Qu’est-ce qu’un discours populiste ?
Le cas du discours de déclaration de candidature d’Éric Zemmour What is a populist discourse?
The case of Éric Zemmour’s declaration of candidacy

Lorella SINI 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.731

Dans cette étude, nous analysons le discours de déclaration de candidature d’Éric Zemmour aux élections présidentielles françaises de 2022. Nous identifions les traits discursifs caractéristiques des discours populistes que ces derniers partagent, bien souvent, avec ceux du discours d’extrême droite, tels que le rejet des élites, la désignation de boucs-émissaires, l’évocation de thèses complotistes ou la présentation de soi à travers un ethos charismatique. Mais, nous observerons ici en particulier comme relevant spécifiquement du discours populiste, la mise en scène cinématographique kitsch de la déclaration du candidat, l’excès de pathos, le syncrétisme idéologique ou la reprise de segments de phrases « sloganisés ».

In this study, we analyze Éric Zemmour’s declaration of candidacy for the 2022 French presidential elections. We identify the discursive features characteristic of populist discourse which they very often share with those of far-right discourse, such as rejection of elites, the designation of scapegoats, the evocation of conspiracy theories or the presentation of oneself through a charismatic ethos. Here, we will in particular observe as something relating specifically to populist discourse, the kitsch cinematographic staging of the candidate’s declaration, the excess of pathos, ideological syncretism or the resumption of “sloganized” sentence segments.

Sommaire
Texte intégral

En s’adressant à tous et non plus à des représentants élus du peuple, [le discours] devait être aussi compris de tous et, par conséquent, devenir plus populaire. Ce qui est populaire, c’est le concret ; plus un discours s’adresse aux sens, moins il s’adresse à l’intellect, plus est populaire.
Viktor Klemperer

Introduction

1La vague populiste semble se confirmer partout en Europe et dans le monde (États-Unis, Amérique latine) et elle n’est pas du seul fait de l’extrême droite. En effet, tout au moins pour le cas français, il existe aussi bien un populisme de gauche qu’un populisme du centre. Que ce soit Marine Le Pen (droite), Jean-Luc Mélenchon (gauche) ou Emmanuel Macron (centre), tous ces candidats déclarent parler directement au peuple et au nom du peuple. Avec des modalités rhétoriques et argumentatives différentes, ils adoptent un éthos de rupture (Krieg-Planque, 2020) voire de transgression dans leur discours antisystème aux accents « dégagistes », thématisant leur radicale opposition aux élites parisiennes, aux médias et aux bien‑pensants. Le/la leader populiste incarne le rôle de leader charismatique, prêt.e à se sacrifier pour sauver la patrie du déclin imminent qui la menace dangereusement.

Note de bas de page 1 :

Vidéo intégrale en ligne : https://www.dailymotion.com/video/x85z02o (consulté le 16 mars 2024).

2Le 30 novembre 2021, Éric Zemmour, déclare sur les ondes sa candidature aux élections présidentielles de 20221. Ce faisant, son parti Reconquête ! se positionne en concurrent direct du Rassemblement National (RN) de Marine Le Pen qui arrive alors en tête des sondages. Classé par les politologues aussi bien parmi les représentants de l’extrême droite que parmi les candidats populistes – les deux qualificatifs n’étant pas incompatibles – Zemmour se présente comme celui qui ne s’embarrasse pas, dans ses discours, d’euphémismes et de circonvolutions révérencieuses aussitôt taxés de « politiquement corrects ». Malgré l’opposition affichée entre les deux candidats, le discours de Zemmour apparait à bien des égards comme le révélateur des valeurs et du paradigme de sens mis en place par le parti de Marine Le Pen, qu’on accuse justement d’adopter un « double discours ». Ainsi, la perméabilité idéologique entre les deux formations politiques s’est bel et bien révélée au cours de la campagne électorale des présidentielles de 2022, dans le ralliement des représentants de la ligne dure du RN, comme Marion Maréchal.

