Le personnage du Méchant dans Le Neveu de Rameau et dans le Dictionnaire philosophique : étude d’une ambivalence lexicographique au XVIIIe siècle The Villain as a character in Rameau’s Nephew and in the Philosophical Dictionnary: A Study of an ambivalent lexicography in the 18th century
À partir de quel moment pouvons-nous dire qu’un personnage est méchant ? À la différence de certaines figures stéréotypées, certaines formes de malfaisance témoignent d’une plasticité étonnante. En mobilisant plusieurs définitions du XVIIe et du XVIIIe siècles, nous les confrontons à certaines manifestations de cette méchanceté au sein de la littérature, notamment dans Le Neveu de Rameau de Diderot et dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Les personnages, étant des constructions d’idées, s’incarnent dans des dialogues ou à travers des anecdotes. Les idées qui en découlent visent à s’éloigner de l’image du bourreau machiavélique jusqu’à le voir apparaître comme une victime, invisible et médiocre.
Precisely when can we say that a character is wicked? Contrary to some stereotypical figures, other forms of malignity show surprising malleability. Gathering several definitions from the 17th and 18th centuries, we compare them to some occurrences of this malice in literature, especially in Rameau’s Nephew by Diderot as well as in Voltaire’s Philosophical Dictionary. These characters are constructed from ideas, which can be found in numerous dialogues and anecdotes. These rich and varied interpretations aim at drifting away from the image of the machiavellian tormentor and to go as far as turning them into an invisible and mediocre victim.
Introduction
1Certains personnages et figures – en littérature ou en histoire – manifestent de la méchanceté. Ils se démarquent de la société, en usant de petites malices, en complotant, voire en incarnant le Mal. Le héros superbe et valeureux (Doubrovsky, 1968) laisse parfois place à d’autres personnages, moins idéalisés et pourvus de failles. En somme, la figure du méchant, idée relative aux perceptions, est sans cesse interrogée, et c’est encore davantage le cas aujourd’hui, notamment dans la culture populaire (Jost, 2018).
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Troisième édition (1740).
2Comment définit-on le méchant ? Dans un siècle qui valorise autant les dictionnaires, il semble approprié de se référer, étant donné sa perspective normative, au Dictionnaire de l’Académie française1. On y trouve la définition suivante :
Mauvais, qui n’est pas bon, qui ne vaut rien dans son genre […]. Il signifie encore, qui manque de probité, qui est contraire à la justice […]. On appelle aussi, méchant, par une légère plainte, celui qui a fait quelque petite malice […]. Méchant, est quelquefois substantif, & signifie, un homme de mauvaise vie, de mauvaises mœurs (Dictionnaire de l’Académie française, 1740).
3Entre sa première édition (1694) et sa huitième (1935), on retrouve peu de variations et il est légitime de se poser la question d’une telle stabilité – à moins qu’il ne s’agisse d’une forme de conservatisme. Selon une définition proche du Dictionnaire de Trévoux (1752), le méchant, dans le Dictionnaire de l’Académie française, peut se rendre coupable à la fois de petites et de grandes malices. Ne respectant pas les normes sociales, et ce depuis un prisme utilitaire ou encore moral, il n’est pas jugé « bon ». C’est celui qui fait du mal aux autres, malveillant par degrés.
4Cette définition montre que les termes en question n’ont pas particulièrement évolué depuis, mais aussi que ce sont des problématiques atemporelles. Aujourd’hui encore, on se demande ce qui définit la méchanceté, ses différentes articulations, et l’intérêt d’être bon. Au-delà de cette définition simplifiée, nous ne souhaitons pas définir le Mal et le Bien, sinon plutôt en savoir plus sur l’image de ces personnages méchants, en nous concentrant sur cette idée de méchanceté, tantôt relative, tantôt effroyable. Comment sont-ils perçus par les auteurs, les romanciers du XVIIIe siècle ? Dans quelle mesure les définitions ci-dessus s’appliquent-elles ?
5Nous l’avons remarqué, la méchanceté se manifeste d’une manière ambiguë. À partir de ce constat, nous proposons une autre définition qui traduit davantage cette plasticité, à savoir celle de l’article de l’Encyclopédie sur la méchanceté. Ensuite, nous choisirons deux exemples opposés, en premier lieu dans Le Neveu de Rameau, et en second lieu dans quelques remarques de Voltaire, essentiellement extraites du Dictionnaire philosophique. Ce choix de corpus se justifie par la manière des auteurs d’incarner leurs idées de morale et de philosophie à travers une forme de fiction. Pour Diderot, c’est l’échange philosophique qui vise à personnifier ses pensées, en présentant un portrait particulièrement nuancé du criminel. Dans le cas de Voltaire, c’est le caractère anecdotique et fictionnel du personnage fanatique qui accentue l’image effroyable de son entreprise. Les textes sont très variés et ne correspondent pas au même thème ni à la même visée, et c’est justement ce qui met en évidence la richesse qui en émane : la morale derrière la méchanceté ne se trouve pas dans un seul cadre – elle peut être notamment sociale, politique, criminelle –, avec des situations foisonnantes qui échappent aux explications normatives.
