Gerry L’ÉTANG, Corinne MENCÉ-CASTER et Raphaël CONFIANT (dir.), Tracées de Jean Bernabé. Colloque international, 25-27 octobre 2017, Université des Antilles, Schœlcher (Martinique), Paris, Scitep Éditions, 2020, 408 p., ISBN : 979-10-93143-41-5

In memoriam Jean Bernabé

Raphaël Confiant 

Texte

1Décédé le 12 avril 2017, Jean Bernabé est considéré comme le fondateur des « Études créoles » ou créolistique au sein de l’ex-université des Antilles et de la Guyane (UAG), puis de l’université des Antilles (UA). Agrégé de grammaire et docteur d’État en linguistique au cours de la décennie 1960-70, rien ne le prédisposait à devenir le spécialiste de ce qu’il nommera plus tard sa langue « co-maternelle ». Ce féru de grec et de latin, ce sorbonnard jusqu’au bout des ongles, en vint pourtant à s’intéresser à cette langue qui, à l’époque, était encore considérée comme un patois ou une sous-langue, non par les linguistes (la créolistique est née dans les années 1880 et l’Allemand Hugo Schuchardt est considéré comme son fondateur), mais par la grande majorité de ses locuteurs.

2J. Bernabé créera, au sein de l’UAG, un groupe de recherches, le GEREC (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créole), qui déploiera une intense activité tant au niveau universitaire qu’au niveau social, voire politique. Ce groupe disposera de trois revues (Espace Créole, Mofwaz et Textes-Et-Documents) qui, pendant près d’une quarantaine d’années, défricheront le champ de la créolistique aux plans linguistique, sociolinguistique, anthropologique, historique, didactique et traductologique. Formidable meneur d’homme, l’auteur du monumental Fondal-Natal. Grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais (1983, L’Harmattan) donnera une impulsion décisive à la « créolistique native », celle qui émane tant de chercheurs antillais et guyanais que de Français de l’Hexagone installés en terre créole comme Robert Damoiseau, autre pilier du GEREC. C’est à Jean Bernabé, ce passeur remarquable, qu’un colloque international intitulé Tracées de Jean Bernabé, qui s’est déroulé les 25, 26 et 27 octobre 2017 sur le campus du Pôle Martinique de l’Université des Antilles, a tenu à rendre hommage.

3L’importance de cette manifestation tient au fait que sa production scientifique « nous donne à penser et à repenser les notions de langue, de conflit linguistique, de diglossie littéraire ou de spécificité ethnoculturelle, concepts toujours guettés par les tropismes idéologiques ». À vrai dire, J. Bernabé a cherché à déconstruire, au sens derridien, « les nœuds conceptuels emmêlés » (Marion, 2021) et à enrichir la créolistique de ses « tracées ».

4Ce colloque désormais publié aux éditions Scitep et qui a rassemblé des chercheurs d’horizons divers – pour nombre d’entre eux créolistes stricto sensu, mais aussi des hispanistes, anglicistes, spécialistes des Lettres modernes, historiens, anthropologues et traductologues – démontre, si besoin en était, l’intérêt qu’ont suscité les travaux de Jean Bernabé au-delà de sa discipline. Cet ouvrage s’ouvre sur une demi-douzaine de témoignages de compagnons de route du directeur du GEREC à commencer par celui de son épouse, Marie-Françoise Bernabé, qui fut la directrice des bibliothèques universitaires de l’ex-Université des Antilles et de la Guyane auxquelles elle a donné une impulsion décisive, y consacrant quatre décennies de sa vie. Après ces témoignages, vingt-quatre articles émanant d’universitaires de tous horizons (France, Allemagne, Suisse, Haïti, Martinique, Guadeloupe, Guyane etc.) s’attachent à éclairer les différents aspects de l’œuvre de J. Bernabé. Parmi ces articles nous retiendrons tout particulièrement les suivants :

5– « Jean Bernabé visionnaire : cognition et submorphémique en créole et dans la langue en général » (Denis Philps).

6Dans cet article, ce spécialiste de linguistique anglaise défend l’idée selon laquelle le créoliste martiniquais a cherché « à promouvoir l’investissement de la créolistique dans le champ de la cognition et amorcer la redynamisation des créoles de la zone américano-caraïbe à partir de leurs mécanismes lexicogéniques [ou processus de formation des mots] » (Bernabé, 2015, p. 9).

7– « Jean Bernabé ou l’inquiétude étymologique » (Corinne Mencé-Caster).

8L’argument clef de cette réflexion est que J. Bernabé « entendait également, comme il l’a lui-même écrit, faire des créoles ‘des laboratoires féconds pour la morphogenèse des langues en général’ ».

9– « Jean Bernabé et la réflexion écologique : changement de paradigme dans la créolistique ? » (Ralph Ludwig).

10Le créoliste allemand explicite la démarche du linguiste martiniquais sur ce qu’il entendait par « l’ancrage multiple des langues créoles ». Cette réflexion qu’il a appelée « écologique » s’imposait du fait des contextes socio-géo-historiques qui ont vu naître les créoles.

11J. Bernabé ne fut pas qu’un linguiste. Sa pensée se prolongea dans les quatre romans qu’il a écrits. Ainsi, les deux articles que nous avons retenus témoignent de cette corde supplémentaire à son arc.

12– « De la Quête des gangans au Partage des ancêtres. Une tracée palimpseste de Jean Bernabé » (Philippe Chanson).

13Dans ce roman, l’anthropologue y décèle : « Que des quêtes des identités-filiations, aussi fantasmées que dangereusement essentialistes, peuvent être positivement subverties par un nouvel état d’esprit ouvert aux genèses et aux appartenances multiples qui préludent au partage des ancêtres ». P. Chanson est convaincu du prolongement de l’acte d’inventité du chercheur : vulgariser via ce genre littéraire.

14– « Un roman ? Mode narratif et genre littéraire de La Malgeste des Mornes de Jean Bernabé » (Charles W. Scheel).

15S’il s’est agi de vulgarisé la/sa science, J. Bernabé l’a toujours fait. « Ces romans, rédigés dans une langue très riche – baroque à plus d’un titre – n’ont connu de succès ni critique ni commercial. [Ch. Scheel a essayé] de comprendre pourquoi en démêlant l’écheveau de la construction, particulièrement complexe (notamment en termes de posture narrative), du volume final de la trilogie » bernabéenne.

16– « Chapé-couli. Qui a échappé à quoi ? » (Gerry L’Étang).

17Dans cet article, son auteur restitue l’échange fécond entre le linguiste et lui-même en sa qualité d’anthropologue indianiste, à propos du lexème chapé-kouli ; échange que seule une enquête de terrain eut pu départager. Les deux lectures s’avérèrent fondées, après enquête.

18La lecture de l’ensemble des communications de ce colloque, devenues donc des articles, donne à voir toute l’ampleur des champs du savoir que Jean Bernabé a explorés tout au long de sa carrière. De la linguistique à l’anthropologie, de l’analyse littéraire à la sociolinguistique, de la didactique des langues à l’écriture fictionnelle, il fut, pour reprendre le titre de l’un de ses romans, un Bailleur d’étincelles (2002, Ecriture). Autrement dit : un éclaireur… Mais outre la richesse de sa trajectoire, nous retenons ses travaux de créolistique, surtout dans leurs riches productions de concepts utiles à la compréhension de ces sociétés créoles post-esclavagistes. Il n’eut de cesse d’interpeler ses pairs sur ses trouvailles à propos desquelles il acceptait le débat.