Édito

Diane Bracco 
et Thomas Faye 

Sommaire
Texte

1. Du crime dans la ville espagnole : l’écran et la page

1De nombreuses études évoquent les destins croisés de la bande dessinée et du cinéma. Tantôt pour rappeler que BD et cinéma recourent aux mêmes outils et au même métalangage (Cuñarro et Finol, 2013), tantôt pour souligner qu’ils « empruntent […] les mêmes voies d’expression » tout en rappelant que « leur langage est essentiellement différent » (Groensteen, 2005, p. 46). Ils partagent également un intérêt particulièrement appuyé depuis le milieu du xxe siècle pour les univers de la fiction criminelle. Une telle prédilection peut s’expliquer par le fait que ces media du visuel se prêtent à la représentation de l’atmosphère, tout particulièrement urbaine, caractéristique des genres du polar (Madrid, 1989), du noir ou du thriller.

2En tant qu’écritures (audio)visuelles, elles impliquent ce que Pascal Bonitzer (1985) désigne comme l’« exercice d’un droit de regard » du spectateur/lecteur ainsi qu’une instance de contrôle du regard de celui-ci (Eisner, 1985) en lui imposant une image, une série de représentations, et en le guidant vers l’interprétation de ce qui est montré. Ce droit de regard et ce contrôle sont rendus possibles et exercés par le contenu même de l’image montrée, mais aussi par l’évocation, en creux, de ce que l’image ne montre pas et de ce qui, supposément, l’entoure.

3Jan Baetens (2021, p. 6) attribue la proximité entre les deux media au fait qu’ils soient construits sur des images « ‘cadrées’, ce qui implique par définition qu’elles ont aussi un hors-cadre ou hors-champ », sans pour autant manquer de signaler que « le statut de cette zone autour de l’image réalisée n’est pas du tout le même ». Il établit ainsi le cadre en tant qu’élément structurant des langages audiovisuels et bédéiques, et en facteur de sens incontournable des fictions cinématographiques, télévisuelles et iconotextuelles.

4Au cinéma, il s’incarnera dans le plan, rigide et matériellement contraint ; dans la bande dessinée, il prend corps de façon plus souple dans le multicadre (Groensteen, 1999). Dans tous les cas, il interpelle le spectateur/lecteur et s’érige en unité de sens, à la fois homogène en surface et traversée de dialectiques complexes : en imposant des limites à la représentation, il crée un espace au sein duquel il tire sa cohésion des relations qu’il rend possibles entre les éléments qu’il enserre (Fresnault-Deruelle, 1975), tout en leur donnant sens à son tour. Cette réflexion invite ainsi à interroger tous les processus qui, alliant souci du visuel et construction du récit, mènent à la configuration du cadre, à son modelage, à ce qu’il inclut ou exclut, aux limites de l’écran (Bonitzer, 1982, 1985 ; Villain, 1985) aussi bien qu’à celles de la page ou de la planche (Baetens, 2021, 6). Le cadre s’impose comme un maillon essentiel de la structuration des arts séquentiels (cinéma, productions télévisuelles, littérature graphique), dans lesquels il est capable de créer l’illusion d’un mouvement, du temps qui passe, à partir d’une écriture fragmentaire et fragmentée. Il interroge, en somme, les valeurs d’homogénéité et de continuité de la représentation, en influençant la perception. Son appréhension doit donc être paradigmatique et syntagmatique, variant ainsi de la représentation statique contenue dans le cadre, à l’inscription de celle-ci dans le continuum sémiotique qui l’unit aux éléments qui l’entourent.