1. Une multiplicité de sens
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Nous ne faisons pas référence à la critique, mais plutôt aux canons esthétiques et littéraires.
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Quant à l’histoire littéraire du XVIIe et du XVIIIe siècles, l’article « Méchant » du Dictionnaire européen des Lumières (Delon, 2007) fournit une très belle synthèse.
6Les définitions précédentes, c’est-à-dire celle du Dictionnaire de l’Académie française et du Trévoux, pointent du doigt la diversité de la méchanceté. Son sens n’a pas évolué aujourd’hui2, soulignant cette dichotomie entre le positif et le négatif, un négatif en dissonance avec le Beau et le Bon. Il existe probablement tant de manifestations de la méchanceté qu’il n’est pas question de les énumérer3. Toutefois, il semble intéressant de s’éloigner de cette idée de malice qui s’exprime à travers une seule définition, mais également de rendre compte de cette richesse au XVIIIe siècle. L’article de Jaucourt dans l’Encyclopédie est davantage en mesure de nous éclairer :
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Encyclopédie (1765, X, p. 219b). Article dû au chevalier De Jaucourt.
MÉCHANCETÉ, s. f. & MÉCHANT, adj. (Morale.) Nouveau terme fait pour notre nation en particulier, & qu’il faut définir. C’est une espèce de médisance débitée avec agrément & dans le goût du bon ton. Il ne suffit pas de nuire, il faut surtout amuser, sans quoi le discours le plus méchant retombe plus sur son auteur que sur celui qui en est le sujet. La méchanceté dans ce goût, dit l’auteur des mœurs, se trouve aujourd’hui l’âme de certaines sociétés de notre pays, & a cessé d’être odieuse sans perdre son nom : c’est même une mode ; cependant les éminentes qualités n’auraient pu jadis la faire pardonner, parce qu’elles ne peuvent jamais rendre autant à la société que la méchanceté lui fait perdre ; puisqu’elle en sape les fondements, & qu’elle est par là, sinon l’assemblage, du moins le résultat des vices. Aujourd’hui la méchanceté est réduite en art : elle tient communément lieu de mérite à ceux qui n’en ont point d’autre, & souvent leur donne de la considération dans plusieurs coteries. Les petits méchants subalternes se signalent ordinairement sur les étrangers que le hasard leur adresse, comme on sacrifiait autrefois dans quelques contrées ceux que leur mauvais fort y faisaient aborder. Les méchants du haut étage s’en tiennent à leurs compatriotes, & les sacrifient impitoyablement au moindre trait heureux qui se présente à leur esprit & qui peut porter coup. C’est ainsi qu’en un seul jour ils flétrissent la réputation de plusieurs personnes, qui n’ont d’autre tort que d’en être connues. La vertu tremble à leur aspect, & la médisance leur prête ses couleurs les plus odieuses ; mais qu’ils sachent qu’à l’instant qu’ils amusent, leur méchanceté les fait détester des honnêtes gens. Tout le monde devrait encore s’accorder à les tourner en ridicule. Je ne crois pas qu’en général les Français soient nés avec ce caractère de méchanceté qu’on leur reproche ; naturellement touchés de la vertu, ils la respecteraient si l’exemple & la coutume n’étaient les tyrans de tous leurs usages. (D. J.4)
7Le caractère fictionnel, mais aussi anecdotique, domine le texte. En effet, Jaucourt définit l’idée de méchanceté par certaines de ses manifestations : on imagine alors des personnages, que ce soit les « petits méchants subalternes » ou les « méchants du haut étage », qui accomplissent des actions, ont des pensées spécifiques. Dans le cadre d’une définition, ces personnages interagissent, provoquent l’indignation ou l’empathie. Ce sont des procédés relativement courants dans l’Encyclopédie. L’aspect didactique vise à persuader en adoptant une approche contemporaine du lecteur du XVIIIe siècle, qui rend l’article plus vivant. Jaucourt pointe en particulier la Calomnie et la Médisance, dont ont eu particulièrement à souffrir les encyclopédistes. Il étaie son raisonnement à partir d’un exemple lié à la vie mondaine, tiré d’un comportement amplement propagé, fléau qui menace les valeurs morales. Les antagonistes ne sont pas des sanguinaires ou des hors-la-loi, mais à l’inverse, des êtres malins qui s’adaptent, et tout bien considéré, sont bien plus dangereux. Ces événements, qui peuvent être considérés comme des faits divers, sont plus graves qu’on ne l’imagine. Ainsi la dimension anecdotique n’est pas uniquement présente pour persuader, elle est aussi politique.
