La fabrication du « peuple » dans le discours de campagne présidentielle sur Twitter d’Éric Zemmour How to make a “people”: the presidential campaign of Éric Zemmour on Twitter

Nora Gattiglia 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.712

Malgré la centralité de la notion de « peuple » dans les discours populistes, souvent son référent reste vague et indéterminé. Dans cet article, les tweets de campagne présidentielle d’Éric Zemmour contenant le mot « peuple » seront étudiés dans le cadre de l’analyse du discours de tradition française. Un sujet populaire aux traits précis émerge de l’analyse des stratégies de catégorisation et des stratégies rhétoriques et argumentatives, notamment le recours fait à l’implicite et des paralogismes.

The idea of a “people” is central in every populist discourse. At the same time, its referent could be implicit or vague. In this article, I will use French Discourse Analysis to investigate the tweets by Éric Zemmour containing the word “people” (“people”) during the presidential campaign. The study of categorization and rhetorical and argumentative strategies will show how a precise referent is built through a massive use of logical fallacies.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Dans cet article, j’utiliserai le mot « peuple » entre guillemets, pour signaler l’artificialité de la notion. Comme le souligne Davide Tarizzi dans son introduction à la traduction italienne de la Raison populiste, « [l]e peuple est (…) le profil pris par la société dans sa représentation politique, qui est toujours déformée, névrotisée, symptomatisée par l’inaccessibilité de la Chose sociale. Cela signifie que le peuple est à chaque fois créé, et qu’il est produit par une nomination fondée sur l’équivalence, hégémonique » (Tarizzi 2008 : xvii, c’est l’auteur qui souligne ; c’est moi qui traduis). Le procédé de nomination qui fabrique un « peuple » coïncide pour Laclau (2005 [2008]) avec le Politique.

1Depuis quelques décennies déjà, le terme « populisme » circule dans la presse, les théorisations académiques, les conversations ordinaires, mais une définition précise reste aléatoire. On connaît la diatribe sur la nature du populisme. S’agit-il d’un régime, donc d’une manière d’organiser la vie politique, représentant une forme limite de la démocratie, comme le veut Pierre Rosanvallon (2020, entre autres) ? Ou serait-il un style communicatif reposant sur le choix de certains thèmes (l’opposition entre le peuple et les élites, notamment) et certaines stratégies rhétoriques (le franc-parler), comme le suggère Pierre Taguieff (2002 [2007]) ? D’ailleurs, si ce mot semble posséder un certain caméléonisme qui rend maladroite toute définition univoque, des repères historiques et axiologiques précis peuvent être mobilisés. Des discours populistes existent dont on pourrait reconnaître la filiation à partir d’idéologies de droite ou de gauche (et même de centre), constituant des « matrices discursives » (Charaudeau, 2022, p. 48) qui fonctionnent comme des réservoirs d’arguments et de topoï. La classification d’un discours populiste serait alors plus simple grâce à la possibilité d’un renvoi à une matrice originaire ; d’autant plus que, selon Patrick Charaudeau (ibidem), la caractéristique primaire de ces discours ne réside pas dans leur indétermination, mais dans l’exacerbation des traits typiques de tout discours politique. Le scénario du discours politique prototypique est le suivant : (a) un sujet collectif est censé se rallier autour de (b) certaines valeurs partagées qui sont (c) défendues par un leader politique, un leader (d) capable de résoudre (e) une situation présentée comme problématique. Selon l’auteur, ces traits se font paroxystiques dans les discours populistes : les conditions sociales insatisfaisantes sont transfigurées en menaces existentielles, les adversaires deviennent des agresseurs, et le leader prend sur soi la tâche de préserver son « peuple »1 du danger.

2L’intérêt d’une analyse de la construction discursive d’un « peuple » au sein d’un discours populiste est évident, d’autant plus qu’il semble impossible de tracer une physionomie nette du « peuple » en général. Si l’on accepte la thèse avancée par Ernesto Laclau et qui est au cœur de son ouvrage La raison populiste (2005 [2008]), le substantif (et la notion de) « peuple » est un signifiant vide, construit à travers un processus de nomination paradoxale. Comme le souligne Jean Quétier, cette opération de nomination est à la fois impossible et nécessaire : « [i]mpossible parce qu’on ne peut pas réellement réconcilier toutes les demandes sociales hétérogènes, nécessaire parce qu’aucune hégémonie ne se construit sans une forme de convergence entre elles » (Quétier, 2017, p. 101). Selon Laclau (2005 [2008], p. 67), tout discours autour du « peuple » repose sur une catachrèse : les signifiants utilisés sont en quelque sorte incapables de représenter un référent qui échappe toujours. Cela serait l’échec fondamental du discours politique, magnifié dans le discours populiste. Pourtant, si l’identité du « peuple » – la nature de son signifiant – ne peut pas être complètement éclairée, les émotions éprouvées et les menaces dont le « peuple » fait l’objet peuvent être en revanche nommées de manière claire : dans cet univers affectif et axiologique, le « peuple » advient discursivement dans la parole du leader. D’où l’intérêt, on vient de le dire, d’une étude linguistique de la construction de ce sujet dans un discours populiste.

1. Des « peuples » de droite et de gauche

3Le sujet « populaire » occupe une place de premier plan dans tout discours populiste, mais les traits qui qualifient son référent diffèrent selon la matrice idéologique sur laquelle le discours populiste germe. Malgré un certain ébranlement des frontières traditionnelles qui semble parfois caractériser ce type de discours (Laclau, 2005 [2008] ; Charaudeau, 2022), il y a quand même des différences entre discours populistes de droite et de gauche. La qualification du « peuple » est l’une de ces aires de différenciation.