5C’est à la lumière de ces considérations que nous entendons examiner dans ce numéro les représentations de la ville espagnole au prisme des fictions criminelles dans les media audiovisuels et la bande dessinée. Les atmosphères de mystère, de suspense ou d’angoisse mises en place par les réalisateurs, dessinateurs et auteurs espagnols exploitent le potentiel visuel intrinsèque des genres fondés sur le crime, dérivés d’une littérature policière internationale à la fois inspiratrice et tributaire de l’imaginaire du noir hollywoodien des années 1940-1950, lequel fait la part belle au motif urbain. La profusion de récits policiers publiés chaque année, projetés sur les écrans ou diffusés via les plateformes numériques suggère que le polar, le thriller et le (néo)noir (Memba, 2019) omniprésents dans la création visuelle et audiovisuelle très contemporaine en Espagne, appellent à la figuration et à la représentation par le biais de l’image, ce que confirment les abondantes circulations transmédiatiques de la littérature vers le cinéma, la télévision et/ou la bande dessinée. L’exemple le plus éloquent demeure sans nul doute celui du détective de Manuel Vázquez Montalbán, Pepe Carvalho, dont les aventures urbaines ont fait l’objet dès la fin des années 1970 de multiples adaptations cinématographiques (Tatuaje de Bigas Luna, Asesinato en el Comité Central de Vicente Aranda, El laberinto griego de Rafael Alcázar, Los mares del Sur de Manuel Esteban) et télévisées (série TVE, Olímpicament mort de Manuel Esteban) et continuent aujourd’hui d’être transposées en bande dessinée (Tatuaje, La soledad del mánager et Los mares del sur cosignées par Bartolomé Seguí et Hernán Migoya). Plus récemment, la très populaire trilogie du Baztán de l’autrice basque Dolores Redondo a donné lieu simultanément à une adaptation cinématographique ainsi qu’à une transposition en bande dessinée par Ernest Sala. L’élément urbain a ici plus à voir avec l’idiosyncrasie des villages et petites villes de la Navarre profonde qu’avec les grandes métropoles mais devient signifiant dès lors qu’il s’inscrit en regard des paysages naturels pour dire la permanence des superstitions locales.

6Force est de constater que les genres criminels, popularisés en Espagne par les éminents romanciers du polar de la Transition démocratique (Paredes Núñez, 1989) et renouvelés par les arts et les lettres depuis le début du xxie siècle (Escribà, J. Sánchez Zapatero, 2005-2020 ; Higueras Flores, López Sangüesa, 2017), accordent à l’espace urbain un rôle prépondérant dans l’enregistrement d’une certaine réalité humaine et sociale. Cinéastes et auteurs de bandes dessinées s’approprient la cité et son imaginaire, la convoquent, la stylisent, la fragmentent, la (ré)inventent à l’écran ou sur la page, explorant par l’image l’articulation étymologique entre la ville (polis), le récit policier – entendu ici au sens large – et le politique. Si Madrid et Barcelone demeurent deux incontestables pôles de la spatialité criminelle dans ces productions (cinéma barcelonais de la décennie 1950, cinéma quinqui, minisérie El Inocente d’Oriol Paulo, Tarde para la ira de Raúl Arévalo, Antidisturbios de Isabel Peña et Rodrigo Sorogoyen, également réalisateur du film Que Dios nos perdone), de nombreux films, séries, romans graphiques et bandes dessinées décentrent leurs intrigues, ancrées dans d’autres Communautés Autonomes dont elles permettent de sonder les réalités locales, parfois à la frontière des espaces urbains et des paysages naturels : citons notamment le Pays Basque (Todo por la pasta d’Enrique Urbizu, El silencio de la ciudad blanca de Daniel Calparsoro, Las oscuras manos del olvido de Felipe Hernández Cava et Bartolomé Seguí, la trilogie Yo de Antonio Altarriba et Keko), la Navarre (adaptations de la trilogie du Baztán par Fernando González Molina à l’écran ou par Ernest Sala pour le roman graphique, Muerte en San Fermín de Alejandro Pedregosa y José Carlos Sánchez), la Galice (O sabor das margaridas de Miguel Conde, El desorden que dejas de Carlos Montero), la Communauté Valencienne (Canción de atardecer de Jordi Pitarch et Carlos Tosca), les îles Canaries (Hierro de Jorge Coira) ou l’Andalousie (7 vírgenes, Grupo 7 et La isla mínima d’Alberto Rodríguez, Toro de Kike Maíllo, Brigada Costa del Sol de Pablo Barrera et Fernando Bassi). Bien qu’elle se colore différemment selon le lieu choisi et les marqueurs identitaires affichés, la ville en tant qu’espace criminogène ne se réduit jamais à un simple décor : saisie comme un personnage à part entière, elle est « agent de la fiction » (Tadié, 1994, p. 78) en ce qu’elle motive les actes des enquêteurs, victimes et assassins qui en sont l’émanation, individus issus de tous milieux sociaux qui incarnent et prolongent ses dysfonctionnements.