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Article « Encyclopédie » dû à Diderot (Encyclopédie, 1755, V, p. 635a).
8Le Dictionnaire de l’Académie française et celui de Trévoux distinguent tous les deux une méchanceté par degrés, sans pour autant approfondir ces idées. C’est une perspective effectivement synthétique, et l’Encyclopédie excède ce cadre, avec des articles très exhaustifs. On sort des sentiers battus, ce qui est une caractéristique habituelle du projet de Diderot et d’Alembert, en abordant la définition d’une manière singulière : il s’agit de « changer la façon commune de penser5 ». Cette idée de méchanceté par degrés est également présente mais plus approfondie : ce n’est plus réellement la définition de la méchanceté, mais plutôt celle de ses procédés, et des subtilités qui en découlent. L’honnête homme est étranger à ces pratiques, mais ses pairs en sont effectivement amusés ; le méchant n’est pas une figure déviante à bannir, mais un être mondain qui persifle aux dépens des autres. On peut parler d’une forme de théâtralisation où le protagoniste amuse la galerie – tout en faisant souffrir. Jaucourt ne propose pas réellement une définition, mais quelques exemples distincts, comme il le dit, dans « certaines sociétés de notre pays ». Ainsi, cette méchanceté est un effet possible de la part de ces personnages, mais elle n’est nullement systématique.
9Est-ce l’intention de faire rire aux dépens d’autrui – la médisance ou la calomnie – qui fonde l’action méchante, ou bien cette dernière est-elle première, théâtralisée selon la mode pour obtenir un double effet ? Qu’en est-il de ceux qui rient de la méchanceté ? Tombent-ils dans ce travers également ? La méchanceté par action ou par complaisance est peut-être aussi condamnable. La conclusion qui émerge de toutes ces explications exprime une forme de tolérance vis-à-vis des petites sournoiseries. La grande méchanceté serait tapie dans l’ombre, avec de grands desseins, dangereuse, susceptible de détruire la société. De l’autre côté, la petite malice ne serait pas aussi destructrice, peut-être maladroite, mais acceptable. L’auteur de l’article y fait allusion sans s’y attarder, et c’est peut-être proportionnel au danger représenté. En partant de cet exemple, il est ainsi possible de dégager plusieurs idées, outre son caractère anecdotique et fictionnel. Le lecteur ne peut s’empêcher de se demander où se placer, c’est-à-dire s’il est possible de condamner ces actions, contraires à une quelconque morale. Effectivement, la justice n’est pas transgressée, aucune action directe n’est menée à l’encontre d’une personne. Il s’agit plutôt un jeu de manipulation, et c’est dans ce cadre, de plus en plus présent, que l’encyclopédiste décide de fonder tout un article autour d’un cas spécifique.
10On est en droit de se demander, à la lumière de ces réflexions, s’il s’agit de la seule méchanceté qui n’en est pas réellement une. Les précédentes questions posées montrent que la méchanceté ne peut être définie dans son sens strict, comme on l’a constaté à travers la première définition du Dictionnaire de l’Académie française et du Dictionnaire de Trévoux. Sans nous attarder à la culture des salons, même s’il s’agit ici d’un thème qui mérite un développement poussé, nous aborderons deux autres « méchancetés » qui sortent de la première définition.
2. Une forme de fascination pour le Mal
11Morale et philosophie, aux yeux des Lumières, suivent la même perspective, comme en témoigne Voltaire dans son article « Philosophe » (Voltaire, 2013, p. 433-446). Toutefois, si ce raisonnement s’applique dans une moindre mesure, il est tout de même nécessaire de nuancer ces propos. On peut penser à ce passage représentatif de la pensée de Diderot : « Une seule chose peut nous rapprocher du méchant ; c’est la grandeur de ses vues, l’étendue de son génie, le péril de son entreprise » (Diderot, 1990, p. 197).
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Il est important de préciser que ce raisonnement n’est pas systématiquement applicable aux idées de Diderot, car ses pensées évoluent, mais bien au cadre du Neveu de Rameau. Cet ouvrage n’étant pas réellement daté, il est difficile de les situer dans le temps. En réalité, on est dans un moment où le philosophe nuance ses idées sur la morale, tout en continuant à défendre celle-ci (Pujol, 2016).
