Représentations cognitives de l’espace et dérive : quels liens ? Cognitive Representations of Space and Dérive: Which Connections?
L’article présente le concept de « représentations cognitives de l’espace géographique » utilisé dans plusieurs disciplines pour étudier le rapport à l’espace des individus et des groupes sociaux. Plusieurs recherches sont présentées afin d’illustrer les potentialités de cette approche. Nous nous concentrons notamment sur la méthodologie utilisée par ces recherches, le recueil et l’analyse des cartes cognitives. Pour conclure, nous questionnons les liens entre les concepts présentés et la méthode de la dérive urbaine.
The article presents the concept of “cognitive representations of geographic space” used in several disciplines to study the relationship to space of individuals and social groups. We present several research results to illustrate the potentialities of this approach. In particular, we focus on the methodology used by these studies, the collection and analysis of cognitive maps. To conclude, we discuss the links between these concepts and the method of dérive.
Introduction
Pour finir, le voyage conduit à la ville de Tamara. On y pénètre par des rues hérissées d’enseignes qui sortent des murs. L’œil ne voit pas des choses mais des figures de choses qui signifient d’autres choses : la tenaille indique la maison de l’arracheur de dents, le pot la taverne, les hallebardes le corps de garde, la balance romaine le marchand de fruits et légumes. […] D’autres signes avertissent de ce qui est quelque part défendu — entrer dans la ruelle avec des charrettes, uriner derrière le kiosque, pêcher à la ligne du haut du pont — et de ce qui est permis — faire boire les zèbres, jouer aux boules, brûler les cadavres de ses parents. […] Si un édifice ne porte aucune enseigne ou figure, sa forme même et l’endroit qu’il occupe dans l’ordonnance de la ville suffisent à en indiquer la fonction : le château royal, la prison, l’hôtel de la monnaie, l’école pythagoricienne, le bordel. […] Le regard parcourt les rues comme des pages écrites : la ville dit tout ce que tu dois penser, elle te fait répéter son propre discours, et tandis que tu crois visiter Tamara tu ne fais qu’enregistrer les noms par lesquels elle se définit elle-même et dans toutes ses parties (Calvino, 2002, p. 21-22).
1Dans ce passage du roman Les Villes invisibles, le voyageur Marco Polo décrit au grand empereur Kublai Khan la ville de Tamara. Cette ville fait partie du royaume de ce dernier, mais il n’a jamais pu la visiter, son empire étant trop étendu. Dans la description qu’en donne Marco Polo, la ville apparaît connotée par le grand nombre de signes qu’elle contient : de toutes les villes présentées dans le roman de Calvino, Tamara est celle qui « parle » le plus à ses visiteurs (Ciccuto, 2002). Tamara est une ville textuelle, qui se lit comme un roman, pleine de « figures de choses qui signifient d’autres choses ». C’est aussi une ville prescriptive, car les signes qui la composent guident le lecteur/visiteur dans son exploration urbaine. Cette richesse de signes porte le visiteur qui la traverse à croire qu’il peut en saisir le sens global, illusionné par son apparente simplicité de lecture.
2Cet extrait est particulièrement intéressant pour introduire notre contribution à ce numéro sur la dérive urbaine. Nous y retrouvons en effet plusieurs thématiques centrales pour notre propos, notamment concernant le processus de « lecture » et d’« interprétation » de la ville. Cette lecture ne naît pas de la simple interaction entre l’espace urbain et les individus. Pour « lire » Tamara et la raconter, comme le fait Marco Polo, il faut avoir intégré une encyclopédie qui nous permet d’en déceler le sens et d’en reconnaître les signes. Ces derniers sont d’ordre textuel (« les enseignes ») ou iconique (« la tenaille », « le pot », « les hallebardes »), mais pas seulement. C’est dans ce sens que l’espace possède un langage (Barthes, 1985). Ce langage est, certes, de forme abstraite et conceptuelle, mais est aussi structuré par une grammaire topologique et figurative : la complexité du rapport signifiant à la ville ne peut se résoudre à la sphère discursive sans prendre en compte la dimension spatiale. En effet, Tamara se lit aussi grâce à la forme et à la configuration spatiale des éléments qui la composent. Selon le style de la façade ou la position dans la ville, par exemple, Marco Polo est capable de reconnaître le « château du roi » ou encore la « prison ».
3Pour qu’une lecture et une interprétation de la ville soient possibles – pour que les processus de significations spatiales adviennent – une correspondance minimale entre les signes présents dans l’espace et l’encyclopédie intériorisée doit subsister (Hammad, 2013 ; Krampen, 1979 ; Ramadier et Moser, 1998). Il faut pouvoir (re)connaître les signes qui « avertissent de ce qui est quelque part défendu », il faut savoir associer la tenaille sur l’enseigne au métier de dentiste, ou encore il faut réussir à reconnaître le rôle central du palais impérial par sa position et sa forme architecturale. Tout en se perdant dans la myriade de signes qu’il traverse, Marco Polo ne semble pas avoir de grandes difficultés à lire Tamara. Prenons notre expérience quotidienne, qui sans doute est plus révélatrice sur ce point. Comment lisons-nous un quartier ? Quels sont les éléments nous permettant de le catégoriser comme plus ou moins riche, plus ou moins beau, plus ou moins dangereux, etc. ? Ces critères sont-ils les mêmes pour toutes les villes ? Sont-ils identiques pour tous les individus ?
