Valeurs et représentations au cœur du processus de gamification
Approche sociocritique des symptômes d’une société du jeu total par trois de ses formes : serious games, Games for Change et artgames Values and representations in the heart of the gamification’s process
Du jeu sérieux (serious games) au jeu artistique (artgame), le jeu vidéo s’est détaché de l’industrie du loisir pour devenir l’un des médiums les plus attractifs de notre siècle qui habille des espaces de non-jeu. C’est ce qu’illustre le processus de gamification, symptôme d’une société du jeu total, processus que se propose d’analyser cet article à travers trois exemples : Skill’Gym de Bizness (serious games), Urgent Evoke de Jane McGonigal (G4C) et Tuboflex de La Molleindustria (artgame). Dans une perspective sociocritique (Cros, 2003) l’objectif, ici, est de comprendre ce qu’est la société du jeu total, quelles sont ses valeurs et ses représentations et quels discours nous présentent ses formes symptomatiques.
From serious games to Artgames, video games are disconnected from the entertainment’s industry to become one of the most attractive mediums of our century. There are now dresses up spaces usually no ludic. This is what illustrate the process of gamification as a symptom of the “society of total game”. This article intend to analyse this process through three examples: Skill'Gym Bizness (serious games), Urgent Evoke Jane McGonigal (G4C ) and Tuboflex La Molleindustria (ArtGame). The methodology we use is “socio-critique” (Cros, 2003): our purpose is to understand what the society of the total game is. What are its values and its representations ? What kind of speeches its symptomatic forms give it to us?
Introduction
En tant qu’objets culturels, comme les autres médias (télévision, cinéma, web, livre), les jeux vidéo diffusent des valeurs et des représentations propres aux imaginaires de l’esprit du temps. Stephan Kline souligne les risques d’une possible globalisation et colonisation des imaginaires par le biais de la diffusion massive des mêmes thématiques par les médias vidéoludiques (Kline, 2003, 55). Ces codes culturels sont absorbés par les utilisateurs qui « de jeu en jeu, dans notre vie à tous, […] fabriquent du consentement » (Fortin, 2013). Aujourd’hui les jeux vidéo sont partout. Ces médias viennent teinter de manière significative les aspects économique, médical, social et culturel de notre société. Du jeu sérieux, au jeu social ou engagé, le jeu vidéo s’est détaché de l’industrie du loisir pour devenir l’un des médiums les plus attractifs de notre siècle.
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« […] the use of game design element in non-game design context. »
La gamification illustre ce phénomène : le jeu vidéo se dissémine dans toutes les activités quotidiennes. Considérée comme un phénomène émergent, la gamification s’est détachée de toute racine historique pour être définie comme « l’utilisation d’éléments de jeux vidéo dans des contextes de non-jeu »1 (Deterding et al. 2011, 10). Pourtant, le principe de la gamification est plus ancien et précède son concept. L’explorer dans une trajectoire historique permet d’ouvrir une fenêtre sur notre société contemporaine. Cet article se propose d’interroger quelles sont les origines, les valeurs et les représentations de la gamification. Dans un premier temps cette interrogation portera sur la redéfinition de la gamification en la réinscrivant, à la fois dans l’analyse des jeux vidéo dont elle emprunte les valeurs, et à la fois au cœur de ses origines socio-idéologiques.
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Sans épuiser la méthodologie sociocritique d’Edmond Cros, cet article s’intéresse aux valeurs de notre société contemporaine qui s’agrègent dans les disséminations vidéoludiques, en présentant les prémices d’une recherche sur leurs homologies structurales et leurs corrélations structurelles historiques.
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Les exemples proposés sont significatifs de la tendance dans laquelle ils s’inscrivent. Ils ne sauraient cependant épuiser leur domaine.
