de discussion), investies par « [l]es critiques et [l]es témoignages profanes, des acteurs sociaux non-institutionnels ou profanes-experts, cherchant pour certains à être reconnus comme lanceurs d’alertes » ; les arènes institutionnelles (rapports et commissions institutionnelles), « confinée[s] et investie[s] par les experts authentifiés et les acteurs institutionnels » ; les arènes médiatiques légitimes (médias classiques), « majoritairement investi[e]s par les acteurs les plus légitimes […], même s’il leur arrive de se faire le relais de controverses en ligne […] » (Ollivier-Yaniv, 2017, p. 119, 123). Toutefois, en analysant le « Rapport sur la politique vaccinale » ou « Rapport Hurel » de janvier 2016, texte appartenant donc à une arène institutionnelle, Ollivier-Yaniv constate qu’il fait exception, car, contrairement aux autres textes de ce genre, il convoque une diversité d’acteurs et expose une pluralité de voix (Ibid., p. 125, 130). Ainsi, Ollivier-Yaniv identifie les groupes d’acteurs suivants impliqués dans le débat sur la politique vaccinale (Ibid., p. 118) :
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des professionnels du monde médical,
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des professionnels du monde de la recherche,
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des professionnels du monde de la santé publique,
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des représentants de la société civile (associations de patients ou d’usagers),
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des représentants de l’industrie pharmaceutique,
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auxquels nous ajoutons les institutions de l’État, par qui et pour qui le rapport a été réalisé, puisque le rapport est destiné au gouvernement.
33Nous partirons de cette liste, que nous représentons dans la figure ci-dessous. Les cinq grands groupes correspondent à ce que, en § 1.2, nous avons noté par W, Y et Z : respectivement ceux qui préparent et produisent les vaccins (laboratoires pharmaceutiques et institutions de recherche), ceux qui les administrent (État, santé publique, institutions de la santé) et ceux qui sont immunisés (la société) – aussi bien dans leur dimension collective qu’en tant qu’individus.
Figure 4. Les groupes d’actants de la vaccination
34D’un point de vue sémantique, ces acteurs sont inscrits de manière plus ou moins saillante dans la signification lexicale du mot vaccination, en tant qu’actants ou cas profonds (Fillmore, 1968) et, si l’on s’intéresse à la charge modale du mot, en tant que « supports de la modalité » (Cozma, 2009). Par « support de la modalité » il faut entendre « l’entité inscrite en creux au sein de la valeur, et qu’il est possible de représenter sous la forme d’un cas profond » (Ibid., p. 67). Par exemple, dans le cas d’une valeur pragmatique, il y a deux supports de la modalité inscrits en creux : un cas profond Source (l’état de choses qui est utile/inutile) et un cas profond But/Destinataire (la personne concernée par l’utilité/inutilité). Quant à la modalité aléthique, elle contient un seul cas profond, Source (pour l’état de choses) ; il n’y a pas de support psychologique, et c’est précisément ce qui fait le haut degré d’objectivité de cette catégorie modale (Ibid., p. 70-71). Ainsi, lorsqu’on dit « les bénéfices dépassent les risques » comme dans (1), on a deux cas profonds : Source (pour la valeur pragmatique ‹avantageux/désavantageux› et pour la valeur aléthique ‹contingent›) et But (pour la valeur pragmatique).
[1] « AstraZeneca : les bénéfices dépassent les risques, juge l’Agence européenne des médicaments » [titre d’un article publié le 7 avril 2021 dans journalmetro.com]
35Dans cet exemple, d’un point de vue sémantique, les risques tout comme les bénéfices sont associés à vaccin : ‘vaccin DONC risques’, ‘vaccin DONC bénéfices’. En termes argumentatifs, l’énoncé est à lire plutôt comme une chaîne argumentative : ‘vaccin DONC risques POURTANT bénéfices’.
- Note de bas de page 7 :
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Pour ce genre de démarche, voir notamment Jackiewicz (2017).
36Nous ferons abstraction des points de vue qui s’expriment, dans ce cas celui de l’Agence européenne des médicaments, car nous nous intéressons uniquement aux associations sémantiques qui se manifestent dans les discours qui circulent dans le cadre de la controverse. En effet, ce ne sont pas les divergences qui s’expriment qui nous intéressent, mais le fait que ces divergences s’inscrivent dans la signification des mots. Si les points de vue des acteurs impliqués dans la controverse ne nous intéressent pas en soi, l’inscription de ces acteurs en tant que cas profonds inhérents aux valeurs modales est en revanche importante, car elle participe de la modalité telle qu’elle est inscrite dans la signification lexicale et dans le sens discursif. Nous ne cherchons pas à comprendre le fonctionnement discursif des controverses7, mais à voir ce que la controverse fait aux mots, comment elle les fait évoluer.