4Les discours populistes de gauche font le plus souvent référence à un « peuple » en tant que dêmos, un sujet correspondant aux couches non-aisées de la société. Il ne s’agit pas du prolétariat au sens marxien, pour de nombreuses raisons qui sont d’ordre idéologique (le discours politique du xxie siècle s’est progressivement débarrassé des héritages idéologiques qui l’avaient caractérisé dans les dernières décennies du siècle précédent) et d’ordre factuel : la récente paupérisation des classes moyennes a conduit à une transfiguration des classes défavorisées, qui incluent des travailleurs salariés et des autonomes aussi bien que des personnes employées dans les secteurs les plus divers, comme l’artisanat ou l’industrie culturelle et créative. Les discours populistes de gauche prennent en compte cette hétérogénéité des conditions de vie, des besoins et des aspirations en dénonçant un écart fondamental, celui qui se creuse entre des élites « hyper-riches » et une collectivité de plus en plus prolétarisée.

5Les discours populistes de droite peuvent exploiter cette configuration de la notion de « peuple », mais c’est la définition de celui-ci en tant qu’ethnos qui prime (Wodak 2021 [2015]). Le « peuple » serait alors reconnaissable par le biais de certains traits somatiques et culturels favorisant la distinction immédiate, épidermique entre ceux qui se ressemblent, et les autres. Puisqu’elle entraîne la mise en question d’une identité (définie par des pratiques, des connaissances, des habitudes, des catégories interprétatives du réel), l’altérité est perçue comme une menace à l’existence du peuple lui-même.

Note de bas de page 2 :

D’ailleurs, le recours à un registre émotionnel est l’une des stratégies rhétoriques des discours populistes, qui se veulent éloignés de la logique impersonnelle des apparats administratifs et des institutions désincarnées.

6Dans le deux cas – le peuple prolétarisé et le peuple racialisé – le sujet populaire assume un rôle central, mais il s’agit d’une centralité de victime, dans un discours qui se joue souvent dans les champs sémantiques de la menace, de la rancune et de la peur2.

2. Cadre théorique et méthodologique

Note de bas de page 3 :

Le réseau social a été rebaptisé X en 2023, mais je garderai le nom qu’il avait à l’époque de la campagne. J’utilise également la dénomination « tweet » qui était courante à l’époque, au lieu de « xeet », nouvelle dénomination qui s’impose après le changement du nom de Twitter à X.

Note de bas de page 4 :

La première occurrence remonte au mois de janvier 2022.

Note de bas de page 5 :

Depuis 2013, la contrainte a été levée pour les comptes payants.

Note de bas de page 6 :

Pour une définition de ce mot, v. §5.

7Dans cet article, j’analyse la campagne présidentielle de 2022 qu’Éric Zemmour a menée sur Twitter3. L’analyse porte sur les tweets publiés par le compte d’Éric Zemmour et contenant le mot « peuple », à partir de la date de sa candidature aux élections présidentielles françaises (30 novembre 20214), jusqu’au premier tour (10 avril 2022). Malgré la centralité de la notion de « peuple » dans les discours populistes, le corpus est exigu : on ne compte que quarante-quatre tweets contenant le mot « peuple ». Cette paucité par rapport à une notion fondamentale pourrait bien étonner l’analyste et le détourner de sa question de recherche. En même temps, il me semble qu’un si « petit corpus » (Danino, 2018) garde, d’un côté, sa représentativité parce qu’il s’agit de la totalité des mentions ; de l’autre, cette représentativité est d’autant plus significative dans le cadre d’une analyse qui se revendique logocentrée. Comme le rappelle Paveau (2017), une approche de ce type est partiellement incomplète d’un point de vue herméneutique : les strates de sens d’un tweet se construisent au-delà du simple texte, par le biais de technosignes (le pouce levé du « j’aime », par exemple) et technomots (hashtags, liens hypertextes) et souvent d’éléments multimodaux (vidéos, technographismes telles les affiches numériques). Pourtant, elle s’avère cohérente avec le but de mon analyse, qui est de déterminer les spécificités d’une notion centrale dans le populisme dont Éric Zemmour se revendique, mais qui reste marginale dans sa production sur Twitter. Le choix d’analyser le seul texte court qui sert à encadrer le tweet permet d’explorer ces spécificités. La condensation sémantique découlant de la limite de 280 caractères5 sur Twitter (Longhi, 2013) impose un certain flou référentiel et accroît la polémicité du tweet, notamment du tweet politique (ibidem) ; surtout, ce qui me semble davantage pertinent ici, c’est la logique de tri et d’accroche qui la sous-tend : dans le cadre de cette contrainte discursive, l’auteur du tweet compose un texte qui est à la fois nécessaire et illustratif. Pour cette raison, l’analyse se concentre sur cette partie du tweet qui rend le mot saillant justement en raison des contraintes discursives d’abord, et du petit nombre de ses occurrences ensuite, ce qui rend sa parution d’autant plus significative. Dans le cadre d’une analyse du discours de tradition française, j’analyserai donc les stratégies de catégorisation du mot, en me concentrant sur les superpositions entre le sujet « peuple » évoqué et le concept de « nation » qui ressort du discours ; dans un deuxième temps, j’analyserai les stratégies rhétoriques, notamment les paralogismes dont le discours zemmourien est parsemé, en prenant en compte les effets de l’implicite dans la constructions des procédés logiques fallacieux ; enfin, je proposerai une analyse des stratégies argumentatives utilisées, en me concentrant sur l’isotopie de l’immigration et notamment sur deux arguments, ceux du « Grand Remplacement » et de la « remigration6 ».

