Le modèle québécois de lutte aux anglicismes : une approche « mur-à-mur » ? The Quebec Approach towards Anglicisms: a Wall-to-Wall Model?

Mireille Elchacar 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.466

Le Québec est réputé suivre sa propre norme en matière d’anglicismes. En raison de l’histoire de l’anglicisation du français au Québec, les anglicismes sont, de manière générale, relégués au registre familier et remplacés, dans un registre standard, par les équivalents français proposés par l’Office québécois de la langue française (OQLF). Cette tendance générale connaît par contre certaines limites. Dans le cas des néologismes issus de la diversité de genres et d’orientations sexuelles, les équivalents français approuvés par l’OQLF pour remplacer l’anglicisme queer n’ont pas été repris par la population, si bien que l’OQLF n’en préconise plus l’usage. Dans le cas de certains anglicismes de la langue courante implantés depuis longtemps au Québec et également employés en France, on sent une légère augmentation de l’influence du français de France dans la presse écrite. Ceci amène parfois à utiliser weekend au lieu de fin de semaine, à employer job au masculin plutôt qu’au féminin et, plus marginalement, à omettre le déterminant qui accompagne fun (c’est fun).

Quebec has the reputation of following its own standard when it comes to Anglicisms. Due to the history of anglicization of French in Quebec, Anglicisms are generally relegated to colloquial speech and replaced, in more formal speech, by the French equivalents proposed by the Office québécois de la langue française (OQLF). However, this general tendency has some limits. In the case of neologisms created to name the diversity of genders and sexual orientations, Anglicisms, particularly queer, are maintained in Quebec French. The OQLF no longer recommends them. In the case of common Anglicisms that have been used for a long time in Quebec, we see a slight increase in the influence of France in the written press, which leads to use weekend instead of fin de semaine, to use job in the masculine rather than in the feminine and, more marginally, to omit the article that accompanies fun (c’est fun).

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

La recommandation officielle, révisée en 2018, a été publiée dans la Gazette officielle du Québec : https://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/bibliotheque/officialisation/avis-goq-feminisation-20180707.pdf.

Note de bas de page 2 :

https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo18/MENB2114203C.htm. À noter que ce même bulletin officiel préconise l’usage des formes féminines : « l’usage de la féminisation des métiers et des fonctions doit être recherché. ».

1Depuis quelques décennies, on assiste à l’émancipation linguistique du Québec par rapport à la France dans plusieurs domaines. L’alignement inconditionnel sur le français de France, qui était souvent présenté comme l’idéal à atteindre au xix siècle (Mercier et al, 2017 ; Remysen, 2009), ne se fait plus autant sentir. C’est le cas par exemple pour la féminisation des titres, fonctions et autres appellations, dont le Québec est reconnu comme le chef de file dans la francophonie, après un premier avis officiel en ce sens en 1979 (Arbour et al, 2014). Parallèlement, la rédaction inclusive, même si elle n’est pas généralisée au Québec, fait l’objet d’une recommandation officielle de l’Office québécois de la langue française (OQLF) depuis 20151, et tend à se répandre, alors que le Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports de France en a proscrit le recours dans son Bulletin officiel du 6 mai 20212. Cet affranchissement s’observe aussi en lexicographie (Mercier, 2008), le Québec s’étant doté en 2013 du seul dictionnaire général de langue française qui prend pour base à sa description une variété diatopique de français autre que la référence parisienne, le Usito.

2Les anglicismes sont un autre domaine linguistique où le Québec est réputé suivre sa propre ligne directrice (Loubier, 2011 ; Cajolet-Laganière et Damico, 2012). Les anglicismes sont jugés de manière plus négative au Québec qu’en France (Loubier, 2011 ; Forlot, 2010 ; Bouchard, 1989), et les Québécois ont davantage tendance à adopter les équivalents français proposés par l’OQLF que les Français ceux de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) (Vincent, 2014 ; Walsh, 2014) ; le succès du mot-valise québécois courriel en remplacement de email est devenu emblématique de cette dynamique.

3Or, cette attitude générale semble connaître des exceptions. Nous proposons dans cet article une analyse de deux types d’anglicismes où la tendance générale des Québécois à suivre leurs propres normes et usages fait exception : les néologismes de la diversité d’identités de genre et d’orientations sexuelles, et quelques anglicismes implantés dans la langue générale depuis longtemps au Québec et également en usage en France : fun, job et fin de semaine.

1. Bref rappel historique de la pénétration des anglicismes au Québec

4Nous présentons un survol de l’histoire de la pénétration des anglicismes au Québec afin de mieux comprendre la différence actuelle de perception et d’attitude envers les anglicismes entre le Québec et la France, longtemps prise comme référence. Cette différence s’explique entre autres par le contexte dans lequel les emprunts ont été faits, et, selon une théorie développée par la sociolinguiste Chantal Bouchard, par la classe sociale de ceux par qui l’anglicisme est arrivé en français (Bouchard, 1989 et 1999).

5Le français a commencé à emprunter des mots à l’anglais de façon significative aux xviiie et xixe siècles, d’abord de l’anglais britannique puis, surtout après la Seconde Guerre mondiale, de l’anglais américain (Treps, 2003). En France, les premiers à avoir employé des anglicismes sont ceux qui avaient les moyens financiers de se rendre en Grande-Bretagne (Bouchard, 1999). Au xviiie siècle s’installe une admiration générale envers les avancées britanniques, sous l’impulsion de la Révolution industrielle (tunnel, wagon). En politique, les Britanniques instaurent la monarchie parlementaire avec des représentants élus, perçue comme très moderne, alors que la France est toujours sous la monarchie de droit divin. Cette admiration se perçoit aussi dans le domaine juridique, où les Britanniques introduisent par exemple la notion de jury, mot qui se retrouvera en français (Steukardt, 2006).

Note de bas de page 3 :

Ce n’est qu’après la Révolution tranquille dans les années 1960 qu’on adopte l’appellation « français québécois ».

6Au Québec, les emprunts à l’anglais se font dans un contexte tout autre : celui de la domination politique, dès la Conquête britannique de ce qu’on appelait le Bas-Canada, en 1760. L’anglicisation concerne d’abord les institutions politiques et juridiques, puis, au xixe siècle, s’étend au commerce et à l’industrie. L’anglicisation résultera du contact entre l’anglais des patrons et le français du prolétariat sous-éduqué qui travaille dans les usines financées par des capitaux anglais. Les anglicismes pénètrent massivement le français canadien3, par champ lexical complet, là où la terminologie française n’est parfois pas connue ou développée (le commerce, les pâtes et papiers, l’industrie automobile, etc.). Le français en Amérique évolue loin de l’influence européenne pendant plusieurs décennies ; à la reprise de contacts plus soutenus avec la France, on constate que le français sur les deux continents s’est développé de manières différentes :

Après la chute de Napoléon et la fin du blocus continental, dans la deuxième décennie du xixe siècle, les journaux et livres français recommenceront à circuler plus librement au Canada, ce qui entraînera, chez les lettrés, une prise de conscience de l’écart qui, pendant la période d’isolement qui a suivi la Conquête, s’est creusé entre le français de France et le français canadien. Ce constat est culpabilisant, parce que l’écart est largement perçu comme le résultat d’une dégénérescence du français canadien, d’une corruption insidieuse principalement attribuable à l’influence de l’anglais. (Mercier et al, 2017, p. 284-285)

7Ces événements créeront un terreau fertile pour l’insécurité linguistique telle que définie par Labov : une dichotomie ressentie par les locuteurs natifs entre leur idéal d’un modèle linguistique et leur propre compétence (Labov, 1966).

