Les voies vers l’Eldorado : une géocritique des migrations dans la littérature gambienne The Paths to El Dorado: A Geocriticism of Migrations in Gambian Literature

Sylvie COLY 

https://doi.org/10.25965/flamme.1365

La migration revêt de nos jours un visage singulier qui porte généralement le nom d’immigration ou de migration clandestine et le continent européen en est très affecté. Cette ruée vers l’Europe connaît une envergure dramatique et l’art n’a pas manqué de s’emparer de la donne. En Gambie, le thème de ce voyage illégal connu sous le nom de ‘Back Way’ s’est frayé un chemin dans la littérature. Pour analyser ce thème d’actualité, nous avons choisi de traiter de la migration masculine en nous basant sur les romans de deux auteurs gambiens Kalilu Jammeh et Papa Jeng qui ont écrit respectivement Journey of Misery : From The Gambia to Spain et The Boat Boys : Barcelona or Barrsaxa. Les auteurs décrivent le même thème par le biais d’itinéraires ou de parcours qui posent la question de la représentation de l’ailleurs par rapport à l’espace d’origine, de l’altérité et de la survie entre rêves, illusions et réalités.

Migration nowadays bears a peculiar face, often called immigration or clandestine migration, and the subject matter seems to shake the European continent to its core. This migratory surge towards Europe has reached dramatic proportions, and art has not failed to take hold of the phenomenon. In The Gambia, the theme of this illegal journey known as the ‘Back Way’ has found its way into literature. To analyse this topical subject, the present paper will discuss male migration based on the novels by two Gambian authors: Kalilu JAMMEH and Papa JENG, who wrote Journey of Misery: from The Gambia to Spain and The Boat Boys: Barcelona or Barrsaxa respectively. The authors describe the same theme through depiction of itineraries and journeys, which in turn raise the question of the representation of “elsewhere” in relation to the space of origin, of otherness and survival between dreams, illusions and realities.

Sommaire
Texte

Introduction

1La migration est un phénomène naturel inhérent à la nature de certains êtres vivants. En effet, chez l’animal, la recherche de meilleurs pâturages et de lieux de reproduction constitue une activité saisonnière des plus normales. Quant à l’homme, grand voyageur par excellence, les raisons qui le poussent à se mouvoir de son espace d’origine à un autre sont multiples. Selon F. Crépeau et A.-C. Gayet (2011, p. 29), « la migration constitue un phénomène complexe qui échappe à toute simplification. Il s’agit d’une constante de civilisation : l’histoire de l’humanité consiste en un périple sans fin sur les différents continents de la planète ». Cependant, la présente étude est particulièrement axée sur l’immigration clandestine masculine, la ruée des jeunes gens originaires des pays de l’Afrique au sud du Sahara vers l’Europe dans des conditions dramatiques. Ce phénomène qui occupe les devants de l’actualité est d’une ampleur telle qu’il constitue un véritable sujet de préoccupation. À titre illustratif, les données de l’OCDE pour l’année 2004 sont édifiantes : « Avec une migration nette de plus de 1,8 million contre 1,2 million pour l’Amérique du Nord, l’UE est désormais la première région d’immigration du monde » (Strates, 2008, p. 1). La Gambie est affectée par ce problème en tant qu’important pays de départ, c’est ainsi qu’elle fait son entrée dans la littérature nationale. Deux auteurs se sont particulièrement distingués par leur intérêt porté à cette migration, il s’agit de Papa Jeng et de Kalilu Jammeh. Eux-mêmes fruits de la migration, ils décrivent les vicissitudes de l’entreprise migratoire illégale dans The Boat Boys: Barcelona or Barrsaxa et Journey of Misery. Alors que le premier ouvrage est une œuvre de fiction sur le sort des migrants clandestins, le second est un récit autobiographique du voyage clandestin de Kalilu Jammeh, de la Gambie en Espagne.

2Le présent essai consiste en une analyse croisée du traitement de la question migratoire dans les deux récits avec comme principal objet les figures masculines. Les éléments de ressemblance et de divergence dans les parcours et des expériences seront mis en lumière. La lecture de ces deux œuvres est une invitation à réfléchir sur les questions suivantes : quels sont les facteurs qui poussent les différents acteurs de ces récits à entreprendre ce dramatique voyage ? Dans l’imaginaire des candidats au périple, de quel côté se trouvent l’enfer et l’Eldorado ? Quelles rencontres et quelles relations humaines sont mises en valeur ?

3Sur le plan organisationnel, seront d’abord abordés les facteurs qui déterminent la décision de partir, puis les préparatifs du départ, et enfin le voyage clandestin lui-même. L’accent sera mis aussi sur les spécificités des espaces physiques parcourus et sur leur mise en relation avec les êtres humains qui les traversent.

4Pour mener à bien notre étude, l’approche géocritique de même que la méthode comparative seront utilisées comme outils d’analyse.

1. Partir

5Les premiers vers du poème d’ouverture du roman The Boat BoysBarcelona or Barrsaxa révèlent la nature de la migration dont il s’agit ici :

Oh Barcelona, Oh Barcelona here we come,
Either we arrive on your shores
Or perish in Barrsaxa

6Le nom « shores » (rives) et le verbe « perish » (périr) indiquent qu’il est question d’un voyage dont la destination finale est Barcelone ou la mort.

● Les raisons du voyage

7Selon le Dictionnaire Larousse « la migration est un déplacement volontaire d'individus ou de populations d'un pays dans un autre ou d'une région dans une autre, pour des raisons économiques, politiques ou culturelles ». N. Philippe ajoute qu’« à l’intérieur même de la définition du mot « migration », se superposent un certain nombre de nuances et de destins humains » (2014, p. 31). Et c’est vraiment de destins humains, du sort d’individus différents, mais mus par un même objectif, dont il s’agit dans les deux œuvres.

8Les raisons évoquées par le narrateur de Journey of Misery (désormais JOM) sont à la fois d’ordre politique et économique. En effet, dans cette autobiographie, il affirme avoir fait de courtes études, son instruction s’étant arrêtée à la fin du lycée, et il s’en est suivi une longue période de chômage. Il finit par trouver un poste de steward dans un hôtel avec un salaire de misère. La lutte pour la survie et la satisfaction de ses besoins et ceux de sa famille est rude : « My salary of 10 euros per month was barely enough to maintain myself, let alone a family » (JOM, p. 10).

9Puis survient le coup d’État perpétré en 1994 par l’ancien président gambien Yahya Jammeh. La dictature qui s’installe a pour conséquence une chute brutale du nombre des touristes choisissant la destination Gambie. Cette crise du secteur touristique et hôtelier entraîne la perte de nombreux emplois. Le tourisme étant l’un des ressources économiques essentielles du pays, la situation de déliquescence qui s’ensuit exacerbe la pauvreté. L’auteur rejoint la masse des chômeurs. Cet état de stagnation aura duré sept ans et selon lui, c’est cette situation désespérée et cet horizon sans issue qui poussent les jeunes à un exode périlleux vers l’Europe.

10En ce qui concerne Papa Jeng, il évoque aussi dans The Boat Boys (désormais TBB) le chômage et la pauvreté, fruits du marasme économique du pays, comme des raisons suffisantes pour justifier l’exode. Il narre au début du roman la situation d’une famille gambienne dont les deux garçons, Kebba et Kemeseng, sont sans travail et qui subsiste grâce aux maigres ressources du père de famille. À cela s’ajoute la détérioration de l’environnement, et pour cause : l’Afrique est devenue la poubelle de l’Europe. En effet, les voitures arrivées en fin de vie et exportées massivement vers le continent africain rendent l’air irrespirable, les gros camions surtout. De ce mélange naît un présent décourageant et sans perspective d’un avenir meilleur ; le futur semble aussi obscur que la fumée des véhicules de seconde main : « The level of environmental pollution is so high that all the old and dilapidated second-hand trucks from Europe with their smoky engines do not make the environment better » (TBB, p. 1).

11À cause de tout cela, les nerfs de la jeunesse, victime principale de ce drame national, sont, comme l’affirme Kemeseng, constamment à vif : « In actual fact, I have just returned from talking to my friends about the difficult economic situation in the country and the nerves it gives us! All of us these days have nerves » (TBB, p. 2). L’exode devient ainsi le seul projet d’une génération sans avenir, comme le souligne l’insistance avec laquelle le jeune homme réussit à convaincre sa mère de la nécessité de partir : « Well, well, I know I have nerves anyway. I want to go to Europe » (TBB, p. 2).