Le jeu, et aujourd’hui le jeu vidéo, doivent être observés comme médium pris dans la matière de l’histoire. Ils expriment par leurs formes, leurs représentations et leurs valeurs, un contexte culturel situé dans le temps et l’espace. Ainsi le damier du Senet de l’Égypte Antique ne porte pas les mêmes valeurs culturelles que le damier de la partie d’échecs entre Garry Kasparov et Deep Blue – superordinateur développé par IBM en 1990. Le caractère hautement religieux et spirituel que l’on retrouve chez le premier laisse place au symbole d’une société du progrès, du calcul et du rationnel dont la technologie et l’intelligence artificielle seront les formes symptomatiques. Cet article questionnera dans un deuxième temps les manifestations de la gamification aujourd’hui, par l’analyse sociocritique2 de trois de ses formes3 Skill’Gym (Bizness), Urgent Evoke (Jane McGonigal), Tuboflex (La Molleindustria). Ces jeux sont représentatifs de trois sphères sociales différentes : travail (serious games), humanitaire ou morale (Games For Change) et artistique (artgame). Ces trois sphères sociales ouvrent le regard sur des dimensions fondamentales de notre société contemporaine. Par ces trois manifestations vidéoludiques nous chercherons à comprendre quels discours et idéologies le processus de gamification reflète et traduit de cette société.
2. La gamification
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Game Developper Conferences, http://www.gdconf.com/
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Cette routine mécanique est appelée boucle de gameplay par le game director Marc Albinet dans son ouvrage, Concevoir un jeu vidéo. Elle se trouve à la base de tous les jeux vidéo non-expérimentaux dans leurs structures. Il s’agit d’une architecture mise en place sur trois niveaux du jeu (macro, moyen, micro) permettant de maintenir la motivation du joueur et d’assurer que le rythme du jeu ne s’essouffle pas. Les boucles de gameplay constituent l’un des aspects à définir dans le game design.
La gamification est une rationalisation des méthodes de conception de jeu vidéo (game design), apparues dans les années 2000 et développées lors des Game Developper Conferences (GDC)4. Cette rationalisation lui permet d’utiliser des briques de jeux dans des domaines habituellement non ludiques comme par exemple : le travail, le social ou encore l’art. La gamification s’appuie sur les études menées sur les Massive Multiplayer Online Role Playing Game (MMORPG). Ces jeux vidéo captivent par leur capacité à immerger le joueur dans un monde virtuel en ligne et à assurer sa fidélisation par une routine mécanique ludique – « Objectif, Challenge, Récompense »5 - que de nombreux chercheurs qualifieront de behavioristes, tel que Sébastien Genvo par exemple (Genvo, 2012).
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On peut à ce titre citer le programme Wii Fit et le périphérique Wii Balance Board de Nintendo ou bien plus récemment le concours « Your Child in Gold » organisé à Dubaï pour lutter contre l’obésité infantile.
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Traduits généralement par le terme de « Succès » ou de « Réussites », les achievements s’apparentent à des défis lancés aux joueurs, des formes de missions qui sont facultatives mais qui sont visibles sur le profil de jeu du joueur, par toute la communauté. Les achievements permettent de mettre en avant le niveau du joueur et prolongent la durée de vie d’un jeu tout en incitant à des interactions sociales.
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Le leveling est une mécanique issue des RPG qui donne aux personnages joués des niveaux permettant de débloquer des compétences et de les faire évoluer.
Ce nouvel outil permet la coloration ludique de notre société contemporaine. Méthode de création de jeux sérieux, la gamification garantit l’« engagement total » (Reeves, Read, 2009) de ses utilisateurs, à l’image des MMORPG. Elle se revendique comme un outil de management, où la figure managériale est remplacée par un programme informatique aux allures ludiques. Celui-ci inculque des comportements et des mécanismes d’autogestion aux utilisateurs dotés à présent des informations nécessaires pour calculer comment être les plus performants. Si en apparence la gamification se vend comme facilitatrice de connaissance, ou dispensatrice de savoir-faire et de savoir-vivre par la fiction et le jeu, elle est également un outil de conditionnement qui permet de faciliter les changements comportementaux comme la perte de poids6, l’augmentation de la productivité au travail, la fidélisation de la consommation. Souvent critiquée et qualifiée de pointification (Robertson, 2010), la gamification a tendance à exploiter les mécaniques les plus basiques des jeux vidéo, laissant de côté toute la difficulté de la création de l’expérience ludique (play). Immersion, monde virtuel, 3D deviennent les seuls garants du ludique, auxquels s’ajouteront de nouveaux éléments : scores, badges, achievements7, leveling8 (McGonigal, 2011). Pour Ian Bogost, la gamification, qu’il nomme aussi exploitationware, ne possède qu’un objectif marchand à l’image d’un « viagra pour le dysfonctionnement de l’engagement » (Bogost, 2011). Au regard de ces différentes critiques et en explorant cette idée de marchandisation des recettes vidéoludiques, il est nécessaire d’explorer l’étude du concept de gamification au-delà de sa formation sémantique et de sa qualité de phénomène émergent.
