Les migrants africains en Europe à travers Bleu-Blanc-Rouge d’Alain Mabanckou et Le Paradis français de Maurice Bandaman : des Méchants ou des perdants ? African Migrants in Europe through Blue-White-Red by Alain Mabanckou and The French Paradise by Maurice Bandaman: Villains or Losers?
Nous constatons ces dernières années que nombreux sont les jeunes Africains à finir tragiquement leur aventure en mer Méditerranée alors qu’ils rêvent de s’échapper clandestinement pour rejoindre l’Europe dans une aspiration à une vie meilleure, plus digne. Déçus par la réalité de l’Eldorado occidental et au contact de leur rêve brisé, certains passent par la délinquance pour se donner les moyens de réussir. L’objectif de cette étude est de montrer, à travers Bleu-Blanc-Rouge d’Alain Mabanckou et Le Paradis français de Maurice Bandaman, comment l’opinion tend à voir dans le migrant un « méchant », alors que c’est son statut même de migrant, de déraciné, de marginal, voire son absence de statut qui pousse cet individu à entrer dans l’illégalité pour survivre. Mais jusqu’à quel point le silence de ceux qui ont déjà vécu l’enfer pour arriver et vivre en Europe ne questionne-il pas leur responsabilité vis-à-vis de ceux qui n’ont pas (encore) émigré ?
In recent years we have seen that there are many young Africans whose crossing of the Mediterranean Sea, carried by hopes of escaping to reach Europe and live a better, more dignified live, ends in a tragedy. Disappointed when faced with the current reality of the Western Eldorado and the shattering of their dreams, some are forced to resort to delinquency to succeed. The objective of this study is to show, through Bleu-Blanc-Rouge by Alain Mabanckou and Le Paradis français by Maurice Bandaman, how public opinion tends to perceive the migrant as a « bad guy », a villain, when it is in fact their very status (or rather lack of status) as un uprooted and a marginal, that pushes them to illegal means of survival. But to what extent does the silence of those who have already been through hell to arrive and live in Europe make them responsible for the fate of those who have not (yet) emigrated?
Introduction
1La migration (migratio) est un phénomène qui existe depuis toujours. Il a lieu lorsqu’il y a déplacement des hommes, des populations qui passent d’un pays dans un autre pour s’y établir (Gaffiot, 1934). Le mot migration sera employé aussi pour désigner un déplacement de population à l’intérieur des frontières d’un même État (Magniadas, 2007, p. 9-10). Ces dernières années, de plus en plus nombreux sont les jeunes Africains dont l’aventure s’est tragiquement achevée en Méditerranée en tentant de fuir illégalement vers l’Europe pour échapper à la famine, aux zones de guerre, aux sociétés misérables. Pas un jour ne se passe sans que les médias ne diffusent le parcours dramatique et terrible d’un nombre considérable d’Africains qui risquent leur vie en traversant la mer Méditerranée sur des navires, ou en passant par l’enfer libyen où ils sont vendus comme esclaves. Sur ces chemins de l’exil, ils sont parfois victimes d’actes inhumains commis par des groupes criminels, en plus de la violence des passeurs. Nombreux sont alors les migrants qui trouvent la mort à la suite de naufrages.
2L’objectif de cette étude est d’examiner la vie « prétendument » frauduleuse des migrants africains en Europe, telle que la décrivent Alain Mabanckou dans Bleu-Blanc-Rouge et Maurice Bandaman dans Le Paradis français, et de percevoir jusqu’à quel point la véritable fraude serait ailleurs.
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La migritude, explique Jacques Chevrier, a permis aux écrivains migrants vivant en France de parler et de se raconter à travers différentes formes littéraires, culturelles et artistiques. En tant que tel, le thème de la migration imprègne tous leurs romans, nouvelles, recueils de poésie et pièces de théâtre.
