Le Paris créole des sœurs Nardal : une rétrospective historique (XVIIIe-XXe siècles) The Creole Paris of the Nardal sisters: an historical retrospective (XVIIIth - XXth centuries)

Erick NOËL 

https://doi.org/10.25965/flamme.92

Paris, Ville-Lumière, a dès l’aube de la colonisation vu arriver les premiers créoles, issus des « Isles d’Amérique », dans le sillage de planteurs qui les ont retenus surtout comme domestiques. Malgré les lois d’abolition, leur situation demeure précaire, même après 1848, en raison d’un rejet persistant de la classe politique, du Second Empire à la Troisième République. Néanmoins, l’éveil d’une culture particulière, mise en avant dans l’euphorie des années folles, revalorise une perception des colonies qui éclate en 1935 dans les festivités du tricentenaire des Petites Antilles françaises. C’est dans ce climat complexe, où se fait aussi jour une vision inédite de l’Afrique plus récemment colonisée, qu’émerge la figure des sœurs Nardal, pionnières d’une expression ultra-marine en France métropolitaine.

At the beginning of colonization, Paris, City of Lights, discovered the first creoles, introduced in France by planters who used them as servants. In spite of abolition laws, their situation was uncertain throughout the Third Republic. However, the emergence of a particular culture during the Roaring Twenties improved the perception of colonies, especially in 1935 - celebration of the tercentenary of the French West Indies. In this strange atmosphere, contemporary to the colonization of Africa, emerged the figures of the Nardal sisters, the pioneers of a West Indian voice in metropolitan France.

Sommaire
Texte
Note de bas de page 1 :

Le terme créole provient du portugais criado qui indiquait à l’heure de la Conquête les serviteurs amenés par les colons dans les îles de l’Atlantique. Il a désigné bien vite tous ceux qui, du XVIe au XIXe siècle, ont pu aussi être issus des captifs noirs déportés d’Afrique en Amérique. Le terme a ainsi renvoyé à ces hommes et à ces femmes nés dans les colonies, et a revêtu de la part des élites en place une connotation de mépris. La forme hispanique du criollo, répandue au XVIIe siècle, a trouvé son pendant dans le créole des colonies françaises – terme que la haute société a boudé et réservé plutôt aux personnes suspectées, par le métissage, d’une origine servile. Les Noirs nés aux Antilles et amenés jusqu’à Paris ont dès lors pu être qualifiés de « nègres créoles ».

1Évoquer les années parisiennes des sœurs Nardal, c’est d’abord appréhender un contexte particulier : celui tout à la fois de la Ville-Monde, au-delà de la capitale métropolitaine, tête d’un empire colonial vieux de trois siècles, et en même temps celui d’un microcosme bien identifié, non moins ancien même s’il s’avère bien plus discret, incarné par la communauté créole1 parisienne. L’un et l’autre sont un lointain héritage des Lumières, puisque le Paris des philosophes, qui ont fait de la ville une capitale internationale de la pensée dont le rayonnement n’a été éclipsé que vers 1950 par New York, a aussi vu éclore un Paris créole où sont arrivés du Nouveau Monde les premières personnes de couleur, issues d’abord des « Isles », avant d’être d’origine africaine à l’heure où le second empire colonial français a atteint son apogée.

2Le Paris des sœurs Nardal est en effet celui des années 1920-1930, qui peut se lire comme un kaléidoscope, à la manière de Harold Rosenberg qui écrivait en 1962 que ce qui rendait ce Paris d’avant-guerre fascinant, c’est que l’on y trouvait ce « cocktail de psychologie viennoise, sculpture africaine, romans policiers américains, musique russe, technique allemande, nihilisme italien » (Rosenberg, 1962, p. 207-218). Il aurait pu y ajouter une créolité qui s’exprimait alors dans ce « bal nègre », ou bal de la rue Blomet. Si Paris est à ce moment devenu une « étoile pâlissante », selon la formule de Laurent Martin (Martin, 2016), la ville n’en demeure pas moins encore « le » centre du monde intellectuel, culturel et artistique, où les élites des pays colonisés rejoignent celles de l’Ancien Monde. C’est ce foyer créole qui nous a paru devoir faire ici l’objet d’une approche, en le comprenant dans son rapport avec la ville elle-même, et dans ses renouvellements.

3Le Paris créole d’alors est, avant tout, celui d’une population immigrée en lien à des intérêts coloniaux qui en ont dicté les flux, et à des circonstances qui lui ont finalement donné une dimension inédite. Le Paris de l’entre-deux-guerres, porté par des figures aussi contrastées que Joséphine Baker et Aimé Césaire, offre en effet une palette élargie, chargée d’histoires singulières. Au-delà de cette américanité noire, îlienne ou continentale, française avant d’être anglo-saxonne, il y a dans le scintillement de la fête parisienne et le bouillonnement intellectuel du moment des douleurs communes, constitutives de son histoire.