4Ce processus d’intégration de connaissances spatiales – qui crée notre « représentation » de la ville – nous permet de restituer la ville dans le discours et par le biais de nos pratiques. Quand nous calculons un itinéraire, cherchons un lieu, indiquons un monument à un touriste, nous mobilisons nos représentations.
5En partant de ces observations, et en faisant appel au concept de « représentation cognitive de l’espace géographique », l’objectif de notre étude est de contribuer au renouvellement du débat sur la dérive urbaine avec des instruments théoriques et méthodologiques empruntés aux sciences sociales, qui s’occupent quant à elles d’étudier le rapport des individus et des groupes sociaux à l’espace.
6Sans être directement en lien avec la dérive, comme pratique de recherche artistique et militante, l’approche que nous présenterons ici pourra, nous l’espérons, nourrir la réflexion d’une part sur la possibilité de la dérive – qui peut dériver ? – et d’autre part sur l’opérationnalité de celle-ci – est-on libres de se perdre dans une ville ?
7Dans une première partie, nous introduirons les concepts théoriques qui serviront de base à notre réflexion. Ensuite, nous proposerons quelques résultats tirés de recherches antérieures ou de la littérature sur l’étude du rapport à l’espace afin d’illustrer les potentialités de cette approche.
1. Les représentations cognitives de l’espace géographique
● Un concept pluridisciplinaire
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D’ailleurs, la terminologie n’est pas stable et varie selon les périodes et les disciplines. L’expression la plus utilisée en langue anglaise est peut-être « mental map » (Ramadier, 2021). De notre côté, nous préférons parler de « représentation cognitive de l’espace » pour désigner la construction mentale, tandis que nous faisons référence aux cartes dessinées ou produites par les enquêtés en recourant à l’expression « carte cognitive ».
8Thierry Ramadier (2021) définit une représentation cognitive de l’espace géographique comme « une construction mentale de l’agencement spatial des connaissances mémorisées par un individu (ou un groupe d’individus) sur un espace géographique donné », qui se constitue grâce à un processus de cartographie cognitive (Downs et Stea, 1973). Étudier les représentations – notamment en y intégrant l’analyse des pratiques spatiales – permet donc de saisir une partie du rapport à l’espace des individus. Il s’agit d’un concept fortement pluridisciplinaire1, qui fonde ses racines dans les champs de la psychologie, de la géographie, de la sociologie, de l’architecture et de l’urbanisme. Les nombreux travaux réalisés entre les années 1950 et 1970 portent sur :
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la question du rapport entre ces représentations et l’espace réel, en particulier sur la façon dont elles sont configurées spatialement. Ceci est fait en partie grâce à l’analyse des distorsions spatiales dans les représentations ;
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l’utilisation de ces cartes cognitives dans les processus d’orientation ou de localisation des objets spatiaux.
9Parmi ces travaux, les plus connus aujourd’hui sont probablement ceux de Kevin Lynch, urbaniste et architecte américain. À partir de la deuxième moitié des années 1950, en s’inspirant de l’approche cognitiviste naissante en psychologie, Lynch propose l’étude de ce qu’il appelle les « cartes cognitives », en utilisant notamment le recueil de dessins à main levée de la ville.
10Cet outil méthodologique deviendra par la suite une constante en littérature. La procédure méthodologique du recueil de cartes cognitives peut prendre plusieurs formes, comme le « dessin à main levée », à la manière de Lynch, des formes plus ou moins « libres », ou encore un travail avec des objets dans un « jeu de reconstruction spatiale » (Ramadier et Bronner, 2006). Le recueil des cartes cognitives est souvent accompagné d’un volet d’entretien. Cette combinaison se révèle particulièrement adaptée pour saisir les nombreuses nuances du contenu d’une représentation. Elle permet notamment d’étudier sa structuration à la fois sous l’angle abstrait et discursif, mais aussi à un niveau concret, sous forme graphique ou matérielle (Haas, 2004). Par exemple, il est possible de combiner le moment où les enquêtés produisent leur carte à celui durant lequel ils sont invités à fournir une narration orale ou une production écrite sur la ville. Cette combinaison de méthodologies permet de saisir à la fois la dimension graphique et topologique de la représentation et sa partie discursive-associative. En d’autres termes, elle permet de réfléchir en même temps aux processus de cognition spatiale et environnementale (Clementi et Ramadier, à paraître).