3Après avoir tenté de circonscrire ce que l’on entend par « populisme » ou « populiste », en reprenant quelques études consacrées à ce phénomène, nous verrons que les caractéristiques que nous venons d’ébaucher sont bien présentes dans l’annonce de candidature d’Éric Zemmour. Nous identifierons particulièrement, dans un second volet, certains traits discursifs et rhétoriques qui le positionnent plus clairement selon nous dans un registre populiste comme la mise en scène cinématographique kitsch de la déclaration du candidat, l’excès de pathos, le syncrétisme idéologique et la reprise de segments de phrases « sloganisés ».

1. Définir le populisme ?

Note de bas de page 2 :

Pour une définition historiographique, nous renvoyons entre autres à la fiche « Populisme » (Sini, 2022a). 

4Dans le contexte politique actuel2, la difficulté de définir les termes « populiste » ou « populisme » et les polémiques qu’ils déclenchent lorsqu’ils servent d’attaques ou d’accusation rappellent les querelles et les perplexités des chercheurs, politologues, historiens voire des sémiologues (Eco, 2017), pour circonscrire le sens de « fasciste » ou « fascisme » (et leur dérivé « néofasciste » ou « néofascisme ») lorsque ces termes ne se réfèrent pas, à proprement parler, à la période historique italienne ou à « toute doctrine qui vise à instaurer dans un pays un État d’exception de type mussolinien » (Trésor de la Langue Française). En effet, il n’est pas toujours aisé de circonscrire le sens de « fasciste » ou « fascisme » (et leur dérivé « néofasciste » ou « néofascisme ») si ces termes ne se réfèrent pas, à proprement parler, à la période historique italienne ou à « toute doctrine qui vise à instaurer dans un pays un État d’exception de type mussolinien » (TLF). On s’accorde à dire que le terme « populisme » peut désigner aussi bien un mouvement qu’une idéologie ou une pratique politique (Laclau, 2004), mais qu’il n’est pas un exact synonyme de « fascisme » ou de « totalitarisme bien qu’il en comporte certaines de ses caractéristiques » (Charaudeau, 2022). De même, les expressions « droite radicale populiste », « droite nationaliste », « droite identitaire » voire « droite illibérale » – cette dernière en référence au gouvernement hongrois de Orbán – semblent souvent interchangeables dans les commentaires politiques ou médiatiques (Sini & Andretta, 2018).

5On constate que les chercheurs et observateurs qui ont analysé les discours d’extrême droite se penchent également sur le phénomène du populisme comme si ce dernier était une modalité du premier ou une dénomination euphémisante pour se référer aux partis extrémistes de droite comme de gauche (Scurati, 2023). On compare par ailleurs parfois certaines formations politiques extrémistes contemporaines à d’autres ayant sévi au cours de l’histoire comme celle du mouvement boulangiste sous la IIIe République (Winock, 2017) qui clamait son rejet des élites corrompues et inefficaces, accusées d’imposture. Pour certains, ce mouvement populiste, avec d’autres comme les ligues des Croix de feu ou des Jeunesses patriotes qui se sont formées au début du XXe siècle, à la fois anticapitalistes et antiparlementaires, ni de droite ni de gauche, sont à l’origine de l’idéologie fasciste en France (Sternhell, 2012). Or, c’est bien dans un positionnement « ni droite ni gauche » que veulent se situer les populistes d’aujourd’hui, ce qui permet au bout du compte de contourner les débats rationnels argumentés sur les avancées émancipatrices de notre société.

Note de bas de page 3 :

Tous ces éléments ont bien été identifiés par David Colon (2019, Chap. VIII).

Note de bas de page 4 :

https://www.repubblica.it/politica/2019/01/16/foto/nencini_diffida_la_lega_slogan-216703497/1/.