3Publié en 1999, Bleu-Blanc-Rouge a remporté le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire. Il est le premier roman de Mabanckou, écrivain de la Migritude et ressortissant du Congo Brazzaville. Maurice Bandaman est, quant à lui, originaire de la Côte d’Ivoire et enseigne les Lettres modernes. En 1993, il est lauréat du Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire avec son conte romanesque Le Fils-de-la-femme-mâle (1993) et publie son roman Le Paradis français en 2015. Pour donner une brève définition de la Migritude, mouvement auquel se rattachent ces écrivains, c’est un concept formé sur le mot-valise : migrant + négritude. Il s’agit d’un néologisme soulignant le fait qu’une grande partie des écrivains africains francophones des années 2000 vivent hors de leur propre continent : leur intentionnalité première n’est dès lors plus la mise en avant de l’Afrique. Selon Jacques Chevrier, « […] l’Afrique dont nous parlent les écrivains de cette génération n’a plus grande chose à voir avec les préoccupations de leurs aînés1 » (Chevrier, 2006). Les écrivains de la « Migritude » s’opposent ainsi à ceux de la « Négritude ». Ce sont ceux qu’Abdourahman Waberi, écrivain djiboutien installé en France depuis la fin des année 80, appelle aussi les « enfants de la postcolonie » (Waberi, 1998, p. 8-15). Leurs récits rendent visible un monde nouveau qui donne voie à une forme d’hybridité générique dans la production littéraire.
4On s’interrogera, dans la présente étude, sur les raisons de l’injuste stigmatisation des migrants : victimes de leurs propres sociétés, ils sont poussés au crime par les sociétés européennes où ils se voient considérés en tant que « méchants », quand rien n’est fait pour les accueillir dignement et prendre en considération le poids de leurs souffrances. Ils semblent subir, de ce fait, une double peine. Dans cette étude on examinera en premier lieu les manifestations de la vie « criminelle » des migrants africains en Europe évoquées comme telles dans Bleu-Blanc-Rouge et Le Paradis français. Et, en second lieu, on s’intéressera au traitement de la souffrance de ces migrants noirs africains, entre stigmates et stigmatisations, tout en questionnant les conséquences de leur silence.
1. La vie criminelle des migrants dans Bleu-Blanc-Rouge et Le Paradis français
5Alain Mabanckou s’appuie sur son personnage fraîchement émigré, Massala-Massala, pour décrire les immigrés africains à Paris comme des fraudeurs, des individus à la vie répréhensible qui vivent, selon son bel euphémisme, comme des « noctambules ».
J’avais ouvert les yeux sur un autre monde. Qu’est-ce que je voyais devant moi ? Ces personnes noctambules. Ces conciliabules qui tiraient en longueur. Ces murmures sur le palier. Je doutais de ma présence. De ce Paris-là. Du Paris de Moki. Des autres compatriotes. De ceux qui le voyaient ainsi et qui s’en accommodaient. Que pouvais-je faire ? (Mabanckou, 1998, p. 134).
6Le Petit Robert indique qu’un noctambule est « un individu qui se promène ou se divertit la nuit ». Le mot « conciliabule » se rapporte selon le même dictionnaire à une réunion « secrète de personnes soupçonnées de mauvais desseins ». Ces deux termes renferment l’idée de personnages et d’actions malintentionnées effectuées de nuit, en secret. Ces personnages se retrouvent désignés comme des gens malhonnêtes, qui prennent part à des situations frauduleuses, à des activités louches. Par cette évocation, Mabanckou insiste sur le fait que les migrants africains en France n’ont pas d’autre identité, dans un premier temps, que celle de l’apparence nocturne qu’ils se donnent, celle d’hommes de l’ombre, qui se dissimulent en réalité non par méchanceté, mais par prudence. Or cette identité deviendrait une seconde nature, celle d’une vie de fraude et de délinquance. Sont alors dénoncées avec force détails leurs activités, leurs actions qui transgressent les règles établies par la société.
