Henri Jean-Louis Baghio’o et la conception de La Revue du Monde Noir dans le Paris créole de 1929-1933 Henri Jean-Louis Baghio’o and the conception of The Review of the Black World in the creole Paris of 1929-1933
Si le rôle des sœurs Nardal – et en particulier de Paulette Nardal – dans l’effervescence intellectuelle du Paris créole/noir des années 1920-1930 commence à être apprécié plus justement, celui du juriste et homme de lettres guadeloupéen Henri Jean-Louis (1874-1958), alias Jean-Louis Jeune, alias Baghio’o, l’est à peine. Des documents retrouvés à Paris dans les archives de ses descendants montrent que ce fils de riche planteur noir, devenu un fervent pan-caribéaniste et pan-africaniste après avoir passé une dizaine d'années en A.E.F. (1923-1933) comme juriste, a été impliqué de près dans la conception de ce qui devint La Revue du Monde Noir.
The part played by the Nardal sisters – and by Paulette Nardal in particular – in the intellectual effervescence of Creole/Black Paris in the 1920s and 1930s has been assessed more rightly in recent scholarship. But the one played by Guadeloupean jurist and poet Henri Jean-Louis (1874-1958), a.k.a Jean-Louis Jeune, a.k.a Baghio’o, is still often overlooked. Documents found by his heirs in Paris show that, after a ten-year stay as a jurist in French Equatorial Africa (1923-1933), this son of a rich Black planter, became an ardent Pan-Caribbeanist and Pan-Africanist and was closely involved in the conception of what became The Review of the Black World.
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Un point récent sur cette reconnaissance dans les publications académiques, surtout anglophones, a été proposé par Corinne Mencé-Caster dans « Les sœurs Nardal dans le Paris des années 1930 : une généalogie féminine de la négritude ou du diversel ? » (Mencé-Caster, 2020).
1Les hommages récents aux sœurs Nardal de Martinique s’inscrivent dans un mouvement de correction d’une vision de l’histoire guyano-antillaise qui a longtemps valorisé les seuls acteurs masculins au détriment des femmes1. Or, certaines ont joué un rôle important dans la vie sociale, culturelle et politique de la Caraïbe francophone au cours du XXe siècle, notamment dans la longue bataille pour une pleine reconnaissance des qualités d’une population noire ou de couleur, qui n’acceptait plus le statut dévalorisant que leur avaient attribué des siècles de politique coloniale. Ainsi La Revue du Monde Noir (LRMN) a-t-elle surgi à Paris dans le contexte de revendications qui allaient se cristalliser dans le concept de Négritude pendant les décennies suivantes et se traduire par la réduction fréquente du mouvement désigné par ce terme, aux œuvres des trois grands poètes qui lui sont associés dans la formule convenue de « pères fondateurs », à savoir le Martiniquais Aimé Césaire, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Léon Gontran Damas – cités en général dans cet ordre.
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« ...Ainsi, avant de faire la Révolution […], une condition est essentielle : […] planter notre négritude comme un bel arbre jusqu’à ce qu’il porte ses fruits les plus authentiques... ». Il est symptomatique de cette prise de conscience d’une Négritude partagée, que Césaire ait changé dès 1934 le nom du Bulletin de l’Association des étudiants martiniquais en L’Étudiant Noir (Corinus, 2019, p.38).
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Édition reprise par Présence Africaine depuis 1983, incluant les lignes incantatoires si connues désormais : « ...Ma négritude n’est pas une pierre... » (Césaire, 1947, p.46-47).
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Voir aussi le récent article : « Paulette Nardal ou une négritude par la presse » par Laure Demougin (Université Renmin de Chine, Institut franco-chinois de Suzhou; chercheuse associée au RIRRA21, Université Paul-Valéry Montpellier III) (Demougin 2019).