6De même, on associe, comme le fit en son temps le philologue allemand Viktor Klemperer dans son essai LTI – Notizbuch eines Philologen (1946), le régime national-socialiste de la première moitié du siècle dernier à l’instauration d’un langage totalitaire. Or, l’utilisation du langage à des fins de propagande est l’une des composantes du style de communication populiste : désignation de boucs-émissaires, amalgames et syllogismes abusifs, attaques ad hominem, polarisation stigmatisante entre un « chez nous » et un « chez eux » : « pour que les Français se sentent à nouveau chez eux » dit Zemmour dans son discours en reprenant le slogan lepéniste » On est chez nous ! ». En effet, la xénophobie anti‑immigration et surtout antimusulmans, un thème traditionnel de propagande de l’extrême droite comme des populistes de droite, est remotivée aujourd’hui par la peur de l’islamisme radical à un moment où l’État‑Providence subit les restrictions drastiques dues à la succession des crises économiques (Taguieff, 2012). Enfin, les mots d’ordre simplifiés servant de programme électoral, s’actualisent dans un discours parsemé d’expressions clichés voire tautologiques, sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Nous pouvons citer comme relevant du « bon sens populaire »3, l’un des mots d’ordre du parti populiste italien de Salvini, la Lega : « La Rivoluzione del Buonsenso »4 (Sini, 2022a). Et c’est à juste titre que Le Dictionnaire de l’extrême droite (Lecœur, 2007) consacre une entrée à cette notion de « bon sens », « notion clé dans l’argumentation populiste », dit‑il, ce qui relèverait, confirme Béatrice Turpin, d’une « rhétorique de l’évidence » (Turpin, 2006).

Note de bas de page 5 :

Déclaration de candidature, 30 novembre 2021

Note de bas de page 6 :

Voir la polémique qui suivit la déclaration de Nadine Morano « Nous sommes un pays judéo-chrétien […] de race blanche », https://www.lemonde.fr/politique/article/2015/09/27/nadine-morano-evoque-la-race-blanche-de-la-france_4773927_823448.html

7Mais le discours populiste se définit essentiellement par l’omniprésence de l’argument ad populum, l’une des fallacies d’émotion. Qu’entend exactement Éric Zemmour lorsqu’il promet, dans sa déclaration, de « rendre le pouvoir au peuple, le reprendre aux minorités qui ne cessent de tyranniser la majorité et aux juges qui substituent leur férule juridique au gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple »5 ? Le Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Fassin (2004) souligne bien l’ambiguïté des acceptions du vocable « peuple », à articuler par ailleurs aux notions de « race » et de « nation » (Crépon et al., 2004). Les malentendus qui peuvent dériver de son interprétation sont dus, en effet, au fait que « peuple » peut se référer tantôt à une donnée naturelle ou historique d’un groupe qui se constitue en corps politique, tantôt à l’ensemble des citoyens ou de la masse « positivement ou négativement valorisée » (Ibid.). Autrement dit, le peuple en tant que ethnos (voire en tant que genos) et le peuple en tant que demos peuvent s’opposer ou parfois, se recouper (Ibid.). On pourrait induire que la différence des acceptions convoquées par les représentants des ailes politiques opposées dépend du système de croyance et des « matrices discursives des idéologies politiques » qui le construisent (Charaudeau, 2022, p. 48). Pour l’extrême gauche, le peuple – ou plutôt comme dit Jean‑Luc Mélenchon, « les gens » –, ce serait plutôt la plèbe en tant que classe populaire des dominés, la masse des citoyens français entendue dans un sens large, donc y compris ceux que la droite et l’extrême droite appellent « les Français de papier » (qui ont acquis la nationalité française par naturalisation) mais aussi, éventuellement, ceux et celles qui légitimement peuvent y prétendre : c’est le peuple demos. En revanche, pour l’extrême droite et les populistes nationalistes, le peuple se réfèrerait plutôt aux « patriotes » (Sini, 2022b), littéralement « qui défendent la terre de leurs pères », donc un peuple dans sa conception ethnique voire raciale ou racialiste6, qui hérite de la nationalité par le sang : c’est le peuple ethnos voire genos. Ce serait donc cette dernière acception de peuple qui devrait, selon les populistes, transcender les clivages politiques et même les conflits entre les classes sociales.