Porter un autre nom. Oublier le sien pour les besoins de la cause. S’éloigner du monde ordinaire, du monde de tous les jours. Être à la marge de tout. […] Je suis Marcel Bonaventure, ça, je m’en souviendrai. Quoi qu’il m’advienne. Je ne peux plus le rayer de ma mémoire, ce nom. Je le porte comme je porte le nom de Massala-Massala. Je ne suis plus une seule personne. Je suis plusieurs à la foi. Quelqu’un prononcerait dans la rue le nom de Marcel Bonaventure ? Je me retournerais. Comment gommer ce nom-là ? Il est en moi. Il est en moi. C’est une question de dédoublement. (Mabanckou, 1998, p. 126-127).
7Ce type de description rappelle le personnage de Vautrin dans Le Père Goriot de Balzac, soit le portrait d’un escroc, d’un expert en déguisement et en usurpation d’identité, emblématique de la corruption de personnes puissantes de la société, toutes assimilées à des personnages de criminels et de méchants :
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Voir par exemple l’article sur « Vautrin comme méchant » dans le Journal La Croix (2019).
Que faut-il que je fasse ? dit avidement Rastignac en interrompant Vautrin. – Presque rien répondit cet homme en laissant échapper un mouvement de joie semblable à la sourde expression2 d’un pêcheur qui sent un poisson au bout de sa ligne. Écoutez-moi bien ! Le cœur d’une pauvre fille malheureuse et misérable est l’éponge la plus avide à se remplir d’amour, une éponge sèche qui se dilate aussitôt qu’il y tombe une goutte de sentiment (Balzac, 1855, p. 391).
8Vautrin, ancien forçat et paradigme du méchant, conspire pour acquérir une partie de la fortune de famille d’une jeune demoiselle, Victorine. Puisque son frère fait obstacle à l’héritage de Victorine, Vautrin propose de le faire tuer afin que Rastignac épouse la nouvelle héritière. Vautrin est un stratège d’envergure et sait se donner les moyens de ses ambitions. On retiendra le cas de ce personnage parce qu’il s’agit d’un personnage récurrent de l’œuvre balzacienne et qu’il peut constituer une sorte de « type » de celui qui sait se débrouiller dans la vie quelles que soient les circonstances. Ce parallèle balzacien permet de comprendre, par translation, le caractère ambitieux et malhonnête de certains migrants, forçats modernes en situation irrégulière, qui tentent d’en corrompre de plus jeunes afin de s’en sortir, et dont la « méchanceté » ressortit davantage à l’opportunisme qu’à la morale.
9Dans les romans qui constituent notre corpus sont décrits divers comportements illicites qui sont autant de manières de survivre. L’un des aspects retenus est par exemple la difficulté à se loger, laquelle induit la mise en place de stratégies d’utilisation du bien d’autrui. Normalement, dans toute société, chacun doit payer son loyer. La loi recommande de le faire sauf si nous vivons dans notre propre logement. Mais un grand nombre de migrants africains illégaux « préfèrent » vivre dans une seule pièce, dans un immeuble sur le point d’être démoli, parce qu’ils n’ont tout simplement pas les ressources nécessaires pour se loger. Ce qui n’est qu’une conséquence de trop faibles revenus est vu comme un délit et entraîne de nouvelles fraudes que dépeint Mabanckou en faisant parler ainsi le personnage de Moki : « On te montrera les ficelles pour prendre l’argent là où il sommeille, sans trop suer » (Mabanckou, 1998, p. 136). Quant au personnage de « Préfet », on ne connaît ni son lieu de résidence, ni son vrai nom. Il préfère ne pas dévoiler son identité pour ne pas se faire arrêter par la police étant donné qu’il est cité dans des affaires criminelles. En cela, il appartient à la catégorie des escrocs. D’ailleurs, Moki, l’Italien, n’est pas très honnête non plus. Il extorque de l’argent aux clients qui lui font confiance en se fondant sur sa vie passée en tant que l’un des « anciens Aristocrates. Un des jeunes les plus élégants de l’époque. Un des parisiens les plus célèbres du pays » (Mabanckou, 1998, p. 146). Ce personnage qui trompe volontairement est toutefois un méchant qui fait délibérément le mal en mentant, en trompant et en escroquant. Rien à voir avec les migrants africains qui n’ont pas la chance de pouvoir mieux se loger, et ne peuvent survivre sans recourir à des expédients illicites :
Il arrangeait ses sacs de voyage, prenait un blouson sur son bras et s’en allait. Nous savions que ce n’était qu’un simulacre. Un leurre. Il resterait en France. Il disparaîtrait deux ou trois jours et effectuerait ses achats à Aulnay-Sous-Bois ou à La Varenne, localités de la banlieue parisienne. Il dormait dans un hôtel d’une de ces villes pour accréditer son leurre. Il rentrerait un soir et revendrait ces vêtements deux fois plus cher que dans les magasins où il les aurait achetés… (Mabanckou, 1998, p.146).