2Dans les divers mouvements internationaux en faveur de « la fierté noire » d’avant 1939, il est évident que les sœurs Nardal – et Paulette Nardal en particulier – ont joué un rôle extraordinaire de rassembleuses des forces anglophones et francophones dans leur « Salon de Clamart », en proche banlieue sud-parisienne. On ne saurait sous-estimer l’importance de ces rencontres dominicales qui allaient produire la formule avant-gardiste d’une revue culturelle entièrement bilingue l’année même où la grande Exposition Coloniale de 1931 attirait à Paris des millions de visiteurs du monde entier. Ceci eut lieu à peine quatre ans avant que le terme « négritude » n’apparaisse pour la première fois sous la plume d’Aimé Césaire dans le n° 3 de L’Étudiant Noir, une petite revue associative parisienne2 – sachant que ce terme n’allait se répandre qu’après la réédition en 1947 du Cahier de retour au pays natal chez Bordas avec la préface d’André Breton et le frontispice de Wifredo Lam3. Il est donc indiscutable que Paulette Nardal réunissait dès 1931 toutes qualités pour être qualifiée – rétrospectivement et oh combien tardivement ! – de « marraine de la négritude »4.
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Le personnage est connu de certains chercheurs. Ainsi plusieurs pages sont-elles consacrées à « Jean-Louis Jeune » dans les volumes 1-5 de Jack Corzani (Corzani, 1978) ; à « Jean-Louis Jeune dit Baghio’o » dans (Dupland, 1978, p.143-151) ; à « Baghio’o le Corsaire Rouge » par Oruno D. Lara, qui considère Jean-Louis Baghio’o comme un de ses deux « grands maîtres » (Oruno Lara, 1998, p.17 et p.258-272). Il est aussi cité plusieurs fois, notamment dans les sections concernant la Conférence de Saint-Thomas en 1946, dans La Décolonisation improbable. Cultures politiques et conjonctures en Guadeloupe et en Martinique (1943-1967) (Sainton, 2012, p.132-173).
3Ayant rendu aux sœurs Nardal ce qui leur appartient, il convient de se pencher sur une autre figure antillaise négligée, me semble-t-il, dans l’histoire du combat pour la fierté noire, le Guadeloupéen Henri Jean-Louis (HJL), plus connu sous son alias Jean-Louis Jeune ou sous son autre nom de plume, Jean-Louis Baghio’o5. Peu de publications ont fait le rapprochement avec « Maître Jean-Louis », le signataire du second article, intitulé « La Race Créole », dans le sommaire du n° 1 de La Revue du Monde Noir, et qui n’est qu’une partie – intitulée plus précisément « Pour servir d’introduction à une étude sur l’Art et la Littérature créoles » en tête de l’article publié p. 8-11 – d’une étude dont la suite n’est jamais parue dans les numéros ultérieurs de LRMN ou ailleurs, à ma connaissance.
4Peu de documents de la période parisienne des sœurs Nardal (1921-1939) subsistent dans le Fonds « Lucie et Paulette Nardal » conservé aux Archives de la Communauté Territoriale de Martinique (CTM), en raison surtout de la perte massive occasionnée par le rapatriement chaotique, en pleine guerre, des biens conservés dans leur appartement de Clamart. Les correspondances entre les auteurs des articles et les rédacteurs, les manuscrits ou les épreuves des articles parus dans les six numéros de LRMN ont disparu – ou du moins ne sont pas signalés dans des archives connues ou accessibles. Il est donc d’autant plus fascinant de disposer d’autres archives qui témoignent du rôle particulier que Maître Jean-Louis (HJL) a joué dans la genèse de LRMN et, du coup, de réévaluer aussi l’œuvre et l’activisme de ce personnage qui me paraît mériter le titre de « parrain guadeloupéen de la négritude » – même s’il peut être tentant de le voir en « grand-père » puisque HJL est né 39 ans avant Césaire. J’essaierai ici de mettre en relief les nombreux croisements dans les parcours des sœurs Nardal, et de HJL et de ses proches (sa femme Fernande de Virel, son fils Victor et sa fille Moune de Rivel) au fil des décennies, dans le losange – plutôt que « triangle » – de l’Atlantique Noir.
1. De la Guadeloupe de 1874 au Paris de 1930, en passant par la Martinique
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Appellation courante aux Antilles pour un planteur blanc de l’époque coloniale ou ses descendants actuels.
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Voir à ce sujet (Marceline, 2015).