11En partant de l’idée que les individus ont la nécessité de schématiser mentalement l’environnement dans lequel ils vivent, Lynch (1960) pense la ville comme un milieu qui change continuellement, plus ou moins rapidement, ce qui complexifie son appréhension de la part des habitants et habitantes. Les images mentales de la ville se créeraient grâce à l’interaction entre un individu et un espace, grâce au stockage en mémoire de ce que les sens véhiculent lors de l’exposition de l’individu à la ville. L’auteur considère les cartes cognitives comme un produit individuel. Toutefois, il admet la possibilité de points communs entre les représentations des habitants et habitantes d’une ville, sans pour autant identifier la façon dont le « monde social » influence ou participe à la construction de ces cartes cognitives. Ceci porte l’auteur à exclure consciemment de son analyse toute dimension sociale et symbolique du rapport à l’espace. De fait, ne sont pas étudiées par Lynch les significations spatiales, la question de la fonction sociale des lieux, etc. (Haas, 2004).
● La construction sociale des représentations cognitives de l’espace
12Si les dimensions sociales du processus de cartographie cognitive ont été éludées par les études fondatrices présentées précédemment, ce n’est plus le cas aujourd’hui (Ramadier, 2021), et ceci grâce à l’influence des travaux en sociologie, sémiologie et psychologie sur le rapport à l’espace. Citons quelques-uns de ces travaux.
13Dès la fin des années 1950, la sémiologie s’est emparée du sujet du rapport à l’espace, notamment grâce aux premiers travaux italiens qui participent au climat de critique envers l’urbanisme d’après-guerre (Bettini, 1958 ; Dorfles, 1959 ; cités dans Krampen, 1979), mais aussi au travers des études en sémiologie de l’espace dans le contexte francophone. Étudier l’espace comme un système de signes architecturaux ou spatiaux (Groupe 107, 1974) ou plus généralement comme un langage (Barthes, 1967) signifie également prendre automatiquement en compte les dimensions sociales du rapport entre individus et espace. Pour Umberto Eco (1972), par exemple, un signe architectural, sur le plan de son contenu, réalise une fonction parmi toutes les fonctions possibles dans un système culturel : la culture façonne donc les fonctions socio-spatiales des éléments. Mais ce processus n’est pas pour autant un phénomène purement « culturel », car il est lié à la morphologie sociale et aux enjeux de coopération interprétative. Les processus de communication spatiale auront lieu et prendront forme selon les codes intériorisés, selon les « encyclopédies » et les acteurs en jeu dans la relation avec l’espace ou dans l’espace (Eco, 1984 ; 1989). Ces travaux ont mis la question de l’analyse du « sens » de l’espace et des processus de signification urbaine au goût du jour, et leur influence sur le contexte intellectuel, notamment francophone, se fait sentir dans les années 1970.
14L’influence de l’approche sémiologique et du « semiotic turn » est par exemple flagrante sur le travail sociologique de Raymond Ledrut (1973), qui analyse les « images de la ville » en les pensant comme étudiables par le discours des habitants, car « une ville est une réalité concrète que l’on peut déterminer et avec laquelle on entretient des relations sensibles » (Ledrut, 1973, p. 53). Ledrut montre que les images de la ville dépendent de la position de l’individu dans les structures sociales : les ouvriers possèdent une image de leur ville plutôt fonctionnelle, tandis que les classes plus aisées parlent de la ville sur le plan de ses caractéristiques esthétiques et symboliques. Toujours dans un contexte francophone, les psychologues Denise Jodelet et Stanley Milgram en 1976 s’emparent du sujet des représentations des villes, et le traitent sous l’angle de la théorie des représentations sociales (Moscovici, 2004). Leur recherche sur la ville de Paris peut être considérée comme la première d’une série en psychologie sociale : Jodelet continue depuis à s’occuper du sujet (Jodelet, 1982) ; Milgram, quelques années plus tard, proposera une recherche similaire sur New York (1984). Depuis environ 20 ans, une série de recherches prend comme exemple le travail de ces deux chercheurs et continue à le questionner dans les domaines de la psychologie sociale et environnementale (De Alba, 2004 ; Haas, 2004).
15L’intérêt principal du travail de Jodelet et Milgram est justement de considérer les représentations spatiales comme des représentations sociales. Cela permet le dépassement, dans le champ psychologique, de l’approche intra-individuelle d’étude de ces représentations, qui peuvent être « comprises [...] comme une reconstruction collective du contexte historique, social et physique de l’environnement des individus » (Rateau et Weiss, 2011, p. 214). Les représentations spatiales sont générées et partagées au sein des groupes sociaux, et sont utilisées par les individus dans leurs pratiques ou encore lors des interactions sociales. Cette approche souligne plus récemment la question du conflit entre groupes et se spécialise dans l’analyse des inscriptions mémorielles dans l’espace (De Alba et Dargentas, 2015 ; Haas, 2004 ; Jodelet, 2013).