2.1. Origines socio-idéologiques de la gamification
Observer le développement de la gamification, à l’aide d’une archéologie foucaldienne, permet de démystifier ce terme et de déjouer la croyance a-historique qui l’entoure. Par son bagage culturel et idéologique, il est possible d’en faire ressortir sa caractéristique fondamentale : l’instrumentalisation du jeu.
2.1.1. Instrumentaliser le jeu
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Il s’agit surtout de jeux de dés.
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À l’effigie du Roi, de la Reine et du Valet, le jeu de 54 cartes impose dans ses règles le respect de la hiérarchie monarchique et de ses lois ; il institue aussi l’idée d’un gagnant et d’un perdant (Mehl, 2009).
L’instrumentalisation du jeu trouve des origines dans l’Antiquité que Jane McGonigal rappelle lors de la GDC 2010. Hérodote situe l’invention de nombreux jeux en Lydie9. Ces jeux y étaient utilisés pour maintenir la sérénité du peuple face à la famine. Pendant dix-huit ans, ils venaient un jour sur deux se substituer à la nourriture (Hérodote, livre I, XCIV). Le jeu s’inscrit dans la catégorie du « divertissement » qui étymologiquement signifie « détourner au profit de quelqu’un ou de quelque chose ». Sa structure met toujours en scène des rapports de forces symboliques du contexte socio-politique. Son instrumentalisation est visible dans de nombreux exemples. De panem et circenses (« Du pain et des jeux ») à la récupération du jeu de 54 cartes au 16e siècle à l’effigie du Roi, de la Reine et du Valet10, les jeux imposent dans leurs règles et leurs structures les cadres des lois, et les représentations d’une époque. Le jeu est instrumentalisé pour délivrer un apprentissage, qui vise à éduquer le peuple. C’est d’ailleurs bien souvent uniquement dans cette orientation qu’il se trouve valorisé. Comme le souligne le philosophe Colas Duflo, le jeu s’est trouvé au cours de l’histoire pris dans une dialectique entre interdiction formelle par le pouvoir dominant et diffusion contrôlée. Vertueux lorsqu’il est prétexte à l’exercice du corps (Thomas D’Aquin), de la raison et du calcul (l’art d’inventer de Leibniz) ou pour son rôle généralement éducateur (Rousseau), le jeu a pourtant connu de nombreuses périodes de dépréciation car induisant des comportements nuisibles chez les joueurs – appauvrissement, déshonneur, passion, ou encore blasphème (Duflo, 1997, 15).
2.1.2 Le jeu autorisé et contrôlé : la stratégie des jeux de management et de la funification
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L’emploi du terme « serious game » s’appuie sur la définition donnée par Julian Alvarez et Damien Djaouti, à savoir toutes les applications informatiques dont l’intention est de combiner des aspects sérieux tels que de l’apprentissage, de la communication, de l’information et des aspects ludiques (Alvarez, Djaouti, 2010, 15). La définition anthro-pologique du jeu fait de ce terme un pléonasme, comme le met en avant ce bref historique dont la fonction est de démontrer l’instrumentalisation du jeu au fil du siècle, qui s’inscrit toujours dans une dimension sérieuse du « détournement » par une forme de pouvoir – pouvant aller d’une volonté personnelle à une autorité extérieure. Ainsi les trois disséminations observées dans cet article peuvent entrer sous la catégorisation serious games : elles seront toutefois spécifiées par les mouvements dont elles sont caractéristiques (serious games dans le domaine du travail, games for change et artgame).