8Ce n’est qu’au tournant que représente la Révolution tranquille que la situation commencera à évoluer, avec l’amélioration du statut socioéconomique des Québécois francophones et la hausse des taux de scolarisation. Des lois linguistiques sont mises en place pour protéger le français et en faire la langue de l’instruction publique. L’Office de la langue française (ancêtre de l’OQLF) est fondé ; il mettra sur pied des chantiers terminologiques pour franciser les domaines où les termes français manquent.

9Les Québécois n’ont pas simplement cessé d’employer des anglicismes, mais ces derniers seront dorénavant réservés au registre familier, à la langue populaire. De manière générale, ils sont aujourd’hui considérés comme des fautes, et ce même si la situation linguistique a changé depuis les années précédant la Révolution tranquille.

10Ceci nous ramène à la définition de « communauté linguistique » telle que développée par Labov : « Une communauté linguistique se définit comme un ensemble de locuteurs qui partagent des normes d’interprétation de la langue qui se reflètent par leur traitement des variables linguistiques : modèles de stratification sociale, changement de styles et évaluations subjectives. » (Labov, 1989, p. 2, notre traduction). Les membres d’une communauté linguistique ne partagent pas exactement les mêmes usages, mais plutôt les mêmes jugements linguistiques (Gadet, 2003). Ainsi, d’une manière générale, les anglicismes sont jugés négativement au Québec. Si on les utilise dans la langue orale ou familière, on a tendance à les remplacer par des mots français dans un registre plus neutre ou soutenu. C’est par exemple le cas de l’anglicisme québécois mur-à-mur qui figure dans le titre de cet article, et qui signifie « complet », « total » ou « uniforme ». Il est critiqué dans le Usito et dans le Multidictionnaire de la langue française, un ouvrage de référence se concentrant sur les difficultés de la langue française au Québec.

11Lorsque les institutions linguistiques proposent des équivalents français pour remplacer les anglicismes, ils obtiennent davantage de succès au Québec qu’en France. Soit l’anglicisme hashtag, en usage tant en France qu’au Québec : pour le remplacer, la DGLFLF a recommandé mot-dièse, peu repris, alors que l’OQLF a proposé mot-clic, qui s’est imposé à l’écrit (Elchacar, 2017) ; c’est aussi le cas des équivalents français pour chat, podcast et email, soit clavardage, baladodiffusion et courriel (Vincent, 2014). Ce n’est par contre pas le cas de tous les équivalents français visant à remplacer des anglicismes.

2. Les néologismes de la diversité de genres et d’orientations sexuelles : lorsque les besoins identitaires l’emportent sur les pressions normatives

Note de bas de page 4 :

Notre étude se concentre donc sur les néologismes apparus depuis les années 2000, et pas sur les appellations plus établies comme gay ou lesbienne, sur lesquelles plusieurs études se sont déjà penchées (voir par exemple Éribon, 2003 ou Lo Vecchio, 2020). Nous avons également écarté de notre étude les appellations injurieuses.

Note de bas de page 5 :

Voir Elchacar et Salita, 2018 ; la méthode de sélection des néologismes, fondée entre autres sur la fréquence dans la presse générale, y est détaillée.

12Depuis le début des années 2000, plusieurs néologismes ont été créés pour rendre compte de la diversité de genres (agenre) ou d’orientations sexuelles (pansexuel), certains mots intégrant ces deux paradigmes (queer, LGBT)4. Nous avons déjà dressé un portrait des néologismes les plus fréquents dans la presse générale de langue française au Canada5 ; une recherche lancée en 2022 dans la base de données journalistique Euréka (nommée Europresse en Europe) confirme que ces tendances se poursuivent :

Figure 1 : Fréquence des néologismes de la diversité des genres et des orientations sexuelles dans la presse canadienne française

Note de bas de page 6 :

Nous avons lancé les recherches avec toutes les formes qui s’appliquaient (masculin, féminin, singulier, pluriel).

Note de bas de page 7 :

La base de données Euréka ajoute régulièrement des articles ; par ailleurs, tous les textes ne sont pas versés au même rythme – les articles de certaines sources sont ajoutés quotidiennement, d’autres, hebdomadairement ou mensuellement. Les chiffres peuvent donc légèrement varier selon le jour où on lance la recherche.

Note de bas de page 8 :

La recherche a été lancée avec l’astérisque, ce qui permet de repérer toutes les variantes dans Euréka (LGBTQ, LGBTQ2, LGTQ2+, etc.). C’est également la forme LGBT* que nous emploierons dans ce texte.

Note de bas de page 9 :

Trans est un mot hautement homonymique et se retrouve dans plusieurs expressions (« gras trans », l’entreprise TransCanada, le train TransCanada, l’entreprise Trans Mountain, etc.). Nous avons donc lancé les requêtes avec des collocations fréquentes du mot trans dans le sens qui nous intéresse, soit avec les mots personne(s), femme(s), homme(s), enfant(s), adolescent(s), parent(s), individu(s) et identité(s). Comme les recherches dans Euréka donnent accès à des documents, ces formes adjectivales permettent d’accéder à des documents où trans est également employé en tant que nom.

Note de bas de page 10 :

Même si le néologisme cisgenre désigne une personne hétérosexuelle qui s’identifie au genre qui lui a été assigné à la naissance, il s’agit d’un signifiant nouveau créé pour s’intégrer dans le nouveau paradigme ; nous l’avons donc inclus dans notre recherche.

Néologismes6

Fréquence dans la presse canadienne

En date du 7 février 20227

LGBT*8

27 799

queer

6 123

trans9

4 642

bispirituel

637

cisgenre10

413

pansexuel

229

allosexuel

287

asexuel

229

altersexuel

45

agenre

32

Note de bas de page 11 :

Le néologisme en deuxième place, trans, pourrait potentiellement être aussi lié à l’anglais, mais nous ne sommes pas arrivée à l’établir hors de tout doute. Il a été ajouté à la dernière version du Petit Robert, avec des informations étymologiques sommaires (« xxe », « abréviation »). Dans la rubrique étymologique du Wiktionnaire et du Wiktionary, aucune date n’est mentionnée ; on renvoie aux mots anglais d’où origine l’apocope pour les formes anglaise (« clipping of transgender and of transsexual »), et française (« apocope de transsexuel et transgenre »). On peut par contre se demander si le mot français n’a pas réinvesti les lettres de l’apocope anglaise par des mots français, ce qui rend le même mot possible dans les deux langues, comme c’est le cas pour LGBT* (nous y reviendrons). En outre, la grande polysémie du mot trans rend la recherche dans Euréka insatisfaisante.