3. La dynamique du potentiel modal de vaccination amenée par la controverse
37Les discours liés à la vaccination – et donc aux vaccins – pendant la pandémie de Covid‑19 sont produits par l’ensemble des groupes d’acteurs, des groupes qui ne sont toutefois pas homogènes, car ils laissent entendre parfois des voix dissonantes. En effet, la vaccination fait l’objet de controverses de multiples façons : les désaccords concernent les conséquences de la vaccination pour l’individu et pour l’ensemble de la population (en termes de bénéfices/risques), la production des vaccins (trop rapide, pas suffisamment testée), la nouveauté technologique (ARN, modification génétique), la levée des brevets (inégalités entre pays, inaccessibilité des pays moins développés aux vaccins), le rythme de la vaccination (politique vaccinale défaillante, lenteur, manque de vaccins), la campagne de publicité pour la vaccination (manipulation), la fiabilité des vaccins (effets secondaires, communication défaillante dans le cas d’AstraZeneca), etc. Cette situation de controverse est bien plus ample que celle des anti-vaccins (par exemple lors de la pétition contre le vaccin DT-Polio lancée par le professeur Joyeux au printemps 2015) et elle bénéficie d’une couverture médiatique remarquable : les mots vaccin et vaccination circulent depuis le début de la pandémie de Covid‑19, d’abord l’idée de vaccin, ensuite l’attente du vaccin, puis la mise en place de la vaccination, lentement, avec les problèmes, les doutes, le rejet ou l’acceptation du vaccin, etc.
38La controverse telle que nous l’entendons se caractérise par les traits définitoires suivants : le contexte d’incertitude et de doute, l’existence de groupes d’acteurs et d’arènes différentes, la manifestation de rationalités incompatibles, la défense de visions du monde et de systèmes de valeurs, l’enjeu collectif, et la médiatisation dans l’espace public. Dans ce qui suit, nous traiterons la dynamique sémantique et modale de vaccination en prenant en compte deux dimensions de la controverse : l’incertitude, d’une part, et l’incompatibilité de rationalités, d’autre part. Nous montrerons de quelle manière ces deux dimensions affectent la signification lexicale.
39D’une part, l’incertitude ainsi que le doute qui l’accompagne ont comme effet la surmodalisation épistémique et l’inflexion du potentiel modal de vaccination (§ 3.1 et § 3.2). D’autre part, les rationalités incompatibles se traduisent sur le plan sémantique par l’ajout de nouvelles valeurs modales, véhiculées par de nouveaux stéréotypes (§ 3.3).
3.1. Surmodalisation par une valeur épistémique ‹incertain›
40Une première conséquence de la controverse sur la signification lexicale est la surmodalisation du potentiel de signification par une valeur épistémique ‹ne pas savoir (ne pas) être›, directement liée à l’incertitude caractéristique de la controverse. La surmodalisation peut toucher une partie, voire l’ensemble des éléments de signification, et aussi bien le noyau que les stéréotypes : par exemple, pour le noyau, ‘‹ne pas savoir être› action d’administrer une substance préparée d’origine microbienne/immunisation contre une maladie infectieuse/prévention’ et pour les stéréotypes, ‘‹ne pas savoir être› formation d’anticorps/réaction immunitaire/rappel/etc.’.
- Note de bas de page 8 :
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Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, organe consultatif français dont la mission principale est de fournir au gouvernement des avis et des rapports sur les questions dont il est saisi.