3. Stratégies de catégorisation du « peuple »

8Si la nature stable de la dénomination permet à l’énonciateur de se passer d’une justification du lien référentiel posé (Kleiber, 1984, p. 80), c’est parce qu’elle présuppose un « corpus d’usages [agrégés] autour d’elle » (Siblot, 2001, p. 194) qui en garantit la compréhensibilité et l’acceptabilité de la part de l’allocutaire. Pourtant, la dénomination ne se réduit pas à la fabrication (ou à la représentation) d’une « constellation perceptive et expérientielle stable » (Siblot, 1989, p. 68) ; elle est également porteuse d’une constellation de sens historicisée et doxique (Angenot, 2012) et, de ce fait, axiologisée. Si elle renvoie à un « segment de réalité type » (2001, p. 93), c’est le découpage de cette réalité qui fait l’intérêt de l’analyste : l’individuation des critères d’inclusion et d’exclusion qui sous-tendent la dénomination permet de reconstruire les présupposés sur lesquels son lien référentiel (apparemment objectif) repose. Cela est d’autant plus évident dans le cas des catégorèmes référant à des groupes sociaux, comme « peuple ». Un regard sur les inclus et les exclus de la dénomination permet alors de dévoiler le positionnement de l’énonciateur, et ses présupposés. C’est justement le cas des usages polémiques de « peuple » qui visent des adversaires politiques :

Note de bas de page 7 :

Dans les exemples, les tweets ne suivent pas toujours un ordre chronologique ; ils sont présentés en ordre de pertinence avec la notion analysée. Pour permettre aux lecteurs d’accéder aux tweets dans leurs intégralité, les liens hypertexte des tweets sont donnés en annexe.

[1a] Je défends tous les Français, de toutes conditions. Jean-Luc Mélenchon, comme le reste de la gauche a abandonné le peuple. Les SDF Français sont oubliés des médias et de la technocratie qui leur préfèrent les immigrés clandestins. Président, je ferai passer les Français d’abord. [27.01.2022]7

Note de bas de page 8 :

Le tweet d’Éric Zemmour intègre un retweet d’un article du Figaro citant Jean-Luc Mélenchon : « ‘Nous sommes ce peuple fier et heureux d’être déjà créolisé’, a lancé Jean-Luc Mélenchon à la foule, l’invitant à transformer par son vote ‘ce pays rabougri par la cupidité et le racisme’ ».

[1b] Pour Mélenchon, si vous voulez vous enrichir, vous êtes cupide, et si vous voulez rester français, vous êtes raciste. Il veut un peuple pauvre et sans identité. Je veux une nation prospère et fière8. [20.03.2022]

9En cohérence avec la matrice idéologique des populismes de droite, ces exemples gomment toute différence socio-économique entre couches sociales et fabriquent un sujet « peuple » fondé sur la seule nationalité française. Ils proposent également une équivalence entre l’idée de « peuple » et celle de « nation », équivalence soulignée par la construction bipartite de l’exemple [1b] mais également présente dans l’exemple [1a]. La même relation entre le « peuple » et la nation émerge dans quelques figures de style, notamment l’anaphore :

[2a] Et je veux faire signe aux jeunes Français des territoires et départements d’outre-mer. Dimanche, il n’y aura qu’une seule France, une seule nation, un seul peuple ! #ZemmourJeunes #JeVoteZemmourLe10avril [07.04.2022]

[2b] Choisissez votre peuple, Choisissez notre histoire, Choisissez notre identité, Choisissez notre avenir, Choisissez la France. #JeVoteZemmourDimanche [06.04.2022]

10Dans ces deux exemples, les mots « France » et « peuple » se trouvent en position saillante. Dans les deux cas, on pourrait imaginer une sorte de « climax palindrome » : en allant du « peuple » à la « France », ou de la « France » au « peuple », le climax reste opérationnel. Dans ces exemples, les critères d’inclusion dans le « peuple » coïncident avec la nationalité française, statut juridique qui se passe des distinctions entre France européenne ou outremarine, du moins dans l’exemple [2a]. Cette équivalence permet à l’énonciateur de nier une équivalence problématique, celle entre la volonté de « rester Français » et un sentiment raciste (exemple [1b]). La relation entre le « peuple » et la « nation » est confirmée par les tweets suivants :

[3a] Je ne suis pas un candidat comme les autres. Les autres se contentent de vouloir réformer la France. Moi, je veux la sauver. Je veux redonner le pouvoir au peuple. #ZemmourTrocadero #ZemmourEurope1 [29.03.2022]

[3b] Si vous donnez la souveraineté à l’Europe, il n’y a plus de démocratie, car la démocratie suppose l’existence d’une nation et qu’une nation suppose l’existence d’un peuple. Il n’y a pas de peuple européen. #LeGrandOral #ZemmourTrocadero [28.03.2022]

11Dans [3a], une identité est présentée entre « sauver la France » et « redonner le pouvoir au peuple », selon laquelle le « peuple » et Zemmour viennent à coïncider dans leur rôle de sauveurs de la Nation. Comme la relation de cause à effet posée au début de l’exemple [3b] n’est pas évidente (« Si vous donnez la souveraineté à l’Europe, il n’y a plus de démocratie »), l’énonciateur explicite la relation entre ces trois loci de la vie politique, la « démocratie », la « nation » et le « peuple », avec une structure bipartite qui met encore une fois en évidence ce dernier mot. Il s’agit ici de définitions relationnelles (Rabatel, 2022) où le deuxième élément est défini comme le critère fondateur du premier élément. L’effet de vérité du segment conclusif, « Il n’y a pas de peuple européen », corroboré par le style objectivant, est renforcé par le renvoi interdiscursif à l’« Europe des peuples », une notion que les discours antieuropéistes de droite mettent souvent en relation d’antinomie avec l’expression « Europe des États ».