10Les mêmes éléments sont présents chez Maurice Bandaman. Dans son roman Le Paradis français, cet auteur met en scène un personnage censé porter les espoirs de l’Afrique, mais qui verra ses rêves anéantis en Europe. Cette fois, l’héroïne est une Ivoirienne prénommée Mira, qui mène une vie difficile à Rome et tente de passer en France. Pour fuir la police, elle se procure une carte de séjour malienne du nom de Massandjé Kanté - pour les migrants africains, ce sont toujours les papiers qui ouvrent la porte du paradis :
L’infirmière me demande mes noms, date et lieu de naissance. Je lui donne, tels qu’ils figurent à mon état civil. Puis elle me demande ma carte de séjour. C’est là que je me rends compte de ma bêtise. […] Je lui tends ma carte de séjour. Elle la regarde, la tourne et la retourne. Mais, lâche-t-elle en me fixant d’un regard pénétrant, ce n’est ni votre photo, ni votre nom. Vous avez dit que vous étiez Ivoirienne, mais celle qui a la carte est malienne. Vous êtes en situation irrégulière en France alors ? » (Bandaman, 2015, p. 158).
11Pour Mira, comme pour tant d’autres jeunes filles africaines à la recherche du bonheur, la course vers l’Europe n’est qu’un mirage et le rêve étoilé deviendra un cauchemar apocalyptique. Grâce à des âmes généreuses, elle parvient à s’extirper de l’horreur romaine et à pénétrer sur le territoire français. Toutefois, alors qu’elle croit en avoir fini avec la vie frauduleuse, elle se voit obligée de vivre dans une pièce exiguë avec ses compatriotes africaines : « un studio au 14ème étage d’un immeuble, juste une pièce, une misérable pièce… » (Bandaman, 2015, p. 135). La misère l’emporte une nouvelle fois sur le respect des lois. La tragédie de la destinée de ce personnage en particulier permet à Maurice Bandaman de rendre compte de façon plus générale des affres de l’émigration :
Ah non ! proteste Corine, si je t’accompagne, on m’accusera de complicité avec toi. Et puis, je suis en infraction pour t’avoir hébergée pendant quatre jours déjà. Je risque de faire la prison, de perdre ma carte de résidente, de perdre mon emploi et de me faire rapatrier en même temps que toi. Les Français sont très stricts sur ces choses-là (Bandaman, 2015, p. 82).