Cette relation dialectique est toujours présente de nos jours et nous offre une fenêtre sur les origines des serious games11. Au début du 20e siècle, on se méfie de l’oisiveté, surtout lorsqu’elle se répand dans la sphère du travail (Aries, 1980). L’idée est alors d’en faire l’allié du manager : transformer l’autorité et la hiérarchie en un système aux allures ludiques est un processus qui, selon l’analyse sémantique de Niels A. Andersen, Power at Play, connaîtra une croissance importante à partir des années 1920, puis 1950. Ces jeux, appelés Management games ou encore Business games, autrement dit jeux de gestion ou jeux de commerce, montrent une récupération et un détournement de l’oisiveté dans l’objectif d’en faire un atout pour la productivité. Ces jeux sont la manifestation d’un contexte politique et économique, celui du capitalisme et du libéralisme qui dissout les frontières entre le travail et le non-travail (Fleming, 2005, 289).
La dimension ludique de ces jeux de management est hautement compétitive et encourage les employés à organiser des données et à prendre des décisions dans un environnement instable et complexe. Les jeux de management ont aussi été utilisés comme mise en scène conviviale pour pousser au travail en équipe. C’est là aussi toute la logique de ce que Mark J. Nelson nommera la funification (Nelson, 2012, 25), c’est-à-dire la rationalisation et la création de recettes ludiques permettant de stimuler le moral, de créer une atmosphère positive tout en travaillant (Andersen, 2009, 46).
2.2. De la funification à la gamification : l’exemple du serious game
Pris encore une fois dans une dialectique entre dépréciation et valorisation, le jeu n’est pas considéré dans ce contexte, en lui-même, comme une forme utile. Ces jeux de management sont les parents directs des serious games : ils se présentent comme un moyen de transférer des compétences. Instrumentalisés, ils dessinent les contours d’un « canevas » préfabriqué par l’entreprise et les concepteurs.
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Bizness, Skill’Gym (2013), site officiel, http://www.biznessconseil.com/skillgym/ et vidéo https://www.youtube.com/watch?v=IzvPAg6H5ko
C’est le cas du jeu Skill’Gym du groupe Bizness12, exemple représentatif de l’application de recettes ludiques et de l’instrumentalisation du jeu dans le domaine du travail. Son objectif est de former des équipes de managers et de commerciaux, de créer l’habitude et les bons réflexes en optimisant les capacités des employés, tout en les incitant à dépasser leurs limites. Proposant une simulation d’entretiens, Skill’Gym se vend comme un outil de calcul et de mesure de l’efficacité offrant toutes sortes de feedbacks à ses utilisateurs (figure 1).
Figure 1. Capture d’écran Skill Gym
Se limitant à très peu de mécaniques ludiques comme le score, les niveaux et les objectifs, Skill’gym apparaît comme la proposition illusoire d’un contrat ludique qui ne trompe personne, pas même par l’habillage graphique dont le parti pris est la diffusion de films avec acteurs réels. Ici les techniques et technologies du jeu vidéo (calcul, temps réel, score, feedback, scénario) sont diminuées pour valoriser la didactique. Ce canevas didactique, dans le cas de Skill’Gym, est constitué de règles implicites et explicites qui se verront automatisées par les outils informatiques et par les employés.
Pour conclure sur cette brève archéologie, il est possible de voir dans la croyance généralisée du déracinement historique de la gamification la volonté d’oublier l’échec des stratégies de funification. Il en va aujourd’hui différemment de la considération du jeu dans le domaine du travail. L’essor des serious games témoigne de l’adoption généralisée de la gamification. Si l’on accorde à ce phénomène ces origines socio-idéologiques, les serious games apparaissent comme l’une de ses formes contemporaines. Selon Mark J. Nelson, l’arrivée du ludique dans le travail aurait été acceptée par les premières générations de joueurs entrant dans la vie active aux débuts des années 2000 (Nelson, 2012, 26). Le changement générationnel des jeunes actifs, alors joueurs de jeux vidéo, contribuerait au développement d’une « société du jeu total » en venant les séduire par l’appropriation des mécanismes de jeux vidéo les plus connus – ceux-ci éprouvant un certain plaisir à les reconnaitre et à déjouer ces patrons de conceptions (design patterns) avec habileté. Les serious games sont porteurs des valeurs d’une époque et répondent à une stratégie bien spécifique : celle du rendement et de la productivité. La gamification et son adoption sont symptomatiques de notre époque contemporaine et cristallisent des tendances et des tensions sociales. Performance, productivité et compétition sont considérées comme les seuls garants du plaisir ludique : elles traduisent les valeurs du néocapitalisme et participent de leur perpétuation, soit d’une vision globalisante et idéologique.