1. Une histoire torturée

4C’est à l’époque du Code Noir (1685) qu’il faut remonter pour comprendre l’émergence d’un Paris créole, lorsque la première colonisation a ramené des Îles à sucre les premiers planteurs, « habitants » des Petites Antilles et de Saint-Domingue appelés à retourner en métropole pour leurs affaires, financières ou familiales, accompagnés d’un personnel de couleur. À la faveur de la paix de 1713, cette société issue des colonies s’organise, investissant le centre-ouest parisien, entre le Palais-Royal et l’actuel Opéra, qui deviennent les fiefs d’une noblesse redorée aux Îles et de la fleur de la finance. C’est le « nouveau Saint-Eustache », dont le point de départ est la rue de Richelieu, avec ses hôtels particuliers, et leurs cohortes de domestiques au statut incertain – Noirs ou métis en principe libres en vertu du droit affranchissant de la terre de France, mais pas toujours traités comme tels au vu de leur signalement : « appartenant à », quand la loi de 1738 oblige à les déclarer. Ils sont entre 600 et 700, nominativement connus, à la veille de la Révolution (Noël, 2020).

5Ce Paris peut être qualifié en 1789 de créole au sens où il abrite, sous un même toit, maîtres et serviteurs nés aux Îles, surtout à Saint-Domingue qui prend alors le pas sur la Guadeloupe et la Martinique. Le centre politique du Paris colonial devient alors la place des Victoires, où siège le club Massiac qui doit son nom au planteur chez lequel se tiennent les réunions. Ardents défenseurs de la traite et de l’esclavage, ils s’opposent aux Amis des Noirs qui siègent à quelques centaines de mètres vers l’est, rue Française. Ces derniers accueillent au même moment ces « colons américains », libres de couleur comme Raimond, assez influent pour pousser à la loi de 1792, qui émancipe sa catégorie et prépare en 1794 la première loi d’abolition (Noël, 2020).

6Le premier Paris créole est pourtant balayé entre la Révolution et l’Empire. Les grands planteurs doivent émigrer, à l’instar des Dillon, laissant des domestiques de couleur qui se retrouvent souvent au-delà des portes, comme ces petits Blancs réfugiés de Saint-Domingue à Belleville. Alors que l’esclavage est rétabli aux colonies, la loi interdit surtout officiellement Paris et ses abords aux hommes de couleur, listés en vertu de la loi de Police de 1807-1808 par départements pour être fichés au ministère de la Police. L’époque napoléonienne ouvre ainsi une période difficile pour les créoles parisiens, tenus à la discrétion alors que la législation peine, à partir de la Restauration, à leur rendre les droits perdus, compliquant leur combat comme en témoigne en 1828 celui du Martiniquais Bissette (Boulle et Peabody, 2014, p. 159-210).

7L’abolition de 1848, loin de relever une minorité créole anémiée, tend plutôt à la marginaliser, malgré l’arrivée en politique de quelques élus des Petites Antilles. Le Second Empire prive de droits politiques les hommes de couleur des colonies jusqu’en 1870, et la Troisième République n’offre qu’un rayon d’action limité aux 16 députés et sénateurs ultra-marins sur les 950 élus que comptent les deux chambres. Outre le poids des élus blancs, dont la part est accrue par les représentants des nouvelles colonies d’Afrique aux dépens des créoles, c’est le discours ostracisant qui ressort surtout du débat public, comme en témoigne l’essai du docteur Corre, Nos Créoles, publié en 1890 à Paris et réédité en 1902. Stigmatisant clairement « cette population spéciale », le rapport médical présente les hommes de couleur des « Vieilles Colonies » comme une anomalie historique, produit d’une élimination des races autochtones plus ou moins parfaitement adapté à la civilisation métropolitaine (Corre, 1890, p. 7). Le sénateur Alexandre Isaac, Guadeloupéen de couleur, témoigne à lui seul de cette impossible équation qu’est alors l’assimilation, même si en tant qu’expert des colonies il est envoyé jusqu’au Sénégal pour régler les cas d’abus dans les nouvelles conquêtes de la République (Sibeud, 2020). Paris offre donc, à la veille de la Grande Guerre, une situation contradictoire, capitale impériale où les créoles sont déconsidérés alors que le credo reste abolitionniste.