12Le monde romanesque décrit par Bandaman est tragique. Il souligne combien les personnages de migrants sont dépendants, soumis au bon vouloir de personnes malintentionnées. Leurs attitudes sont des réactions face à la méchanceté ou à l’injustice. Ce qu’ils expriment est la douleur psychologique, morale et physique issue d’un véritable enfer. En guise d’exemple, on retiendra l’un des moments-charnière de l’histoire de Mira à Rome. L’action se déroule la nuit, moment-clé de ces actions transgressives qui, comme l’a souligné Gérard Genette, « représente l’accident, l’écart, l’altération » (Genette, p. 31). Mira est présentée à des invités qui sont autant de dirigeants de l’enfer, de méchants liés à la mafia du sexe : « Je reviens te chercher à vingt heures » (Bandaman, 2015, p. 14) lui dit Naty, la Congolaise, sa tutrice chargée d’orienter les règles de son environnement et de lui ménager une entrée « en douceur » dans l’enfer du sexe. Il est vrai que la majeure partie du travail de Mira s’effectue la nuit, dans l’obscurité où règne le « seigneur des ténèbres », symbole du caractère diabolique de la prostitution qui lui est imposée. Cette prostitution forcée, faite d’humiliation, d’animalisation et de chosification conforte l’idée d’un Mal qui rôde, omniprésent auprès des migrants, subi par eux mais ne résultant point d’un choix. N’est pas méchant celui que l’on croit…
2. La souffrance des migrants dans Bleu-Blanc-Rouge et Le Paradis français ou le mal subi
13Dans son œuvre Le Paradis français, Bandama dénonce le mirage de tant de jeunes qui émigrent en Europe depuis le continent africain dans l’espoir d’un avenir meilleur, d’une vie différente de celle qu’ils ont connue. C’est dans la très symbolique ville de Rome, le siège de la basilique Saint-Pierre et celui des valeurs de l’humanisme chrétien, que commence la torture de Mira et la mise en place de l’inversion des idées auxquelles elle croit. Sans papiers, elle est enfermée dans une maison remplie de femmes à vendre, victimes comme elle de l’illusion créée par des êtres méchants qui se présentent comme de bons samaritains pour mieux tromper, comme des sauveurs auprès de ces filles qu’ils rencontrent sur internet. Mira connaît ainsi trois mois d’une vie de prison qui la condamne aux peines de l’enfer du sexe, livrée aux partouzes, à l’alcool, à la drogue, aux films pornographiques et à des pratiques dégradantes :
Tu ne seras pas livrée au premier quidam mais aux VIP, aux hommes d’affaires internationaux, aux dirigeants de clubs de sport, aux hommes politiques, aux artistes en quête de sensation fortes. Et puis, tu recevras de gros pourboires, en moins de six mois, tu deviendras millionnaire et au bout d’un an, tu pourras t’en aller car après un an, on n’est plus tellement sollicitées, notre cote baisse et la société nous libère avec un gros chèque (Bandaman, 2015, p. 18-19).
Le reste, je ne saurai vous le décrire. Rien que des sensations, des cris, des râles, je voyais comme dans un rêve une dizaine de corps se débattre dans un grand lit, dans une grande rivière de plaisir et puis vidés de leurs forces, s’éteindre et plonger dans un profond sommeil. Le lendemain, je me réveille la première et vois qu’avec mes quatre compagnons d’hier, nous sommes couchés avec cinq autres hommes dont mon cavalier d’un soir, dans un très grand lit occupant toute une pièce (Bandaman, 2015, p. 24).
14La périlleuse traversée des Alpes réalisée par Mira et ses compagnons d’infortune pour quitter l’enfer italien afin de se retrouver « libres » en France, s’effectue encore la nuit pour signifier le caractère périlleux, cruel, insupportable de cette entreprise à laquelle ils sont contraints en vue d’échapper à leur calvaire imposé par des personnages inhumains. La France est considérée comme le pays des libertés et des droits de l’homme. Elle apparaît comme le pays rêvé de nombreux Noirs africains ainsi que de milliers d’immigrés de diverses origines. Ce sera dans le récit bandamien la deuxième ville dont la représentation stéréotypée se verra comme renversée. Voilà donc a priori Paris, lumineuse, attrayante, souriante, attirante et captivante…, mais à Paris s’il n’y a plus, pour Mira, de maltraitance sexuelle ni de vols pour survivre, règnent la police et ses contrôles d’identité, les menottes, la maltraitance quotidienne des immigrés, l’humiliation et les vols charters. La réalité ne correspond pas au rêve : « Et dire que des centaines de filles en Afrique attendent leur salut à travers ces annonces, espérant rencontrer au moyen de la correspondance, le prince blanc, le Français, Anglais, Américain ou Italien. Dieu fasse que je rentre vivante à Abidjan […] » (Bandaman, 2015, p. 81).