5Fils d’un charpentier noir devenu planteur fortuné à Sainte-Anne, HJL se distingue très jeune par une grande intelligence et un caractère vif et indomptable. Ce sont ses talents d’escrimeur (manifestés avec éclat par un duel dans lequel il blesse mortellement le fils du béké6 Pauvert en 1896) qui lui valent de séduire la grande musicienne guadeloupéenne, Fernande de Virel, et de l’épouser après plusieurs années fastueuses dans le Paris créole de la Belle Époque. Licencié ès lettres de la Sorbonne en 1905, il passe trois années en Martinique de 1908 à 1911 où il étudie l’agriculture et où naît son troisième enfant, Victor, futur romancier, en 1910. Il est fort probable que durant cette période il aura rencontré la famille Nardal, anciennement de Saint-Pierre mais installée à Fort-de-France depuis la catastrophe de 19027, et c’est là que « Jean-Louis Jeune » publie en 1911 une brochure intitulée Histoire élémentaire de la Martinique (de 1635 à 1848), à l’usage des écoles primaires et secondaires. 1er livre – L’Ancien Régime (1635-1788) (Jean-Louis Jeune, 1911).
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Pièce en deux actes, imprimée à Basse-Terre (Guadeloupe).
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Ouvrage patrimonial de la Bibliothèque numérique Manioc.
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Emploi tenu, en effet, par HJL de 1898 à 1918, mais incluant de nombreux congés.
6Tout aussi remarquables sont d’autres publications autour de 1916 en Guadeloupe, comme L’Enfant du Barbare, une pièce de théâtre d’anticipation et d’un patriotisme très particulier sur la Guerre de 14 (Jean-Louis Jeune, 1916)8, et une brochure de souscription de 16 pages annonçant : « Un pédagogue nègre. Vie et œuvre de Booker Washington par H. Jean-Louis Jeune, Rédacteur aux Annales diplomatiques et consulaires. En vente chez l’auteur. Chalet du Bon Prophète. Pointe-à-Pitre. Guadeloupe » (Jean-Louis Jeune, vers 1916)9. En pleine Première Guerre mondiale, HJL veut donc honorer en Guadeloupe le célèbre pédagogue afro-américain, co-fondateur du Tuskegee Institute dans l’Alabama, qui venait de décéder. À la même époque paraît encore une autre brochure publicitaire de plusieurs pages pour une souscription à une « Étude sur Le Coton de la Guadeloupe. Historique – Culture – Industrie (un volume de 128 pages ou 8 fascicules de 16 pages) par H. Jean-Louis Jeune, Commis de 1ère classe des Contributions » (Jean-Louis Jeune, année ?)10.
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Comme faire arrêter le propre fils – il est vrai, pyromane – du gouverneur.
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Notamment pour avoir envoyé, dès octobre 1924, une lettre au député Diagne du Sénégal au sujet du traitement indigne des Indigènes en AEF.
7Ces publications témoignent d’un intérêt sérieux pour des domaines étonnamment variés, auxquels vient s’ajouter le droit, vers lequel HJL réoriente sa carrière à l’âge de 44 ans avec son inscription au barreau de Basse-Terre en 1918, suivie d'un premier poste de magistrat (juge suppléant) à Fort-de-France de 1921 à 1923. Premier magistrat noir de Martinique, il se distingue rapidement par des décisions radicales11 et se trouve muté juge à la cour de Brazzaville de 1923 à 1925. Là aussi il suscite des rapports négatifs de la hiérarchie du Ministère des Colonies12. Ayant refusé une nouvelle mutation à Madagascar, il démissionne de la magistrature, et s’inscrit en février 1926 comme avocat au barreau de Brazzaville avec résidence à Port-Gentil (Gabon), malgré les objections du gouverneur. Selon l’historien Oruno Denis Lara (1998), c’est durant cette période de la fin des années 1920 que HJL, dit Baghio’o, devient un militant passionné du panafricanisme.
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Ainsi revient-il en automne 1931 du Congo à Paris avec le prince Alexandre Manga Bell du Cameroun, dont il est le conseiller juridique. Il avait aussi représenté des « collectivités indigènes » du Cameroun qui adressèrent deux pétitions à la SDN en 1929 pour retirer à la France son mandat. « À ce titre, HJL est suivi de près par la police coloniale » (Lara, 1998, p.268-269).
8C’est peu dire, en effet, que la découverte de l’Afrique a bouleversé la vision du monde du natif de Sainte-Anne en Guadeloupe. Arrivé – comme tant d’autres Antillais de couleur de la classe cultivée – en tant que fonctionnaire du Ministère des Colonies, chargé de faire respecter le droit de l’État français colonial, HJL est confronté d’emblée avec une culture aux racines immémoriales et se retrouve, dès 1926, à défendre comme avocat les intérêts des Africains – Nègres comme lui – contre ceux de l’ordre colonial13.