16D’autres travaux en psychologie environnementale complètent cette perspective d’étude aujourd’hui. Si les recherches citées précédemment se concentrent sur la façon dont des représentations différentes peuvent être à la base de conflits, plusieurs études récentes montrent que ces représentations se différencient à partir des enjeux sociaux et donc du positionnement des individus dans les structures sociales (Ramadier, 2017). Reprenant l’idée durkheimienne (1898) et puis bourdieusienne (1977, 1979) de correspondance entre structures cognitives et sociales, les représentations peuvent être vues comme des principes générateurs de prises de position pour les individus selon leur ancrage et leur trajectoire sociale (Doise et Palmonari, 1986). Pour en donner un exemple, le travail de Pierre Dias (2016) sur le rapport des agents universitaires strasbourgeois à leur ville montre que les différents types de « relations » à l’espace urbain, selon les groupes sociaux analysés, participent aux processus de ségrégations urbaines, portés plus ou moins implicitement par les individus dominants sur les individus dominés socialement et spatialement.
17En cherchant à définir le concept de représentation cognitive de l’espace géographique, nous avons parcouru différents exemples d’études de ces représentations. Une différence ontologique apparaît : si pour certains l’étude des représentations se fait principalement par le recueil des significations spatiales, pour d’autres c’est l’agencement spatial des éléments dans les représentations qui est le point central. Cette polarisation – jamais nette, car plusieurs études entremêlent les deux pôles – sous-tend deux processus cognitifs qui participent à la construction du rapport à l’espace et définissent les relations cognitives entre les objets géographiques qui le composent. L’intégration de connaissances abstraites (normes, croyances, etc.) se nomme « cognition environnementale », tandis que l’intégration de relations topologiques entre les objets est appelée « cognition spatiale » :
Ces distinctions permettent de conserver à l’esprit deux types de relations entre les objets géographiques. Il y a d’une part les relations basées sur des distinctions en termes de valeurs, de croyances, d’opinions, d’attitudes (ex. : ce quartier est plus animé que les autres ; je me sens mieux ici que là-bas ; cette place est plus verte que l’autre ; etc.), qui peuvent également être perçues comme des caractéristiques absolues de l’objet géographique (respectivement : c’est un quartier animé ; c’est un lieu sûr, cette place est verte). Il y a d’autre part les relations basées sur des configurations spatiales (ex. : ce quartier est plus loin du centre que l’autre ; ce magasin est de ce côté de la place, etc.), qui peuvent aussi être perçus comme des caractéristiques propres à l’objet (respectivement : c’est un quartier à l’écart ; c’est le magasin du quartier) (Ramadier, 2020, p. 2).
- Note de bas de page 2 :
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Pour reprendre les termes de Robert Kitchin (1994), nous nous situons dans le modèle théorique de la métaphore de la carte cognitive.
- Note de bas de page 3 :
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La vision que nous portons ici suppose la reconnaissance d’un lien entre espace physique et espace social, au sens lefebrien, ce qui rend impossible d’isoler les individus (et leurs représentations et pratiques) du milieu géographique dans lequel ils sont insérés : l’espace est le produit des rapports entre les groupes sociaux et « [l]a structure sociale figure dans la ville, s’y rend sensible, y signifie un ordre » (Lefebvre, 2009, p. 58).
18Pour résumer, il existe aujourd’hui un ensemble de recherches qui soulignent le caractère socialement construit des représentations spatiales (Depeau et Ramadier, 2011b ; Dias, 2016 ; Haas, 2004 ; Jodelet, 1982). C’est dans cette perspective que nous souhaitons ancrer notre réflexion2. La cartographie cognitive doit être pensée comme un processus relationnel et non interactionnel et, en conséquence, il serait réducteur d’étudier les représentations spatiales seulement sur le plan interindividuel. Pour le dire autrement, à la différence de l’approche portée par Lynch, il faut dépasser l’idée que les représentations spatiales se créent simplement par les usages spatiaux des individus pensés comme isolés de toute insertion sociale3. Pour cela, elles ne doivent être considérées ni comme « individuelles » ou « subjectives », car elles ne proviennent pas d’une expérience personnelle a-socialisée, ni « neutres » car elles ne sont pas intériorisées rationnellement ou selon une logique euclidienne.
19En effet, pour reprendre encore une fois des termes mobilisés par Ramadier (2020 ; 2021), les représentations cognitives dépendent du rapport socialisé des individus à l’espace et le recueil des cartes cognitives permet d’objectiver une partie de ce rapport – afin, par exemple, de l’étudier. Les individus se servent de leurs représentations dans leur rapport quotidien à l’espace. La carte recueillie ne correspond donc pas à une autre carte « mentale » qui serait intégrée et entreposée en mémoire, mais elle se crée dans le contexte de l’entretien, et donc selon la tâche que l’individu doit accomplir. Les processus de significations, qui dépendent des encyclopédies de signes de chacun, guident la formation de l’image, qui se crée pour un objectif spécifique et socialisé : parler d’un espace, mais aussi se (dé)placer, calculer un itinéraire ou une distance, etc. Tenant compte de tous ces éléments afin d’étudier les représentations, il importe de regarder à la fois le contexte de production de la carte recueillie, mais aussi l’individu et les structures sociales et géographiques dans lesquelles il est inséré. La carte mentale produite et analysée est dans ce sens un indicateur du rapport à l’espace.