41Prenons le texte de l’avis donné par le CCNE8 le 18 décembre 2020, en réponse à la saisine du ministre des Solidarités et de la Santé du 19 novembre 2020, avis intitulé « Enjeux éthiques d’une politique vaccinale contre le SARS-COV-2 » :
[2] […] des précisions doivent encore être recueillies quant à leur efficacité […] on ne sait pas si ces premiers vaccins réduisent la transmission […] il ne faut pas sous-estimer les incertitudes qui subsistent […] leur pouvoir protecteur à long terme et leur capacité à bloquer la transmission du virus sont inconnus […] cette réactivité peut nourrir les doutes d’une partie de la population sur la rigueur des procédures et la sécurité des vaccins […] climat d’incertitude inédit qu’elle [l’épidémie] induit […] l’obligation d’inscrire la stratégie d’allocation vaccinale dans un climat d’incertitude inédit […] S’il était formellement démontré que les vaccins bloquent la transmission […] en l’absence des résultats de l’étude de phase 4, des incertitudes demeurent […] approfondir la réflexion éthique sur la vaccination […] Le dilemme entre intérêt individuel et intérêt de la société […] accepter l’incertitude, qui vient de ce que l’on ne sait pas, mais aussi du caractère éphémère du savoir dans une situation aussi évolutive. La collectivité doit accepter et partager avec les autorités cette incertitude qui marque le contexte des prises de décision. […] offrir à chacun une information vérifiée, objective et compréhensible et ne cachant pas les incertitudes des options […] une situation exceptionnelle, d’incertitude […] dans l’ignorance de certains paramètres de décision […] au vu de l’incomplétude des connaissances actuellement disponibles […].
42Comme l’indiquent les mots que nous avons mis en relief à l’aide des italiques ci-dessus, le texte de cet avis, du début à la fin, est marqué par l’incertitude. De cette manière, le potentiel modal du mot vaccination est surmodalisé par la valeur modale ‹incertain›. Dans ce texte, qui émane d’une institution de l’État, c’est surtout la valeur pragmatique qui est surmodalisée (‹‹ne pas savoir être› utile›, la valeur ‹utile› étant véhiculée notamment par les mots efficacité, pouvoir protecteur à long terme ou bloquer la transmission du virus), mais dans d’autres discours, l’incertitude peut porter sur les autres valeurs modales du potentiel de vaccination (par exemple, l’aléthique ou le déontique, ‹‹ne pas savoir être› nécessaire› ou ‹‹ne pas savoir être› obligatoire›).
43Ainsi, la controverse autour de la vaccination imprègne le potentiel de signification du mot vaccination d’une valeur épistémique ‹ne pas savoir être›, qui s’ajoute aux valeurs volitive, pragmatique, aléthique et déontique identifiées en § 1.2.
3.2. Inflexion des valeurs modales inscrites dans le potentiel de signification
- Note de bas de page 9 :
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Tout enchaînement argumentatif peut se manifester sous une forme normative (par exemple, ‘travail DONC réussite’, comme dans le cas des énoncés Il a travaillé donc il a réussi ; Vu qu’il a bien travaillé, il a réussi) ou sous une forme transgressive, qui va à l’encontre de la norme (‘travail POURTANT nég-réussite’ : Il a travaillé pourtant il n’a pas réussi ; Même s’il a bien travaillé, il n’a pas réussi). Pour la notion de transgressif, voir notamment Carel & Ducrot (1999) et Ducrot & Carel (1999).
- Note de bas de page 10 :
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Pour une discussion de la forme transgressive comme moyen discursif de dévalorisation, voir Cozma & Galatanu (2019). Nous renvoyons aussi à Lescano (2015) pour une analyse de la controverse qui exploite la vision de la théorie des blocs sémantiques et à Cozma (2020) pour une analyse du désaccord dans le cadre de la sémantique des possibles argumentatifs.
44Une autre conséquence de la controverse et de ses incertitudes est la saillance d’associations transgressives (en POURTANT)9, qui va de pair avec une inflexion du potentiel modal. La surmodalisation épistémique décrite dans la section précédente affecte les associations stéréotypiques du mot et entraîne une saillance du potentiel transgressif de ce mot. Par exemple, avec le stéréotype surmodalisé ‘vaccination DONC ‹ne pas savoir être› immunité active’, c’est la forme transgressive ‘vaccination POURTANT nég-immunité active’ qui gagne en saillance. Or, la forme transgressive (en POURTANT) a une orientation argumentative contraire à celle de la forme normative (en DONC)10 ; c’est ce qui est représenté à l’aide de l’opérateur de négation « nég ». Autrement dit, pour ce qui est de la charge modale du mot, le passage à la forme transgressive s’accompagne soit d’un changement de polarité (dans le cas des valeurs modales axiologiques), soit d’une variation au sein de la catégorie modale (dans le cas des modalités logiques). Cette inflexion des valeurs modales peut toucher aussi bien les stéréotypes que le noyau : ‘N1-2 POURTANT nég-réaction immunitaire/POURTANT nég-formation d’anticorps/etc.’, ‘N3 POURTANT nég-organisme réfractaire à la maladie/etc.’, ‘N4 POURTANT nég-éradication de la maladie/etc.’ (pour les stéréotypes) ; ‘N1-2 POURTANT nég-N3’ ou ‘N3 POURTANT nég-N4’ (pour le noyau). Les valeurs modales qui sont infléchies dans le cas de vaccination sont le volitif ‹vouloir faire que non-P› (où P est désavantageux), le ‹pragmatique+›, le déontique ‹devoir faire› et, dans le cas des théories complotistes qui pensent que le vaccin vise à injecter des puces, on identifie même l’aléthique ‹devoir être›. Ainsi, l’incertitude typique de la controverse enrichit la signification de vaccination des valeurs modales ‹pragmatique‑›, ‹ne pas vouloir que non-P (qui est désavantageux)›, ‹ne pas devoir faire› et même ‹ne pas devoir être›.