2. Du Monde Colonial Illustré de 1929 à L’Aigle Noir de 1933, en passant par une maquette de La Revue du Monde Noir de novembre 1930
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HJL a résumé l’expérience de ces années (notamment son initiation au « bouitisme » par Marianne Ankombié, petite-fille du Roi Denis du Gabon, « la femme que le destin avait choisie pour l’initier à l’Art et à la Culture Nègres » (Jean-Louis, B.A., M.D., 1938, p. 15) dans une brochure intitulée Visions of Africa, parue à Trinidad en 1938 (traduction-adaptation en anglais du manuscrit « Dix ans d’Afrique : Souvenirs des voyages d’un nègre au pays des nègres, 1923-1933 » retrouvé dans son legs). La même expérience a été transposée par son fils, Victor, alias également Jean-Louis Baghio’o, dans son ouvrage Le Colibri blanc, Mémoire à deux voix (Baghio’o, 1980).
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Notamment au sein du Comité de Défense de la Race Nègre qui avait, dès 1926, intégré un « Honorariat Nègre présidé par Me Jean-Louis Baghio’o, avocat à Brazzaville », comportant des personnalités caribéennes mais aussi américaines – ces activités étant dûment consignées dans des rapports de police (Lara, 1998, p.250, 267-268).
9Au milieu de sa « période africaine (1923-1933)14, HJL fait un voyage éclair aux Antilles où le cyclone de 1928 a détruit la grande maison des Jean-Louis de Sainte-Anne et sans doute aussi ce qu’il restait des ressources agricoles dont il avait hérité trente ans auparavant. Sa situation d’avocat en Afrique est de plus en plus précaire et il se déclare aussi, à partir de 1931, journaliste résidant à Paris. Car c’est à Paris que convergent tous les mouvements de réhabilitation de la « Race Nègre » dans l’empire colonial français, dans le sillage de l’explicite sous-titre du Batouala de René Maran, « véritable roman nègre » paru en 1921. Ces mouvements sont renforcés autour de 1925 par celui du New Negro, créé à Harlem par des intellectuels, artistes et poètes afro-américains que Paulette Nardal sera parmi les premiers à accueillir à Paris et à traduire. C’est dans ce milieu effervescent de personnalités noires que se côtoient ou se croisent les Nardal et les Jean-Louis15.
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Pour Louis-Thomas Achille, il y eut une « Naissance parisienne du Nègre » et une naissance spécifique « dans le fameux “salon” de Clamart » de LRMN, dont Paulette et Andrée Nardal furent pour lui les « fondatrices ». Rien ne plaide davantage pour cette assertion que la photo de « L’équipe de LRMN » prise devant la résidence de Clamart, incluant trois des sœurs Nardal, Louis-Jean Finot et aussi Senghor – au moins au titre de sympathisant puisqu’il n’a signé aucun article dans la revue (photo parue dans France-Antilles Martinique le 3 juillet 2018. https://www.martinique.franceantilles.fr/regions/departement/paulette-nardal-la-reconnaissance-se-poursuit-477712.php).
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Louis-Thomas Achille mentionne « l’équipe amicale et familiale de LRMN » dont il était, en 1992, « le dernier survivant » (Achille, 1992, p. X).
10Grâce à la réédition en 1992 en fac-similé par Jean-Michel Place des six numéros de LRMN en un seul volume préfacé par Louis-Thomas Achille (collection des revues d’avant-garde), le rôle des sœurs Nardal a donc pu être ré-apprécié16, même si leurs noms n’apparaissent que discrètement comme auteures de trois articles en tout sur une soixantaine publiés. Alors que leur investissement social et éditorial dans cette extraordinaire entreprise a été capital, aucun secrétariat de rédaction n’est mentionné et même le nom du « directeur-gérant » de la publication, Louis-Jean Finot, n’apparaît qu’en petits caractères dans une note au bas de la dernière page à partir du n° 2, juste en dessous de la mention que « la traduction des articles de LRMN est assurée par Miss Clara W. Shephard et Mlle Paulette Nardal ». Cet esprit collectif de la publication17 est aussi manifesté dans le bref éditorial publié en tête du n° 1, signé sobrement « La Direction ». Si bien qu’à moins de retrouver des documents échangés en amont de la publication de la revue (par les Éditions de la Revue Mondiale, 45 Rue Jacob, Paris VIe), il sera difficile d’évaluer la part de travail des unes et des autres.