12Partir est considéré comme la catharsis rêvée, le remède à ce mal vivre. Pourtant, au-delà de ce tableau sombre, les deux auteurs ne décrivent pas une situation désespérée. En effet, malgré les conditions de vie difficiles, dans A Journey of Misery, le narrateur affirme avoir trois repas garantis par jour chez lui en Gambie et, même quelques économies (JOM, p. 13). La recherche de la richesse est de ce fait la raison fondamentale qui l’a poussé à envisager l’émigration. Cela est corroboré dans The Boat Boys par ce que l’auteur définit chez les jeunes comme l’attrait et la nostalgie d’un paradis inconnu, l’obsession et la sublimation d’un ailleurs meilleur comme alternative à la réalité locale. De plus, ce sont les émigrés qui reviennent passer leurs vacances au pays de manière saisonnière, qui donnent corps à ces mirages et qui les nourrissent. Avec leurs voitures, villas et autres biens matériels acquis à leur retour d’Occident, avec leur ascension sociale fulgurante, ils ont créé le mythe d’un Eldorado aux possibilités infinies. Cet espace devient dès lors le point de mire de ceux qui demeurent encore au pays. Ces « Semesters », comme ils sont appelés en Gambie, entretiennent l’illusion qu’il suffit d’entrer « là-bas » pour devenir riches très rapidement car ce n’est pas le travail qui manque. Pour ceux qui sont encore « ici », la recherche d’une vie meilleure, d’un statut social plus élevé devient une urgence, et partir un leitmotiv. Par ailleurs, tandis que Kalilu Jammeh relate un itinéraire migratoire unique et singulier, Papa Jeng, lui, décrit des parcours croisés. D’abord celui des frères gambiens Kebba et Kemeseng qui partent de Banjul, puis celui du Sénégalais Libas qui quitte Dakar. Poussés par les mêmes raisons que les premiers, ce dernier a choisi d’émigrer pour sortir sa famille du marasme dans lequel elle se morfond : « Libas was a Lebou boy from Yoff in Dakar, Senegal who wanted to travel to Europe in order to try to get enough money to support his family, especially his mother » (TBB, p. 39).

13Enfin et surtout, la cupidité humaine, soit le désir de posséder toujours plus, est présenté par Jeng comme l’un des motifs de l’émigration. À titre d’exemple, on retiendra l’exemple de ce commerçant sénégalais qui s’en sortait bien, qui était même solvable pour les banques, et qui a pourtant vendu ses cantines pour payer la traversée vers l’Europe (TBB, p. 37).

14Généralement les causes du départ se rejoignent dans les deux œuvres et quelles qu’elles soient, la recherche de meilleures opportunités est présentée comme inhérente à la nature humaine. Cependant, qu’est-ce qui explique le choix de la clandestinité ? Pourquoi emprunter des voies tortueuses, onéreuses et surtout dangereuses ?

15Dans A Journey of Misery, le narrateur décrit sa première tentative d’entrée légale en Espagne. Il n’a toutefois jamais pu obtenir un visa parce qu’il ne pouvait pas satisfaire aux critères requis pour trouver un emploi ou faire des études dans ce pays. Et, surtout, le montant exorbitant qui doit figurer sur son compte en banque le disqualifie d’office : « Getting a visa for Spain was much more difficult though, as I never seemed to meet the established requirements. When I indicated I wanted to find a job, I was told there was none and when I said I wanted to study I was told a bank account with a confirmed balance of 10-15, 000 euros was needed, something totally out of my range » (JOM, p. 11).

16En somme, la clandestinité ne fut pas la première option choisie par le narrateur et faute d’obtenir le précieux sésame pour l’Espagne, il se rabattit sur un visa d’entrée en Lybie pour, dit-il, être plus près de l’Europe. Cette première tentative s’arrêta à l’aéroport de Tripoli. En effet, l’entrée en Lybie lui fut refusée pour cause d’expiration imminente de son visa. Ayant mis trop de temps pour rassembler l’argent nécessaire à l’achat du billet d’avion, il se voyait obligé de retourner en Gambie (JOM, p. 12). Ainsi, face à sa détermination d’entrer en Espagne vaille que vaille, la voie illégale s’impose comme seule alternative.

17En revanche, pour Kemeseng et Kebba, les deux principaux protagonistes de The Boat Boys, il n’a jamais été question de chercher un visa pour voyager, car leur itinéraire s’inscrit, dès le début, dans le registre de la clandestinité (TBB, p. 7).

18En somme, dans les deux romans de notre corpus, la reconnaissance du caractère illégal du voyage vers l’Europe est ancrée dans la conscience des acteurs. Et c’est dans cette optique qu’ils se préparent à mettre en œuvre leur projet.

● Les préparatifs au voyage

19La phase préparatoire du voyage ne revêt pas la même forme dans les deux romans, même si une constante demeure : il faut de l’argent pour financer le voyage et les deux auteurs insistent sur le fait qu’il n’est pas disponible. La nécessité de se le procurer s’impose donc comme une évidence.

20Dans The Boat Boys, c’est la mère de famille Naa Mariama qui s’investit dans cette mission face à la détermination de Kemeseng de partir. Elle s’en acquitte avec diligence, car l’écart temporel entre la prise de décision par son fils de partir et le début du voyage est très courte. Par ailleurs, aucun itinéraire précis n’est mentionné, il y a juste un point de départ (Banjul) et une destination (l’Espagne) ; entre les deux, l’intervention de l’organisateur de la traversée de l’Atlantique en pirogue. Le lecteur découvre le reste au fur et à mesure que les protagonistes avancent dans leur parcours.

21Cette absence d’itinéraire complet, le recours au rabatteur de migrants et la destination finale sont les seuls points communs aux préparatifs du voyage dans les deux œuvres. En effet, dans Journey of Misery, l’organisation du voyage est strictement individuelle puisqu’elle est financée par le narrateur sur fonds propres. En effet, Kalilu investit dans une petite boutique, fait fructifier le capital et réunit les fonds pour chercher un passeport. Sa destination finale est aussi l’Espagne. Réunir l’argent s’est fait dans le secret absolu et cela a duré des mois : « I managed to invest three thousand dalasi - equivalent to 130 euros - in a small shop in our neighbourhood […] ». The business went so well that I calculated I would have the amount needed withing a year » (JOM, p. 11). Il contacte ensuite un intermédiaire – un rabatteur pour les propriétaires de pirogues de pêche, convoyeurs de migrants illégaux – afin de payer la traversée. Cependant, la première tentative de rejoindre l’Espagne ayant échoué, le début de la seconde sera financé par un ami vivant au Canada à hauteur de mille dollars américains (JOM, p. 12).

22Par ailleurs, en plus de l’aspect financier, il y a une autre composante de la préparation au voyage qui n’apparaît que dans The Boat Boys, à savoir l’aspect mystique, auquel renvoie le domaine des marabouts. Ces derniers sont décrits comme les personnes de confiance des candidats et de leurs proches. Ils prédisent l’avenir, produisent des potions pour protéger et assurer la chance et la réussite. Ils assurent mettre ainsi leurs clients dans les meilleures conditions pour affronter le voyage. Vu la nature de ce dernier, leur état psychologique est très important. Pour les garçons de Naa Mariama, c’est une décoction de plantes, une mixture amère à boire tous les matins (TBB, p. 1). Et le jour du départ, Kebba et Kemeseng s’enduisent d’un liquide aux vertus magiques préparé par leur marabout : « they each took out the safara (or purified water) bottle which the marabout had prepared for them for the journey to ward off evil spirits and to bring good luck. They rubbed it all over their bodies, and waited until they were totally dry, before they wore their clothes » (TBB, p. 11). Après leur départ, le marabout servira, par le biais de la divination, d’antenne de renseignement à Naa Mariama sur le sort des deux jeunes gens. Il joue à la fois le rôle de lanceur d’alerte et de pourvoyeur de solution.

23Enfin et surtout, la préparation de la dernière partie du voyage, étape commune aux protagonistes des deux romans, est la traversée de la Méditerranée. C’est une véritable chaîne transfrontalière dont les maillons sont des agents, rabatteurs et passeurs, travaillant sous le couvert de professions honorables. Pour l’auteur de The Boat Boys, c’est d’abord Alhaji Maykangkang, un riche homme d’affaires qui prête à Naa Mariama la somme de deux mille dalasi pour les frais de voyage et l’argent de poche, avec promesse d’être remboursé trois mois après l’arrivée de Kebba et Kemeseng en Europe (TBB, p. 4). Le deuxième maillon de cette chaîne est Baye Lahat, l’intermédiaire sénégalais, en Gambie, entre les candidats au voyage clandestin et l’organisateur principal du circuit basé au Sénégal. Son portrait est flou. Il est juste fait référence à son rôle de pêcheur d’hommes et de personnage incontournable dans le circuit clandestin de la traversée pour l’Espagne. Le paiement du montant intégral se fait toujours avant le début du voyage. Il est fait mention de la même pratique dans Journey of Misery. Les intermédiaires y sont décrits comme des individus qui font miroiter aux candidats la possibilité d’un voyage en toute sécurité pour l’Espagne, en une semaine, moyennant une forte somme d’argent. En fait, ce sont des marchands de rêves et des escrocs qui profitent de l’espoir et de la naïveté des clandestins. Le narrateur qui est l’une de leurs victimes a mis un an et demi pour entrer en Espagne. Il dénonce alors la responsabilité de ces intermédiaires dans les nombreuses pertes humaines sur les voies migratoires clandestines :

By then I had got in touch with a ‘middleman’. These are people who tell untrue stories and spread false information around in order to push youngsters into starting the reckless adventure. They also assure them that one can set foot in Europe within a week –travelling the safe routes and using stable boats. Huge sums of money are requested, to be paid up front of course. The middle men are very well organized through an important cross-border network that works along the most important routes that lead to Europe. It is partially because of their actions that so many innocent lives are lost. I consider myself tremendously lucky as I was one of the few who did reach the planned destination. However, instead of the promised week, it took me one and a half year to get there (JOM, p. 11).