45Une illustration de ce phénomène lié à l’incertitude constitutive de la controverse nous est fournie par le texte du CCNE mentionné plus haut, contenant une inflexion de la valeur ‹pragmatique› :
[3] […] on ne sait pas si ces premiers vaccins réduisent la transmission […] leur pouvoir protecteur à long terme et leur capacité à bloquer la transmission du virus sont inconnus […]. (avis donné par le CCNE le 18 décembre 2020)
46L’élément ‘réduction/blocage de la transmission du virus’ correspond à une association stéréotypique à rajouter à la description sémantique de la Figure 3 (description schématique, basée sur les dictionnaires et qui est à compléter) ; en l’occurrence, il s’agit du stéréotype ‘N3 DONC réduction de la transmission du virus’. Cet élément du potentiel de signification de vaccination est mobilisé sous sa forme transgressive, en raison de la surmodalisation par la valeur modale épistémique ‹incertain› : ‘vaccination POURTANT nég-réduction de la transmission du virus’. Ainsi, l’orientation positive de vaccination est infléchie dans cet exemple et devient négative : ‹pragmatique-›.
3.3. Ajout de nouvelles valeurs modales
47La troisième conséquence de la controverse sur la charge modale de vaccination est liée aux rationalités divergentes et incompatibles qui s’expriment dans l’espace public, reprises et médiatisées aussi bien par les médias traditionnels que dans les médias sociaux. C’est donc une conséquence qui découle de la dimension polémique de la controverse.
48L’incompatibilité des rationalités se traduit sur le plan sémantique par la coexistence d’associations stéréotypiques opposées, ayant des orientations argumentatives différentes (‘vaccination DONC risques’ et ‘vaccination DONC bénéfices’), qui varient en fonction des groupes d’acteurs ; de plus, chaque groupe d’acteurs a ses propres associations discursives, que l’on ne retrouve pas nécessairement chez les autres, sauf parfois comme une conséquence de leur médiatisation. L’étude des associations privilégiées par les différents groupes dépasse les objectifs de cet article et nous nous limiterons à quelques exemples d’associations que l’on a pu aisément repérer dans les discours en circulation pendant la pandémie de Covid-19.
49Des associations stéréotypiques que l’on peut ajouter dans la Figure 3 à la suite de la controverse autour de la vaccination pendant la pandémie de Covid-19 sont, par exemple :
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DONC production vaccinale, course au profit, etc.
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DONC stratégie vaccinale, campagne de vaccination, politique de vaccination, plan de vaccination, ordre de priorité, priorité aux personnes vulnérables/priorité des groupes de population à risque, feu vert des autorités de santé, vaccinations en direct (à la télévision), information, recueil du consentement, enjeux éthiques, gratuité, etc.
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DONC efficacité, bénéfices, retrouver une vie normale ; risques, effets secondaires, mort, génocide, dictature sanitaire, mise au pas des peuples, etc.
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DONC acceptation, désir, souhait, enthousiasme ; manque de confiance, scepticisme vaccinal, inquiétudes, réticences, etc.
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POURTANT technologie non testée, mauvaise logistique/stratégie, manque de vaccins, nég-réduction de la transmission, nég-arrêt pandémie, non-éradication du virus, nég-efficacité, nég-acceptation (refus), etc.