2.3. Vers une redéfinition de la gamification : la société du jeu total
De manière non consciente, la gamification, par ses différentes formes, devient le prisme d’une société qui aspire au ludique. Elle reflète une tendance postmoderne qui cherche dans le jeu la possibilité de refabriquer l’enchantement de l’existence. Plutôt que d’aspirer au changement socio-économique, la gamification se manifeste comme une édulcoration des activités quotidiennes – ici le travail. En prenant possession d’espaces de non-jeu, elle cherche à les convertir, à leur donner une saveur qui s’inscrit dans l’air du temps. La gamification, dans le cas des serious games, est une tentative de pallier le désenchantement du travail créé par la compétition du marché, les conditions erratiques de l’emploi, l’incertitude sociale, l’évolution des rythmes. C’est en tout cas ce que défend Niels A. Andersen. Le ludique possède une flexibilité qui trouve un écho dans les besoins du néocapitalisme. Il est le moyen, aujourd’hui privilégié, pour communiquer car il permet de s’adapter, de prendre des risques, d’innover, d’expérimenter tout en restant souple et performant à l’image de notre société contemporaine (Andersen, 2009, 87).
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Le concepteur de jeu vidéo est un « sujet culturel » (Cros, 2003, 105), c’est-à-dire une identité subjective qui reproduit dans son œuvre, à son insu, la structure historique de son époque, ainsi que les tensions qui la sous-tendent. En tant que sujet culturel, le concepteur de jeu vidéo incorpore l’histoire, celle de son époque de ses courants de pensée, et ses manières de raisonner dans un espace imaginaire multidimensionnel. C’est précisément pour comprendre cette configuration qu’il faut déconstruire les œuvres vidéoludiques dans une approche historique et discursive.
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Selon Mark J. Nelson cette utilisation du jeu dans la sphère du travail peut être rapprochée de la théorie du socialisme compétitif proposée par Lénine (Nelson, 2012, 24). La suppression de l’aliénation au travail promise par le communisme devait passer par la suppression de l’argent. Le remplacement du système de rémunération monétaire par une motivation d’ordre ludique était basé sur la compétition. Les récompenses étaient, là encore, celle d’un « engagement total » à la tâche, l’attribution de médailles ou encore la satisfaction d’avoir été plus performant qu’un autre. Ce ludisme avant l’heure présente selon Mark J. Nelson, les marques du système capitaliste. Ces récompenses sont d’ailleurs semblables aux vertus de l’engagement total vantées par Byron Reeves et J. Leighton Read, qui préconisent de remplacer l’espace de travail et les tâches à effectuer, par des espaces et des activités virtuels, et des récompenses basées sur la compétition ou les badges (achievements).
La gamification excède largement la définition qui lui est attribuée comme transfert de mécaniques du jeu vidéo dans des espaces de non-jeu. Elle englobe la fascination pour le ludique et le vidéoludique à notre époque. Elle porte en elle les caractéristiques d’une « société du jeu total », une société dans laquelle le jeu s’imprègne de plus en plus. D’un point de vue anthropologique, le jeu se charge toujours d’une portée éducative et n’est pas opposé au sérieux (Huizinga, 1951, 23). Il possède des propriétés persuasives qui répondent de celui qui le sculpte13. C’est ce qu’illustre la gamification. Elle possède comme origine celle de l’instrumentalisation du jeu au service d’idéologies. C’est le cas par exemple du socialisme compétitif14, ou bien comme vu précédemment, du libéralisme qui déguise de manière informelle le dispositif de pouvoir et de contrôle, la raison et le calcul. Par les mains de ses concepteurs, le jeu offre un espace de manifestation du pouvoir. Il se trouve toujours saisi par les stratégies de l’idéologie dominante comme l’illustre le jeu de 54 cartes dont nous avons souligné le rôle durant la monarchie au 16e siècle. Celui-là même offre pourtant un espace potentiellement émancipateur laissant place à la reconfiguration des jeux de pouvoir. Par sa mobilité, il est possible d’inverser les valeurs par le changement des règles du jeu, en faisant du valet la figure majeure et puissante de la belote par exemple.