12L’auteur ne glorifie pas la méchanceté, c’est au contraire un défenseur de la vertu. Il faut considérer son entreprise comme la tentative de compréhension d’un sujet d’étude, à la manière d’une « autopsie » du méchant6. Incarnée par un Neveu étrange et maladroit, cette maturation d’idées prend forme dans un dialogue, Le Neveu de Rameau, initialement intitulé Satire seconde. Les modalités de la rencontre reflètent le statut accordé au personnage du Neveu, appelé « Lui ». Rencontré dans un café, perçu comme bizarre et impertinent, le personnage éponyme est « […] un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison » (Diderot, 1989, p. 70). Faisant preuve d’une hygiène douteuse un jour, élégant et bien vêtu le lendemain, il navigue indéniablement entre les deux bornes relatives aux mœurs et à la Raison. Diderot-Moi en est intrigué, fasciné jusqu’à l’estimer par moments, étonné lui-même de ses constats. Ce personnage fantasque n’est pas réellement méchant par définition : il n’a pas d’image sinistre, aucun ignoble méfait n’est commis par lui. Aux yeux du philosophe, il transpire la médiocrité. « Meschéant », malheureusement né, une partie de l’image de cet étrange personnage repose sur son hérédité (Stenger, 2017, p. 76).
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DPV, XII, p. 54-57.
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La note de la critique a attiré notre attention : « Diderot ayant toujours affirmé son admiration pour les individus que la société n’a pas pu uniformiser, il faut donner au démonstratif tout son sens : l’originalité de J.-F Rameau est de celles que Diderot méprise, au contraire de certaines autres. »
13Si le Neveu de Rameau a existé7, son image est partiellement arrangée par Diderot jusqu’à correspondre à cet échange philosophique ambivalent. Au-delà des pensées de Rameau-Lui, l’auteur n’apprécie pas entièrement les propos et la vie du Neveu, il « n’estime pas ces originaux-là »8 (Diderot, 1989, p. 72). Or, l’un des moments-clés du dialogue est perceptible via une forme de fascination observée chez l’anti-héros, à travers l’anecdote qu’il rapporte sur le « renégat d’Avignon » :
S’il importe d’être sublime en quelque genre, c’est surtout en Mal […] Pendant la nuit, le renégat se lève, dépouille le Juif de son portefeuille, de sa bourse et de ses bijoux ; se rend à bord, et le voilà parti. Et vous croyez que c’est là tout ? Bon, vous n’y êtes pas […] Le sublime de sa méchanceté, c’est d’avoir été lui-même le délateur de son bon ami l’israélite, dont la sainte Inquisition s’empara à son réveil, et dont, quelques jours après, on fit un beau feu de joie. Et ce fut ainsi que le renégat devint tranquille possesseur de la fortune de ce descendant maudit de ceux qui ont crucifié Notre Seigneur […] L’atrocité de l’action vous porte au-delà du mépris ; et c’est la raison de ma sincérité. J’ai voulu que vous connussiez jusqu’où j’excellais dans mon art ; vous arracher l’aveu que j’étais au moins original dans mon avilissement, me placer dans votre tête sur la ligne des grands vauriens (Diderot, 1989, p. 151-156).
14Le Neveu assume entièrement des propos fantasques, du moins selon Moi, déstabilisé par ces propos outrageux. Le Renégat d’Avignon s’est lié d’amitié avec un Juif, pour ensuite le trahir atrocement. On assiste à une scène qui vise à provoquer l’indignation, où le vagabond se réjouit de cette tragédie au point d’admirer la subtilité et le brio du Renégat. Le Neveu de Rameau y voit un acte sublime : il devient possible de briller par la méchanceté. Mieux encore, selon lui, le Méchant excelle par ses actes innommables, et cette dimension poétique inciterait à lui pardonner ses travers. Le Neveu est fasciné, et c’est justement cette composante qui suscite son élan. Il est admiratif, voit du beau là où le Philosophe demeure dubitatif. À bien y réfléchir, « Lui » n’est pas un méchant et ne symbolise pas la méchanceté – c’est plutôt un personnage porte-parole de cette dernière. Cet extrait montre un Diderot constatant que l’art consiste à se jeter dans les extrêmes (Diderot, 1990, p. 207).
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D’après Roland Mortier : « […] Diderot attache de l’importance au caractère, et donc aux dispositions naturelles, par rapport à l’éducation, à la pression sociale, au métier et à l’action des circonstances. Il voit une donnée immédiate de la nature […] L’importance des caractères est telle, aux yeux de Diderot, qu’il leur a consacré la quasi-totalité d’un texte remarquable […] » (Mortier, 1997, p. 405).
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La figure du « faux-méchant » se rapproche de la culture salonnière typique de la France des Lumières avec son art de la conversation qui invite à distraire, voire à choquer les interlocuteurs. C’est un univers complexe où les enjeux politiques sont omniprésents (Lilti, 2005).