13Trois des quatre néologismes les plus utilisés dans la presse canadienne française, LGBT*, queer et bispirituel, peuvent tous être liés à la langue anglaise11, ce qui est surprenant étant donné l’attitude des Québécois envers les anglicismes.

2.1. Bispirituel

14Bispirituel est un particularisme du français québécois parce qu’il est lié au continent nord-américain : il s’agit d’un mot emprunté à des cultures et à des langues autochtones. Le mot est d’ailleurs souvent employé dans la presse lorsqu’il est question des communautés autochtones :

[1] Aujourd’hui, l’homophobie est encore présente à l’école, selon Gina Metallic, qui intervient d’ailleurs avec d’autres sur ce sujet pour réhabiliter la culture bispirituelle autochtone et lui rendre sa place d’honneur. (Ici Radio-Canada Ontario, 1er juillet 2016)

15L’ancrage de bispirituel en Amérique explique pourquoi le mot est pratiquement absent de la presse européenne – il est présent uniquement dans 27 documents de toutes les archives francophones européennes, dont 14 portent sur le Canada, comme dans cet extrait où bispirituel est glosé entre crochets à la fin :

[2] Se disant « pétri de honte et de tristesse », le premier ministre canadien Justin Trudeau a présenté à la Chambre des communes d’Ottawa mardi 28 novembre les excuses officielles de son gouvernement à la communauté LGBT pour « des décennies de discrimination systémique envers les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queers et bispirituelles [terme propre aux communautés autochtones] ». (Le Monde, 29 novembre 2017)

Note de bas de page 12 :

Il est également absent des versions gratuites offertes en ligne par ces maisons d’édition.

16Bispirituel est absent du Petit Robert [PR] et du Petit Larousse12. Au Québec, parmi les ouvrages de référence professionnels, on le trouve dans le Grand dictionnaire terminologique (GDT), base de données terminologiques produite par l’OQLF qui présente des termes français et leur traduction anglaise complétée parfois par une appréciation normative. Le GDT n’émet aucun jugement normatif sur bispirituel ; c’est également le cas dans la presse générale. Les seuls commentaires métalinguistiques trouvés dans Euréka visent à définir bispirituel, expliquer son ancrage dans les communautés autochtones ou encore indiquer que le « 2S », qui s’ajoute parfois au sigle LGBT, réfère à bispirituel. L’origine anglaise est parfois également mentionnée, mais sans préoccupation normative :

[3] La signification de l’acronyme « LGBTQ2 » commence tranquillement à être comprise du grand public. Les termes « lesbienne », « gai », « bisexuel » et « transsexuel » ont déjà fait leur chemin. […] Mais que signifie le 2 ? « Bispirituel » (two-spirited) est un terme propre aux communautés autochtones. (Métro, 11 août 2016)

Note de bas de page 13 :

Nous faisons une distinction entre les dictionnaires professionnels et profanes telle qu’établie par Vincent (2017) : « Les dictionnaires professionnels sont […] produits par des lexicographes œuvrant au sein d’institutions publiques ou privées, alors que les dictionnaires profanes émanent d’entreprises privées et sont rédigés par des non-lexicographes qui peuvent venir d’horizons variés, incluant la linguistique, mais sans spécialité en lexicographie. ».

Note de bas de page 14 :

https://fr.wiktionary.org/wiki/bispirituel

17Comme ce mot est absent des dictionnaires généraux professionnels13, il faut chercher ailleurs ses informations étymologiques. Lo Vecchio (2020) renvoie à l’origine anglaise du terme. Le Wiktionnaire donne cette information : « Calque de l’anglais two-spirit, de l’expression ojibwé niizh manidoowag pour remplacer bardache, considéré insultant14. » L’Encyclopédie canadienne abonde dans le même sens ; on y explique d’abord la signification du terme pour les peuples autochtones avant d’expliquer son passage vers l’anglais dans le cadre des études LGBT* :

Note de bas de page 15 :

https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/two-spirit

Lors de la troisième édition annuelle de la Intertribal Native American, First Nations, Gay and Lesbian American Conference, tenue en 1990 à Winnipeg, au Manitoba, l’activiste Albert McLeod propose le terme anglais two-spirit. Le terme est bien reçu par les participants à la conférence et gagne vite en popularité parmi les Autochtones pour désigner leur communauté LGBTQ15.

Note de bas de page 16 :

Voir par exemple le jugement que le chroniqueur de langue Gérard Dagenais portait sur caucus en 1966 : « Quant au mot « caucus », terme anglais d’origine amérindienne, on ne voit nullement pourquoi nous devrions l’adopter. » (Dagenais, 1966)

18Bisprituel est d’abord passé par l’anglais avant d’arriver en français. D’autres mots des langues autochtones ont également suivi ce parcours ; il s’agit souvent de mots désignant des réalités autochtones (caucus, toboggan, pow-wow). S’ils ont parfois été critiqués par le passé, comme caucus, sur lequel plusieurs chroniques linguistiques normatives ont porté historiquement16, ils sont aujourd’hui perçus comme neutres. Ils ne portent pas de marque « Anglic. » dans le Usito et aucun équivalent français n’est proposé pour les remplacer.

2.2. LGBT*

Note de bas de page 17 :

Le Usito ne met pas de rubrique étymologique pour les sigles.

19Le néologisme de loin le plus fréquent dans notre corpus est le sigle LGBT et ses variantes. Les dictionnaires professionnels de langue française donnent une étymologie française : la plus récente édition du PR met 2002 comme date d’apparition et indique qu’il s’agit du sigle de lesbien, gay, bisexuel et transgenre, des mots français ; le Usito n’indique pas de date17 mais renvoie aussi aux mots français qui composent le sigle. Du côté des dictionnaires profanes, le Wiktionnaire indique l’origine anglaise du mot dans sa rubrique étymologique : « (Sigle) De l’anglais lesbian, gay, bisexual and transgender dont la traduction littérale en français donne le même ordre : lesbienne, gay, bisexuel et transgenre. ».