8Ajoutons en marge de ce paragraphe que l’intention polémique assumée par les vocables « populiste »/ » populisme » en hétéro‑désignation a été ponctuellement neutralisée par un retournement du stigmate lorsque ce qualificatif est revendiqué par certains politiciens eux‑mêmes avec, cette fois, des connotations positives. Ainsi, Macron déclare en novembre 2018 : « Nous sommes les vrais populistes, nous sommes avec le peuple tous les jours » et Jean‑Luc Mélenchon, président du parti La France Insoumise, classé à l’extrême gauche, n’hésite pas à revendiquer ce qualificatif : « Populiste, moi ? J’assume ! », lance‑t‑il en 2010.

2. En quoi le discours de déclaration de candidature de Zemmour peut‑il être classé comme populiste ?

9Nous allons illustrer dans ce paragraphe quelques traits saillants du discours de candidature de Éric Zemmour et de ses modalités scénographiques qui le classent, indubitablement, selon nous, dans le registre populiste.

2.1. Le kitsch

10Ce qui frappe tout d’abord dans l’orchestration de cette déclaration télévisée, c’est le caractère citationnel de la mise en scène que les observateurs ont remarqué, ce qui classerait cette prestation médiatique dans le genre « pastiche ». En effet, tout dans le décor factice et le scénario imaginés pour l’occasion, évoque l’atmosphère des heures graves où l’Histoire sonna le tocsin. La lecture de la déclaration de Zemmour est doublée d’une bande‑son qui accompagnait le film Le discours d’un roi. Celle-ci reprend le second mouvement de la 7e symphonie de Beethoven, un andante qui s’apparente à une marche funèbre au rythme de plus en plus conquérant et dont la gravité nous fait pressentir un dénouement tragique. De même, le décor de meubles anciens parmi lesquels une bibliothèque aux livres reliés de cuir et un bureau sur lequel est posé le micro, modèle vintage, renvoie, dans l’imaginaire, aux heures sombres de la dernière Guerre mondiale et à l’Appel du 18 juin du Général De Gaulle. L’éclairage clair‑obscur s’ajoute à l’effet tragique de la situation et évoque une forme de précarité. Ce que Zemmour entend montrer ici, dans ce que l’on peut définir comme une scénographie au sens de Maingueneau (2016), c’est l’image‑cliché de l’homme seul face à un funeste destin, lisant un communiqué sur des feuillets, enregistré de manière improvisée, dans un endroit privé et intime et non pas dans un cadre institutionnel, comme on le ferait aujourd’hui.

Note de bas de page 7 :

Traduit par nous; U. Eco cite Walther Killy, Deutscher Kitsch, Göttingen, Vandenhock & Riprecht: “[Il kitsch è] mezzo di facile affermazione culturale per un pubblico che si illude di fruire una rappresentazione originale del mondo, mentre in realtà gode solo di una imitazione secondaria della forza primaria delle immagini”.