15C’est à cette évocation qu’il est possible de saisir la portée d’une telle verve. La fascination de Diderot pour la figure du méchant est singulière. Une véritable inversion des rôles apparaît : ce n’est plus le Philosophe qui transmet son savoir, ses réflexions sur la morale. C’est au contraire le Neveu de Rameau qui initie celui-ci à une autre réalité et à « l’unité de caractère9 ». On pense aussitôt à l’article de l’Encyclopédie sur la Méchanceté, introduit précédemment, et à cette complaisance vis-à-vis de ses pairs. Il est tout aussi difficile de comprendre le positionnement de Diderot-Moi. Il manifeste son désaccord par moments, sans pour autant fournir de contre-argument et défendre ses opinions. Le faux-méchant10 amuse la galerie, à savoir celle du Philosophe, mais aussi du lecteur, contribuant à la légitimité d’un discours déconcertant. La présentation du personnage, son hygiène, son aura bouffonne favorisent le rire, bien entendu à ses dépens. La comparaison avec l’article de l’Encyclopédie met plus encore l’accent sur une sorte de crise. « Composé de hauteur et de bassesse », le Neveu arbore des caractéristiques multiples, que ce soit ce méchant sadique, ou l’image ridicule qu’il renvoie par de petites actions qui ne correspondent pas à l’acte ignoble qu’on craint. Il parle de l’acte sublime d’un renégat, mais ne participe pas à cette ignominie. Cette oscillation entretient un malaise, celui d’un personnage qui tente d’être un méchant. Comme il le dit lui-même, il aspire à « […] arracher l’aveu [qu’il était] au moins original dans [son] avilissement ». Cet avilissement est à prendre avec des pincettes, car si on y réfléchit, on découvre un personnage qui parle simplement de la méchanceté des autres, et non pas de la sienne. En effet, la médiocrité reste son partage. C’est comme un spectateur qui invite le lecteur à imiter sa fascination. L’expérience est pratiquée en faisant appel à d’autres personnages qui ne sont pas présents dans l’œuvre.
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Nous faisons référence à Diderot, mais aussi à Moi. En effet, ce dernier est dubitatif, mais n’est pas fermement opposé aux opinions de Lui. L’ambiguïté est ainsi entretenue.
16Comme le rappelle Diderot dans sa correspondance, « […] j’ai de tout temps été l’apologiste des passions fortes. Elles seules m’émeuvent. Qu’elles m’inspirent de l’admiration ou de l’effroi, je sens fortement » (Diderot, 2010, p. 301). S’il condamne les fanatiques, il révère la sensibilité et l’inspiration, et cette dualité se remarque dans Le Neveu de Rameau. À la manière du rhapsode (Platon, 2008), l’enthousiasme chez Diderot pour ce double enjeu comporte plusieurs niveaux. Lui est enthousiaste en parlant du renégat d’Avignon, et le spectateur11 est contaminé par cette ferveur. Le choix du héros, en tant que personnage principal, n’est nullement dénué de sens. Sa simple existence constitue une remise en question des préceptes moraux. Il bouleverse l’univers du philosophe :
Vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un certain tour d’esprit romanesque que nous n’avons pas, une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu ; vous l’appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde ? En a qui peut. En conserve qui peut. Imaginez l’univers sage et philosophe ; convenez qu’il serait diablement triste (Diderot, 1989, p. 114).
17Aucune réponse n’est fournie. Le débat reste ouvert. Lui et Moi détiennent tous les deux des arguments pertinents. L’ambiguïté de la visée philosophique sert l’idée de porosité de la morale, tout en mettant en relief une réalité sociale. Le Neveu de Rameau répond partiellement à différentes questions morales, notamment à l’idéal philosophique de Diderot-Moi, semblable à une fable pour le commun des mortels. Le philosophe est en effet un être d’exception qui observe les autres du haut de sa tour d’ivoire, en décalage avec l’ordre social et les affects communs. Le débat met en lumière la complexité de deux enjeux : d’une part le fondement de la vertu, et d’autre part la conception de cette dernière comme inhérente à l’Homme. Le vice et la vertu appartiennent-ils à la nature humaine, ou à des constructions sociales ? La figure du criminel, et plus généralement du méchant, génère une crise vis-à-vis des concepts moraux. L’être déréglé est soumis à une enquête, et l’existence du Neveu vise à dissocier le Sublime du Moral. L’admiration de Diderot est esthétique, plus que morale. Dans une certaine mesure, l’existence du criminel, dans le cadre d’une discussion, permet de reconnaître partiellement sa place dans la société, ou plutôt de soulever la problématique liée à son absence, impliquant une autre configuration du méchant – Lui ne fait pas de mal, mais il applaudit la méchanceté des autres. Cette discussion est possible grâce à un détachement philosophique de la part de Diderot (Moi), qui se gagne par les différentes tentations intellectuelles et morales suggérées par Lui (Mortier, 1961, p. 295). Il peut partager ses crimes, sa perception du monde, et la défendre. On ne parle plus du criminel, on parle avec lui.