20Nous avons voulu obtenir un portrait plus précis de l’arrivée de LGBT* dans la presse de langues anglaise et française. Une recherche dans toutes les sources anglaises de Euréka (pas uniquement canadiennes) révèle que la date de la première utilisation remonte au 20 novembre 1997 (voir exemple [4]). En français, la première attestation du mot est le 25 mai 2001 et elle est liée à l’anglais ; il s’agit d’un article portant sur la ville américaine de San Francisco (voir exemple [5]) :

[4] Several weeks ago, all over campus, stickers promoting recognition and acceptance of LGBT at MUN (Lesbians, Bisexuals, Gays and Transgendered) began to appear. (The Telegram St-John’s, 20 Nov. 1997)

[5] San Francisco reste le royaume de la diversité, résumée par le Lyric, un centre qui aide les jeunes « lgbt and questioning ». Traduction : lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels et ceux qui hésitent. (Le Point, 25 mai 2001)

21Dans les sources canadiennes francophones, le mot apparait pour la première fois dans le quotidien Le Devoir en 2002 :

[6] » Dans certains pays, la situation des minorités sexuelles empire », soutient Roberto Jovel, coordonnateur local du réseau Lesbiennes, gais, bisexuels et transgenrés (LGBT) d’Amnistie internationale. (Le Devoir, 3 août 2002)

22On peut donc émettre l’hypothèse que le mot français LGBT* est né sous l’influence du mot anglais. Or, aucune marque métalinguistique n’indique qu’il est perçu comme un anglicisme dans le corpus, les dictionnaires n’y accolent aucune mention « anglicisme » ni de marque normative et aucun équivalent français n’est proposé par l’OQLF pour le remplacer. D’abord, le sigle n’a pas l’apparence d’un mot anglais en soi. Par ailleurs, les lettres qui le composent, initialement les premières lettres des mots anglais, ont pu être réinvesties par des mots français (lesbienne, gay, bisexuel, transsexuel ou transgenre…).

23Les seuls éléments métalinguistiques trouvés dans le corpus sont des explications sur les mots représentés par les lettres du sigle, surtout durant les premières années de son utilisation, comme on pouvait le voir en [6] et ici, en [7] :

[7] En plus de permettre à 170 jeunes lesbiennes, gais, bisexuels et transsexuels (LGBT) d’étudier dans un univers d’où l’homophobie est totalement exclue, elle risque paradoxalement d’entraîner son lot d’effets pervers, craignent plusieurs observateurs du monde gai. (Le Nouvelliste, 2 août 2003)

Note de bas de page 18 :

« Le GRIS-Montréal est un organisme à but non lucratif créé en 1994 dont la mission est de favoriser une meilleure connaissance de la diversité sexuelle et de genre et de faciliter l’intégration des personnes LGBT+ dans la société. » https://www.gris.ca/notre-organisme/

Note de bas de page 19 :

Voir les thèmes listés sur le site de l’organisme : https://jeunessejecoute.ca/

Note de bas de page 20 :

Cet organisme s’appelait auparavant le Conseil québécois des gais et lesbiennes.

24LGBT* est non seulement le néologisme le plus fréquent de ce champ lexical, mais c’est aussi l’appellation retenue par de nombreuses organisations d’éducation et de défense des droits des personnes LGBT* au Québec, que ce soit dans leur nom (Coalition des familles LGBT) ou dans la description de leur mission (GRIS18, Jeunesse J’écoute19), y compris d’organisations gouvernementales (Conseil québécois LGBT20).

2.3. Queer et ses équivalents français

Note de bas de page 21 :

En anglais, il avait un sens péjoratif à l’origine. Pour plus de détails sur queer, voir Laprade, 2014.

25L’anglicisme queer est apparu en français uniquement avec son sens lié à la diversité de genres et d’orientations sexuelles21. Au début, il est surtout utilisé dans des noms propres (le Festival Queer City, la série Queer as Folk). On le trouve pour la première fois employé en tant que nom commun dans les sources canadiennes françaises de Euréka en 1996 :

[8] Face au mouvement d’émancipation de la culture queer des dernières années, cette production paraît s’inscrire en faux. (Le Devoir, 12 octobre 1996)

26Sa fréquence dans la presse demeure basse jusqu’à ce que la chanteuse Cœur de pirate fasse son « coming-out » queer suite à la tuerie homophobe d’Orlando, en 2016 :

[9] Cœur de pirate fait son coming out dans une longue lettre ouverte et utilise le terme queer qui laisse bien du monde perplexe […] ! (Le Journal de Montréal, 20 juin 2016)

Note de bas de page 22 :

Le seul dictionnaire professionnel qui donne la prononciation de ce mot est le Usito. Or la transcription [kwi:ʀ], avec un [R], ne nous semble pas représentative de la prononciation habituelle en français québécois ou canadien, sauf des régions ou le /r/ final dans les anglicismes est francisé, plus dans l’est du Québec. Voir Remysen et Côté (2019, p. 35), qui soulignent, dans les dictionnaires québécois, « les limites des règles de transcription dans l’adaptation des emprunts, lorsque les phonèmes et les règles de transcription des mots natifs correspondent mal aux prononciations en usage. » Ils mentionnent « l’adaptation de /əɹ/ en [œʀ], qui s’écarte des productions se rapprochant souvent de [əʀ] ou [ɚ]. ».

27Contrairement à LGBT*, queer ne peut pas être réinvesti par un signifiant français. C’est un anglicisme qui conserve son apparence tant à l’écrit qu’à l’oral. Sa prononciation au Québec se rapproche de la prononciation anglaise entre autres par la conservation du [ɹ] rétroflexe22. Son arrivée s’accompagne inévitablement de discussions sur son acceptabilité :

[10] Parce qu’il signifie tout ce qui n’est pas hétérosexuel, le terme anglais « queer » plaisait beaucoup aux dirigeants, mais devait être francisé. (Le Devoir, 14 juin 2002)

Note de bas de page 23 :

Les fiches pour allosexuel et altersexuel ne sont plus disponibles sur le site du GDT et les droits de reproduction nous ont été refusés.

28Jusqu’en 2019, lorsqu’on cherchait queer dans le GDT, on n’arrivait pas à une fiche terminologique qui décrivait ce terme. On était automatiquement redirigé vers une fiche décrivant allosexuel ou altersexuel, deux équivalents français recommandés dès 2015 par l’OQLF pour remplacer l’anglicisme queer et bâtis sur le modèle hétérosexuel et homosexuel. Les deux termes avaient d’abord chacun leur propre fiche23, qui ont par la suite fusionné. Ils étaient présentés en tant que « termes privilégiés ». Voici brièvement le classement normatif du GDT :

[…] le terme vedette, placé en entrée de fiche, correspond au terme dont l’Office recommande l’emploi dans tous les contextes de communication. Les termes privilégiés, codés en vert dans la fiche, sont eux aussi acceptés dans tous les contextes pour désigner la notion. […] Certains termes des fiches du GDT sont codés en jaune, pour indiquer qu’ils devraient être réservés à certains contextes de communication, ou en rouge, pour signaler qu’ils sont déconseillés. (Saint, 2019, p. 41)

29Queer apparaissait donc dans la section des termes déconseillés, et les termes privilégiés, accompagnés d’un crochet vert, étaient les québécismes allosexuel et altersexuel.