12Dans les deux cas, d’ailleurs, on remarque l’émergence d’une figure populaire menacée par des ennemis venant de l’étranger, soient-ils des personnes migrantes ou des institutions supranationales. L’objet de l’attaque serait l’identité du « peuple » – bien que cette identité soit traitée de manière vague dans le corpus. En effet, peu d’énoncés permettent de définir clairement le « peuple français ». De véritables définitions manquent, qui tracent une équivalence nette entre le definiendum « peuple » et un definiens, avec deux seules – partielles – exceptions :

[4a] Je dis solennellement à M. Fabius qu’en démocratie, c’est le peuple français qui décide. Le Conseil constitutionnel n’a pas vocation à diriger le pays. En France, la cour suprême, c’est le peuple. #RTLPresidentielle #LaVoixDeLaFrance [28.02.2022]

[4b] Je vois autour de moi une immense espérance. Tous les Français qui viennent me voir me disent : « sauvez-nous ». Le peuple français veut rester Français. Il n’a pas envie d’être remplacé. #LeGrandRDV [20.02.2022]

Note de bas de page 9 :

Il s’agit d’une reprise citationnelle interdiscursive du discours de campagne du candidat, dont l’un des slogans est justement « Pour que la France reste la France ». Ici, l’objectif pour lequel le candidat s’engage est transfiguré en volonté des électeurs. On remarquera qu’il s’agit d’une citation qui reformule l’aphorisation primaire (le slogan) et l’insère au sein d’une séquence surassertée qui se prête à son tour à l’aphorisation.

13Regardons de plus près l’exemple [4b]. Parmi les segments surassertés (Maingueneau, 2012 ; 2013) qui composent cet énoncé (la surassertion étant favorisée par le nombre limité de caractères disponibles sur Twitter), on remarque l’expression : « Le peuple français veut rester Français9 ». Cette expression, à première vue tautologique, repose sur l’identité entre un élément A, le « peuple français », et un élément B, le fait de rester (et donc d’être) « Français ». Quelle est la fonction de cette tournure de phrase ? Pourquoi affirmer une évidence ? En ce qu’elle contrevient à ce que Grice aurait appelé la maxime de relation, en insistant sur l’inutilité du dire, une tautologie devrait être justifiée. Si elle ne l’est pas ici, c’est parce qu’il s’agit bien d’une « tautologie », mais juste « apparente » (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958 [2008], p. 292). Lorsque l’identité proposée par l’expression tautologique n’est pas véritablement donnée a priori, l’énonciateur peut effectivement prédiquer une identité entre les deux termes sans aucune justification. On en déduit qu’ici il ne s’agit pas d’une identité parfaite, correspondant à la définition lexicographique du type A = B ; plutôt, le candidat prédique une identité entre deux signifiants homonymes qui renvoient à des signifiés hétérogènes – ce qui est également signalé par deux éléments : la présence de la majuscule dans le second « Français », et la présence du segment défigé « remplacé », qui sert à tracer des frontières nettes entre un « peuple » présent en France et le « peuple » légitimement Français.

14Ces deux derniers tweets sont d’ailleurs des exceptions dans le corpus, où les définitions concernent plutôt la fonction politique de président de la République. Dans ce cas, la définition se fait souvent par description (Plantin, 2016), une description qui insiste sur la présence d’une menace extérieure qui est le devoir du président de braver :

[5a] Être président de la République est un sacrifice. C’est prendre sur soi la responsabilité de la nation et la pérennité de son peuple pour permettre à ses habitants de vivre dans la tranquillité. #MissionConvaincreLCI #DynamiqueZemmour [03.02.2022]

[5b] Le rôle de l’État, c’est de protéger son peuple. Emmanuel Macron ne protège pas son peuple contre les agressions, contre les attentats. #Elysée2022 #JeVoteZemmourLe10avril [05.04.2022]

[5c] Quand on est Président de la République, protéger son pays, c’est assurer la sécurité d’un peuple face à des dangers bien réels, des tyrannies prédatrices et des crises imprévisibles. #ZemmourMontSaintMichel [19.02.2022]

[5d] La responsabilité d’un chef d’État est de voir le destin du peuple français. #LaFranceDansLesYeux #ZemmourPrésident [09.02.2022]

Note de bas de page 10 :

En même temps, cet exemple se fonde sur deux figures rhétoriques, la synecdoque et un syllogisme fallacieux, que j’analyserai dans le paragraphe suivant, consacré aux stratégies rhétoriques textuelles du discours zemmourien sur Twitter.

15Ces exemples montrent des usages polémiques et argumentatifs de la définition (Doury & Micheli, 2016), notamment [5b], qui vise de manière directe un adversaire politique10. En outre, on peut donc identifier la construction d’une structure narrative caractérisée par des rôles précis – l’ennemi menaçant, le peuple menacé, le leader comme « sauveur » (Charaudeau, 2022) –, se définissant mutuellement. Comme on l’a dit, il s’agit de la structure thématique prototypique du discours politique, amplifiée par les discours populistes. Dans le discours zemmourien, ce scénario s’intègre à un discours victimaire, centré sur le danger surplombant qui menace un « peuple » agressé :

[6a] La réaction de Macron est très révélatrice : elle prouve son mépris de la souffrance des Français dont il n’a que faire. Moi, je serai le Président qui ne veut plus que son peuple souffre. Je protègerai les Français. #ZemmourBFM [30.03.202]

[6b] Je suis dur parce que les souffrances de mon peuple m’ont endurci. Pour protéger les Français, il faut être dur. La réalité est très brutale. #Elysée2022 #JeVoteZemmourLe10avril [05.04.2022]

[6c] L’important, ce ne sont pas mes souffrances ou celles de Marine Le Pen. L’essentiel, ce sont les souffrances du peuple français, leurs difficultés à finir leurs fins de mois, les craintes pour leur pays. Il faut mettre le débat à la bonne hauteur. #HDPros [31.01.2022]

[6d] Je veux vous parler d’un problème qui en dit long sur l’état de notre pays et la souffrance de notre peuple. Problème causé par les politiciens et qui met en danger notre démocratie : je veux m’adresser à tous ceux qui ne votent plus. Ma vidéo YouTube : https://youtu.be/WoKDMQ5DaRY [09.02.2022]

Note de bas de page 11 :

Dans un tweet ultérieur, le candidat affirme : « Mes amis qui ne votez plus, je suis celui qui vous dis : cette farce institutionnelle a assez duré ! […] » [09.02.2022]. On remarquera l’expression « je suis celui qui », renvoyant directement au texte biblique. Le style prophétique du discours zemmourien mériterait une étude spécifique.