18À plusieurs reprises, le Philosophe est tourné en ridicule. Il n’est plus un exemple, mais au contraire un idéaliste marginal. C’est là où il est possible de percevoir une similarité entre les deux personnages : Lui et Moi sont tous les deux des marginaux de la société, chacun à sa façon. Lui l’est, car il est considéré comme un fripon, méprisant la morale. Moi l’est tout autant, puisqu’il arbore une conception certes estimée et glorifiée de tous, mais impossible à réaliser. S’il est loisible au philosophe d’atteindre un certain degré de remise en question à travers un certain idéal de pensée, il ne peut être suivi par ses pairs. Il est loué, estimé, peut-être idolâtré, mais sa pensée est aussi marginale que celle du criminel. Le Philosophe, invisible d’une certaine manière, est dans l’impossibilité de transmettre ses idées de morale. Le point commun aux deux « parties » ou « faces » de Diderot réside dans la recherche d’un idéal : elles sont toutes deux fascinées par le génie – en bien ou en mal – sans pour autant l’atteindre.
3. Un danger invisible ?
19Si le méchant – ou plutôt le faux-méchant – peut devenir un objet de fascination et d’étude, il peut également inspirer une aversion prononcée, voire être craint, combattu. Comment se comporte-t-il en société ? Comment interagit-il avec ses pairs ? Le meurtre peut survenir à tout moment. Si un auteur peut rendre compte de cette dimension meurtrière et folle, c’est indéniablement Voltaire. L’un des extraits les plus représentatifs de cette pensée apparaît dans l’article « Fanatisme » :
Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un enthousiaste ; celui qui soutient sa folie par le meurtre est un fanatique. Jean Barthélemy Diaz, retiré à Nuremberg, qui était fermement convaincu que le pape est l’Antéchrist de l’Apocalypse, et qu’il a le signe de la Bête, n’était qu’un enthousiaste ; son frère Alfonse Diaz, qui partit de Rome pour aller assassiner saintement son frère, et qui le tua en effet pour l’amour de Dieu, était un des plus abominables fanatiques que la superstition ait pu jamais former (Voltaire, 2013, p. 105).
- Note de bas de page 12 :
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Voltaire parle d’« enthousiasme raisonnable ».
20Le constat est simple : le fanatique est celui qui quitte le domaine du songe pour commettre l’irréparable. Il devient un assassin sanguinaire, en décalage avec la réalité. L’intention de Voltaire consiste à empêcher ces bains de sang. Dans le cas présent, nous sommes donc en présence d’une nouvelle manifestation de la « méchanceté ». Contrairement à la bassesse du Neveu chez Diderot, c’est l’action qui caractérise ce criminel. S’il était possible de retrouver chez le Neveu un certain enthousiasme, certes discutable, dans le Dictionnaire philosophique, il s’agit d’une agitation pouvant mener jusqu’au fanatisme meurtrier. Cette agitation devrait se heurter à la Raison12 et à la vertu. En ne respectant pas ces deux conditions sine qua non, on s’expose à un incident funeste comme celui de la Saint-Barthélemy.
- Note de bas de page 13 :
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Voir l’article « Superstition » (Voltaire, 2013).
21Ce qui est particulièrement intéressant dans cet extrait, c’est l’idée de prévenir le mal. Il n’est plus question de pourchasser un criminel ou de le punir. On assiste à une tentative de comprendre la source de ce mal, de l’éradiquer avant sa formation. Pour l’auteur, emprisonner les criminels n’est pas une solution, puisqu’ils sont fabriqués et contaminés par des faux prophètes se servant de leur crédulité13. Ce qui intéresse Voltaire, ce sont ceux qui ne sont pas encore tombés dans cette violence. Comme on le retrouve dans l’article « Méchant » du Dictionnaire philosophique, la méchanceté n’est pas innée, elle survient plus tard. Cette transformation, semblable à une maladie, vient non seulement de facteurs extérieurs mais elle est aussi initiée par ces manipulations. Comment tombe-t-on dans cet état irréversible ? L’article « Enthousiasme » décrit cette métamorphose :
Qu’entendons-nous par enthousiasme ? Que de nuances dans nos affections ! Approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage : voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre âme humaine (Voltaire, 2013, p. 59).