30Allosexuel est une proposition du Regroupement d’entraide de la jeunesse allosexuelle du Québec (REJAQ) (Laprade, 2014, p. 4). Le préfixe allo- était vu comme véhiculant l’idée de la diversité sexuelle et de genre :

[11] Le préfixe allo- devenait donc intéressant pour désigner tout ce qui s’écarte de la majorité hétérosexuelle. (Le Devoir, 14 juin 2002)

Note de bas de page 24 :

http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?11;s=2790906660;r=1;nat=;sol=0

Note de bas de page 25 :

La liste en est dressée ici : https://usito.usherbrooke.ca/index/%C3%A9l%C3%A9ments_de_formation#a

Note de bas de page 26 :

En date du 9 mars 2022

31Or, le sens du préfixe allo- n’est pas nécessairement connu par le locuteur moyen. Les mots formés avec ce préfixe relèvent surtout du vocabulaire spécialisé. Le TLFi en donne la définition suivante : « Élément entrant dans la formation de termes sc. et signifiant “qui est d'une nature différente” »24. Usito, qui ne l’a pas à sa nomenclature (qui en compte tout de même plusieurs dizaines25) ne décrit que quelques mots formés avec ce préfixe : allogène, allochtone, allogreffe, allopathie et allophone. De ces mots, seuls allochtone et allophone sont employés dans un contexte non spécialisé. Si allophone est assez répandu (présent dans plus de 14 000 documents de Euréka Canada francophone), la fréquence de allochtone est plus modeste, soit autour de 4 000 documents, et il est toujours employés en opposition à autochtone. Allochtone s’est davantage implanté au Québec durant les dernières années, depuis que les enjeux autochtones sont de plus en plus abordés (Elchacar, à paraître). Il se peut donc que le sens du préfixe allo- ne soit pas transparent pour les locuteurs, ce qui a pu contribuer à freiner l’utilisation de allosexuel. D’ailleurs, dans toutes les sources canadiennes françaises de Euréka26, seulement 297 documents utilisent le mot. Mises à part les occurrences du mot dans un nom propre (surtout le RÉJAQ, mais également Le Projet alliance allosexuelle-hétérosexuelle), le mot apparaît souvent entre guillemets ou avec des marques métalinguistiques, indices que le mot est nouveau ou pourrait être inconnu du lectorat :

[12] La CJMLH organise ce printemps le premier concours « Raconte-moi ta différence », une tribune pour mettre en valeur la créativité des jeunes « allosexuels ». (Le VM Ville-Marie, 30 avril 2006)

32Nous trouvons aussi dans le corpus allosexuel suivi de l’anglicisme queer entre crochets, indication que ce dernier est plus connu que l’équivalent français :

[13] Afin de soutenir financièrement un organisme d’aide aux communautés LGBTQ+ (lesbienne, gai, bisexuel, transgenre, allosexuel [queer], autres), l’écrivain et dramaturge Michel Tremblay met en vente des aquarelles qu’il a lui-même créées. (ICI Radio-Canada - Nouvelles (site web), 3 juin 2018)

[14] Changer les mentalités n’est pas chose simple et, pour les communautés francophones LGBTQ (lesbienne, gai, bisexuel, transsexuel, allosexuel [queer]), il est clair que la première réaction de certaines personnes est de se braquer face à l’arrivée d’un nouveau pronom dans une langue qui est si vieille, souligne Antoine Beaudoin-Gentes de la société à but non lucratif Enfants transgenres à Montréal. (ICI Radio-Canada – Nouvelles (site web), 10 janvier 2019)

33On prend parfois la peine de définir le terme :

[15] L’Office québécois de la langue française propose quant à lui le terme « allosexuel », désignant une « personne dont l’orientation sexuelle est autre qu’hétérosexuelle, ou dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe biologique ou assigné à la naissance ». (Le Journal de Montréal, 17 juin 2016)

34On trouve également des personnes qui expliquent leur démarche pour éviter l’anglicisme queer :

[16] J’ai commencé par me tourner vers l’Office de la langue française, qui affirme que « queer » peut se traduire par « allosexuel » : « formé à partir du préfixe allo-, qui signifie “qui est d'une nature différente” ». (Le Journal de Montréal, 17 juin 2016)

Note de bas de page 27 :

La notion de fractomorphème, différent du formant en ce que tout le sens du mot est repris dans un fragment de celui-ci, repris pour créer des néologismes, a d’abord été proposée par Tournier. Même si les fractomorphèmes sont plus fréquents en anglais, ils sont tout de même attestés en français (Fradin, 2000 ; Humbley, 2012 ; Elchacar 2016).

Note de bas de page 28 :

Ce qui pourrait s’expliquer par le fait qu’il ne fasse partie d’aucun nom propre d’organisme, contrairement à allosexuel.

35L’autre équivalent français proposé est altersexuel, formé de la même base sexuel et du fractomorphème27 alter-. Ce mot est encore moins fréquent qu’allosexuel28, apparaissant dans seulement 40 documents de toutes les archives canadiennes francophones de Euréka à ce jour. Les mêmes marques métalinguistiques l’accompagnent :

[17] Altern’Art, avec l’appui de plusieurs organismes de la communauté altersexuelle de Québec, tiendra deux jours de festivités, les 3 et 4 septembre. Le mot altersexuel et un néologisme qui décrit ceux dont l’expression de la sexualité est autre que l’hétérosexualité. (Le Soleil, 25 août 2005)

[18] L’acronyme LGBTQ2+ signifie « lesbienne, bisexuel, gai et trans, altersexuel [queer, en anglais] et bispirituel ». (ICI Radio-Canada – Saskatchewan (site web, 25 avril 2019)

[19] Dans sa lettre, elle se présente comme « queer », un terme parfois traduit par « allosexuelle » ou « altersexuelle » et qui inclut les « personnes dont l’orientation sexuelle est autre qu’hétérosexuelle », selon l'Office québécois de la langue française. (La Presse, 16 juin 2016)

36On sent la pression normative engendrée par l’utilisation de l’anglicisme queer ; l’utilisation des équivalents français n’est pas naturelle mais relève d’une volonté de se conformer à la norme. On trouve même des emplois de queer accompagné de altersexuel entre parenthèses, même si queer est mieux implanté :

[20] On y aborde même le mouvement queer (altersexuel) ! (Le Devoir, 3 mars 2012)

37On voit dans le graphique 1 que les équivalents français ne se sont pas imposés dans le temps, alors que les anglicismes LGBT* et queer connaissent pour leur part une fréquence croissante. Nous avons débuté la collecte de données en 1996, année d’apparition de queer, le néologisme à l’étude qui est le plus ancien dans les sources canadiennes françaises.