16L’évocation pathémique d’une souffrance populaire qui serait incompréhensible et insaisissable par les politiques traditionnels contribue à fabriquer un lien de dépendance entre le « peuple » et la figure d’un leader-sauveur. Cette fonction presque eschatologique du leader est d’ailleurs soulignée par de nombreuses expressions que l’on retrouve dans le champ lexical du discours religieux chrétien, comme dans l’exemple [4b] (« espérance » ; « sauvez-nous »), et dans un style prophétique (« voir le destin », [5d]11).

4. Stratégies rhétoriques populistes : de l’implicite aux paralogismes

Note de bas de page 12 :

La notion foucaldienne de « ordre de discours » correspond à une production discursive qui est « à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjuguer les pouvoirs et les dangers » (Foucault, 1971, p. 11).

17Dans son étude du discours du Front National de Marine Le Pen, Lorella Sini (2017) suggère, en détournant la formule de Michel Foucault (197112), la présence d’un « désordre du discours » consciemment conçu, qui se donne quand « le déroulement de l’argumentation est dérangé par l’incohérence sémantique des énoncés » (2017, p. 72, c’est moi qui traduis). On peut reconnaître la même opération de brouillage des repères discursifs dans le corpus zemmourien, notamment par le biais des stratégies qui reposent sur l’implicite et le vague :

[7a] Mes amis qui ne votez plus, je suis celui qui vous dis : cette farce institutionnelle a assez duré ! Rendons la démocratie, la vraie, la belle, au peuple français, qui la mérite tant ! ➡️ https://youtu.be/WoKDMQ5DaRY [09.02.2022]

[7b] C’est maintenant que tout commence. C’est maintenant que la souveraineté populaire va briser les pronostics, le fatalisme et la politicaillerie. C’est maintenant que soufflent le vent de la victoire, le succès de nos idées et le triomphe du peuple. ➡️ https://youtu.be/kC_bprBOgt4 [19.03.2022]

[7c] Invité du Rendez-vous de la présidentielle sur Europe 1, j’affirme que je redonnerai le pouvoir au peuple. Regardez l’émission sur ma chaîne YouTube : https://youtu.be/AXUmTJ2pvcM #Presidentielles #JeVoteZemmour [01.04.2022]

[7d] Je ne serai jamais un politicien. Les médias pensent que c’est ma faiblesse. Le peuple pense que c’est ma force. ✒️Lisez mon entretien dans Le Figaro : https://lefigaro.fr/elections/presidentielles/eric-zemmour-je-suis-le-seul-vote-vital-pour-sauver-la-france-et-rebatir-la-droite-20220403…… #JeVoteZemmour #PourLesFrancaisOublies [03.04.2022]

[7e] Au cours de cette campagne, j’ai découvert la ferveur et la chaleur qui se dégagent autour de mes idées. Ç’a été la rencontre entre ce que je crois et ce que le peuple voit. #JeVoteZemmourDimanche #Elysee2022 [06.04.2022]

18La prolifération d’expressions ambiguës, imprécises et approximatives produit une confusion globale autour des référents. Il est vrai que cette indétermination recherchée pourrait avoir une fonction d’accroche, en piquant la curiosité du public pour le renvoyer à d’autres contextes discursifs ([7c], [7d]) ; pourtant, de nombreuses notions-clés sont entourées par un flou référentiel (« démocratie », « triomphe du peuple », « mes idées », « un politicien », « ce que le peuple voit »), tout comme les exemples de la série [6] que l’on a analysée dans le paragraphe précédent.

19Le même « désordre du discours » est produit par les paralogismes, notamment dans la forme d’enthymèmes. À cet effet, j’analyserai les exemples suivants ([8a], [8b] et [8c]) de manière détaillée :

[8a] Le rôle de l’État, c’est de protéger son peuple. Emmanuel Macron ne protège pas son peuple contre les agressions, contre les attentats. #Elysée2022 #JeVoteZemmourLe10avril [05.04.2022]

20L’enthymème présent dans cet exemple (déjà mentionné dans la série [5] au sujet des devoirs du chef de l’État) est un syllogisme mutilé de sa conclusion. La prémisse majeure consiste en une définition du rôle de l’État, définition du type A signifie de faire B (Rabatel, 2022) ; la prémisse mineure, en revanche, dénonce l’incapacité de l’actuel président français de protéger ses concitoyens, dans une forme C ne fait pas/n’est pas à même de faire B. Il manque la conclusion : le vide laissé par l’omission de cette dernière partie devra être rempli par le public. Une relation logique entre les deux prémisses ne serait possible que si l’on pose une identité synecdochique entre Emmanuel Macron et l’État, du type :

C = A

21Le syllogisme prend alors la forme suivante :

A signifie de faire B. A ne fait pas B A ≠ A

22Comme il s’agit évidemment d’une impossibilité ontologique, la seule conclusion possible sera :

C ≠ A

23D’où la dénonciation ou mieux, la démonstration logique de l’incapacité d’Emmanuel Macron à remplir la fonction de président ; démonstration pour laquelle l’énonciateur n’assume aucune responsabilité énonciative, puisqu’elle n’est jamais affirmée, mais juste consignée à l’effort interprétatif de l’allocutaire. Un dernier passage reste à ajouter, rendu possible par le contexte énonciatif : la nécessité (ontologique ?) de remplacer l’actuel président français avec quelqu’un capable de remplir les tâches constitutives de la fonction présidentielle, à savoir la protection du « peuple », capacité d’ailleurs confirmée par des tweets tels [8b, déjà mentionné à 6b] :

[8b] Je suis dur parce que les souffrances de mon peuple m’ont endurci. Pour protéger les Français, il faut être dur. La réalité est très brutale. #Elysée2022 #JeVoteZemmourLe10avril [05.04.2022]

24Cet énoncé, apparemment anodin, laisse beaucoup à l’implicite. Sa structure logique pose que :

Je suis X. Pour faire Y, il faut être X.