22Sous forme de gradation, l’âme est prise en pitié, car torturée par tous les mouvements violents, issus de cette inspiration. L’enthousiasme passe par plusieurs étapes, un crescendo émotionnel opposé à la conduite rationnelle, et s’il n’est pas contrôlé, il mène jusqu’à la folie et au meurtre. Dans le cadre de la méchanceté, la transition qui s’empare de l’esprit fragile s’inscrit dans une perspective singulière : on craint la venue, voire la « fabrication » d’un criminel. Cet état d’inspiration façonne le futur meurtrier par des délires et un mouvement violent des affects. C’est un méchant en acte, et non en pensée. C’est tout le contraire du Renégat d’Avignon qui mesure la monstruosité de ses desseins, en éprouve du plaisir, ce qui entre parfaitement dans le cadre de la méchanceté. Dans le cas présent, nous observons originellement une volonté altruiste, et la notion de Mal est occultée au profit d’une mission céleste, jugée plus importante. L’attitude de Voltaire traduit d’ailleurs une certaine méfiance vis-à-vis de la tradition platonicienne de l’inspiration. Roland Mortier aborde cette idée à propos de l’article « Enthousiasme » :
Le philosophe [Voltaire] se méfie du sens originel du terme, trop proche de l’état de délire et de transes […] La nature excessive de cette frénésie, son intempérance même est proche du fanatisme et donc éminemment suspecte […] (Delon, 2007, p. 405).
23Cette prise de position de la part de Voltaire rend compte d’une certaine forme de peur liée aux Enthousiastes. Ce sont des meurtriers, et en raison de leur fureur et de leurs certitudes, les lois et les châtiments ne peuvent les arrêter. Le danger des Enthousiastes vient de deux raisons : d’une part leur insensibilité aux lois, et d’autre part le caractère contagieux de leur affection. L’article « Fanatisme » aborde ce rapport singulier :
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c’est comme si vous lisiez un arrêt du Conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’Esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre (Voltaire, 2013, p. 110).
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Cet article « Enthousiasme » est la continuation de celui du Dictionnaire philosophique (Voltaire, 2013) et porte le même intitulé.
24Le fanatique ici légitime sa méchanceté. Il n’est méchant que pour les autres, qui suivent une autre foi ou un certain ordre social, probablement en contradiction avec la morale religieuse revendiquée. Le châtiment n’est pas compatible avec cet élan dangereux. Ce danger doit être prévenu, puisqu’il n’est ni prévisible ni raisonnable. Il est hors de question de discuter avec le criminel, considéré comme déraisonnable et dangereux. Là où, dans Le Neveu de Rameau, on discute avec un faux-méchant, dans le cas présent, le futur-méchant n’est pas présent. On ne sait où il est, on craint sa présence. On ne lui accorde pas le droit de parole, car ses « accès de rage » sont susceptibles d’actes immondes. La volonté d’« écraser l’infâme» passe par l’examen et la prévention des excès émis au nom de la religion. Plus encore, la menace est à la fois visible et cachée. Sans avoir encore commis d’acte effroyable, on est d’ores et déjà considéré comme un criminel. Le thème de la contagion est particulièrement sensible dans les Questions sur l’Encyclopédie, au sein de l’article « Enthousiasme14 » :
Ignace communique son enthousiasme à un autre Espagnol nommé Xavier. Celui-ci court aux Indes dont il n’entend point la langue, de là au Japon, sans qu’il puisse parler japonais ; n’importe, son enthousiasme passe dans l’imagination de quelques jeunes jésuites qui apprennent enfin la langue du Japon. Ceux-ci après la mort de Xavier ne doutent pas qu’il n’ait fait plus de miracles que les apôtres, et qu’il n’ait ressuscité sept ou huit morts pour le moins. Enfin, l’enthousiasme devient si épidémique qu’ils forment au Japon ce qu’ils appellent une chrétienté. Cette chrétienté finit par une guerre civile et par cent mille hommes égorgés ; l’enthousiasme alors est parvenu à son dernier degré qui est le fanatisme, et ce fanatisme est devenu rage (Voltaire, 2010, p. 127).
25Comme dans l’article « Fanatisme », entre autres, Voltaire rend ses personnages vivants, et c’est davantage le cas ici. Ce dernier fournit un cadre historique, personnifie les fanatiques en les nommant. La fiction sert à pointer du doigt l’urgence : il faut les arrêter avant qu’ils ne puissent provoquer une guerre civile. Véritable « épidémie », la ferveur se communique en toute circonstance : les barrières géographique, linguistique et culturelle ne constituent aucunement des obstacles. Voltaire présente un exemple à travers lequel nous comprenons qu’une seule personne peut répandre ses songes jusqu’à déclencher des guerres sanguinaires. Le ton alarmant de Voltaire suggère une suspicion à l’encontre des excès religieux, comme le montre l’analyse de David Matteini :
[…] Voltaire semble donc identifier l’enthousiasme à l’exécrable fanatisme religieux, forme de déraison dangereuse qui conduirait à la corruption de la vraie religion naturelle et, plus dangereusement encore, à la régression de l’homme vers un état de superstition primaire. Le philosophe, opposé à toute forme de providentialisme et de fatalisme, et en accord avec la tradition déiste anglaise, élabore le concept de fanatisme par quasi-synonymie à celui d’enthousiasme, l’incluant également dans le champ du religieux (Matteini, 2022, p. 70-71).