Figure 2 : Évolution de l’utilisation de LGBT*, queer, allosexuel et altersexuel dans la presse canadienne française

Figure 2 : Évolution de l’utilisation de LGBT*, queer, allosexuel et altersexuel dans la presse canadienne française

38Dans plusieurs articles, on se positionne en faveur de queer et en défaveur des équivalents français :

[21] En fait, « queer » l’emporte également en français, et « allosexuel » ne semble pas près de s’imposer. (Le Devoir, 9 juillet 2021)

[22] Sans équivalent convaincant en français – allosexuel ou altersexuel demeurent peu utilisés –, queer n’est pas un synonyme de bisexuel. (La presse Plus, 9 août 2016)

39On se questionne même sur la capacité de la langue française à créer des mots satisfaisants. Le quotidien Le Devoir consacre un article d’une série sur cette question au mot queer et à ses équivalents français :

[23] Chez nous, le mot « allosexuel » est accepté par l’Office de la langue française en guise de traduction pour queer. Mais cette traduction n’a pas la même force de frappe, note Bruno Laprade, agent de communication et de liaison au Regroupement intersectoriel des organismes communautaires de Montréal (RIOCM) et doctorant en sémiologie. Le mot n’a pas remporté de véritable succès dans la population. « L’adoption du mot queer parle beaucoup de notre américanisation et des limites du français à rendre compte de ses fondements sexistes. Les langues fonctionnent par incorporation. Il n’y a pas de raison pour laquelle le français ne pourrait pas inclure le mot queer dans son vocabulaire sans avoir à le traduire », répond le jeune chercheur. (Le Devoir, 20 juillet 2017)

40Allosexuel et altersexuel sont toujours à la nomenclature du Usito en date du 17 juin 2022. On constate la force de la pression normative, qui a pour conséquence qu’un terme très peu employé entre à la nomenclature d’un dictionnaire général, pourtant censé décrire l’usage, et y reste alors que l’organe qui en a fait la proposition ne le recommande plus. On peut supposer que ces mots seront retirés du Usito prochainement.

41Le fait est que queer, au contenu sémantique volontairement flou (Elchacar, 2019), répond à un besoin de dénomination :

[24] Je pense que le terme « queer » est de plus en plus intéressant pour la jeune génération, qui a tendance à beaucoup plus insister sur sa fluidité, dit le postdoctorant Damiens. (Le Devoir, 9 juillet 2021)

42Par ailleurs, queer est utilisé dans des communautés anglophones et francophones, et également dans d’autres communautés linguistiques :

[25] Pour [l’auteur-compositeur-interprète gaspésien] Silver Catalano, le terme, bien précis, a tellement été adopté qu’il peut être compris partout dans le monde. « Ce n’est même pas nécessairement un mot “anglais”. Je dirais que c’est un mot international. ». (Le Devoir, 17 juillet 2017)

43Les besoins identitaires prennent ici le dessus sur la pression normative qu’exerce l’anglais sur le français québécois, vu dans ce cas comme secondaire. Le partage de dénominations avec d’autres langues est perçu comme un avantage. C’est également le cas avec notamment LGBT*, « un label mondialement reconnu et utilisé » (Prearo, 2015, p. 40). Ces dénominations communes créent des ponts entre les groupes LGBT* de partout, et offrent un sentiment d’appartenance à des communautés historiquement marginalisées.

3. L’alignement sur l’usage hexagonal pour quelques anglicismes courants

Note de bas de page 29 :

Sous la responsabilité de la chercheure Gaétane Dostie, « [l]e CFPQ regroupe aujourd’hui 30 sous-corpus de conversations à bâtons rompus enregistrées sur support audiovisuel ; chacun d’entre eux dure approximativement 1 heure et demie. Au total, 45 heures d’enregistrement ont ainsi été effectuées entre 2006 et 2013, dans diverses régions du Québec ». (Dostie, 2017 : 2)

44L’autonomie québécoise en matière d’anglicismes connaît des limites pour un autre type de mots, ceux-là implantés depuis des décennies. Il n’est pas question dans ces cas de refus d’équivalents français proposés par l’OQLF, mais plutôt de modifications d’anglicismes courants en français québécois sous l’influence du français de France. La paire fin de semaine/weekend a déjà fait l’objet de plusieurs commentaires. Nous dresserons un portrait de la situation actuelle par l’observation de deux corpus, puis nous ferons le même exercice avec le mot job et l’expression c’est le fun. Les corpus choisis sont, pour la langue écrite, la base de données journalistiques Euréka, et pour la langue orale, le Corpus de français parlé au Québec (CFPQ), mis sur pied pour « venir appuyer les études sémantiques portant sur le lexique caractéristique de la langue orale familière » (Dostie, 2016, p. 2)29.

3.1. Fin de semaine ou weekend ?

45La manière de désigner les deux jours généralement non ouvrés de la semaine, le samedi et le dimanche, est weekend en France et plus souvent fin de semaine au Québec. Cette différence est vue au Québec non pas comme un écart par rapport au français de France mais comme une particularité emblématique de la lutte des Québécois contre les anglicismes :

Note de bas de page 30 :

Cette perception d’hypercorrection est sentie également par certains Français, comme en témoignent les répondants à une étude réalisée par Forlot, des Français ayant immigré au Québec : « Quoique ces pratiques soient construites pour séparer ces codes et travailler au maintien d’un français dit correct, elles sont paradoxalement souvent perçues comme hypercorrectes dans les interactions de ces immigrants lorsqu’ils retournent en France ». (Forlot, 2010, p. 87-88)

Il existe toutefois une petite classe de calques qui ont un caractère particulier. Ils ont été conçus pour remplacer des emprunts formels adoptés en France. C’est à mon avis une forme particulière d’hypercorrection30, produite par la forte stigmatisation qui s’attache au Québec aux emprunts formels. La fin de semaine, le magasinage et le stationnement ont un statut un peu particulier car la plupart des gens sont conscients, en les employant, de s’écarter de l’usage français. C’est donc que cet usage est rejeté, perçu comme une forme de snobisme ou de démission de la part des Français. (Bouchard, 1999, p. 31-32)

Note de bas de page 31 :

Il y a au Québec une longue tradition de chroniques linguistiques publiées dans les journaux dès le dernier tiers du xixe siècle. La plupart sont de type normatif. (Voir Gagné et al., 2004)

46Cette perception ne date pas d’hier. Des chroniqueurs de langue31 ont souligné cette différence, saluant le fait que les Québécois préféraient une expression à consonance française plutôt qu’anglaise. C’est le cas par exemple dans une chronique de la Société du parler français du Canada parue en 1945 : « Bien que week end se trouve dans le Larousse du xxe siècle, nous ne devrions pas l’employer au Canada. Disons plutôt fin de semaine. Les Français disent aussi : semaine anglaise ». Daviault abonde dans le même sens dans une chronique publiée en 1954 :

Note de bas de page 32 :

Nous avons gardé le gras qui apparaît pour les usages autonymiques dans ChroQué.