24Enfin, même si elle présente des ressemblances, la préparation de l’entreprise du voyage dans les romans montre une singularité certaine de part et d’autre, dans la mesure où elle est individuelle et secrète dans Journey of Misery alors que dans The Boat Boys, elle constitue une affaire de famille. Les préparatifs terminés, les jeunes gens sont prêts à emprunter le « Back Way ».

2. Le « Back Way » : espaces physiques et humains

25Dans The Boat Boys et Journey of Misery, le « Back Way » (littéralement voie arrière) est constitué de deux grandes parties. Il y a d’abord le voyage terrestre qui se déroule, selon les itinéraires, à travers les pays qui séparent la Gambie du pays d’où se fera la traversée pour l’Europe ; puis la deuxième partie de l’aventure, qui concerne l’étape du passage par la Méditerranée ou par l’Atlantique.

● Barcelona ou Barrsaxa

26Les espaces migratoires décrits dans les deux romans reflètent des parcours différents, mais l’on note des traits de ressemblance qui montrent qu’il existe des constantes dans la migration clandestine. D’abord, on retiendra l’usage des termes et des slogans pour nommer le voyage clandestin. The Boat Boys, expression qui rappelle les « Boat People » du Vietnam, renvoie ainsi à l’immigration massive et désespérée à bord de pirogues surchargées et évoque également les drames provoqués. Cette analogie est renforcée par le sous-titre du roman Barcelona or Barrsaxa. C’est une traduction du slogan « Barsa walla Barsaq » des migrants sénégalais qui prennent la mer clandestinement pour l’Espagne à bord de pirogues de pêche. Il s’agit d’un jeu de mots sur Barsa, diminutif de Barcelona, et Barrsaxa qui veut dire « séjour des morts » : l’expression signifie donc littéralement « Barsa ou la mort ». Elle traduit assurément la ferme détermination de ceux qui ont perdu tout espoir de réussir leur vie chez eux et qui veulent pénétrer l’Europe par tous les moyens. Ce phénomène a donné naissance à des réseaux qui étendent leurs tentacules de l’Afrique de l’Ouest, d’où partent les candidats, jusqu’au Maghreb. De même, Journey of Misery a aussi un sous-titre : From The Gambia to Spain, qui indique les points de départ et d’arrivée de ce terrible voyage. De plus, la première de couverture de cet ouvrage montre une personne assise près d’une barque, suggérant d’entrée de jeu le moyen de transport utilisé par le migrant. Ici aussi, l’Espagne est la destination choisie.

27Par ailleurs, l’aspiration des candidats au voyage clandestin dans les deux romans est de réussir leur vie afin d’aider leur famille à sortir du besoin. Dans leur imaginaire, Barsa symbolise l’Europe, et par-là même l’Eldorado, l’espace de matérialisation, de concrétisation de leurs rêves, un véritable paradis comparé à l’enfer de leur pays (JOM, p. 12). Ainsi, Kemeseng est hanté par ce rêve de départ imminent vers l’Europe-Paradis et l’assurance, fournie par le marabout, que de grandes richesses l’attendent de l’autre côté de l’Atlantique est pour lui un encouragement de plus : « He would soon be leaving for Paradise and would be a very rich man, according to his marabout » (TBB, p. 2).

28Dans les deux romans, les candidats au départ ont un profil identique, ils sont à l’image de Kemeseng, des jeunes dans la force de l’âge (18-30 ans). Ce sont les bras vaillants des familles et du pays : « He began his morning walk, which always took him to the beach where he met all the other aspiring young boys who were between the ages of eighteen and thirty and who discussed nothing except Barcelona or Barrsaxa » (TBB, p. 1). Pour atteindre les verts pâturages du paradis, ces jeunes sont prêts à prendre le « Back Way », un ensemble de réseaux de voies migratoires clandestines, un voyage par étapes qui leur fera vivre en fin de compte un véritable enfer. Ce qui est couramment appelé en Gambie le « Back Way » désigne en effet la clandestinité, elle sous-entend le fait de prendre l’arrière-chemin, de voyager en cachette, en marge de la légalité. Le « Back Way », c’est aussi un grand espace de rencontres, de communautés de destin, de cheminements (physiques et mentaux) plus ou moins longs, de croisement de plusieurs rêves qui ont une même toile de fond. C’est aussi un lieu de fraternité, de lutte pour la survie et l’atteinte de l’objectif commun : entrer en Europe sans visa. Après le Sénégal, Kemeseng et Kebba entrent en Mauritanie et, à partir du port de Nouadhibou, chacun de son côté affronte la traversée et rejoint Las Palmas au bout de trois mois. Comparé à celui de Kebba et Kemeseng, le parcours de Kalilu constitue en soi une aberration, non seulement par l’étendue de l’espace parcouru (Sénégal, Mali, Burkina Faso, Niger, Lybie, Algérie, Maroc et Lanzarote), mais aussi par la durée (un an et demi).

29Cependant, le « Back Way » n’est pas un phénomène isolé en Afrique. Il présente des similitudes avec le « harraga » au Maghreb. Gérard-François Dumont le définit en ces termes : « le mot harraga est originaire de l’arabe maghrébin « harrag » signifiant « qui brûle », sous-entendu « les papiers » (Dumont, 2009). Cette formulation signifie que ces émigrés clandestins, qui bravent la Méditerranée à bord d’embarcations de fortune pour rejoindre les côtes méditerranéennes du Nord, à la recherche d’une liberté qu’ils ne trouvent pas en Algérie et que la télévision par satellite leur fait miroiter, préfèrent ne pas avoir de papiers pour ne pas prendre le risque d’être rapatriés après leur éventuel contrôle dans un pays du Nord. Le « harrag » est, selon Mohammed Kouidri, professeur à la Faculté des Sciences sociales d’Oran, en train de devenir l’archétype rêvé d’une partie de la jeunesse de ce pays (2009, p. 259).

30Enfin, véritable parcours du combattant, le « Back Way » comprend des espaces variés tant sur le plan physique que celui des expériences humaines des migrants. Il s’agit des lieux de départ, de transit et de retour, peuplés des différentes figures humaines du réseau, et composé essentiellement des migrants, des passeurs, des chauffeurs et des guides.

● Espaces d’attente

31L’attente forcée et la patience sont le lot des migrants dans la mesure où ils ne maîtrisent rien concernant leur entreprise. Une fois qu’ils s’acquittent de la somme demandée, ils sont à la merci des agents du réseau de voyage clandestin qui décident de la disponibilité et de la nature des véhicules. Les candidats au départ attendent leur tour, parfois dans les pires conditions. Les espaces d’attente sont dans les deux romans d’abord des lieux de départ présumé, de commencement du voyage, puis de transit, parfois de retour dans les cas de refoulement ou de déportation et de nouveau départ. Dans cette catégorie figurent notamment les gares routières, les abris de fortune, les villages de migrants et les villes portuaires.