11L’allocution politique est réduite à une représentation de carton‑pâte à laquelle on ne croit pas car, malgré la volonté affichée de délivrer un message de vérité, la mise en scène du tableau est visiblement inauthentique, par son caractère citationnel, comme nous l’avons dit. L’ethos de sincérité de l’orateur inspirant la confiance par la monstration de son honnêteté – ce que Aristote désignait sous le nom d’areté – fait à l’évidence défaut ici. On y décèle une volonté d’esthétiser le message politique en le surchargeant de signes et d’objets symboliques kitsch dont le seul but est d’émouvoir le public. L’esthétique kitsch, en effet, se base sur des ersatz facilement et immédiatement appréciables par le consommateur‑électeur « qui se leurre en profitant d’une représentation originale du monde, alors qu’en réalité il ne jouit que d’une imitation secondaire de la force primaire des images7 » (Eco, 1985 : 69). On perçoit dans cette annonce l’effet décoratif surchargé, souhaité par ce héros autoproclamé, affublé de symboles redondants, qui constituent le kitsch de la mise en scène, et qui est bien l’une des caractéristiques des régimes totalitaires et des régimes dits populistes. En transposant l’interprétation sémiologique de l’image sur un plan strictement rhétorico‑argumentatif, nous dirions qu’on opère ici un amalgame visant à occulter les spécificités historiques de l’époque, en « [arborant] les apparences de la véridiction tout en considérant l’efficacité comme la seule norme rhétorique valide » (Koren, 2012, p. 100).

2.2. L’excès de pathos

12La tonalité générale de la séquence qui dure environ dix minutes laisse transparaitre un excès de pathos dans la mesure où le discours vise à réactiver auprès de l’auditoire (« du peuple ») des émotions contradictoires et polarisées : s’opposent ainsi des émotions essentiellement négatives comme la peur, la colère ou la haine aux émotions positives comme l’orgueil, la fierté ou la vanité. En effet, cette déclaration de candidature est accompagnée d’une longue suite de très brefs fragments de vidéos qui montrent, souvent par l’intermédiaire d’enregistrements de smartphones, des séquences de violence ordinaire qui sont censées représenter la réalité quotidienne des Français. Nous voyons ainsi défiler sur l’écran une bousculade dans un hall des urgences à l’hôpital, un passage à tabac d’un homme à terre ou encore des émeutes urbaines. Les commentaires qui se réfèrent à ces illustrations vidéo sont relatifs au champ sémantique de la menace quasi apocalyptique. Face à l’imminence du danger, l’énonciateur adopte une vision millénariste en incarnant l’éthos du sauveur providentiel :

[1] Depuis des décennies nos gouvernants de droite comme de gauche nous ont conduits sur ce chemin funeste du déclin et de la décadence […]. J’ai compris qu’aucun politicien n’aurait le courage de sauver le pays du destin tragique qui l’attendait. […] La tiers‑mondisation de notre pays et de notre peuple l’appauvrit autant qu'elle le disloque, le ruine autant qu’elle le tourmente […] Il n’est plus temps de réformer la France mais de la sauver […]

13À ces images font suite, en contrepoint, d’autres fragments qui célèbrent les avancées technologiques françaises appartenant à un passé glorieux présenté comme révolu (par l’intermédiaire de l’anaphore « vous vous souvenez »), des images commentées par un discours flatteur et élogieux réactivant l’imaginaire et le topos de la « Grandeur de la France » :

[2] Vous vous souvenez du pays que vous avez connu dans votre enfance, vous vous souvenez du pays que vos parents vous ont décrit, vous vous souvenez du pays que vous retrouvez dans les films ou dans les livres […] ce pays à la fois léger et brillant, ce pays à la fois littéraire et scientifique, ce pays tellement intelligent et fantasque, le pays du Concorde et les centrales nucléaires, qui a inventé le cinéma et l’automobile […]

14Cette polarisation entre deux temporalités, aujourd’hui/hier (sur le mode de « c’était mieux avant ») est on ne peut plus simpliste d’autant qu’elle s’articule autour d’une description qui ne s’embarrasse d’aucune contextualisation historique ni argumentation rationnelle.