25L’auto-définition du candidat s’inscrit dans une structure proche du syllogisme inachevé analysé dans le cas de [8a]. Encore une fois, la conclusion manque ; c’est au public de prolonger le développement logique de l’enthymème, ce qui donne :

Je suis X. Pour faire Y, il faut être X.
[Vous avez besoin de Y. Vous avez besoin de X. Vous avez besoin de moi]

26Un dernier exemple illustre l’emploi fait par Éric Zemmour de l’implicite qui fonde un enthymème ultérieur :

Note de bas de page 13 :

Il s’agit d’un tweet multimodal, où l’objet caché par le cadrage textuel est visible et – surtout – audible : il s’agit de personnes noires, dont la voix traîne à cause de l’usage du crack. 

[8c] C’est tragique pour tout le monde. Pour ceux qui sont là et pour les riverains. La responsabilité de l’État, c’est de protéger le peuple français. #ZemmourCollineDuCrack #Remigration13 [25.03.2022]

Note de bas de page 14 :

Il y a une page Wikipédia consacrée à la « colline du crack » qui utilise comme sources le journal Le Parisien, la revue Paris Match et du site InfoMigrants.net. Le moteur de recherche Google atteste plusieurs articles ou services télévisés à ce sujet, même si la plupart d’entre eux datent de la période 2018-2019.

27Le candidat se trouve ici à la « colline du crack » de Paris, ainsi nommée en raison du campement où vivent les consommateurs de la substance. En proximité, il se trouve aussi des campements de personnes migrantes en situation d’irrégularité, ce qui a parfois conduit à une consommation de crack par ces dernières14. La structure de l’enthymème est la suivante :

Y (les toxicomanes ?) et Z (les habitants du quartier ?) souffrent à cause
de X ( la consommation de drogue ?). L’État doit protéger le peuple français.

28L’intérêt de cet enthymème réside dans la place faite à l’implicite, qui rend compliqué le repérage de tous les référents, notamment de Y et de X. Comme les solutions politiques proposées découlent de la nature de ces deux éléments, il faut les identifier pour reconstruire les liens référentiels. L’élément du tweet qui éclaircit le lecteur-usager à cet effet, c’est le hashtag. C’est la seule fois où un hashtag introduit une information pertinente (et indispensable) à l’interprétation du texte. Normalement, les hashtags sont employés pour : (a) indexer le tweet dans un fil de tweets autour du même sujet (#Elysée2022 ; #Présidentielles) (b) localiser le lieu de l’énonciation zemmourienne que le tweet cite ou commente (#ZemmourMontSaintMichel, [5c]) ; #ZemmourTrocadero #ZemmourEurope1 [3a]) ; (c) avec une fonction identitaire et de ralliement (Paveau, 2013) proche de celle du slogan, ce qui en fait des hashtags militants (Husson, 2017a) (#JeVoteZemmourLe10avril ; #JeVoteZemmourDimanche [2b] ; #PourLesOublies, [7d]). Le cas de l’exemple [8c] est différent : le hashtag contribue ici à la construction du sens, puisqu’il fournit la solution au problème X mentionné qui consiste en protéger les citoyens : la « remigration », à savoir l’expulsion de toute personne issue ou ayant une histoire de migration, notamment depuis des pays non européens, non occidentaux et non « Blancs ». Le syllogisme s’achève alors idéalement de cette manière :

Note de bas de page 15 :

J’utilise cette expression parce qu’elle permet de s’aligner à la pluralité des référents impliqués par le discours d’Éric Zemmour. Elle réfère donc aux personnes dont l’histoire de migration est récente (comme dans le cas du tweet analysé ici) ou ancienne, et même aux personnes nées en France qui auraient au moins un parent immigré (ou un quelque proche dans son ascendance directe).

Y (les toxicomanes) et Z (les habitants du quartier) souffrent à cause de X ( ?).
L’État doit protéger le peuple français. [La manière de protéger le peuple français, c’est d’expulser les personnes immigrées15].

29La conclusion du syllogisme comporte également une reconfiguration de ses éléments, à savoir la spécialisation du référent de X en (la présence des personnes immigrées) et, par conséquent, la transformation du référent de Y (les toxicomanes) en Y1 (les personnes immigrées) et de Z (les habitants du quartier) en Z1 (le peuple français). Il en découle une nouvelle structure logique qui lie les trois pôles de la violence : Z1, le peuple français, est menacé ou agressé par Y1, les personnes immigrées ; d’où la nécessité d’expulser le sujet agresseur du territoire national. L’étude de ce dernier exemple, avec son imbrication de référents implicites et vagues et de structures paralogiques, exemplifie les stratégies rhétoriques employées par Éric Zemmour. En même temps, il nous permet d’aborder le dernier volet de l’analyse, celui consacré aux stratégies argumentatives du candidat, en prenant en considération les deux arguments de la « remigration » et du « Grand Remplacement ».

5. Stratégies argumentatives contre l’immigration : le cas de « remigration » et de « Grand Remplacement »

Note de bas de page 16 :

L’auteure introduit des sous-catégories ultérieures, comme les « mots-sentences » (cissexisme, body-shaming…) qui peuvent être « jugés », soit porteurs d’une dimension évaluative, soit « non-jugés ». Le rôle de l’analyste dans la détection d’un jugement est correctement souligné par A.-C. Husson (2017) ; de ce fait, je n’emploie pas ici la taxonomie fine de Husson pour esquiver – pour ce qui est du possible – un engagement subjectif de cette ampleur en l’absence d’une justification épistémologique dans le cadre de mon analyse.