- Les gares routières

32Dans Journey of Misery, le narrateur débute son voyage en solitaire à la gare routière de Serrekunda. Tout au long de son parcours, il aura vécu dans huit gares routières différentes. Vivre est bien le mot adéquat, car il a passé la nuit à la belle étoile dans la plupart d’entre elles. Ces gares se ressemblent par leur manque d’hygiène, de confort et de sécurité (JOM, p. 15), ainsi que par la prolifération des moustiques (JOM, p. 12), comme la préfiguration des souffrances à venir. Les gares routières sont sur le circuit du « Back Way » des lieux de rencontre pour les différents acteurs du voyage clandestin venus principalement de l’Afrique de l’Ouest. En effet, l’espace humain des œuvres de notre corpus est hétérogène. Pour les clandestins, c’est le lieu des premières rencontres avec les autochtones mais surtout avec d’autres migrants. Des liens durables ou éphémères s’y nouent. Toutefois, ces rencontres peuvent s’achever de manière dramatique. À titre d’exemple, à la gare routière de Tambacounda, au Sénégal, le narrateur affamé est accusé d’être un voleur par une gargotière. Il reçoit une pierre sur la tête et frôle de près la mort par lapidation (JOM, p. 15). Puis, il est attaqué et blessé à la main par un gang qui voulait le punir d’avoir refusé ses services (JOM, p. 15). Ce sont là manifestations communes de réactions à l’altérité, entre préjugé et rejet de l’étranger, perçu comme diable ou dupe. C’est aussi dans ce monde de clandestins que le jeune homme rencontre ses premiers compagnons de voyage, Seedu Kassama (22 ans) et Papa Jallow (un peu plus âgé que Seedu), deux Gambiens ressortissants de Basse. Le voyage en car est long et pénible, la chaleur extrême et les voyageurs décrits comme torturés par la faim et la soif. Ce compagnonnage finit en tragédie car Seedu meurt dans le bus de faim et de fatigue : c’est la fin du rêve de l’Eldorado. Au lieu de Barsa, c’est pour lui Barrsaxa (JOM, p. 16). Face à la mort prématurée de son ami, Papa Jallow est alors pris d’un accès de démence (JOM, p. 18). De même, Dans The Boat Boys, la gare routière et les transports en commun jouent ce même rôle de lieu de rencontre et de compagnonnage pour les migrants. C’est à la gare routière de Kaolack, au Sénégal, que Kebba et Kemeseng prennent le même véhicule communément appelé « 7 places » que Yammar et Ngor, jeunes Gambiens déjà refoulés une fois d’Europe et en route pour une deuxième tentative. Récidivistes du « Back Way », ils sont habités et motivés par leurs souvenirs des lumières de l’Europe, leur désir de retrouver l’Eldorado perdu (TBB, p. 15). Ils sont aussi les premiers à éclairer l’esprit des deux frères sur les vrais dangers qui guettent tous les migrants qui affrontent la Méditerranée dans des pirogues surchargées : les courses-poursuites avec la marine espagnole, les naufrages, la colère et la frustration de la déportation, ainsi que la faible compensation d’une centaine d’euros aux rapatriés :

In one of the stories, a canoe laden with many children, boys and some women, was sailing to the Straits of Gibraltar, but on the high seas, they were chased by the navy and while they were trying to escape, their canoe capsized and many people were drowned. Fortunately, only a few were rescued by the patrol boat of the navy, and subsequently, repatriated to The Gambia, their country of origin. In another story they narrated that a group of boys went to Spain and they too were also deported. Prior to their deportation, they were told that they were travelling to Madrid from Tenerife and instead taken directly to Yundum. Hence, the anger and disappointment of the boys when they landed at Yundum. They began to vandalize the airport complex ! (TBB, p. 16)

33De plus, les gares routières sont les fiefs des « kocseurs » et de leurs complices, les chauffeurs. Ils opèrent dans toutes les gares routières de l’Afrique de l’Ouest (JOM, p. 32). Véritable chef de gare, le « kocseur » est un ancien chauffeur, généralement le plus âgé d’entre eux, et son rôle principal est de régler les départs des véhicules vers diverses destinations. Officieusement, c’est lui qui organise les voyages des migrants clandestins en les orientant vers les endroits où se trouvent les véhicules idoines pour ces voyageurs d’un genre particulier. Les gares routières telles que celle de Sokonengke (centre de Bamako), sont des espaces de stagnation où les migrants ignorent la durée de leur attente. En ce qui concerne le narrateur de Journey of Misery, il y aura attendu deux semaines avant d’avoir un bus pour Niamey (JOM, p. 24).

34Maillon important de la chaîne, les « kocseurs » sont secondés dans cette activité illicite par les chauffeurs qui arnaquent les migrants sur le prix du billet ou sur la destination, les entassent dans des tombeaux roulants et les débarquent là où bon leur semble. Et pour le narrateur de Journey of Misery qui a fait l’expérience de cette cruelle réalité à Bobo Dioulasso au Burkina Faso, les interactions humaines sont des leçons de vie. En effet, il découvre à ses dépens que les victimes les plus vulnérables de la misère sont les enfants. Quand il rencontre les enfants de la rue, lui, le migrant qui a quitté son pays pour un avenir meilleur, se rend compte qu’il y a plus démuni et plus malheureux que lui. Ces jeunes venus de toute la sous-région vivent dans une précarité extrême ; affamés, ils mendient pour survivre :

[…] I found some hungry teenagers eating my meal. I could not get angry with them and we exchanged greetings. They told me that they had no place to stay and nothing to eat. Most of them came from neighbouring countries in search of a job. I ordered an additional portion and as we ate the grasshoppers, we kept on talking. Often such children are separated from their families and forced to work (without any pay) or sold by their poor families for little money and, once they are of no further use, or eat too much, they are sent to the streets. Some are used as slaves by rich families, other do their best to survive (JOM, p. 28).

35Il ne fait pas de doute que ces enfants en situation de détresse, qui se retrouvent sur la route des migrants, peuvent être tentés par le voyage clandestin dans le but de trouver eux aussi une vie meilleure dans l’Eldorado. Par ailleurs, en plus des gares routières, il existe d’autres espaces où les migrants attendent, pendant une durée plus ou moins longue, de continuer leur voyage, et parmi ceux-ci figurent les refuges de fortune tels que les maisons et les bâtiments abandonnés.

- Les abris de fortune

36Dans le « Back Way », pendant les périodes d’attente, les migrants sont souvent obligés de se contenter d’abris sordides. Ainsi dans Journey of Misery, quand le narrateur et Papa Jallow arrivent affamés en pleine nuit à Kayes (Mali), ils trouvent refuge près de la gare ferroviaire dans une maison puante, sans toit ni lumière : « We went to look for some food but could not find any, so we looked for a place to sleep. It was impossible to stay at the train station, but by chance we found a small house, with no roof but a terrible smell. It stank of human excrement and urine » (JOM, p. 19). C’est dans ce lieu répugnant que se termine le voyage de Papa Jallow car il est mordu dans l’obscurité par un cobra. Ainsi, comme pour son ami Seedu, ce sera pour lui « Barrsaxa » au lieu du « Barsa » tant rêvé. Même si la mort de Papa est un choc pour le narrateur, elle devient chez lui une source de motivation supplémentaire ; il doit trouver la force de continuer ou il mourra comme Seedu et Papa.

37Le narrateur fait une deuxième expérience de ce type d’habitation précaire à Niamey quand il est parqué par le « kocseur » avec de nombreux autres migrants dans un bâtiment sans toit, dans l’attente d’un véhicule pour Agadez. Dans cette sorte de salle d’attente, se retrouvent des migrants de tous âges, venus de toute l’Afrique de l’Ouest, réunis dans la promiscuité et sans confort d’aucune sorte. C’est en quelque sorte un espace de misère humaine et de débrouillardise pour assurer la survie et la continuation du voyage :

We went directly to see the ‘kocseur’, who led me to a pile of travelers also waiting for the next bus to arrive. I was stunned when I entered into that large room, without a roof, and found such a huge crowd, some were sleeping on the floor, some were cooking and others were lost in their thoughts. […] Despite the number of people, there were only seventy-five who held a ticket; the rest somehow survived with little food and no means in this waiting room. Most of them came from West Africa and had run out of the funds needed to continue their trip or to return home (JOM, p. 33).

38Ainsi, ces abris de fortune sont des lieux où végètent ceux qui sont en transit. Pour le narrateur, l’attente a duré deux jours. Cependant, parmi ses compagnons d’infortune, certains sont là depuis très longtemps et il est vital pour eux de trouver les moyens de survivre et de continuer l’aventure (JOM, p. 33).

39Enfin, dans la partie marocaine du voyage terrestre, toutes les cachettes prévues par les passeurs comme lieux d’attente sont des bâtiments invivables. L’un d’eux, par exemple, est sans lumière ni aération, empli d’une humidité permanente. Les migrants y vivent dans la promiscuité, la faim et la soif et y sont enfermés comme des prisonniers pour éviter d’attirer l’attention (JOM, p. 79). Dans un autre, les migrants baignent dans l’urine qui déborde du pot de chambre et la puanteur rend leur calvaire encore plus insupportable : « at night, the plastic container (the improvised toilet) began to overflow; the smell was unbearable. Never had I thought that a bad perfume could become such a torture » (JOM, p. 81). Enfin, dans le désert, le protagoniste-narrateur séjourne pendant trois jours dans une grotte nichée dans les montagnes. Il jouit dans ce repaire de l’hospitalité de ses habitants, des Nigérians qui attendent de l’aide de parents vivant à l’étranger pour continuer leur aventure. Pour vivre en attendant de recevoir cette manne, les hommes attaquent les passants pour les dépouiller de leurs biens. Cette halte a permis au narrateur de refaire ses forces pour continuer la marche (JOM, p. 88-89).

40Tous ces logements de fortune sont autant de preuves de la précarité des conditions de vie des migrants, des souffrances physiques psychologiques qu’ils endurent. Il faut noter que ces réalités ne sont décrites que dans Journey of Misery, les protagonistes de The Boat Boys ayant connu un parcours terrestre beaucoup moins long et surtout sans périls. Le Mal ne frappe donc pas de la même façon dans ces parcours de migrants.

41Il existe aussi d’autres structures qui, en plus de jouer le même rôle d’espace d’attente, sont plus organisées et font montre d’une structuration communautaire plus avancée.