- Note de bas de page 15 :
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Voir l’article « Superstition » (Voltaire, 2013).
26Le rapport entre enthousiaste et crime attire notre attention puisqu’il s’agit d’un crime potentiel. Innocent et criminel à la fois : les lois ne sont pas en mesure de s’adapter à ce déviant. Il n’est concerné ni par une quelconque punition ni par le pardon. L’idée de maladie s’y attache également. L’enthousiaste n’a pas réellement conscience de ses actes. Selon lui, ses actions participent à une mission d’ordre divin ; il est incapable de concevoir ses erreurs, et ceux qui ne partagent pas sa croyance peuvent être considérés comme des obstacles à repousser. Il confond songes et réalité. Assimilée à une « gangrène », sa figure n’appartient pas au modèle de la vertu. Elle est instable, imprévisible, et cet état finalement désordonné et disparate ne repose aucunement sur la raison. C’est une manifestation qui enrichit ce personnage. Il est semblable à une entité : on ne peut échanger avec lui, puisqu’il est partout, tout en n’étant nulle part. En arrivant à son dernier stade de mutation, il perd sa raison et sa conscience, peut-être son humanité. L’ennemi, ce n’est pas lui, ce sont plutôt la superstition, les charlatans et l’ignorance15. Le méchant fanatique n’est pas nécessairement un adversaire à éradiquer, du moins avant son passage à l’acte, et notre attention doit se porter ailleurs. Nous remarquons d’ailleurs que l’enthousiasme et le fanatisme sont deux bornes opposées : ce qui caractérise cette méchanceté « invisible », c’est l’espace qui les sépare. Pouvons-nous dire pour autant que celui qui est pris dans ses songes est un méchant ? Si le fait de fomenter un acte criminel est condamnable, le cheminement de pensée préalable est plus nébuleux. Comme il est impossible de déterminer ce segment lié à la folie, Voltaire, méfiant, préfère écarter tout état qui ne se base pas sur la Raison.
Conclusion
27Au XVIIIe siècle, l’esthétique, la poésie et la morale représentent des enjeux majeurs aux yeux des philosophes. Le personnage du Méchant, dans leurs œuvres, se situe à cette intersection, tantôt fripon, tantôt créatif. Ce n’est pas seulement cette figure effroyable, sanguinaire et basse : on nuance au contraire ses propos. Dans les différents textes parcourus, il est question d’une aversion accrue chez Voltaire, et d’une forme de fascination chez Diderot. Le méchant est condamné par la morale, mais il est valorisé par l’Art ou l’esthétique, car il inspire au public des émotions, et son enthousiasme se transmet. À travers ces trois exemples, on remarque que la méchanceté ne peut être cantonnée à la définition initiale du Dictionnaire de l’Académie. Cette dernière est multiple et nécessite des nuances. De plus, on a abordé des cas spécifiquement gradués où il est question de persiflage, de fascination pour le crime, enfin de crime potentiel. Ces cas révèlent l’impossibilité de réduire la méchanceté à une définition binaire. Il s’agit de situations qui enrichissent la philosophie morale, et il n’est pas question d’y fournir une réponse distincte, mais plutôt d’élargir sa perception morale. Les exemples fournis par l’article de l’Encyclopédie intègrent des acceptions nuancées de la méchanceté. Le thème du rire est présent dans Le Neveu de Rameau, personnage bouffon pour le plaisir du spectateur et du lecteur. Enfin, même si l’individu fanatique est effectivement effroyable par ses actions, son entreprise est susceptible d’être initiée par des personnes « du haut étage ». La plasticité du personnage de « méchant » qui en découle se confirme ainsi.
28« L’autopsie du Méchant » est relative à son déterminisme biologique, mais également aux « conditions » sociales, comme le proclame Diderot et, enfin, à ses intentions. Le futur-méchant n’a pas l’intention de l’être. Il succombe à ses vices tandis que le faux-méchant loue la méchanceté et y voit un acte sublime. Il est alors essentiel de différencier l’acte criminel de son intention. Les deux sont condamnables suivant la situation, ce qui requiert une souplesse d’esprit : non pour accabler les uns, excuser les autres, mais pour les mieux comprendre. Au-delà des doutes et des apparences, l’invention du Renégat d’Avignon est peut-être là pour pointer du doigt des situations où la méchanceté est indiscutable, faisant preuve d’une barbarie et d’un esprit malfaisant sans limites.