Note de bas de page 33 :

Daviault fait ce commentaire général plus tôt dans sa chronique : « Que les Français aient tort d’accepter des termes anglais souvent inutiles, c’est incontestable. ».

Week-end32 n’a jamais voulu dire que fin de semaine. Les Français y ajoutent l’idée de repos ou de congé simplement parce que les Anglais ont adopté, avant les Français, le congé du samedi après-midi, et c’est pourquoi, avant de dire week-end, on a parlé en France de « la semaine anglaise ». Encore une fois, les Français détournent de son sens une expression anglaise. Et bien inutilement ; fin de semaine dit autant que week-end. Nous disons fin de semaine et nous avons raison33. (Daviault, 1954, p. 26-28)

47Une enquête réalisée par l’OQLF en 2004 confirme la perception négative qu’ont en général les Québécois de la forme anglaise weekend : « Les deux tiers des personnes qui ont voyagé à l’étranger ont une opinion négative envers les mots anglais de type week-end et cette opinion s’est renforcée de 1998 à 2004 (62,4 % en 1998, 67,2 % en 2004, différence significative) (Maurais, 2008, p. 42).

48Weekend est à la nomenclature du Usito sans marque géographique, alors que fin de semaine est marqué « Québec ». Une remarque normative est donnée au sujet de weekend :

Figure 3 : « Week-end », dans le dictionnaire en ligne Usito. Consulté le 10 mars 2022 (version 1645707306).
https://usito.usherbrooke.ca/définitions/week-end_ou_weekend

Figure 3 : « Week-end », dans le dictionnaire en ligne Usito. Consulté le 10 mars 2022 (version 1645707306).https://usito.usherbrooke.ca/définitions/week-end_ou_weekend

49Or, ce jugement n’empêche pas que la forme weekend soit utilisée depuis plusieurs décennies au Québec, comme en témoignent les chroniques de langue citées précédemment ; on assiste même à une légère augmentation de l’utilisation de weekend au Québec dans la presse. Une recherche lancée dans les sources canadiennes françaises de Euréka montre que weekend a dépassé fin de semaine à partir de 2015 (mis à part en 1990, où les deux mots sont utilisés moins de cinq fois).

Figure 4 : Évolution des fréquences de weekend et fin de semaine dans la presse canadienne française

Figure 4 : Évolution des fréquences de weekend et fin de semaine dans la presse canadienne française

50L’emploi de weekend semble plus courant dans un registre soigné, voire à l’écrit, qu’à l’oral familier. Dans le CFPQ, weekend revient une seule fois (exemple [26]) et fin de semaine, 84 fois (exemple [27]) :

[26] […] j’ai déjà eu des jobs moi où est-ce que le weekend je {me euh ;me :} je m’arrêtais pis je me rendais compte que je me stressais avec des dossiers dans la semaine que j’amenais dans ma tête à la maison [sous-corpus 30, segment 10, page 135, ligne 1]

[27] […] j’étais à Montréal je sortais à chaque fin de semaine euh : tous mes amis sont à Montréal [sous-corpus 30, segment 6, page 89, ligne 11]

51Ceci s’expliquerait, selon Remysen, par l’aura qu’exerce le français de France sur le français québécois :

Note de bas de page 34 :

C’est également l’explication donnée par Martel et al. (2001).

Les inégalités qu’il peut y avoir entre les différentes variétés d’une même langue sont du reste bien intériorisées par les locuteurs, ce qui se reflète dans leur imaginaire linguistique (par exemple, ils jugent souvent leur variété moins bonne et ils sont parfois réticents aux entreprises de codification de leur propre variété) et dans leurs pratiques langagières (par exemple, certains d’entre eux empruntent des faits de langue aux locuteurs de la variété plus prestigieuse ; ainsi peut-on entendre de plus en plus souvent les expressions mec ou week-end au Québec)34. (Remysen, 2010, p. 121)

Note de bas de page 35 :

Il serait intéressant d’étudier aussi ce phénomène d’un point de vue phonologique, par exemple avec le cas des finales anglaises en « -er », comme dans le mot soccer. Au Québec, à côté de la prononciation avec le [ɹ] rétroflexe, on entend aussi [sɔkœʀ] et, plus récemment, [sɔkɛʀ].

52Nous croyons que le changement du genre de job et de la structure syntaxique de l’expression « c’est le fun » participent du même phénomène35.

3.2. Le genre de l’anglicisme job

53L’anglicisme job est attesté en Amérique comme en Europe. C’est son genre qui change : job est généralement féminin au Québec et masculin en France. Par ailleurs, le sens de job n’est pas exactement le même en France qu’au Québec. Alors qu’au Québec, il est synonyme de travail ou d’emploi, le premier sens donné par le PR est « Travail rémunéré, qu’on ne considère généralement pas comme un véritable métier (cf. Un petit boulot*). » S’ensuit le sous-sens « Tout travail, emploi rémunéré. » C’est uniquement ce dernier sens qui a cours au Québec, où existe un autre signifiant pour le premier sens de job, soit jobine. On peut, au Québec, avoir une « grosse job », c’est-à-dire un emploi bien rémunéré, avec de grandes responsabilités, etc.

54Job est employé depuis plus longtemps au Québec qu’en France. Selon le PR et le Dictionnaire historique de la langue française, le mot est attesté surtout depuis les années 1950 en France (la première attestation, en 1819, étant un hapax). Au Québec, la rubrique étymologique du Usito indique justement la date de 1819. Job fait l’objet de nombreuses chroniques de langue antérieures à 1950 au Canada. Dans la base de données ChroQué, consacrée aux chroniques de langue publiées dans la presse canadienne française, le premier à aborder cet anglicisme est Louis Fréchette, en 1893, dans le cadre de sa chronique « À travers le dictionnaire et la grammaire, corrigeons-nous ! » (Fréchette, 1893). Job fera l’objet de nombreuses critiques par la suite. Dans cette chronique publiée par Henri Roullaud dans le quotidien La Presse en 1908, on voit que job est employé au masculin (rappelons que les chroniques de langue de la fin du xixe siècle prônaient souvent un alignement sur l’usage de France) :

On dit d’un imprimeur qu’il a obtenu un job du gouvernement, pour indiquer que le gouvernement lui a fait exécuter des travaux. Un bon job, c’est une bonne entreprise. Par contre, un mauvais job, c’est une entreprise qui ne paie pas. (Roullaud, 1908, p. 17)

55Or au Québec, dans la langue courante, familière ou orale, le mot est féminin. Dans le CFPQ, il est attesté une seule fois au masculin, et 74 fois au féminin [28] :

[28] moi j’ai une job que j’ai rien à faire à l’ouvrage c’est pour ça que j’ai le temps en masse 7pendant que je travaille [sous-corpus 30, segment 5, page 64, ligne 11]

56Nous avons cherché les formes un job, une job, le job, la job dans Eureka, par bonds de cinq ans de 1980 à 2010, puis annuellement à partir de là puisque job devient plus fréquent. On voit que job est employé avec les deux genres, même si le féminin est toujours plus fréquent.