2. La nouvelle donne de l’entre-deux-guerres

8Les lendemains de la Première Guerre mondiale, qui a amené des soldats de couleur issus des colonies à participer à l’effort national, coïncident aussi avec l’arrivée de nouveaux créoles. Au-delà des soldats noirs-américains, l’immédiat après-guerre voit dans l’euphorie de la paix retrouvée émerger à Paris la figure de Joséphine Baker, créole de Saint-Louis du Mississipi qui fraie la voie à des artistes antillais présents dès les années 1920 autour de Montparnasse. Le club de jazz fondé en 1924 rue Blomet devient avec le cabaret connu sous le nom de « bal nègre » le lieu emblématique de cette fête parisienne. Ainsi, c’est dans le XIVe et le XVe arrondissements que se retrouvent ces hommes et ces femmes auprès desquels viennent s’encanailler des Parisiens succombant à la mode du moment. Ils reflètent le nouvel enracinement des créoles de la capitale, dont le nombre avoisine les 10000 au tournant des années 1930, dans un croissant sud-parisien où beaucoup travaillent, des usines Renault à Billancourt à celles, plus récentes, de Citroën à Javel (Touchelay, 2020).

9Cette évolution se confirme au fil des années 30, avec une floraison dans les mêmes quartiers de cabarets tels que l’Élan noir, ouvert en 1931 boulevard du Montparnasse, le Madinina-bar, en 1932 rue de l’Arrivée, ou encore la Boule blanche, rue Vavin. Ils rassemblent des artistes qui se produisent d’un bar à l’autre et qui peuvent s’associer, comme Alexandre Stellio, clarinettiste martiniquais dont l’orchestre enregistre les premières biguines, et Ernest Léardée, son concurrent considéré comme le roi de la biguine au Bal Blomet. Dès 1931, Stellio est appelé à jouer dans les cabarets de l’Exposition coloniale, prélude aux fêtes du Tricentenaire du rattachement des Petites Antilles à la France. De telles manifestations tendent à légitimer, par leur succès, des formes artistiques créoles jusqu’alors considérées comme sauvages, les critiques de la presse vantant, en 1934 sous la plume de Finot dans La Semaine à Paris, les « magnifiques progrès » observés dans les jeux de scène depuis la précédente décennie. Ainsi, c’est un Paris créole revivifié qui conquiert les foules et suscite l’admiration d’intellectuels allant de Robert Desnos, qui fait l’éloge du bal Blomet, à Simone de Beauvoir habituée à fréquenter au même moment le cabaret (Touchelay, 2020) : « je voyais passer de beaux visages heureux », écrit-elle dans La Force de l’âge, et « mon cœur battait un peu plus vite quand explosait le quadrille final ; dans le déchaînement des corps en fête, il me semblait toucher ma propre ardeur de vivre » (Beauvoir, 1960, 1ère partie).

10Le phénomène n’échappe pas aux politiques, qui en tirent parti pour revaloriser l’image de l’empire. Lors de l’Exposition de 1931, les stands dédiés aux Antilles s’y distinguent par des orchestres tranchant avec l’exotisme exhibé des autres pays. Et pour le Tricentenaire, le Président de la République vient en personne assister à la Nuit antillaise de l’Opéra où la biguine est à l’honneur, Stellio animant la fête qui se termine par le fameux Grand bal. En 1937 encore, l’Exposition internationale des Arts et des Techniques renouvelle l’expérience, avec deux orchestres pour animer les stands dédiés aux « Vieilles Colonies » (Touchelay, 2020).

11Néanmoins, l’expression de cette créolité parisienne se fait dans un contexte qui est aussi celui de l’éclosion d’une élite nouvelle, issue de la diaspora africaine naissante, avec des représentants comme Léopold Senghor, dont la trajectoire intellectuelle rejoint, dès 1928 à Paris, celle des Antillais admis à poursuivre des études supérieures à la Sorbonne. À l’instar précisément des sœurs Nardal – de Paulette arrivée en 1920 à Jeanne en 1923 –, Senghor se retrouve en effet étudiant dans cette université où Aimé Césaire n’arrive, de la Martinique, qu’en 1931. C’est à ce moment que des questions nouvelles se posent, dont La revue du Monde Noir se fait l’organe d’expression, les sœurs Nardal jouant un rôle moteur dans une réflexion au sein de leur Salon qui, à Clamart – encore une fois vers le sud de Paris – rapproche d’elles aussi bien René Maran, également Martiniquais, que Senghor lui-même (Sirinelli, 1988). Césaire n’est donc pas immédiatement dans l’aventure d’où émergera la théorie de la Négritude.

12C’est à ce stade qu’il convient d’envisager le rôle des sœurs dans le salon desquelles le concept voit le jour, pour mieux sortir de l’ombre une œuvre trop longtemps reléguée dans l’oubli.