15Les obstacles parfois mortels de cette quête d’Eldorado brossent un tableau tragique de l’Occident – et de façon paradigmatique de ses villes-capitales – jusqu’à en faire une terre de misère et de mort, un enfer pavé des mauvaises intentions. Cette vision dichotomique entre bons migrants africains et méchants européens présente des aspects volontairement schématiques pour dénoncer une situation plus nuancée, mais tout aussi cruelle. Dans Le Paradis français, Oumou et Mbarka meurent l’un après l’autre sur les sommets enneigés des Alpes. Ces Noirs tués par le Blanc (au sens propre comme au sens figuré, par les Occidentaux et par l’hiver) participent au processus de dénonciation de la mystification lié à l’Occident. De terre d’accueil rêvée, l’Occident est présenté comme une terre de misère, un lieu d’inhumanité.
16Ce récit donne explicitement à voir le méchant non pas comme le migrant, mais comme celui qui s’oppose à la quête du bonheur de ces protagonistes africains, à savoir l’homme occidental mortifère pour les projets de vie migratoires. En Europe, le migrant est perçu comme déconnecté de l’environnement, ressentant la douleur de l’échec, déraciné face à ce qui a été perdu. Il se retrouve entre deux mondes, deux pays, deux cultures, deux langues et deux identités, présenté comme passif, dominé, écrasé, maltraité par des Européens à qui est donné le mauvais rôle.
17De façon plus diffuse est désigné aussi le « mauvais exemple » donné par les autres Africains, exilés et maltraités, mais souvent silencieux. Leur mal serait-il de ne pas prévenir leurs frères et sœurs quant aux réalités de ces immigrations difficiles ? Bleu-Blanc-Rouge raconte ainsi l’histoire d’un jeune Congolais nommé Massala-Massala qui, séduit par l’exemple de ses compatriotes, quitte son pays natal pour la France, espérant revenir comme eux, transformé. Après plusieurs déconvenues, il se retrouve dans une prison française, prêt à être expulsé du territoire français par les autorités. Au cours des premières semaines de son arrivée à Paris, il découvre un monde où il doit souffrir pour gagner sa vie. Il est déçu, désenchanté. Là où il croyait rencontrer des « Parisiens », tel Moki lors de ses retours en vacances au pays natal, il a affaire à des compatriotes en souffrance, engagés dans une vie frauduleuse et noctambule. Face au rêve brisé, au contact de la réalité, Massala-Massala est prêt à souffrir, à faire n’importe quoi pour survivre et ne pas retourner au pays : « Résigné, je me convainquais qu’il fallait aller de l’avant. C’est un grand pas que de me retrouver ici. Qui, au pays, saurait que je couchais par terre ? Qui, au pays saurait que je vivais dans cet immeuble ? » (Mabanckou, 1998, p. 139).
18Se met alors en place un cercle vicieux, infernal, au sein duquel ils sont arrêtés, mis en prison. Préfet, l’un des personnages du roman de Mabanckou, a été emprisonné deux fois. Il invente à chaque fois de nouveaux stratagèmes pour échapper à sa prochaine arrestation. Le héros-narrateur Massala-Massala, qui travaillait pour Préfet, est arrêté et détenu dans une maison d’arrêt. Angoissé, châtié, tourmenté, il est plein de regrets. Sa sortie d’incarcération n’aura lieu qu’après dix-huit mois : il refuse pourtant de rentrer au pays et d’avertir ses compatriotes. Le véritable « Mal » ne serait-il pas alors ce déni constant de ses propres choix et de ses conséquences pour les autres et soi-même, sa passivité ? Faut-il postuler une nouvelle « inversion » des valeurs morales dans ces romans ? Mira, dans l’œuvre de Bandaman, fait également de la prison avec ses compatriotes africaines pendant deux jours et deux nuits, cloîtrée dans une cellule dans des conditions pitoyables et violentes : « […] enchaînée au siège où on m’a jetée comme un sac de riz. Et il en est de même pour les autres. Des hurlements fusent de partout. On enfonce des morceaux d’étoffe ou de papier hygiénique dans la bouche de ceux qui hurlent le plus » (Bandaman, 2015, p. 164). Un enfermement dans l’espace et le silence.