20Ce dépassement induit en outre deux considérations liées à l’expérience directe de l’espace par les individus, lesquelles permettent de repenser le rapport entre pratiques spatiales et représentations cognitives de l’espace. Un point intéressant doit être donc tenu à l’esprit quand on étudie le rapport à l’espace : la forme spatiale qu’assument les pratiques des individus va distinguer fortement les individus et les groupes sociaux les uns des autres. En effet, les pratiques spatiales nécessitent d’être abordées comme socialisées, c’est-à-dire qu’elles dépendent de l’inscription des individus dans les structures socioculturelles (Cailly, 2004 ; Koebel, 2016). C’est pourquoi, de manière spéculaire, la socialisation des individus est à considérer comme spatialement située (Bruneau et al., 2018).
21Si pratiques et représentations sont liées, et si l’analyse des deux donne des informations complémentaires sur le rapport à l’espace des individus, des preuves empiriques montrent l’importance de certains lieux non forcément pratiqués dans les cartes cognitives produites par les individus. Nous verrons donc que cela doit être considéré comme un indice intéressant du fait que le rapport à l’espace peut aussi se construire sur des dimensions symboliques, qui ne dépendent pas seulement d’une interaction directe et physique avec l’espace.
2. De l’intérêt du recueil des cartes cognitives
● Aborder l’importance sociale et/ou collective des lieux qui structurent les représentations
22Le premier point sur lequel nous souhaitons nous arrêter concerne l’étude directe des cartes cognitives produites par les individus et en particulier l’analyse des éléments insérés par les enquêtés. Pour cela, nous souhaitons reprendre rapidement les résultats de l’étude de 1976 sur la ville de Paris réalisée par Jodelet et Milgram (De Alba, 2011).
23Les chercheurs ont demandé à chacun et chacune des 218 habitants et habitantes qui composent leur échantillon de dessiner un plan de Paris, en y insérant tous les éléments qui leur venaient spontanément à l’esprit. L’analyse des cartes recueillies a été effectuée à deux niveaux. Celles-ci ont d’abord été considérées individuellement, et ont été par la suite mises en lien entre elles. Cela a permis de saisir, parmi les nombreux éléments inclus par un individu, ceux qui étaient aussi insérés par d’autres. Par exemple, Milgram et Jodelet illustrent une carte dessinée par un boucher de 33 ans, vivant dans le 11e arrondissement. En analysant sa carte et en la rapportant à la trajectoire de l’individu, les chercheurs montrent qu’elle contient des éléments du quartier de résidence qui sont liés à la vie quotidienne et professionnelle de ce dernier. Sur le dessin, cependant, les chercheurs retrouvent des éléments communs à d’autres cartes, et proposent d’interpréter ces lieux comme formant l’image collective de la ville. Par exemple, on trouve sur la carte des éléments qui délimitent et façonnent la ville de Paris, comme la Seine ou le boulevard périphérique, et qui, comparés à l’ensemble du corpus de cartes, se retrouvent dans la plupart des dessins.
24Pour Jodelet et Milgram, l’analyse du corpus cartographique sous ce deuxième angle, c’est-à-dire sur le plan de l’image collective de la ville, montre clairement que certains éléments géographiques sont centraux pour la représentation partagée de l’espace urbain, notamment en raison de leur importance historique, symbolique ou structurelle. L’importance des lieux au sein de la représentation a été déduite sur la base de la fréquence de présence de chaque élément dans l’ensemble du corpus, et de l’ordre (ou rang) dans lequel ils sont placés sur les cartes individuelles. Les auteurs considèrent qu’il est plausible que les lieux centraux de la représentation soient placés en premier, précisément en raison de leur importance : l’image de la ville ne serait donc pas que collective ou partagée, mais bien socialement construite.
25La majorité des participants ont commencé leur dessin par une ellipse pour représenter les limites de la ville. Paris, en effet, est délimitée par le boulevard périphérique. Les auteurs lient son insertion en première position au fait qu’il entoure la ville comme les murailles au Moyen Âge. Le boulevard périphérique définit la forme du dessin et différencie ce qui est à l’intérieur de la ville de ce qui est à l’extérieur. Le deuxième élément à être représenté est la Seine, qui est aussi l’élément le plus cité dans le corpus de cartes ; elle est présente dans 84,3 % d’entre elles. Là encore, il s’agit d’un élément structurant pour la représentation de la ville, qui organise la carte (rive droite/gauche), et permet de placer les éléments géographiques sur le dessin.
- Note de bas de page 4 :
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Recherche menée dans le cadre d’un mémoire de master 2 en psychologie sociale, sous la direction de Lorenzo Montali.