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Je remercie vivement Mme Jacqueline Picard (à qui l’on doit aussi de fort belles éditions de textes historiques chez Caret, Le Gosier, Guadeloupe) de m’avoir signalé cet article disponible désormais dans la Bibliothèque numérique du Cirad en agronomie tropicale (03/10/2016) (Baghio’o, 1929).
11Ces éléments contextuels rappelés, quel fut le rôle de HJL dans cette naissance ? Son article – paru dans le n° 1 à la suite de celui de Louis-Jean Finot et signé Maître Jean-Louis, dont le thème « La race créole » paraît aujourd’hui difficilement défendable – frappe par sa brièveté. Mais, ainsi qu’on l’a vu, il est présenté comme une introduction. En fait, il s’agit de la version partielle d’un article bien plus détaillé du même « Maître Jean-Louis, Ancien magistrat, Avocat à la Cour d’appel de Brazzaville », intitulé « La Guadeloupe inconnue – mœurs et coutumes de la race créole », paru à Paris dans Le Monde colonial illustré en octobre 1929 (p. 252)18. Comment HJL a-t-il pu faire paraître un article (agrémenté d’une photo très modeste d’une jeune « Femme noire en costume du pays avec mouchoir de tête ») dans cette vitrine de la colonisation, alors que sa réputation au sein du Ministère était calamiteuse ? L’article propose en tout cas des remarques personnelles et parfois critiques sur divers aspects des cultures créoles, en contraste avec les coutumes africaines. Maître Jean-Louis estime par exemple que l’artisanat africain est bien supérieur à celui des Antilles et considère aussi que ce que l’on appelle « la magie » africaine a pour lui valeur de science – opinion qu’il explicitera dans des publications ultérieures. De telles affirmations reviennent évidemment à remettre en cause « le progrès colonial » constamment vanté dans cette revue.
12Entre cette publication de 1929 et l’article sur le même thème dans LRMN n° 1 de 1931, vient s’insérer un autre document témoignant de l’investissement de HJL dans cette revue : il s’agit d’une maquette manuscrite de la revue dans un cahier d’une douzaine de pages, daté du 15 novembre 1930 (voir photo et transcription de la page de titre). Cette maquette est clairement construite autour de Maître Jean-Louis puisqu’il s’attribue le rôle de directeur de la publication (mettant en avant ses créances d’« Ancien Magistrat – Avocat à la Cour d’Appel de Brazzaville – AEF) ». Il installe comme secrétaire de rédaction un certain « Jean-Louis de Virel (V.), Ingénieur » (c’est-à-dire son fils Victor qui n’a pas encore 20 ans mais vient de décrocher un diplôme d’ingénieur en électricité, et qui va partir pour deux ans participer à la construction de barrages en Égypte) au 86, rue Olivier de Serres (c’est-à-dire l’adresse du bel appartement que HJL a acheté dans le XVe arrondissement en 1928 et rempli d’objets d’art africain). Au demeurant, la composition de la page de titre dénote un projet très pensé. HJL suggère en effet un sous-titre explicite à la « Revue mensuelle philosophique et littéraire pour la Défense et l’Éducation de la Race Noire » (alors que LRMN n’en affichera aucun) ; un plan d’abonnements internationaux détaillé (le dos de la page manuscrite de titre est d’ailleurs couvert de calculs de rentabilité selon diverses projections de chiffres) et un lancement dès janvier 1931 (or le n° 1 de LRMN ne paraîtra qu’en octobre) ; s’y ajoutent un sommaire également détaillé (avec dans ses six premières rubriques une liste de ses propres publications – passées ou à venir – avant une rubrique de « Chroniques diverses », un « Bulletin bibliographique » et un « Bulletin législatif ») ; une personnalité martiniquaise pour le « Haut patronage » de la revue (Me Alcide Delmont, député de la Martinique, sous-secrétaire d’État aux Colonies, avocat à la Cour – que HJL connaît de longue date) et un « Comité de patronage » international incluant des personnalités noires de Guadeloupe, d’Haïti et de Jamaïque (alors que LRMN n’en mentionnera aucun). Ajoutons qu’un petit cahier spécifique détaille ensuite chaque rubrique du sommaire proposé.