15Le pathos provient également de l’accumulation des anthroponymes se référant à des personnages historiques saillants de l’Histoire de France auxquels se mêlent les icônes populaires de la chanson et du cinéma français. Ce « vertige de la liste », pour reprendre l’expression d’Eco (2009) restitue une vision historique, culturelle de ce qui constitue l’identité française qui apparait comme un catalogue à la fois sélectif et sans hiérarchie. La répétition du rythme binaire – au moyen de la conjonction « et » – ainsi que la longue suite des constructions parataxiques produit un effet incantatoire sur l’auditoire qui n’est pas invité à resituer ces noms célèbres dans une chronologie critique :

[3] […] le pays de Jeanne d’Arc et de Louis XIV, le pays de Bonaparte et du Général De Gaulle, le pays des chevaliers et des gentes dames, le pays de Victor Hugo et de Châteaubriant, le pays de Pascal et de Descartes, le pays des fables de la Fontaine et personnages de Molière et des vers de Racine, le pays de notre Dame de Paris et des clochers dans les villages, le pays de Gavroche et de Cosette, le pays des barricades et de Versailles, le pays de Pasteur et de Lavoisier, le pays de Voltaire et de Rousseau, de Clémenceau et des Poilus de 14, de de Gaulle et de Jean Moulin, le pays de Gabin et de Delon, le pays de Bardot et de Belmondo, de Johnny et d'Aznavour, de Brassens et de Barbara, des films de Sautet et de Verneuil […].

16Emmanuelle Prak‑Derrington (2021) l’a bien montré dans son essai, la répétition, ici dans sa forme de litanie profane, fait partie d’une « scénographie de l’amplification » où l’accumulation tient lieu d’argumentation. Aucune progression informationnelle dans cette énumération où le discours s’enlise ou « piétine » comme le dit justement la linguiste (Ibid., 202), mais un patron rythmique martelant, destiné à graver les esprits.

17La figure de la répétition envahit tout le discours puisqu’elle s’exprime, en particulier, à travers l’anaphore rhétorique : dans l’extrait ci‑dessous, le connecteur « c’est pourquoi » suivi de l’injonction performative « nous devons », est réitéré huit fois en début d’énoncé ou de segment d’énoncé :

[4] C’est pourquoi vous avez souvent du mal à finir vos fins de mois, c’est pourquoi nous devons réindustrialiser la France, c’est pourquoi nous devons rééquilibrer notre balance commerciale […].C’est pourquoi nous devons protéger nos trésors technologiques et cesser de les brader aux étrangers, c’est pourquoi nous devons permettre à nos petites entreprises de vivre et de grandir et d'être transmises de génération en génération, c’est pourquoi nous devons préserver notre patrimoine architectural culturel et naturel, c’est pourquoi nous devons restaurer notre école républicaine son excellence et son culte du mérite […]. C’est pourquoi nous devons reconquérir notre souveraineté […]

18La valeur pragmatique de cette répétition est celle de la justification et de l’incitation à la prise de décision. Si la figure rhétorique de l’anaphore est somme toute inhérente au discours politique (voir Mayaffre, 2015), elle s’intègre ici dans une stratégie de la persuasion, et un objectif mnémotechnique, qui doit beaucoup à l’organisation rythmique du texte.

2.3. Un syncrétisme « attrape‑tout »

19Les personnages convoqués dans le discours de la déclaration de Zemmour sont à proprement parler des icônes, dans la mesure où ils ont perdu tout lien direct avec leur référent originaire. De là la confusion entre les paradigmes idéologiques contradictoires que ces noms semblent montrer : dans [3], on invoque la mémoire de Voltaire et Rousseau en les déliant de l’histoire de la Révolution française, celle des personnages romanesques de Gavroche et de Cosette sans faire allusion à l’insurrection républicaine de 1832 contre la monarchie, ou encore on cite le nom de Jean Moulin comme un mythe ou une légende, voire une simple image, mais sans référer à la Résistance contre l’occupant nazi et ses collaborateurs français (une collaboration que Zemmour conteste par ailleurs ; cf. Joly, 2022). Le discours génère ainsi un « brouillage idéologique d’un populisme transversal » (Charaudeau, 2022, p. 99), en particulier lorsqu’il met sur le même plan les vedettes de la culture populaire française, de la chanson ou du cinéma et, pêle‑mêle, certains grands noms de l’Histoire de France. En l’absence de toute mise en perspective critique, ces anthroponymes deviennent de simples signes brandis en exemples, dans une logique de l’indifférenciation. La pauvreté des symboles populistes est proportionnellement garante de leur efficacité, nous dit Laclau (2004, p. 112). À la limite, un seul symbole peut les contenir tous, le nom du leader :