26Prenons un autre exemple éloigné du premier par son contexte géographique et temporel. Dans une recherche (Clementi, 2016) sur les représentations que les étudiantes et étudiants universitaires milanais ont de leur ville4, nous avons montré que la cathédrale (il Duomo) est le principal élément géographique qui émerge de la confrontation des cartes entre elles. Par rapport à la recherche sur Paris, qui montrait une constellation plus large d’éléments géographiques « partagés », dans les représentations estudiantines de Milan, la cathédrale assume seule une importance qui dépasse largement celle des autres éléments qui composent les cartes recueillies. Voici un exemple qui témoigne d’un processus de construction des représentations différent, moins hétérogène en raison du plus faible nombre d’éléments structurants et partagés, et plus centralisé sur un monument fortement symbolique.
27Plusieurs éléments le confirment. Sur le plan spatial, le Duomo se trouve au cœur de la vieille ville, quasiment au centre de Milan. Sur le plan de la configuration spatiale des éléments insérés dans les cartes, pour la grande majorité des dessins qui représentent la ville entière, la cathédrale est placée en position centrale, voire au milieu de la carte (Figure 1 et Figure 2).
Figure 1 : Carte cognitive produite par un.e enquêté.e
Source : Clementi, 2016
Figure 2 : Carte cognitive produite par un.e enquêté.e
Source : Clementi, 2016
28En d’autres termes, les données sur l’occurrence des lieux indiquent la grande importance accordée au Duomo et sa place dans la représentation de Milan (Figure 3) : la cathédrale est non seulement dessinée dans 95 % des cartes, mais elle présente aussi deux fois plus d’occurrences que le deuxième lieu le plus cité (Navigli, 53 % des cartes).
Figure 3. Fréquence des éléments géographiques dans les cartes cognitives
N. |
Élément géographique |
Pourcentage de cartes qui contiennent l’élément |
1 |
Duomo (Cathédrale) |
95 % |
2 |
Navigli (Quartier) |
53 % |
3 |
Centrale (Gare Centrale) |
45 % |
4 |
Castello Sforzesco (Château) |
38 % |
5 |
Place Garibaldi (Place/quartier) |
35 % |
6 |
Parco Sempione (Parc) |
32 % |
7 |
Colonne (Quartier) |
31 % |
8 |
Bicocca (Quartier) |
30 % |
9 |
Brera (Quartier) |
27 % |
10 |
Via Torino (Rue) |
20 % |
Source : Clementi, 2016
29Un autre élément qui est très présent sur les cartes est la limite externe de la ville, ce qui permet de tisser un lien avec les résultats de Jodelet et Milgram : dans environ 80 % des cartes produites, les limites externes et/ou internes de Milan étaient visibles, tracées le plus souvent en forme de cercle. Donc, en plus d’un élément fortement symbolique et central, la cathédrale, nous retrouvons un élément qui structure spatialement la représentation, comme le périphérique ou la Seine le faisaient pour Paris. Toutefois, ces limites externes ou internes ne portent pas toujours un « nom » et ne dénotent pas toujours le même élément géographique. C’est la raison pour laquelle ces limites, bien présentes sur beaucoup de cartes, n’apparaissent pas dans la liste des éléments les plus cités (Figure 3). En effet, Milan est une ville concentrique (Figure 4) qui se développe en anneaux autour d’un cercle d’anciennes murailles du XVIe siècle (bastioni ou mura spagnole) et autour d’autres limites, dont l’autoroute, qui sont visibles aujourd’hui dans le tracé routier de la ville. Selon les individus, certaines de ces limites seront donc représentées pour structurer la carte dessinée et organiser spatialement les éléments insérés (Figure 5).
Figure 4 : Plan routier de Milan, dans lequelle les principaux axes circulaires sont mis en évidence
Source : Clementi, 2016
Figure 5 : Carte cognitive produite par un.e enquêté.e.
Source : Clementi, 2016
● Le rapport symbolique à l’espace et les différents usages et conceptions spatiaux
30Les exemples précédents sont toutefois peu explicites sur les potentialités de l’analyse des représentations cognitives de l’espace propres à éclairer précisément les significations spatiales. La recherche sur Milan permet de souligner l’importance du Duomo dans les représentations, mais ne donne pas d’indices sur les « raisons » de sa présence dans les cartes. Ces « raisons » sont d’ordres variés, et peuvent notamment être abordées par les pratiques spatiales – c’est le cas, nous en avons parlé précédemment, de nombreux travaux qui montrent le lien entre pratiques spatiales et représentations spatiales (Depeau et Ramadier, 2011a ; 2011b ; Felonneau, 1994 ; Jodelet, 2015).
31Toutefois, l’étude des représentations cognitives de l’espace géographique permet aussi d’approfondir le rapport symbolique à l’espace et donc les dimensions qui ne sont pas simplement incluses dans la sphère de l’interaction avec la matérialité de l’espace.
32Par exemple, il existe bien une dimension mémorielle du rapport aux objets géographiques et aux espaces urbains. Le lien entre mémoire collective et espace est identifié par Maurice Halbwachs (1994 ; 1997), qui montre l’ancrage spatial du souvenir individuel et collectif et les enjeux sociaux des luttes d’appropriation spatiale et mémorielle. D’autres travaux, notamment autour de l’étude historienne des « lieux de mémoire » impulsée par Pierre Nora, ont montré que certains objets spatiaux sont au centre de débats et de luttes entre les groupes sociaux (Mayeur, 1997). L’institutionnalisation de la mémoire, la création d’un récit national, passe aussi par la construction et l’appropriation étatique de lieux et monuments, qui servent à donner une interprétation du fait historique. Ces enjeux participent à la construction sociocognitive du rapport des individus à certains objets géographiques.