- Les villages de migrants

42Ces villages regroupent des migrants en transit vers la Lybie, l’Algérie et le Maroc. Ils peuvent abriter une centaine de personnes, souvent plus, car ceux qui échouent dans le voyage maritime y reviennent pour envisager une autre tentative plus tard. Ainsi, ces escales peuvent durer des années. Dans Journey of Misery, le narrateur les appelle « fuwai », sans doute par déformation de l’anglais du mot français « foyer ». En tout cas, ils jouent un rôle similaire car les pensionnaires paient le loyer, la nourriture, et y sont contraints de respecter des règles d’organisation. Celui de Ghat en Lybie est une caserne désaffectée : les migrants sont regroupés par pays, sous l’autorité d’un chef de « fuwai ». C’est un espace de solidarité qui ne désemplit pas à cause des allers et des retours incessants des voyageurs illégaux venant de toute la sous-région ouest africaine : « in the fuwai there were a hundred and ten usual inhabitants and another occasional twenty-five, all travelers on transit towards Tripoli. Some of the men in charge of the fuwais had lived in Lybia for a long time. Most of them had come from West Africa years before with the intention of going to Europe » (JOM, p. 43). Dans ce lieu, les migrants ont la possibilité de travailler pour financer la suite du voyage, de se soigner et de reprendre des forces pour continuer. Une certaine quiétude y règne, contrairement à l’immense ruche qu’est le « fuwai » de Maghnia en Algérie qui porte le nom de « basement » (cave, sous-sol), et est décrit comme une énorme carrière béante, profonde d’environ deux mètres, accessible par la descente d’une échelle. Cette descente est aussi symbolique car ce lieu correspond à un véritable enfer. Habité par deux cents personnes environ (JOM, p. 71), il est dirigé par un président assisté de conseillers qui veillent au respect des lois qui régissent son fonctionnement et gèrent la résolution des conflits. La cave est en somme une allégorie de la CEDEAO : elle comprend plusieurs ghettos dont la composition reflète l’ensemble des pays de l’Afrique de l’Ouest. C’est une organisation politique qui fonctionne à l’intérieur de l’Algérie, gérée en collaboration avec des intermédiaires et passeurs indigènes membres du réseau de la migration clandestine. Le « basement » est un repaire de morts-vivants à cause de l’insuffisance de nourriture disponible. Parmi les clandestins, beaucoup mendient pour vivre et sont tourmentés par la hantise de la déportation vers le Mali. D’autres attendent de l’argent pour continuer le voyage. Ces derniers sont souvent victimes d’arnaques et de détournements de fonds, perpétrés par la mafia qui sévit dans ce milieu. Ce même modèle d’intégration sous-régionale se retrouve au Maroc, à Takadum où les « fuwais », sont à l’instar de celui de Maghnia, une réplique de l’Afrique de l’Ouest : « there were quite a lot of fuwais in the area : for the Gambians, the Malians, the Ghanaians and the Nigerians » (JOM, p. 95). Dans l’attente de recevoir l’aide financière de l’ami du Canada pour payer la traversée vers les Canaries, le protagoniste-narrateur séjourne pendant un mois dans le « fuwai » gambien, édifice en bois branlant et malpropre géré par un Sarahule. Dans ce lieu, s’entassent de jeunes Gambiens attendant l’opportunité de faire la traversée. Le séjour peut durer longtemps car le chef de « fuwai » et sa fille sont des brigands qui pillent régulièrement les avoirs des locataires. Comme ils sont aussi des migrants, le vol est pour eux une pratique courante pour survivre et trouver de quoi reprendre la route de l’exil.

43Le rôle principal des chefs de « fuwais », moyennant une certaine somme, est de faire les transactions nécessaires pour que leurs locataires puissent continuer leur voyage. Ils jouent le rôle d’agents de liaison et de passeurs, sont les intermédiaires entre les pensionnaires et les acteurs locaux de la filière de la migration clandestine.

44Par ailleurs, alors que les conditions de voyage du narrateur pour atteindre un port sont très difficiles, les deux frères Kemeseng et Kebba trouvent une chambre meublée confortable dans la ville de Nouadhibou et attendent tranquillement de trouver une embarcation en partance pour l’Espagne. La maison située dans le quartier de Charka apparaît comme un microcosme de la Gambie. En effet, tous les locataires sont comme Ngor, Dobali et Chayndou des migrants gambiens, en attente de traverser l’océan Atlantique (JOM, p. 21). En revanche Sarja, le responsable de l’habitation, Gambien comme les autres, s’est sédentarisé pour de bon depuis dix ans. Il a épousé une beauté du terroir, Aji Binta Matarr, et ils ont deux garçons. Le cas de Sarja constitue dès lors un exemple encourageant de migration sud-sud et d’intégration sous-régionale (JOM, p. 21).

45Les « fuwais » sont les routes migratoires, les derniers espaces d’attente avant de rallier les ports, ultimes étapes du voyage terrestre.

- Les villes portuaires

46Il s’agit de Nouadhibou dans The Boat Boys et de Rabat dans Journey of Misery. Nouadhibou est la fin du voyage terrestre de Kebba et Kemeseng et le lieu de préparation du voyage maritime. C’est le point de rencontre et le lieu d’attente de nombreux migrants en souffrance, aux deux sens du terme, originaires de l’Ouest et donc étrangers en Mauritanie. Ce sont tous des candidats à la traversée clandestine pour l’Europe. Ils se regroupent soit par affinité, soit par nationalité et cherchent un bateau ou une pirogue (TBB, p. 21). Les rencontres entre migrants sont intéressantes, dans le roman, du point de vue du traitement de l’altérité. Elles permettent en effet une meilleure connaissance de l’Autre, de sa culture, de ses rêves et de ses frustrations tout au long de cette attente forcée. C’est ainsi que Kemeseng et Kebba font la connaissance de deux jeunes Ghanéens, Nana et Asante, qui attendent à Nouadhibou depuis un an, faute d’argent (TBB, p. 20). Ils décident de faire le reste du voyage ensemble, prennent contact avec la mafia qui contrôle le voyage par pirogue, paient leurs billets et reprennent l’attente. Pour Kebba, la chance a le visage de Pierre, marin-passeur colombien qui lui promet de le faire voyager clandestinement à bord du bateau dans lequel il travaille moyennant 300 pesetas (TBB, p. 22). Ils effectuent ensemble les préparatifs et les réglages du voyage clandestin. Le départ étant imminent, Kemeseng se sent nostalgique de la Gambie (TBB, p. 26). Son attente à Nouadhibou aura duré trois mois.

47En ce qui concerne la ville de Rabat, le narrateur de Journey of Misery ne verra d’elle que le gîte nommé Trangkilo où attendent d’autres migrants qui sont, tout comme lui, des candidats à la traversée. Ils sont obligés de participer à la réfection de la vieille pirogue censée les mener à destination. Cette attente de vingt-cinq jours dans le plus grand dénuement et le rationnement alimentaire est une autre étape pendant laquelle il sera une nouvelle fois souligné la détresse humaine causée par le froid, la faim, l’extrême fatigue et la mort. Dans cet espace, son expérience des rencontres et des relations humaines est terrible :

The hiding place called Trangkilo, was cold. Food and water remained one of our main worries. The gidos supplied water every two or three days but there were only twenty liters for all of us. By then I had USD 25 left, sufficient to buy some bread, five tins of sardines and one of overcooked food. This was all I survived on during the next twenty-five days, meanwhile, I had to watch four companions die of starvation. A few other people voluntarily went back to the police and offered to be deported to Algeria as long as they got something to eat (JOM, p. 107).

48Cependant, dans les circuits du « Back Way », il y a d’autres espaces que redoutent plus encore les acteurs de la migration clandestine car ils sont liés à leur situation d’illégalité.

- Les espaces de contrôle et de répression

49Il s’agit des postes de contrôle de police, « check points », et prisons.

50Les « check points » sont dans Journey of Misery des lieux que tous ceux qui sont impliqués dans le système du « Back Way » tentent d’éviter à tout prix. La raison en est que non seulement des affaires louches y sont menées dans la clandestinité, mais aussi que les migrants concernés ne possèdent pas de documents valides. Ils s’évertuent ainsi à ne pas entrer en contact avec les représentants de la loi, spécialement la police, afin d’éviter l’arrestation. Les stratégies utilisées sont surtout le recours à une cachette et la marche forcée, l’utilisation de voies de contournement des postes, mais aussi la corruption des policiers. C’est le cas, à Kayes, où le narrateur est libéré après avoir soudoyé un policier : la corruption est en effet une des caractéristiques fondamentales du « Back Way » (JOM, p. 20). Ainsi, il suffit le plus souvent de payer un droit de passage ou une amende pour que la police ferme les yeux (JOM, p. 18 et 32). Et parfois, plutôt que d’arrêter les clandestins, les policiers se contentent de les fouiller et de leur prendre tout leur argent (JOM, p. 67). En revanche, dans certaines circonstances, la possibilité n’est pas donnée aux migrants d’acheter leur liberté. De ce fait, ils subissent la force de la loi à travers la prison, monde où le Mal règne.  