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Et où HJL avait fait paraître en 1925 ou 1926, sous son alias Jean-Louis Baghio’o, L’École de la Boxe (comédie-ballet en un acte pour six acteurs, danseuses créoles et orchestre à cordes), dont la première avait déjà eu lieu à Fort-de-France avant sa parution en librairie à Paris.
- Note de bas de page 20 :
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Né en 1858 et décédé en 1922, ce Français d’origine juive polonaise, fut directeur de La Revue des revues de 1892 à 1922 et l’un des organisateurs du premier Congrès universel des races, tenu à Londres en 1911.
13On ne dispose pas d’un calendrier détaillé des déplacements de HJL dans cette période, mais il subsiste des documents relatifs à plusieurs voyages entre Afrique et Paris, et cette maquette de LRMN a certainement été conçue suite à des contacts entre HJL, les sœurs Nardal et leur cercle d’amis. Qui a lancé l’idée d’une revue et qui en a proposé le nom ? Était-ce HJL ? En tout cas il connaissait aussi Louis-Jean Finot, qui devait devenir le directeur-gérant officiel de LRMN, rôle certainement lié au fait qu’il était également le directeur des Éditions de la Revue Mondiale, qui a assuré la parution de LRMN19. Louis-Jean Finot cite dès son premier (et seul) article sur « L’égalité des races » – qui a valeur d’éditorial dans le n° 1 – Le Préjugé des races, célèbre ouvrage publié en 1905 par son père, le journaliste et sociologue Jean Finot20. À moins de retrouver d’autres documents plus explicites sur les conditions du lancement de LRMN entre novembre 1930 et octobre 1931, l’explication la plus simple du fait que HJL ne soit pas devenu le directeur officiel de la revue, comme il l’avait envisagé dans son projet de maquette, tient sans doute au fait qu’il était encore pris par ses activités d’avocat à Brazzaville et n’était présent à Paris que sporadiquement. Par ailleurs, son caractère autoritaire et individualiste ne le prédisposait guère au travail en équipe, alors que la collaboration entre le directeur-gérant Louis-Jean Finot, les auteurs ou autrices d’articles et les autrices/secrétaires/traductrices Nardal a manifestement permis la publication de six numéros en l’espace d’un an, sans référence d’ailleurs à un quelconque comité de patronage.
14Pour autant, l’intérêt de HJL et son investissement pour la cause noire en tant que publiciste n’avaient pas diminué après que LRMN avait cessé de paraître. Parmi les documents conservés dans son legs, on trouve le tapuscrit d’un poème intitulé « Les Adieux de l’Afrique » (juin 1933) et un autre intitulé « Le drapeau de l’humanité. Hymne international de la Paix à la mémoire de Jean Jaurès », composé en mer sur le cargo italien « Le Gabon » qui le ramène en France en septembre de la même année. Et c’est certainement à Paris qu’il rédige le 1er octobre 1933 un nouveau projet de revue sous le titre L’Aigle Royal. Revue mensuelle de la Race Noire, ainsi qu’un projet de brochure intitulé « Dix ans d’Afrique. Souvenirs de Voyages d’un Nègre aux Pays des Nègres 1923-1933 », dont il prévoit la publication également aux Éditions de la Revue Mondiale. Manifestement, HJL a pris acte que LRMN a cessé de paraître (comme on sait, pour des raisons de financement) et qu’il convenait de lancer une nouvelle revue dans le même esprit, ne serait-ce que pour publier ses propres textes, comme le prouve le sommaire qu’il présente pour le n° 1 de L’Aigle Noir. Ce projet de création de revue n’a pas abouti que l’on sache, mais le mouvement international pour l’affirmation des cultures nègres n’en était qu’à ses débuts et HJL allait se repositionner dans ce combat depuis les Antilles qu’il retrouve en novembre 1934, à la veille des manifestations du Tricentenaire de leur rattachement à la France.