33Les travaux de Valérie Haas (2004) sur la ville de Vichy montrent que celle-ci est connotée par une « double » dimension historique : si d’un côté son image est marquée négativement par les années du régime de Pétain, la ville possède un passé de tourisme thermal bien plus ancien, ancré dans les bâtiments qui la composent. Haas cible 112 individus qui sont retenus sur base d’âge, en formant trois tranches : 1) moins de 20 ans, 2) entre 20 et 40 ans, 3) plus de 40 ans. L’hypothèse de son travail repose sur la théorie de la mémoire collective (Halbwachs, 1997) et sur l’idée que « différentes périodes historiques ont véhiculé différentes phases d’appréhension du régime de Vichy, au cours du temps » (Haas, 2004, p. 628). Sans entrer dans les détails méthodologiques, cette recherche souligne les processus de signification historiques et affectifs, et le recueil de cartes cognitives permet de spatialiser cette analyse. Trois « fonctions » émergent du discours sur la ville de Vichy. Une première fonction « interne » caractérise la ville sous l’angle de son image commerçante. Cette fonction se matérialise dans les bâtiments et les éléments du centre-ville, où les habitantes et habitants manifestent l’essentiel de leurs pratiques quotidiennes (courses, sorties, etc.). La deuxième fonction « externe » de Vichy est connotée par l’histoire de la ville, qui n’est étonnamment pas associée au centre-ville, mais bien aux bâtiments thermaux et à la zone des sources. Enfin, une troisième fonction « ostentatoire » de la ville caractérise la ville sous l’angle du cadre de vie typiquement vichyssois, la partie le plus « aimée » par les individus, qui correspond spatialement aux quartiers plutôt riches où se trouvent les parcs et la rivière (l’Allier). Ressort dès lors clairement l’intérêt de l’utilisation des cartes cognitives pour l’analyse du rapport symbolique à l’espace, à savoir la possibilité d’étudier les processus socioaffectifs à la fois sur le plan du discours et sur celui de l’agencement spatial des connaissances.
34Dans cette même recherche, Haas montre un autre fait socio-spatial intéressant : l’exclusion de certains éléments urbains – connotés historiquement du fait de leur lien à la période du Régime – du parcours que les habitantes et habitants conseilleraient pour une visite touristique. En effet, il était demandé de construire une « carte de visite » avec des lieux conseillés à un ami touriste de passage. L’auteure montre que les individus sélectionnent les éléments qui incarnent l’histoire thermale de la ville. Si certains éléments comme l’Hôtel du Parc (résidence de Pétain) ne sont pas inclus dans ces parcours « conseillés », ils le sont toutefois dans une autre tâche qui consiste à présenter le « Vichy historique » : l’histoire tourmentée et grise de leur ville est (re)connue, mais les éléments urbains qui incarnent ce passé ne sont pas mis en avant dans l’héritage de la ville que ces habitants souhaitent montrer aux visiteurs.
35L’étude du rapport symbolique à l’espace sous l’angle des représentations permet entre autres d’approfondir le rôle des enjeux socio-spatiaux et la façon dont des conceptions variées de l’espace (Lefebvre, 1974) s’accompagnent de représentations distinctes. Prenons, à titre d’exemple, le travail de Béatrice Le Moel, Pascal Moliner et Thierry Ramadier (2015) sur la catégorie des représentants politiques municipaux, qui vise à approfondir le rapport à l’espace marin de la commune. Cette recherche s’intéresse alors à la façon dont sont représentés graphiquement le littoral et la mer, car elle repose sur l’hypothèse du lien entre iconographie et représentations spatiales : « des groupes ayant des représentations différentes d’un même objet devraient produire des représentations figuratives différentes de cet objet » (Le Moel et al., 2015, p. 5). L’équipe de chercheurs propose en premier lieu de créer une typologie sur la base des associations verbales formulées dans les réponses des 141 élus et élues qui participent à l’enquête. Certains élus pensent au milieu marin sous l’angle du risque et de la menace portée par celui-ci. D’autres l’associent au développement et à l’activité économique (sous l’angle des conflits d’usage et de l’organisation de celle-ci). Enfin, un troisième groupe d’élus connote le rapport au littoral sous l’angle de la protection et de l’aménagement du territoire. L’analyse des cartes cognitives (dessin à main levée) produites montre des différences entre ces trois groupes, notamment en ce qui concerne les modalités de représentation analogique des objets sur la carte (plage, trait de côte, axes routiers, etc.). Trois types apparaissent : 1) le motif « maritime », qui se concentre sur la description de l’espace marin ou littoral, 2) le motif « urbain », qui se concentre sur la ville et l’espace terrestre, avec ses routes et les bâtiments, 3) le motif « secteur » qui met l’accent sur les limites (routières, frontières, etc.) entre les espaces plutôt que sur les formes iconographiques. Les résultats montrent qu’à chaque groupe composant la typologie des élus correspond un motif particulier. Les résultats « suggèrent […] que des consensus d’opinions ou de croyances à l’égard d’un espace ou d’un territoire sont susceptibles de moduler la manière dont les individus représentent graphiquement cet espace ou ce territoire » (Le Moel et al., 2015, p. 14).