51La prison est dans le roman de Jammeh à la fois un espace de rétention et d’attente de déportation. Les conditions de détention y sont dégradantes : « one evening a group of almost seventy youngsters arrived, they had been arrested while crossing the Mediterranean from Tunisia to Italy. The police had put them to jail and had held them there for over a month. They had been tortured and obliged to do forced labour in military camps before being deported to the Lybian border » (JOM, p. 46). Le protagoniste-narrateur lui-même a connu la prison et la déportation lors de sa seule tentative de voyage légal. En effet, c’est son refoulement de l’aéroport de Tripoli vers celui d’Alger, la détention d’une semaine dans une cellule de l’aéroport puis la déportation vers Dakar qui l’ont convaincu de faire le choix du voyage clandestin (JOM, p. 12). Mais c’est dans cette seconde filière qu’il subit dans les prisons algériennes des atrocités pires que les précédentes. Il a ainsi vécu dans trois d’entre elles : d’abord quatre-vingt-dix jours dans celle de Ghardaïa (JOM, p. 57) ; il subit ensuite un traitement humiliant au donjon sale et infesté d’insectes de Salah, en contact avec les dermatoses des autres prisonniers ; il se retrouve enfin dans la prison de Tamanrasset dans laquelle il attend dans la faim et la soif sa déportation au Mali (JOM, p. 59). Dans ces espaces carcéraux, les droits des clandestins sont bafoués, car le fait même qu’ils soient dans l’illégalité fait d’eux des criminels. François Crépeau et Anne-Claire Gayet abondent dans ce sens quand ils affirment qu’« on aborde désormais les migrations irrégulières comme une forme de « criminalité internationale », ce qui justifie la non-reconnaissance des droits des migrants irréguliers » (2011, p. 30).

52De plus, selon le narrateur, dans certains pays comme le Maroc, les lois anti-migration clandestine sont extrêmement dures et dissuasives, au point de récompenser les autochtones qui dénoncent les clandestins (JOM, p. 80). C’est le cas à Las Palmas aussi où Libas est dénoncé par des collègues jaloux des avantages que lui offre sa connaissance du français. Il est ainsi arrêté et détenu pendant trois jours pour non-possession de permis de travail (TBB, p. 41). Cette chasse aux sorcières ne peut en aucun cas régler le problème de fond de la migration clandestine, ce qui donne raison à François Crépeau et Anne-Claire Gayet soutenant que « la migration est aussi un phénomène générationnel, déclenché par une panoplie de facteurs politiques, économiques et sociaux qui ne peuvent être modifiés de façon significative à court terme » (2011, p. 29).

53En ce qui concerne les deux frères Kebba et Kemeseng, qui avaient adopté des moyens de transport différents pour le voyage maritime, la prison de Barranco Seco, à Las Palmas, est leur lieu de retrouvailles. Coupables tous les deux d’immigration clandestine, ils font l’expérience de la privation de liberté et des rigueurs des conditions de détention. Derrière son semblant de confort, c’est une prison de haute sécurité, un espace cosmopolite surpeuplé où sévissent la violence et les trafics en tous genres sous le contrôle de la mafia locale (TBB, p. 34-54). Cependant, cet espace de stagnation est pour ces migrants propice à l’élaboration de projets d’avenir. Il permet surtout au lecteur une réflexion sérieuse sur le problème de la migration clandestine et la recherche de solutions internationales pérennes (TBB, p. 54).

54En même temps que les deux frères gambiens, Libas séjourne à la prison de Barranco Seco à Las Palmas. Leurs destins parallèles vont se croiser en dehors des murs de la prison. Il est enfermé une première fois pour avoir été un passager clandestin dans un bateau (TBB, p. 40) et, plus tard, pour avoir frappé un Blanc (TBB, p. 49).

55Enfin, l’analyse des deux romans permet de réaliser que les espaces d’attente sont décrits dans les deux œuvres comme des lieux de stagnation où les migrants n’ont pas de contrôle sur les conditions, le déroulement et la durée de leur séjour. Ainsi, la patience et la persévérance sont les qualités que partagent le plus ces voyageurs d’un genre particulier. C’est entre ces espaces que se déroule le voyage proprement dit, entre vicissitudes et rencontres.

3. Les Conditions du voyage

56Le « Back Way » tel qu’il est décrit dans les deux romans de notre corpus est composé d’itinéraires qui consistent à traverser des pays de l’Afrique de l’Ouest et du Maghreb pour prendre des embarcations à destination des Canaries ou de l’Europe. Trois grands ensembles sont identifiés à savoir la route, la marche dans le désert et la traversée.

● La route

57C’est à partir des gares routières que les migrants sont entassés dans des véhicules par les « kocseurs ». La surcharge des mini bus, cars ou camions, et leur état de délabrement prononcé sont dénoncés par le narrateur de Journey of Misery. Il faut ajouter à cela le fait que les migrants ne sont pas à l’abri des arnaques des organisateurs des trajets. Quand ils s’acquittent du montant demandé pour embarquer, ces voyageurs d’un type particulier ne sont jamais assurés d’atteindre la destination promise. Le narrateur de Journey of Misery est ainsi victime de leurs tromperies. Après avoir payé au prix fort le trajet Bamako-Niamey, il se retrouve avec soixante-quatorze autres clandestins dans un bus d’une capacité de vingt-quatre places. Avec la chaleur, la faim, la soif et la suffocation, tous les éléments de la tragédie sont réunis ; des passagers se défenestrent même du véhicule en marche :

The temperature was very high and humidity was intolerable. Complaints soon started. It would be impossible to travel under these conditions for four days. After a short while, people started to get angry. We suggested that the driver should stop the vehicle and get some air, but our request was turned down. Panic set in and four people jumped out of the moving vehicle’s window. We never got to know what happened to our companions we could only imagine » (JOM, p. 26).

58Les autres voyageurs qui sont restés dans le véhicule sont jetés impunément dehors à Bobo Dioulasso, au Burkina Faso, loin de Niamey, la destination convenue. Le fait que les migrants doivent souvent payer deux fois pour le même trajet est certainement l’une des raisons pour lesquelles ils se retrouvent en situation de stagnation dans leur parcours. Ces mêmes conditions de précarité sont aussi présentes à bord du train Kayes – Bamako. Prolongement du voyage par la route, là aussi les accidents ne sont pas rares et les voyageurs sont à la merci des pilleurs de train. L’insécurité est manifeste quel que soit le moyen de transport (JOM, p. 22-23).

59À cause des mauvais traitements répétés, les migrants perdent leur dignité humaine. En effet la fatigue, la soif, la faim et la suffocation dans les transports surchargés les mettent dans un état de constante irritation. À titre illustratif, le voyage pour Agadez, en camion, dégénère en une rixe mortelle : « the boys from Burkina Faso hit one of the Liberian men who died a few minutes later. A Burkinabe also faced fatality after being beaten repeatedly in the stomach, some of the passengers in a state of shock, plunged out of the vehicle. The scene was horrifying » (JOM, p. 34). Les corps des victimes sont alors jetés dans un fossé, car la vie du migrant n’a pas de valeur ; seul importe le prix de son transport lequel est toujours payé d’avance. Cela est aussi illustré par l’épisode algérien du container sans aération dans lequel ont voyagé quatre-vingt-trois migrants, dont le narrateur. Le décompte des morts se fait à l’arrivée (JOM, p. 103).

60Ainsi, les clandestins voyagent dans des conditions dantesques tandis que ceux qui contrôlent le « Back Way » vivent, parfois grassement, de leur détresse. La solidarité et l’esprit d’organisation sont les seuls moyens auxquels les migrants peuvent avoir recours pour s’en sortir. Cependant, dans The Boat Boys, Kemeseng et Kebba n’ont pas eu à faire face à de telles difficultés dans leur voyage de la Gambie à la Mauritanie. Rien dans cette partie du voyage ne les singularise d’ailleurs par rapport aux voyageurs ordinaires. Une nouvelle fois, il ressort que divers types de traversées sont possibles. Il n’empêche que ce sont les souffrances qui prédominent, exacerbées dans le désert.

61Après la route, la marche dans le désert constitue aussi une partie non moins éprouvante du voyage.

● Le désert

62La traversée du désert est inexistante dans The Boat Boys mais elle est obligatoire pour les migrants qui empruntent le même itinéraire que le narrateur de Journey of Misery. C’est en fait un autre type de chemin de croix car, outre les conditions climatiques difficiles, les migrants subissent les outrages des passeurs et des « gidos ». Ce mot est aussi vraisemblablement une déformation du mot « guide », puisqu’il fait référence à de jeunes Arabes payés pour guider les clandestins à travers les routes du désert, formant toute une chaîne de la Libye au Maroc. Ils sont décrits dans Journey of Misery comme de jeunes gens agiles se mouvant sans difficulté sur le sable, les collines, les montagnes, la boue du désert et sous le soleil ardent, sans se soucier de ceux qu’ils ont la charge de conduire. Ils ont la réputation d’être sans pitié pour les migrants qu’ils traitent comme du cheptel : « the gidos used their canes to guide us as if we were a herd of sheep. If, for some reason, we were not able to keep up the rhythm, we got beaten with the sticks » (JOM, p. 80).