19Que ce soit dans Bleu-Blanc-Rouge ou dans Le Paradis français, les auteurs dénoncent la peine, la torture et la méchanceté infligées quotidiennement aux migrants africains, confrontés à l’hostilité permanente de leur environnement et de sa corruption, lisible notamment dans les dires du personnage de Mabanckou, Massala-Massala qui souligne la chosification subie : « On doit nous compter. Comme des marchandises […] » (Mabanckou, 2018, p. 219-220) – en un rappel à l’esclavage européen des siècles antérieurs, sans oublier la situation extrême vécue sur le continent africain de nos jours et la présence de formes modernes d’asservissement.
20Chaque jour, sur le continent noir, des migrants prennent ce qui pourrait être la décision la plus difficile de leur existence : quitter leur foyer dans l’espoir de trouver une vie meilleure et plus sûre. Leur périple, qui débute avec beaucoup d’espérance se déroule sous le signe du danger, voire de la torture. Ces migrants sont avant tout victimes de l’ignorance et de la méchanceté, parce qu’ils n’ont jamais voyagé, mais aussi parce qu’ils sont victimes des mensonges de leurs frères africains. Les coupables – et donc les méchants ? – sont aussi leurs propres compatriotes, s’efforçant de simuler leur réussite en Europe. Personne ne veut admettre son échec, et chacun préfère éviter de partager ses douleurs avec celui ou celle qui sera alors la prochaine victime. Il y a là une question d’honneur qui se joue de façon tragique. Faut-il accepter de déchoir auprès de ses proches, ou bien laisser d’autres compatriotes vivre le même enfer ? Convient-il d’essayer d’améliorer la situation financière de sa famille, ou de permettre à ceux qui ne sont pas (encore) partis de conserver leur intégrité ? Écoutons le rêve de Massala-Massala se poursuivre inlassablement, parce que tant d’autres ont fait le choix de se taire :
D’abord envoyer de l’argent à mon père afin qu’il rembourse mon oncle. Ensuite démolir notre vieille maison en planches et la remplacer par une en dur. Une grande. Une magnifique villa. Au fond, je rêvais que cette villa fût plus belle que celle des Moki. J’achèterais aussi des voitures. Mes parents en feraient leur commerce […] Je n’oublierai pas une pompe à eau. De même l’électricité (Mabanckou, 1998, p. 106-107).
Conclusion
21Nous avons voulu montrer, à travers deux romans de la Migritude, comment la migration est un défi mondial qui pose la question, tant chez les immigrants que dans les pays d’accueil, du choix entre passivité et action, rêve et réalité. Nous avons souligné comment les migrants africains, dont les rêves se brisent au contact du réel, sont néanmoins désireux de poursuivre leur séjour européen, au prix d’une vie frauduleuse, poussés par des méchants qui les exploitent. Dans un contexte cruel, ces migrants inventent des stratagèmes qui leur permettent de survivre. Massala-Massala en vient à affirmer : « J’étais résolu à m’épuiser. À travailler en France vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comme un nègre » (Mabanckou, 1998, p. 108).
22Être esclave volontaire plutôt que porteur d’un message d’alerte auprès des compatriotes restés en Afrique est le tragique choix que soulignent ces deux romans. Le migrant africain en viendrait à devenir un méchant lui-même… Ne définit-on pas la méchanceté par le fait de causer délibérément du tort à autrui ? Certes, tous les migrants africains ne vivent pas l’enfer : ces récits hyperboliques alertent alors ceux qui ne veulent pas dire et ceux qui ne veulent pas entendre. Si ces derniers ne lisent pas ces romans, le cri d’alarme est poussé auprès des migrants vivant en Europe, les prévenant des risques de déconvenues et des violences annoncées. Le silence ne laisse en effet aucune chance aux futurs migrants – à moins qu’il ne soit, tout simplement, la part du rêve ?