The so‑called “poverty” of the populist symbols is the condition of their political efficacy – as their function is to bring to equivalential homogeneity a highly heterogeneous reality, they can only do so on the basis of reducing to a minimum their particularistic content. At the limit, this process reaches a point where the homogeneizing function is carried out by a pure name : the name of the leader. (Laclau, 2004, p. 108)

20En d’autres termes, le discours populiste ravit son auditoire en passant outre la complexité des tenants et des aboutissants des faits sociaux, historiques, économiques ou politiques et en présentant un ethos de chef charismatique comme nous l’avons ponctuellement souligné.

2.4. La sloganisation

21L’effet incantatoire du discours de Zemmour provient également d’expressions figées, de clichés ou de segments citationnels qui parsèment le texte, puisés dans des registres hétérogènes. Il peut s’agir d’un extrait d’un vers de Verlaine : « Depuis des années un même sentiment vous étreint vous oppresse, vous hante, un sentiment étrange et pénétrant de dépossession » (citant le célèbre vers de Un rêve familier : « je fais souvent un rêve étrange et pénétrant »). Ce peut être également des poncifs au sémantisme tautologique entendus dans des conversations banales : « Pour que les Français restent des Français », des expressions au registre familier ou populaire : « c’est eux qui avaient tout faux », ou des clichés tels que « Voltaire et Rousseau » (reprenant le cliché qui définit la France en tant que pays révolutionnaire par essence : « La France, pays de Voltaire et Rousseau »). Ces expressions ont pour objectif d’attirer l’attention de l’auditoire qui les reconnait et, à ce titre, leur évocation peut faire partie d’une stratégie de séduction de l’orateur, et même d’une « rhétorique du fard », dit Christian Plantin à propos des fallacies (Plantin, 2016, p. 520). Prak‑Derrington (2015) insiste sur le pouvoir performatif de la répétition (ici sous une forme citative), dans les discours proférés par des orateurs où le signifiant, la matérialité sonore de certains vocables ou de certaines expressions est destinée à imprégner nos mémoires. Ou plutôt, inversement, exploitant cette saillance mémorielle, les orateurs tentent justement d’allier mémoire et oralisation pour remotiver des valeurs que l’on sait partagées par le public : c’est ce que la linguiste désigne du mot‑valise « mémoralisation » (mémoire + oralisation). Ce néologisme peut aussi s’entendre, dit‑elle, comme la contraction de mémoire + morale + oralisation, en particulier dans les discours dits « patrimoniaux », comme cela semble être le cas ici, lorsque Zemmour déclare explicitement par ailleurs, dans son annonce, vouloir « préserver notre patrimoine architectural, culturel et naturel ».

2.5. La désignation du bouc‑émissaire et les thèses complotistes

22« Il n’y a pas de populisme sans construction discursive d’un ennemi », affirme Laclau (2004) et les nombreuses études sur les discours d’extrême droite montrent qu’il en est de même pour ces derniers (entre autres Wodak et al., 2013). La polarisation s’opère par une construction discursive qui oppose tout d’abord le peuple au camp des élites et de ceux qui les défendent, énumérés ici dans cette autre liste qui sous‑tend une représentation du leader « seul contre tous » : seul contre « les puissants, les élites, les bien‑pensants, les journalistes, les politiciens, les universitaires, les sociologues, les syndicalistes, les autorités religieuses […] ». La personnalisation à outrance est l’un des traits définitoires – si toutefois on pouvait le conceptualiser – du discours populiste. En effet, l’ethos du leader charismatique s’affuble d’un pouvoir tel qu’il peut se passer de médiation. L’ethos montré qui s’articule sur l’ethos dit (« Je me suis longtemps contenté du rôle de journaliste, d’écrivain, de cassandre, de lanceur d’alerte »), est ici celui du héros surpuissant en mesure de sauver les Français de l’Apocalypse comme le montre plus haut notre citation [1].