63Avec les chauffeurs, les « kocseurs » et les autres passeurs, les « gidos » s’allient aux coupeurs de route pour torturer et dépouiller les migrants illégaux de leur argent et objets de valeur (JOM, p. 40). Abandonnés ensuite dans le désert, ces derniers deviennent la cible des Touareg qui sillonnent le désert pour soi-disant sauver les migrants et se faire payer ce service (JOM, p. 60). Vue sous cet angle, l’accompagnement de la migration clandestine représente un business très lucratif, au fondement de terribles maux.

64Quant aux victimes, malgré une solidarité toujours manifeste, la rudesse de la traversée du désert, l’angoisse et la peur de la mort font que la survie reste individuelle. En fait, le désert est un immense tombeau ouvert sous le soleil, tapissé çà et là de restes humains sans sépulture, comme à Din Zaouaten, en Algérie : « we had discovered some human remains […] In some cases only bones were left ; in others it did not seem such a long time earlier since the person had died. The remains cleary held the human form: it was a terrifying scene and this confused us only more » (JOM, p. 60). Des morts anonymes jonchent ainsi les voies migratoires clandestines car les survivants n’ont ni le temps ni la force d’enterrer leurs camarades morts. Toutefois, la loi du voyage veut que ceux qui sont encore debout héritent des biens des morts dont ils étaient proches (JOM, p. 31, 52, 101), passage de relais qui permet aux survivants de poursuivre leur route.

65Sur le plan de l’altérité, les contacts entre les clandestins et les autochtones extérieurs au réseau sont brefs, pouvant prendre la forme d’élans de solidarité : don de boisson et de nourriture (JOM, p. 84, 85 89, 90), parfois mise à disposition d’un abri temporaire (JOM, p. 92). Pour le narrateur, la rencontre la plus frappante fut celle d’un jeune Arabe parlant mandingue, résultat de ses contacts avec les migrants gambiens et sénégalais (JOM, p. 93-94). Mais de telles rencontres peuvent avoir des conséquences fâcheuses : dénonciation, arrestation sous les huées, insultes et emprisonnements (JOM, p. 97).

66Enfin, le désert tel que décrit par le narrateur est un espace de souffrance, de déshumanisation et de mort. Il prélude à la dernière étape du voyage vers l’Eldorado, celle effectuée par voie maritime.

● La mer

67Rejoindre l’Espagne par la voie maritime constitue le point commun aux différents itinéraires décrits par les deux œuvres de notre corpus. Même si les points de départ et d’arrivée diffèrent, les objectifs et les destinations sont similaires : il faut parvenir à entrer en Espagne. En fait, le choix de la Mauritanie et du Maroc comme points de ralliement de l’Europe n’est pas fortuit, il entre dans le schéma des routes migratoires clandestines comme l’explique Gérard-François Dumont :

[…] la Méditerranée est un espace migratoire majeur dans le monde sous l’effet de la combinaison de nombreux facteurs, allant de ceux découlant de la proximité géographique aux facteurs climatiques. Lorsque la migration est concentrée sur un pays adjacent, pays de départ et pays d’arrivée forment un couple contigu. Certains pays non contigus, mais séparés par un détroit, une mer, voire un océan, composent des couples de nature maritime (Dumont, 2009, p. 257).

68Dans Journey of Misery, cette dernière partie du voyage est appelé « Kombat » par les passeurs. C’est assurément un vrai parcours du combattant que d’affronter la traversée. De plus, on retrouve une similarité dans le choix des pirogues du « Back Way », même si dans The Boat Boys, Kebba saisit l’opportunité de voyager clandestinement dans un bateau colombien (TBB, p. 33), comme on l’a rappelé. La description de l’océan Atlantique déchaîné, les pirogues surchargées, l’inconscience des migrants et la cupidité des passeurs sont aussi des points communs aux deux œuvres. De part et d’autre, dans les pirogues en partance pour Barsa, ce sont à l’instar de Kemeseng les jeunes, les bras vaillants, la main d’œuvre qualifiée et les cerveaux de l’Afrique de l’Ouest qui s’enfuient :

In actual fact, the canoe was overloaded with a labour force that was very well trained by the meagre resources Africa has capable of constructing a medium-sized town. There were two masons, a carpenter, two sculptors, an artist, a painter, a mechanic, a joiner, a printer, a photographer, three businessmen, a teacher, a tailor, four hairdressers, a bar tender, a saxophonist, two nursing sisters, one midwife, a telephonist, a town planner and a seamstress. The brain drain was total and, and as if that was not enough, the talents were the youths of Senegambia and even some Ecowas citizens (TBB, p.  37).

69Cette longue énumération met en lumière l’impact de l’exode massif des jeunes Africains sur un continent qui a besoin d’eux pour se construire, mais qui ne peut pas satisfaire leurs ambitions. Et comme pour renforcer cet impact, The Boat Boys présente des itinéraires parallèles : en même temps que la pirogue remplie de migrants – dont Kemeseng – quitte Nouadhibou, une autre lève l’ancre de Dakar et brave l’Atlantique à destination des Canaries. Malgré la surcharge, d’autres migrants sont laissés en rade, tant ils sont nombreux à attendre : « the canoe left without a lot of people for lack of adequate space, place and money […]. From the other end in Dakar another dangerous adventure was about to begin with a group of Senegalese Lebou hustlers » (TBB, p. 37-39). La précision sur la nature des migrants en provenance de Dakar est importante, car les Lébous sont des pêcheurs de profession et les pirogues qui transportent les migrants sont celles qui servaient jadis à pêcher le poisson. Ainsi, dans ce trafic rentable du « Back Way », les Lébous sont soit pêcheurs d’hommes, soit poissons comme Libas. La mer et les pirogues bondées sont attachées à ce type de migration et Yves Gounin, recensant l’ouvrage de Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden sur les migrations en Méditerranée, de rappeler que : « dans l’imaginaire populaire, les migrations en Méditerranée se présentent spontanément sous un mode misérabiliste et sensationnaliste : le cadavre du petit Eylan sur le rivage turc, les pateras surchargées de migrants subsahariens au large des côtes espagnoles, l’espace Schengen qui se claquemure derrière des fils barbelés, etc. » (Gounin, 2015).

70Les deux œuvres de notre corpus rendent compte de situations de voyage très dangereuses, d’incendies et de naufrages, d’attaques de requins, d’arrestation des principaux protagonistes par les services d’immigration et la prison de Barranco Seco. Seul le narrateur de Journey of Misery échoue lors de sa première traversée de la mer Méditerranée, et doit s’y prendre une deuxième fois pour atteindre Lanzarote en Espagne. Il sera aussi le seul protagoniste à ne pas connaître la prison dans ce pays.

71À ce stade de notre étude, une question se pose : pourquoi le narrateur de Journey of Misery a-t-il choisi un itinéraire aussi long et périlleux, alors que celui décrit dans The Boat Boys est plus court et moins risqué ? Une possible explication est la suivante : quand une route migratoire est très contrôlée, les chances de réussite s’amenuisent pour les candidats. De ce fait, ils changent d’itinéraire, quitte à prendre des voies plus longues. C’est ce que révèle l’étude de Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden : « lorsqu’une route se ferme, les passeurs en ouvrent une autre. Lorsque la Libye de Mouammar Kadhafi empêche l’émigration, les flux se reportent à l’Ouest vers l’Espagne ; lorsque l’Espagne parvient à endiguer l’arrivée des cayucos du Sénégal, les flux se reportent à l’Est » (Gounin, 2015). Cela est corroboré par Philippe Fargues et Hervé Le Bras : « l’ensemble du Maghreb est désormais devenu une région de transit. Cela a commencé par le Maroc, le plus proche de l’Europe, puis s’est étendu à des pays de plus en plus lointains au fur et à mesure que les contrôles se renforçaient sur les routes les plus courtes » (2008, p. 7). Cette approche factuelle essentielle se retrouve dans nos romans. Sur le plan stylistique, Papa Jeng et Kalilu Jammeh partagent dans la représentation du voyage migratoire un même style documentaire, faisant de leur roman avant tout un témoignage. Les deux auteurs se cantonnent dans la description d’une réalité crue et recourent à l’emploi d’un langage simple et sans recherche. Il faut noter toutefois les longues digressions, mais à des fins explicatives, qui accompagnent les scènes de mouvements des protagonistes sur les routes ou dans les espaces d’attente (TBB, p. 23-25 ; JOM, p. 10).

72Enfin, après de nombreuses péripéties, ceux qui ont réussi à pénétrer en Europe y découvrent les réalités, parfois terribles également, de la vie de migrant.