Épilogue : les Nardal et les Jean-Louis au-delà des Fêtes du Tricentenaire
15HJL a-t-il rencontré « l’équipe de LRMN » pendant son séjour parisien entre octobre 1933 et octobre 1934 ? Sans doute. Son chemin ne recroisera celui des sœurs Nardal qu’entre août 1940 et mai 1943, période que HJL passera dans la Martinique de l’Amiral Robert, où il s'implique – comme les Nardal – dans des activités favorisant la dissidence. Mais avant cela, il renoue pendant dix mois avec sa Guadeloupe natale et l’histoire de ses ancêtres héroïques de Sainte-Anne (son aïeul Jean-Louis, « martyr de 1794 », ou « le corsaire Paris des Jordons »), avant de passer dix-huit mois en Martinique où il assiste et/ou participe comme poète et journaliste au Tricentenaire, publie à Fort-de-France un recueil intitulé La Martinique poétique (fruit d’un périple touristique dans l’île) et écrit des dizaines de poèmes dont ce sonnet, « Les Reines de Martinique », dédié à « Mlles Nardal ».
- Note de bas de page 21 :
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Ainsi LRMN déclarait-elle (n°1, éditorial) vouloir « réunir les élites intellectuelles de la Race noire et des autres Races pour contribuer au perfectionnement […] de l’humanité [et atteindre] la Démocratie universelle » (c’est moi qui souligne en italique). Paulette Nardal, qui estimait que l’éveil de la conscience de race chez les Antillais, différent de celui des Noirs-Américains, « s’explique d’une façon évidente par le libéralisme qui caractérise la politique de la France vis-à-vis des peuples de couleur » (n°6, p. 25-26), donnait en 1936 des conférences devant la jeunesse catholique des villes de Belgique « pour porter la révolte des Noirs devant l’agression fasciste […] au nom du Comité de coordination des associations contre la guerre et le fascisme » (cf. Philippe Grollemund, Fierté de femme noire. Entretiens/Mémoires de Paulette Nardal, Paris, L’Harmattan, 2018, p. 18 et 162). De son côté, HJL, qui avait rédigé à Fort-de-France, en juin 1935, un « hymne patriotique » intitulé « Notre assimilation », dédie, dès août de la même année, toute une série de poèmes à « la Reine des nations africaines, l’Éthiopie », appelle les anciens combattants de France et les soldats noirs « Aux armes ! » contre Mussolini, et dédie à Vincent Sténio, Président d'Haïti, un hymne patriotique intitulé « Notre Éthiopianisme » (14.02.1936).
- Note de bas de page 22 :
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Qu’elle aurait essayé de convertir – sans succès – au catholicisme (Grollemund, 2019, p. 89).
16Dans la même période, ces dernières sont impliquées – comme beaucoup d’autres intellectuels, artistes et musiciens antillais de Paris – dans les manifestations du même Tricentenaire au sein de l’Hexagone. Au beau milieu de ces célébrations ambiguës de « l’œuvre civilisatrice de la France dans ses vieilles colonies », l’invasion de l’Éthiopie par les forces armées de l’Italie mussolinienne est vécue par les Noirs de France et d’ailleurs comme une attaque intolérable du pays le plus symbolique d’une Afrique libre (le Garveyisme est passé par là) par une nation européenne fasciste. Si bien que l’on retrouve dans les initiatives et les productions écrites d’HJL et des Nardal le même grand écart entre revendication de « l’assimilation » pour les Antilles (présente aussi dans maints articles de LRMN) et condamnation du colonialisme en Afrique21. Il est intéressant de noter aussi que lors de la campagne des élections législatives de 1936 qui allait amener au pouvoir le Front Populaire de gauche, la catholique Paulette Nardal était, à Paris, la secrétaire du député socialiste Joseph Lagrosillière22 pour la promotion duquel HJL publiait, sous son alias Jean-Louis Jeune, une brochure intitulée « Joseph Lagrosillière, le Bon Samaritain » à Fort-de-France.
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Oruno D. Lara (Lara, 1998, p. 258-260) cite in extenso un article particulièrement cocasse paru dans le n°4, résumant la vie aventureuse de Jean-Louis Jeune et annonçant la publication – posthume – de ses « Mémoires [modestement appelées] d’un Visionnaire nègre », dont un volume intitulé « Le supplice d’un juge » paraîtra cependant « ici », « pour le plaisir des aimables collaborateurs [et] lecteurs du Progrès Colonial ».