Note de bas de page 17 :

On trouve la même fonction du hashtag dans l’exemple [11e], plus bas.

30Le pourcentage élevé de références à l’immigration en co-occurrence avec le mot « peuple » atteste de l’importance de la notion dans la campagne présidentielle d’Éric Zemmour. On peut ranger ce substantif dans la catégorie des « mots agonistiques »16, une notion proposée par Anne-Charlotte Husson (2017b) qui prolonge les travaux de Sophie Moirand sur les « mots arguments » (Moirand, 2007). Le terme réfère à des « unités lexicales intrinsèquement argumentatives qui véhiculent des antagonismes sociaux et font appel à la mémoire discursive » (Husson, 2017b, en ligne). Il s’agit donc de mots travaillés par un interdiscours d’échanges polémiques et d’affrontements, comme dans les exemples [1a] plus haut et [9] ci-dessous, où le hashtag17 met en évidence la portée agonistique de la notion :

[9] Je défends le peuple français qui ne pense plus que l’immigration est une chance pour la France. #ZemmourVsMélenchon [27.01.2022]

31Dans le discours de campagne d’Éric Zemmour, l’immigration est d’ailleurs présentée comme un sujet incontournable, au point d’imaginer un référendum à son sujet le jour même des élections législatives, comme dans l’exemple [10] plus bas, ce qui implique un lien entre capacité de représenter les citoyens et positionnement à l’égard de l’immigration ; mais aussi, l’isotopie de l’immigration peut être convoquée tout en taisant le nom :

[10] Ma première mesure sera d’organiser un référendum sur l’immigration qui se tiendra le même jour que les législatives. Toutes les mesures que j’ai déclinées seront soumises au peuple français. #LeGrandRDV [20.02.2022]

Note de bas de page 18 :

Le tweet intègre la vidéo d’une émission de franceinfo, dont on lit le thème dans un sous-titre : « L’accueil des réfugiés ukrainiens ».

[11] Les Français se sont appauvris car nous sommes le peuple le plus taxé, le plus imposé du monde car nous avons un modèle social ouvert au monde entier qui nous coûte très cher. #JeVoteEricZemmour #FranceInfo18 [04.04.2022]

Note de bas de page 19 :

Pour une discussion des deux formes de l’expression, avec lettres majuscules ou minuscules, v. ce qui suit. Pour une étude détaillée de cette formule, cf. Sini & Attruia (2020).

32L’immigration est donc présentée comme la cause de l’appauvrissement des Français ([11]). Celui-ci n’est pas la seule source d’inquiétude pour le « peuple » évoqué par le candidat, qui fait maintes fois recours à l’expression « Grand Remplacement19 ». Il s’agit d’une formule au sens de Krieg-Planque (2003), issue de la théorie avancée par Renaud Camus, selon laquelle la population européenne sera remplacée par des étrangers à la peau noire et à la religion non chrétienne. La formule, qui a droit de cité dans les discours de la droite internationale, a connu des moments d’oubli et d’essor. Elle est de plus en plus ignorée par le Rassemblement National, dont l’effort de dédiabolisation passe aussi par la prise de distance d’un racisme manifeste, autrefois affiché par les anciens militants du parti (Sini, 2017). En revanche, la formule revient à plusieurs reprises dans les tweets de campagne d’Éric Zemmour, et elle est utilisée presque toujours dans une forme défigée synthétique : on trouve le verbe « remplacer » à l’infinitif ou au participe passé, « remplacé », et l’adjectif « grand » est parfois absent éliminé de l’expression nominale. En outre, le substantif acquiert une minuscule. Cette transformation orthographique marque un passage de statut de l’exceptionnalité du nom propre à l’inéluctabilité du nom commun, un passage qui corrobore l’effet d’évidence de la formule :

[12a] Le Grand remplacement du peuple français par une autre civilisation est le problème majeur. Il y en a bien d’autres dont je parle. Mais le premier problème en France, c’est l’immigration. #le79Inter #Elysee2022 [05.04.2022]

[12b] Il faut arrêter toute immigration. Le peuple français vit un grand remplacement. Les autres candidats veulent arrêter l’immigration illégale sauf qu’elle est liée à l’immigration légale. #LaFranceDansLesYeux #ZemmourPrésident [09.02.2022]

[12c] Je suis là pour sauver la France et le peuple français de son remplacement. #LaFranceDansLesYeux #ZemmourPresident [10.02.2022]

[12d] J’assume ma fermeté : le peuple français est en danger de mort, en danger d’être remplacé par un autre peuple, une autre civilisation. Pour arrêter cela, il faut de la fermeté. #Elysée2022 #JeVoteZemmourLe10avril #ZemmourFrance2 #ZemmourSevran [05.04.2022]

[12e] Le peuple français a peur de mourir. Il ne veut pas être remplacé. C’est l’espoir énorme que je lui donne : vivre, survivre, ne pas mourir, ne pas être remplacé ! #Elysee2022 #ZemmourVsMacron [17.03.2022]

Note de bas de page 20 :

Dans son article, Marion Jacquet-Vaillant trace les itinéraires discursifs du mot dans la presse et les comptes Twitter francophones de 2009 à 2021.

Note de bas de page 21 :

Par exemple, les « Assises de la remigration » organisées en 2014 à Paris par Bloc Identitaire. L’un des intervenants était Renaud Camus.

Note de bas de page 22 :

L’entretien, qui était dans un premier temps passé inaperçu en France, est révélé par Jean-Luc Mélenchon deux mois plus tard. Le dévoilement des positions antimusulmanes d’Éric Zemmour suscite un tollé, et le chroniqueur est licencié de i-Télé.