4. Au Paradis ?

73Si les migrants ont bravé toutes les difficultés du « Back Way » pour se rendre à Barsa, c’est parce qu’ils sont convaincus d’y trouver les conditions de réalisation de leurs rêves d’une vie meilleure. Dans The Boat Boys, quand Libas le passager clandestin est arrêté et emprisonné à Las Palmas, il bénéficie d’une liberté provisoire en attendant la sanction finale. Pendant cette période, il vit de petits emplois que sa situation irrégulière lui permet d’occuper : docker, magasinier, vendeur d’objets d’art, réceptionniste dans un hôtel grâce à sa connaissance du français. (TBB, p. 41) Ses relations avec les Européens sont mitigées entre, d’une part, l’attrait que son physique exerce sur les femmes blanches, et d’autre part, le racisme qu’il suscite chez les hommes.

74La liaison éphémère de Libas avec Margaret, une touriste allemande, révèle chez les deux jeunes gens des fantasmes sexuels, l’attrait et le mythe de l’étranger. C’est aussi un jeu de dupes, car chacun d’eux est motivé par un intérêt inavoué. Pour Libas, il s’agit d’obtenir un statut légal en Europe, et pour Margaret, de jouir pleinement de ses vacances et de satisfaire ses fantasmes : « both of them were interested in each other for different reasons. Margaret wanted to real love-making and thought that she could get it from an African. Libas that if he really made love to her, he would have his chance to stay in Europe for good. So both of them tried to give a very good image of themselves » (TBB, p. 43). Cette relation met en scène, de part et d’autre, un dédoublement de personnalité afin d’impressionner l’autre et d’atteindre son objectif. Le défi posé par la barrière linguistique est résolu par l’usage du langage corporel pour communiquer (TBB, p. 45). Il ne s’agit pas en revanche d’une relation équilibrée car c’est Margaret qui reste la maîtresse du jeu. Elle initie Libas aux boissons alcoolisées, et achète sa compagnie exclusive en lui donnant assez d’argent de sorte qu’il ne la quitte pas pour aller vendre ses objets d’art. Le jeune devient en quelque sorte pour un temps la propriété de la belle Allemande (TBB, p. 48).

75De plus, c’est cet intérêt particulier d’une Blanche pour un Noir qui attire sur le jeune Sénégalais l’animosité des racistes. Celle-ci s’exprime par le recours à l’animalisation, la discrimination, les injures et pour finir l’agression physique. Libas est injustement condamné et emprisonné alors qu’il était en situation de légitime défense (TBB, p. 44-49). À la fin de son séjour, Margaret retourne en Allemagne sans laisser d’adresse, et pour Libas c’est la fin du rêve de s’envoler définitivement et légalement en Europe. À ce stade, il se rend compte qu’il s’est illusionné, utilisé par la touriste allemande pour agrémenter son séjour à Las Palmas. Libas, ajoutant alors la délinquance à sa situation d’illégalité, devient cambrioleur pour s’enrichir plus rapidement : «Now that Libas had lost the chance to go to Germany with his girl, he thought that he had lost everything else, so he now decided he wanted to be a robber and gangster. For him Europe was everywhere else other Spain, and like all the boys, Barcelona was however Europe capital! With the little money he was able to collect, he bought some masks and uniforms, which he planned to use on his gangster and robbery rounds » (TBB, p. 50).

76En ce qui concerne les deux frères de Journey of Misery, leur expérience de l’Europe commence pour Kemeseng par l’hôpital pour soigner les morsures des requins reçus pendant le naufrage, puis la prison pour Kebba et lui. Ils ont tous deux la chance de n’être pas expulsés, mais la menace de l’expulsion a été pendant tout le voyage une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête. La chance leur sourit quand le gouvernement de Zapatero déclare une amnistie générale pour les migrants illégaux. C’est la fin de la clandestinité pour Libas et les deux frères, et pour ces derniers la récompense de tous les efforts :

The Zapatero government in Spain had offered a general amnisty to illegal immigrants, and for humanitarian reasons, and quite unrelated, Libas, Kemeseng, Kebba and Martha benefited from it. In the middle of the day when Kemeseng and Kebba were having a siesta, the two guards came into their cell and broke the good news! Upon hearing the news, they both lept for joy and hugged each other for half an hour and thanked God, Naa Mariama and their marabout! (TBB, p. 57).

77Cependant, cette amnistie n’est pas synonyme d’intégration totale pour Kebba et Kemeseng car ils seront transférés dans un centre pour immigrés, obligés de chercher un emploi et d’oublier le trafic de drogue auquel leur mère les destinait. Kemeseng s’associe à Libas dans le cambriolage des villas fortunées de Las Palmas. Cette activité s’avère si lucrative qu’il rentre millionnaire en Gambie peu de temps après avoir quitté son pays : « when they entered the villa, they saw a strong safe that took so much to open. There were a lot of money and several diamonds. It looked like the couple was dealing in precious stones. They took all the money and only two stones, one each » (TBB, p. 65). Kemeseng découvre la vérité sur le genre de travail que font les « Semesters » pour s’enrichir aussi rapidement et passer de l’indigence à l’opulence. Aussi, c’est un retour triomphal qu’il effectue chez lui, très différent de l’aller. Il est parti pauvre et endetté, mais il rentre chez lui par la voie des airs et très riche. Le changement de personnalité est radical : il est désormais un homme nouveau. Après son départ de Las Palmas, son frère, Kebba, devient à son tour l’associé de Libas dans les cambriolages (TBB, p. 70).

78Contrairement à ses compatriotes Kebba et Kemeseng, qui sont mis en prison dès leur arrivée à Lanzarote, Kalilu, le narrateur de Journey of Misery, n’a fait que l’expérience du séjour dans un camp pour immigrés. Le traitement humain qu’il y reçoit est différent des sévices qu’il a subis pendant son voyage de migrant clandestin (JOM, p. 113). Lui aussi bénéficie de la magnanimité des autorités espagnoles, il est transféré sur le continent avec d’autres migrants et rendu à sa liberté. Il commence alors une vie nouvelle à Blanes, chez M. Marong qui est originaire du même village que lui, par un repos complet de deux jours pour soigner ses pieds meurtris et se remettre des fatigues et douleurs du voyage (JOM, p. 116).

79En somme, après de longs et éprouvants périples, les protagonistes ont la chance de rester en vie quand bon nombre de leurs compagnons de voyage ont péri anonymement sur les chemins du « Back Way ». Beaucoup de migrants clandestins ont la Méditerranée comme tombeau, et les ossements de certains blanchissent sous le soleil du Sahara. Les paradis espérés sont donc plutôt des paradis perdus, voire de véritables enfers.

Conclusion

80De l’analyse conjointe du phénomène de la migration clandestine et plus précisément du « Back Way » dans Journey of Misery et The Boat Boys, il ressort nécessairement des ressemblances et des divergences, entre enfer et paradis. Mais si, dans la forme et la nature des textes, l’un est un récit autobiographique et l’autre une œuvre de fiction, le choix est fait de se fonder sur un fait identique aussi bien réel qu’actuel, comme pour dire toute la méchanceté du monde et la souffrance endurée.

81Parmi les points communs, on a souligné les mêmes causes économiques et la recherche de meilleures opportunités de réussite. Ensuite dominent la précarité des conditions de voyage, notamment par voie maritime, et les constants efforts de survie. Dans ces situations périlleuses et inhumaines vécues par les protagonistes, le pays d’origine, d’abord diabolisé, ressemble vite au paradis, une fois comparé à l’enfer du « Back Way », des prisons maghrébines et du chemin de croix qu’est le Sahara. Il ressort enfin combien la fuite des cerveaux et des bras valides, à laquelle s’ajoute l’hécatombe de la Méditerranée, sont autant de preuves que la migration clandestine dépouille l’Afrique de l’élément sur lequel devrait reposer son émergence et son futur : la jeunesse.

82Il n’empêche que sont aussi présentés des personnages qui réussissent à gagner les Canaries et rester en Espagne, soit un message de réussite possible. De même, le retour de Kemeseng en homme riche, quelques mois seulement après son départ de Gambie, semble valider positivement le « Back Way ». En effet, d’autres jeunes pourraient ainsi nourrir le même espoir avec du courage, de l’intrépidité et de la chance. Dans la mentalité des migrants, de leurs familles et, plus généralement, de la population de l’Afrique sub-saharienne, tous les moyens sont bons pour réussir en Occident. On pourrait penser que l’un des deux auteurs ironise en évoquant le retour triomphant d’un cambrioleur, et qu’il s’agit d’une critique amère de la notion de réussite. En réalité, c’est une réplique de la conviction que les Occidentaux ont pillé l’Afrique et sont responsables de la pauvreté de ce continent. Ainsi, le fait de reprendre une partie de cette richesse, même de manière illégale, n’est pas mal vu dans la société gambienne. Si cela semble aberrant, c’est le sentiment commun à beaucoup de Gambiens qui est ici exprimé. Vu sous cet angle, le mythe de l’Eldorado et le « Back Way » ont encore de longs jours devant eux.