7C’est précisément la manière dont réalisateurs et auteurs s’emparent de la ville en tant qu’espace représenté et construction diégétique se déployant à travers un espace de représentation – l’espace filmique ou celui de la vignette, du strip, de la planche –, qui sera analysée ici : nous nous intéresserons tout particulièrement aux regards portés sur les microcosmes urbains de l’Espagne. Ce numéro explorera ainsi différents processus de constitution d’une grammaire visuelle propre à chacun des langages – cinéma ou télévision, bande dessinée ou roman graphique – et centrée sur la composition et la représentation de la ville, au croisement de la perception esthétique et de la construction cognitive. Nous observerons, entre autres, les déclinaisons du cadre et du cadrage afin de montrer en quoi ces procédés visuels – ou audiovisuels, s’agissant d’objets qui mobilisent aussi le son – et narratifs sont générateurs de sens, et catalysent les valeurs que revêt la ville espagnole dans la construction du discours qui sous-tend les fictions criminelles.

8Au seuil de cette réflexion collective, le prologue de l’auteur et journaliste Javier Memba, spécialiste de cinéma et des récits criminels à l’écran, offre une approche d’une grande richesse puisqu’il permet de recontextualiser, depuis une perspective essayistique, les réflexions sur la ville dans le genre noir en remontant aux productions espagnoles des années 1950 et à leurs influences. Il est aussi l’occasion de recadrer les liens qui unissent, dès ces années fastes de production audiovisuelle et graphique, le cinéma et la bande dessinée de genre.

9Par une analyse de la récente bande dessinée Contrapaso (2021), Virginie Giuliana inaugure un premier temps consacré à l’étude de corpus graphiques. Elle explore les dispositifs de narration que la dessinatrice et scénariste Teresa Valero met en œuvre pour donner un cadre à son intrigue criminelle madrilène, laquelle réinvestit quelques clichés topiques d’une représentation attendue, pour ainsi dire, de la ville, afin de mieux les dépasser et d’en faire les éléments constitutifs d’une entité actante, partie prenante dans le déroulement du thriller.

10Une quarantaine d’années plus tôt naissait la revue Metropol, fer de lance de la production graphique pour adultes des années 1980 en Espagne, à laquelle Álvaro Pons et Noelia Ibarra consacrent leur réflexion. Ils examinent notamment le processus très spécifique selon lequel Antonio Segura, directeur artistique de la revue, parvient à faire de la ville un élément transversal à toutes les histoires publiées. Les contours de la case, en tant qu’unité de représentation, et les limites diégétiques et matérielles des historietas tout entières sont ainsi repoussées par la représentation d’une ville transversale qui s’impose en protagoniste d’un récit multimodal.

11La décennie 1980, à nouveau, constitue le point d’ancrage de la contribution d’Alberto Villamandos : ce dernier observe la façon dont la série graphique Anarcoma, en s’inspirant de la tradition du genre noir, mène l’héroïne éponyme dans un Barcelone interlope qui, en réalité, recueille en creux des traces indélébiles que l’histoire récente laisse derrière elle et sur lesquelles se reconstruisent les espaces urbains, les groupes sociaux et les productions artistiques.

12À la faveur d’un glissement vers le champ cinématographique, Natacha Levet opère à son tour un rapprochement entre l’espace urbain, observé et construit à travers l’objectif de la caméra du metteur en scène espagnol Rodrigo Sorogoyen, et l’histoire politique et sociale d’un espace : Madrid. Le néo-noir espagnol permet alors au réalisateur de mettre les dispositifs de représentation de l’espace à l’écran, et en particulier du cadrage et du décadrage, au service d’un éveil de l’attention du téléspectateur aux problématiques d’une ville – d’une société – traversée par des tensions.