Figure 5 : Évolution du genre de l’anglicisme job dans la presse canadienne française

Figure 5 : Évolution du genre de l’anglicisme job dans la presse canadienne française

57Si l’emploi de job au masculin augmente jusqu’en 2015, l’emploi au féminin augmente aussi. La présence de job au masculin persiste dans des textes signés par des journalistes québécois (et non uniquement dans des dépêches d’agence de presse francophone comme l’AFP), y compris dans le discours rapporté. Dans l’extrait suivant, on voit même job employé au masculin à la suite de l’anglicisme lineup, lui aussi de registre familier, ce qui donne à la citation un caractère artificiel :

[29] » J’étais la seule femme dans le lineup pour le job. C’est moi qui l’ai eu. » (Le Droit, 13 nov. 2021)

3.3. La structure syntaxique autour de fun

Note de bas de page 36 :

Pour une étude grammaticale de l’emprunt « le fun » en français québécois, voir Vinet, 1996.

Note de bas de page 37 :

Il faut noter toutefois que le PR décrit un emploi nominal de fun et donne l’exemple « Jouer pour le fun », donc avec un déterminant.

58L’anglicisme fun est employé depuis 1865 au Québec, selon le Usito et le PR, et depuis 1974 en France. Dans ce cas, c’est la structure syntaxique qui est en jeu. Au Québec, dans la langue familière, on emploie fun avec un déterminant (« c’est le fun »)36, alors qu’on l’omet en France (« c’est fun »)37.

59Cette fois-ci, la particularité québécoise n’est pas célébrée, comme c’était le cas avec fin de semaine, mais plutôt décriée dans les chroniques de langage. Pierre Beaudry en parlera dans sa chronique « Les maux de notre langue » en janvier puis en avril 1975 :

Comme je l’ai signalé dans ma chronique du 11 janvier, c’est le fun n’a même pas l’excuse d’être un emprunt. Ce n’est que l’illustration, d’une part, de l’ignorance et de l’anglais et du français, et, d’autre part, d’un infantilisme intellectuel qui n’a d’autre base que la plus complète des incohérence. La seule présence de l’article défini « le » dans cette tournure devrait en effet la faire rejeter par quiconque a le moindre sens de l’analyse. Je ne connais personne qui pousserait l’inconséquence jusqu’à dire « c’est le plaisir » pour C’EST AGRÉABLE, AMUSANT, ETC., et même l’anglais ne s’exprime pas de la sorte puisqu’il dit non pas « it’s the fun » mais tout simplement « it’s fun ». (Beaudry, 1975)

60La sociolinguiste Bouchard émet ce commentaire sur la différence d’usage de fun en France et au Québec :

[L’usage québécois] contraste […] avec l’usage qui est fait de ce mot en France depuis 15 ou 20 ans tout au plus, uniquement comme adjectif et toujours invariable. Je me souviens encore de ma surprise à la lecture, sur une grande affiche visible dans le métro de Paris, d’une publicité pour une station de radio : C’est fun ! Depuis, j’ai souvent revu cet emploi en France, mais il n’a toujours pas cours au Québec, et je doute que cela change. (Bouchard, 2016, p. 34-35)

61Or, les quelques dernières années semblent montrer un timide début de changement au Québec. Afin de vérifier la fréquence de fun employé avec un déterminant, nous avons choisi l’expression « c’est le fun », répandue au Québec, et son pendant hexagonal « c’est fun ». « C’est le fun » revient 125 fois dans le CFPQ (sur 352 occurrences du mot fun) alors que « c’est fun » en est absent.

[30] 32 - F : je suis à dix minutes de mon travail moi c’est le fun ça [sous-corpus 18, segment 4, page 46, ligne 4]

Note de bas de page 38 :

Cette variante n’apparaît pas dans le CFPQ, peut-être parce que la transcription choisie pour cette expression surtout orale est « c’est le fun ».

62Dans Euréka, nous avons ajouté la variante « c’est l’fun » souvent utilisée pour reproduire l’oral38. La variante sans déterminant fait son apparition en 2011.

Figure 5 : Comparaison des expressions « c’est le fun » et « c’est fun » dans la presse canadienne française

Figure 5 : Comparaison des expressions « c’est le fun » et « c’est fun » dans la presse canadienne française

63La structure « c’est fun » commence donc à être utilisée dans la presse écrite depuis peu, même si elle n’est pas répandue. Dans toutes les occurrences relevées, une seule se trouve dans un texte d’une agence de presse européenne.

64Comme il s’agit d’une expression familière de la langue orale, « c’est fun » apparait souvent dans des citations, alors qu’il est improbable qu’un Québécois ait réellement utilisé cette structure syntaxique :

[31] » L’idée était de commencer et finir au piano, alors que c’est un morceau à la guitare au départ, c’est une autre façon de voir le morceau, c’est fun », s’amuse-t-il.

Conclusion

65Malgré la tendance réelle qu’ont les Québécois à suivre une norme endogène et à adopter les recommandations de l’OQLF en matière d’anglicismes, d’autres forces que la pression normative exercée par l’anglais entrent parfois en ligne de compte. Dans le cas du vocabulaire de la diversité sexuelle, des préoccupations identitaires de groupes historiquement marginalisés prennent les devants face aux préoccupations normatives.

66Toutefois, dans le cas de fin de semaine, job et fun, dont l’usage en langue familière est stabilisé depuis des décennies au Québec, on constate dans la presse écrite une tentative de s’aligner sur l’usage de France, ce qui va à l’encontre de la tendance générale et à l’émancipation linguistique du Québec face à la France. On sent dans ce cas un relent d’insécurité linguistique qui amène les Québécois à aligner leur usage sur celui de la France, même pour des usages qui appartiennent à la langue familière dans les deux communautés linguistiques. Si un journaliste emploie fun ou job, qui ne sont pas de registre standard au Québec, c’est probablement en connaissance de cause et pour provoquer un effet, un rapprochement avec son lectorat, ce qui est raté lorsqu’on reproduit la langue familière ou courante d’une autre communauté linguistique. Si c’est plutôt dans le discours rapporté que se trouvent ces anglicismes, le résultat manque aussi de naturel.

67S’agit-il de réflexes du passé qui peinent à disparaitre ou des relents d’insécurité linguistique ? L’observation de ces mots au cours des prochaines années permettra de constater si l’influence de l’usage de France sur celui du Québec continuera à se faire sentir ou disparaîtra.