17Il semble que les bouleversements de ces années 1935-36 aient provoqué chez HJL une prise de conscience du grand écart idéologique dans lequel il se trouvait, en tant qu’Antillais noir déchiré entre sa récente expérience de l’Afrique et sa persona publique, construite au sein de la culture française coloniale qui venait d’être à nouveau exaltée dans les îles comme en métropole. Dans le sillage immédiat des élections législatives qui firent accéder Léon Blum au gouvernement de la France en juin 1936, il obtint en effet l’autorisation de lancer à Saint-Pierre en Martinique un journal intitulé Le Progrès Colonial. Or, le ton de cet hebdomadaire (dont quelques numéros seulement paraissent en juillet et en août) est si critique – parfois même satirique – vis-à-vis de la politique coloniale du gouvernement ou des réalités sociales martiniquaises, que l’on se demande si son titre n'est pas ironique23. La publication a-t-elle manqué de succès ? A-t-elle déplu en haut lieu ? Toujours est-il que HJL quitte la Martinique en février 1937 pour s’exiler à Trinidad où il restera jusqu’au 3 septembre 1939, vivant de leçons de français et de latin à Port-of-Spain, et y rédigeant force poèmes et discours – parfois en anglais – très critiques du colonialisme britannique. Notons que dans cette même période, Paulette Nardal, devenue à Paris la secrétaire du député du Sénégal Galandou Diouf, suit en 1938 ce dernier lors d’un voyage d’un mois environ à Dakar, ce qui lui permet de découvrir – « émue » – l’Afrique de ses ancêtres, mais aussi de s’y trouver à l’hôtel « vraiment en milieu métropolitain », coupée des Africains et même des Africaines, c'’est-à-dire « en plein colonialisme » (Grollemund, 2019, p. 91-93).
18Paulette Nardal avait échangé des lettres avec Marcus Garvey dès 1928. À Trinidad, HJL en reçoit une du Président de l’UNIA en janvier 1938, dans laquelle Garvey dit regretter de ne pouvoir soutenir concrètement certains projets que HJL lui avait soumis dans un message transmis lors de sa tournée de la Caraïbe en octobre 1937. Il s’agissait d’activités pan-caribéennes que HJL allait promouvoir jusqu’à son dernier souffle. Mais elles sont mises entre parenthèses, toute affaire cessant, dès la nouvelle de la déclaration de guerre par la France à l’Allemagne : HJL saute sur le premier bateau en partance pour la Guadeloupe et compose à bord « Le Noir Clairon », un poème patriotique anti-allemand féroce – quelques semaines seulement avant que le navire sur lequel Paulette Nardal retournait en France, après un séjour en Martinique, ne soit coulé devant les côtes anglaises et qu’elle ne réchappe du naufrage que miraculeusement et handicapée à vie.
- Note de bas de page 24 :
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Voir le remarquable livret de Jean-Pierre Meunier (Meunier, 2015).
19On pourrait s’interroger aussi sur les autres périodes de contacts possibles entre ces deux personnages si différents mais investis d’une énergie comparable dans le combat de la fierté noire, notamment pendant les années que HJL passa en Martinique de 1940 à 1943, puis à nouveau en 1950-1951. Mais, pour conclure, on voudrait suggérer d’autres pistes de recherche concernant les rencontres possibles entre les sœurs Nardal et les femmes dans l’environnement proche de HJL, notamment son épouse Fernande de Virel, qui fut grande professeure de musique et compositrice d’airs créoles à Paris entre 1924 et sa mort en 1953, et sa fille, Moune de Rivel, chanteuse créole et « Reine de la Biguine » dont la longue carrière débuta à Paris vers 1935 et qui eut aussi un grand succès pendant les deux années qu’elle passa dans le New York de l’après-guerre (1946-1948)24 – à l’époque même où Paulette Nardal représentait la Martinique dans la section des Territoires non-autonomes à l’ONU.
20Dans le Fonds Jean-Louis sont conservées des lettres qui démontrent clairement que dans ses multiples et riches activités au cours d’une vie longue et mouvementée, Henri Jean-Louis de Guadeloupe a su embrigader à son profit – et parfois sans rétribution adéquate – un nombre étonnant d’adjuvantes dévouées. La plus fidèle d’entre celles-ci mérite une citation particulière. Il s’agit de sa sœur Laurence, épouse Pédurand, modeste épicière rue Léthière à Sainte-Anne, qui l’a toujours nourri, logé – et probablement aussi blanchi – chaque fois que son frère bien-aimé, le poète, faisait escale dans sa ville natale et en chantait la beauté dans d’innombrables sonnets et ballades.