Note de bas de page 8 :

https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/06/10/islamo-gauchisme-a-l-universite-la-ministre-frederique-vidal-accusee-d-abus-de-pouvoir-devant-le-conseil-d-etat_6083618_3224.html

23Zemmour désigne également ses ennemis en stigmatisant, à travers le suffixe péjoratif –iste ou –isme – par ailleurs très fréquents dans les discours d’extrême droite (Bouzereau, 2019) – les avancées émancipatrices de l’éducation républicaine : « Nous devons cesser de livrer nos enfants aux expériences égalitaristes des pédagogistes et des docteurs Folamour, des théories du genre et de l’islamo‑gauchisme ». La formule (dans le sens du concept développé par Krieg‑Planque) « islamo‑gauchisme », a alimenté récemment des débats politiques très polémiques et l’accusation, devenue un cheval de bataille de la droite et de l’extrême droite ciblant les études décoloniales et intersectionnelles (et le monde universitaire en général), a été brandie par les représentants mêmes du gouvernement Macron pour discréditer les recherches universitaires8. Zemmour reprend ici la formule, s’adressant ainsi à un large électorat de droite.

24Dans un second temps, sans expressément citer la fameuse théorie suprémaciste dite du Grand Remplacement (Sini & Attruia, 2020), diffusée par l’un des intellectuels référents de l’extrême droite Renaud Camus, Zemmour insinue tout de même que ce processus prétendument orchestré par les instances européennes et mondiales serait d’ores et déjà en acte.

[5] Droite gauche, ils vous ont menti, vous ont dissimulé la gravité de notre déclassement, ils vous ont caché la réalité de notre remplacement […] Nous serons dignes de nos ancêtres. Nous ne nous laisserons pas dominer, vassaliser, conquérir, coloniser. Nous ne nous laisserons pas remplacer.

25Les différentes nominalisations (« la gravité de notre déclassement » parallèlement apposé à « la réalité de notre remplacement »), assénées dans des assertions catégoriques, construisent une représentation discursive comme un fait avéré. Là encore, cette théorie conspirationniste selon laquelle une population européenne blanche serait peu à peu « envahie » par une population immigrée africaine non blanche et non chrétienne, est reprise en interdiscours par le populiste Zemmour.

Conclusion

26La résurgence des discours populistes en Europe et dans le monde ont attiré l’attention des analystes politiques et celle des observateurs de cette posture politique qui séduit tant d’électeurs et d’électrices. Le candidat Éric Zemmour entend se distinguer de sa concurrente directe Marine Le Pen, représentante du parti d’extrême droite RN avec laquelle il partage cependant certaines topiques, telles que le rejet des élites, la désignation de boucs‑émissaires, l’évocation des thèses complotistes, la présentation de soi à travers un ethos de leader charismatique apte à sauver les Français du chaos. Mais, dans le cas précis de cette annonce de candidature, les caractéristiques discursives et rhétoriques du discours zemmourien montrent des modalités que nous classons comme plus spécifiquement populistes. En effet, à la différence du parti d’extrême droite, c’est par une mise en scène cinématographique kitsch que se place clairement le discours objet de notre étude. De même, l’excès de pathos – en particulier à travers la litanie des répétitions – et le syncrétisme idéologique qui en découlent s’inscrivent bel et bien dans un « théâtralisme oratoire » (Plantin, Ibid. : 43) qui n’entend pas s’embarrasser de démonstrations argumentées rationnelles.