33Dans le cadre de l’isotopie de l’immigration, il y a aussi la solution au danger posé par le remplacement : la « remigration ». Le terme avait été forgé dans le cadre des sciences humaines et sociales anglophones pour indiquer le retour d’une personne immigrée dans son Pays d’origine ; il s’agit alors d’un terme spécialisé, dépourvu de toute axiologisation. Depuis 2009, « remigration » fait sa parution dans l’univers francophone à travers des formations identitaires d’extrême droite ou leurs militants (Vaillant, 202220). Le sens du terme est alors transformé par ces « passeurs » de notions (Jobard et al., 2020) qui sont les militants identitaires, à la fois récepteurs, producteurs et diffuseurs de concepts dans des publications en ligne et des initiatives d’étude21 ou de rue. Le mot « remigration » est utilisé pour indiquer le rapatriement volontaire ou forcé des personnes ayant des liens migratoires avec un Pays non-européen. Lorsqu’elle est mise explicitement en relation avec le « Grand Remplacement », la notion de « remigration » précise la géographie convoquée par ses soutiens : des pays dont la majorité des habitants est Noire et de religion non chrétienne (notamment musulmane). Le rapport d’Éric Zemmour au terme est ancien : en 2014, lors d’un entretien au quotidien italien Corriere della Sera, il se déclare favorable à un rapatriement forcé des musulmans de France22 ; en 2021, le même sujet est également au centre de la tournée promotionnelle pour son livre La France n’a pas dit son dernier mot (Jacquet-Vaillant, 2022 : 57). Il s’agit donc d’un mot familier au candidat et au public, qui ne revient pourtant que dans deux tweets du corpus (dont un déjà analysé plus haut), mais qui garde son intérêt du fait de son caractère polémique et identitaire :

[13a] 66 % des Français approuvent le ministère de la #remigration des délinquants et criminels étrangers, des fichés S étrangers et des clandestins. Les journalistes disent que c’est clivant. Le peuple pense que c’est consensuel. [29.03.2022]

[13b] C’est tragique pour tout le monde. Pour ceux qui sont là et pour les riverains. La responsabilité de l’État, c’est de protéger le peuple français. #ZemmourCollineDuCrack #Remigration [25.03.2022]

34La « remigration » serait donc la seule solution possible aux maux des Français et à la menace du remplacement. Une autre solution est envisagée :

[14] Pour qu’une nation aussi modeste en superficie redevienne une puissance mondiale influente, il faut que notre peuple ait la volonté d’être puissant, et qu’il développe un réel talent pour la conquête politique, civilisationnelle et culturelle. #ZemmourMontSaintMichel [19.02.2022]

35Cette solution alternative exhorte le « peuple » français à agir : en retrouvant une capacité de « (re)conquête » des civilisations ennemies et en développant une « volonté de puissance », un mot dont les échos interdiscursifs et mémoriels restent troublants.

Conclusion

36Dans cet article, j’ai étudié les effets des affordances discursives de Twitter sur la référentialité du nom « peuple » dans les tweets de campagne présidentielle d’Éric Zemmour en analysant les stratégies de catégorisation et les stratégies rhétoriques et argumentatives employées. Malgré une certaine indétermination apparente, qui est d’ailleurs cohérente avec les caractéristiques des discours populistes de droite et de gauche, les contraintes discursives de Twitter, et notamment la condensation sémantique qui découle du nombre limité de caractères disponibles, contribuent à établir des liens référentiels assez précis entre le signifié et son signifiant. L’ambiguïté du substantif « peuple » n’est pas précisée par le biais d’opérations de catégorisation et définition, mais à travers la fabrication d’un « désordre du discours » qui joue en premier lieu sur l’implicite, le vague, les paralogismes, tels que les enthymèmes. En deuxième lieu, ce sont les arguments utilisés par le candidat en co-occurrence avec le mot « peuple » qui contribuent à façonner un portrait clair de l’ennemi du « peuple français » et, par conséquent, du peuple lui-même. Notamment, l’emploi de la formule « (grand) remplacement » et l’argument de la remigration, deux concepts propres à l’univers de l’extrême droite, permettent de reconnaître dans la figure de l’agresseur du « peuple » toutes les personnes d’origine non européenne et de religion non chrétienne, ce qui équivaut presque toujours, dans le discours zemmourien, à indiquer les personnes Noires et musulmanes. Le « peuple » zemmourien est donc un peuple de gens à la peau blanche, de religion chrétienne, établis en France depuis des générations, qui n’a aucun espoir de « se sauver » qu’à travers l’expulsion des « corps étrangers » du territoire français. Il s’agit donc de séparer le « peuple » véritable d’un « peuple » envahisseur. L’identification du sujet populaire légitime avec un ethnos identifiable par le biais de traits somatiques et vestimentaires (on pense au voile, la caractéristique qui marque « les autres ») est typique des populismes de droite. Pourtant, l’intérêt de cette analyse ne réside pas tant dans la filiation du discours zemmourien de sa matrice idéologique d’extrême droite, ce qui serait escompté ; il se trouve plutôt dans l’étude des stratégies employées pour dire tout en faisant semblant de taire. D’une part, le discours zemmourien sur Twitter abonde en stratégies rhétoriques reposant sur l’implicite (tautologies apparentes, indétermination sémantique, enthymèmes), qui créent des liens référentiels par le biais de raccourcis cognitifs ; de l’autre, les stratégies argumentatives exemplifient sans aucune ambiguïté la nature de l’ennemi menaçant. Cela implique une reconnaissance du jeu complexe de stratégies implicites et explicites : l’imbrication de ces stratégies sollicite le public à se faire complice dans la reconstruction d’un sens qui se veut logique, mais qui reste au fond abusif.