50Certaines de ces associations stéréotypiques enrichissent le potentiel de signification de vaccination de nouvelles valeurs modales, dans les zones modales suivantes : l’éthique-moral +/- (priorité aux personnes vulnérables, enjeux éthiques, gratuité ; course au profit, technologie non testée, mise au pas des peuples) ; l’affectif-hédonique +/- (enthousiasme, inquiétudes, manque de confiance) ; le doxologique (manque de confiance, scepticisme) et le désidératif (désir, souhait, réticences). Il y a également renforcement et inflexion des zones modales déjà présentes dans le potentiel de signification tel qu’il se dégage des dictionnaires (cf. Figure 3) : notamment le pragmatique +/- (production, profit, stratégie, plan, gratuité, efficacité, bénéfices, vie normale ; risques, effets secondaires, mort, non testée, mauvaise logistique, manque, nég-réduction de la transmission, nég-arrêt pandémie, non-éradication du virus, nég-efficacité) ; le déontique (campagne, politique, ordre de priorité, feu vert, dictature, mise au pas) et le volitif (consentement, acceptation, refus).
Conclusion
51Dans cet article, en traitant de la vaccination en tant que fait social, nous avons fait appel à la conception de la modalité propre à la Sémantique des possibles argumentatifs (SPA) d’Olga Galatanu, à qui nous avons également emprunté le terme de « valeur sociale complexe ». Selon la vision adoptée, on peut parler de « mots modaux » dès lors que le potentiel de signification des mots contient une ou plusieurs valeurs modales, et de « valeurs sociales complexes » lorsque les mots désignent des faits sociaux et se caractérisent donc par un potentiel de signification fortement modalisé et surmodalisé.
52L’objectif de l’article a été avant tout d’ordre sémantique : à un niveau plus général, nous avons réfléchi aux conséquences que la controverse peut avoir sur le potentiel de signification des mots ; à un niveau plus spécifique, notre intérêt s’est porté sur la controverse concernant la vaccination durant la pandémie de Covid-19. L’hypothèse de départ a été que le potentiel de signification du mot vaccination se complexifie du fait de la controverse et, notamment, que la charge modale qu’il véhicule est plus complexe qu’avant la controverse.
53Après avoir identifié le potentiel modal de signification de vaccination selon le modèle de la SPA (§ 1) et avoir discuté des caractéristiques de la controverse (§ 2), nous avons réfléchi à la dynamique du potentiel modal du mot vaccination pendant la pandémie de Covid-19 (§ 3). Notre réflexion s’est appuyée sur deux dimensions constitutives de la controverse : l’incertitude et l’incompatibilité des rationalités. En cherchant à comprendre comment ces dimensions influencent la signification du mot vaccination, nous avons montré que, d’une part, l’incertitude se traduit par une surmodalisation épistémique du potentiel modal de vaccination et par l’inflexion des valeurs modales déjà présentes dans ce potentiel modal (§ 3.1 et 3.2) et que, d’autre part, l’incompatibilité des rationalités se traduit par l’ajout de nouvelles valeurs modales et donc par l’enrichissement du potentiel modal (§ 3.3). Ainsi, si au départ le potentiel de signification tel qu’il a pu être identifié dans les dictionnaires était constitué des valeurs modales ‹vouloir faire que P+›, ‹utile, avantageux›, ‹devoir être› et ‹devoir faire› (c’est-à-dire le volitif, le pragmatique+, l’aléthique et le déontique, cf. § 1.2), pendant la controverse ce potentiel s’est enrichi d’autres valeurs :
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‹ne pas savoir (ne pas) être› (pour la surmodalisation épistémique, cf. § 3.1) ;
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‹ne pas vouloir faire que non-P-›, ‹inutile, désavantageux›, ‹ne pas devoir faire›, voire ‹ne pas devoir être› (pour l’inflexion des valeurs identifiées dans les dictionnaires, cf. § 3.2) ;
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‹bien› et ‹mal›, ‹joie, bonheur› et ‹tristesse, malheur›, ‹croire être› et ‹ne pas croire être›, ‹désirer› et ‹ne pas désirer› (c’est-à-dire l’éthique-moral, l’affectif-hédonique, le doxologique et le désidératif, autant de valeurs modales absentes des discours dictionnairiques et qui sont amenées par la dimension polémique de la controverse, cf. § 3.3).
54Le potentiel modal du mot vaccination, enrichi durant la controverse, est directement lié aux visées argumentatives que reçoit ce mot en discours. Une analyse de corpus permettrait de mettre en évidence ce lien entre les valeurs modales inhérentes à vaccination et ses visées argumentatives en discours, par exemple, quels groupes d’acteurs utilisent le pragmatique- et lesquels le pragmatique+, comment tel ou tel groupe utilise le déontique, ou encore comment le déontique, le volitif et l’affectif-hédonique sont associés en discours. Il faudrait également voir si ces changements de potentiel modal amenés par la controverse se maintiendront à l’avenir dans la langue, en se stabilisant, ou s’ils s’estomperont une fois la controverse finie.