13De leur côté, Irene Raya Bravo, Laura Pacheco-Jiménez et María Toscano Alonso interrogent la représentation de la ville espagnole à travers une triple étude de cas consacrée à Séville : elles abordent la question de la perméabilité entre espace urbain de référence et espace diégétique, à l’aune de la réception de la fiction criminelle. En examinant les représentations de la capitale andalouse dans trois films contemporains, Nadie conoce a nadie (Mateo Gil, 1999), Grupo 7 (Alberto Rodríguez (2012) et Adiós (Paco Cabezas, 2019), elles montrent comment une série de préconceptions de la ville sont susceptibles d’intervenir tant dans la manière dont celle-ci est façonnée, d’abord, que dans la façon, ensuite, dont elle est perçue en tant que décor mais aussi personnage de la fiction.

14Au terme de cette étude plurielle des représentations visuelles de la ville espagnole, Elena Medina de la Viña nous mène finalement aux confins de l’espace urbain en s’aventurant du côté de la « non-ville » (« no ciudad ») : dans sa contribution, la chercheuse s’intéresse au renouveau des espaces topiques du thriller et explore, à travers l’étude de la série Hierro (Jorge Coira, 2019), les modalités de filmage et de cadrage des espaces de l’archipel canarien, à la fois ouverts et contraingnants. Elle montre par là même comment, de la littérature au cinéma en passant par la télévision, le rural noir s’impose comme un nouveau genre des récits criminels dans le panorama audiovisuel espagnol.

15Enfin, en guise de coda, Antonio Altarriba et Keko nous ont fait l’immense honneur de bien vouloir répondre à quelques-unes de nos questions. La trilogie Yo (Yo, asesino, 2014 ; Yo, loco, 2018 ; Yo, mentiroso, 2020) est l’un des plus grands chefs-d’œuvre en matière de fictions criminelles graphiques de ces dix dernières années. Ils reviennent, pour nous, presque pas à pas sur la manière dont, en tant qu’auteur et dessinateur, ils conçoivent le rôle de la ville dans la fiction, puis sur leurs choix à l’heure de représenter et de donner la ville à interpréter, créant ainsi un dialogue vertigineux entre contours de la case, contours de la page, contours de la fiction et espace de référence.

2. Remerciements

16Nous adressons toute notre gratitude à l’ensemble des contributeurs et contributrices de ce numéro, spécialistes d’audiovisuel et de littérature graphique, pour les parcours criminels et urbains auxquels ils et elles nous ont conviés.

17Nous remercions tout particulièrement les auteurs Antonio Altarriba et Keko pour le passionant entretien qu’ils nous ont généreusement accordé et la dimension artistique que leurs regards de créateurs confèrent à cette étude collective. Merci également au journaliste et essayiste Javier Memba d’avoir accepté d’inagurer cette publication par un prologue remontant aux sources des récits criminels visuels espagnols.

18Nous exprimons encore toute notre reconnaissance à Alfonso Zapico et à Yannick Bracco pour la plongée dans l’univers visuel du crime à laquelle ils convient le lecteur dans la section artistique de ce numéro, à travers des dessins originaux, spécialement réalisés pour FLAMME.

19Enfin, nos remerciements vont aux membres du comité éditorial pour leur expertise scientifique, ainsi qu’à l’équipe des PULIM qui a permis la parution en ligne de ce numéro.

3. Comité éditorial

  • Jean-Paul Aubert, PR, Université Côte d’Azur

  • Jan Baetens, PR et critique, Université catholique de Louvain

  • Cécile Bertin-Elisabeth, PR, Université de Limoges

  • Pascal Bonitzer, réalisateur, scénariste et essayiste

  • Diane Bracco, MCF, Université de Limoges

  • Nicolas Couegnas, PR, Université de Limoges

  • Thomas Faye, MCF, Sorbonne Université

  • Till Kuhnle, PR, Université de Limoges

  • Camille Gendrault, MCF, Université Bordeaux Montaigne

  • Émilie Guyard, PR, Université de Pau et des Pays de l’Adour

  • Matthieu Letourneux, PR, Université Paris Nanterre

  • Jacques Migozzi, PR, Université de Limoges

  • Agatha Mohring, MCF, Université d’Angers

  • Pedro Poyato, catedrático, Universidad de Córdoba

  • Lucia Quaquarelli, MCF, Université Paris Nanterre

  • Odile Richard-Pauchet, MCF HDR, Université de Limoges

  • Myriam Roche, MCF, Université de Savoie Mont Blanc

  • Vinciane Trancart, MCF, Université de Limoges

  • Bertrand Westphal, PR, Université de Limoges