Conclusion : quels liens avec la dérive ?
36Revenons à nos propos introductifs : quel est l’intérêt de présenter l’étude des représentations cognitives de l’espace dans un numéro sur la dérive urbaine ?
37Sans avoir la prétention de donner une réponse univoque et complète à ce questionnement, nous pouvons identifier quelques pistes en reprenant la définition de la psychogéographie donnée par Guy Debord dans les années 1950 : il s’agit de « l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus » (Debord, 1955). La dérive, en tant que méthode artistique et analytique, permettrait pour Debord de saisir les « ambiances », c’est-à-dire un « ensemble de facteurs environnementaux perceptibles par les sens : lumières, son, température, odeurs, matières tactiles, etc. » (Bonard et Capt, 2009, p. 4, cités dans Muis, 2016). Il s’agit d’une démarche sensible, fondée sur l’idée que l’espace et les éléments qui le composent ont un effet sur les individus qui le pratiquent, et notamment sur leurs émotions. Après s’être « perdu » dans les rues, il s’agit de restituer une image ou une représentation du parcours effectué dans l’espace urbain, afin de montrer les ressentis qu’il suscite et de pouvoir questionner les ambiances et le « sens » de la ville, de ses quartiers, ses bâtiments, ses places, etc.
38Anne-Solange Muis (2016) identifie un lien entre cette approche et celle de Lynch (1960), car dans les deux cas, la représentation de l’espace se construit sur le plan de l’interaction avec l’espace urbain, c’est-à-dire que l’image mentale se produit grâce aux sens qui codent les informations en mémoire. Toutefois, rappelle Muis, la psychogéographie, en tant que pratique avant tout artistique et militante, se concentre particulièrement sur la question de la subjectivité et du ressenti individuel, ce qui intéresse moins Lynch qui cherche à identifier les principes cognitifs générateurs et organisateurs des connaissances spatiales intériorisées. En revanche, chez Debord et les situationnistes, l’intention est d’utiliser la dérive comme un instrument de diagnostic et de dénonciation, servant d’instrument critique à l’urbanisme des villes d’après-guerre et permettant de pointer du doigt la segmentation, la fragmentation de la ville moderne. D’ailleurs, comme le montre Claire Revol (2017), plusieurs liens peuvent être établis avec le travail critique de la ville d’Henri Lefebvre, qui côtoie et dialogue avec les situationnistes à partir de la fin des années 1950. Dans un entretien de 1983 (cité dans Revol, 2017) Lefebvre proposera même une analyse critique de l’approche psychogéographique et de son héritage. Si celle-ci a su identifier les problématiques de fragmentation de l’urbain, ses méthodes (dont la dérive) ne sont pas adaptées pour saisir les nouveaux quartiers de la ville, et leur ambition de dénonciation plus que d’analyse ne permet pas la compréhension du phénomène de production spatiale des villes modernes.
39Comme nous l’avons montré, le regard sur les représentations cognitives de l’espace a évolué depuis les travaux de Lynch. La question des enjeux sociaux qui encerclent les processus de cartographie cognitive est aujourd’hui mise en exergue dans un grand nombre de travaux.
40Voici apparaître un premier lien qui peut se tisser, selon nous, entre l’approche résumée dans nos propos et la dérive comme méthode d’exploration et de prise de position sur l’urbain. S’il est vrai que les recherches contemporaines sur l’analyse des représentations spatiales se concentrent toujours sur les processus de cartographie cognitive, elles permettent de reconnaître les logiques de domination dans l’appropriation ou la production de l’espace urbain, de souligner les différentes conceptions et usages d’un même lieu, ou encore de travailler sur le point de vue des habitants dans les processus d’aménagement ou de requalification. En ce sens, il est intéressant de rappeler que certaines techniques peuvent être utilisées dans une démarche de production collective d’une carte mentale.
41En outre, la question des représentations donne un ancrage structurel à la question de la lecture de la ville. Nous avons rapidement montré que les recherches en psychologie et sémiologie soulignent l’importance des codes intériorisés dans la décodification des signes spatiaux. Voici un autre lien qui peut être intéressant pour la dérive urbaine, car elle contextualise dans les structures sociales l’individu et son rapport à l’espace. En fonction des trajectoires de chacun, la lisibilité de la ville sera différente, ce qui portera la dérive à varier dans sa forme (les choix que l’on fera en dérivant) et son contenu critique (les thématiques qui émergeront du processus).