Il en va de même pour les différentes manifestations de la gamification aujourd’hui. Les différents jeux qu’elle propose s’inscrivent dans une guerre de pouvoir qui passe par sa propre mise en scène. Comme l’explique Niels A. Andersen, reste à découvrir qui en ressortira vainqueur. Le pouvoir et l’autorité parasitent-ils la forme ludique et émancipatrice du jeu (Andersen, 2009, 147) ? Ou bien le jeu propose-t-il une dimension du reconfigurable, de l’appropriation et du détournement des structures ? Par conséquent, le jeu n’est pas seulement l’allié de l’idéologie dominante : il porte en lui la redéfinition des frontières et des limites du pouvoir. Il est potentiellement un « jeu sur », une mise en scène carnavalesque permettant la réappropriation des codes et des représentations de la société. Dans ces mutations historiques, la gamification devient plus que le moyen de communiquer et de travailler, elle devient aussi un moyen d’agir.
3. Les Games for Change
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McGonigal Jane (2010b), Urgent Evoke, Missions, http://www.urgentevoke.com/ page/mission-list
La société du jeu total se manifeste par d’autres formes que le serious games de formation, et dans d’autres domaines que celui du travail. Deux d’entre elles semblent caractéristiques du processus de gamification : les G4C (Games For Change) et l’Artgame. Pour illustrer les G4C, la première analyse sociocritique portera sur Urgent Evoke15 (Jane McGonigal), en observant les tensions discursives autour de la gamification entre idéologie et émancipation d’après trois axes : game design, représentation, et enfin valeurs et réception.
3.1. Origine du mouvement des G4C
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À titre d’exemple nous pouvons citer deux jeux dont Niels A. Andersen propose l’étude : Attitudes towards volunteer policies (2005) et Value at Stake (2002) créés par le Centre du travail social et volontaire au Danemark.
Fondé en 2004, les Games for Change (G4C ou jeux pour le changement social) sont un mouvement dédié à la création et l’utilisation de jeux vidéo pour promouvoir le changement social. L’objectif de ces jeux sociaux et humanitaires, apparus dans les années 1980, est l’assimilation des bonnes valeurs et des bonnes attitudes, conformes à celles d’organismes16 (Andersen, 2009, 104). Aujourd’hui les G4C représentent le mouvement dominant des jeux vidéo sociaux. Ce mouvement met à disposition une plateforme en ligne permettant de regrouper tous les jeux vidéo partageant ses idéaux de changement social.
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La récompense « Direct Impact » est attribuée aux jeux dont les résultats sont prouvés.
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Le modèle des jeux en réalité alternée offre une narration collaborative et un espace ludique participatif où une communauté de joueurs va pouvoir échanger et partager des informations afin d’atteindre un objectif en fusionnant espace réel et virtuel.
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. J. Mcgonigal, GDC 2007: « Making a new kind of serious game: games that are designed as function with an end result that is a measurable difference in the present state of reality. »
Lors de la 8e édition du festival des G4C en 2011, le jeu Urgent Evoke conçu par Jane McGonigal, game designer et membre du conseil d’administration du mouvement, a remporté la récompense « Direct Impact »17. Le travail de Jane McGonigal porte sur la conception de jeux vidéo qu’elle qualifie d’« émancipateurs », c’est-à-dire capables d’insuffler un « optimisme urgent ». L’objectif de cette conceptrice est de capitaliser le temps que les joueurs passent dans des espaces virtuels ludiques et de le mettre à profit pour l’espace réel. Spécialisée dans la conception d’Alternate Reality Game18 (ARG ou jeux de réalité alternée), McGonigal crée des jeux aux résultantes mesurables19, dont l’objectif est de présenter les problèmes socio-éco-politiques mondiaux et d’inciter les joueurs à proposer des solutions innovantes.
3.2. Analyse du jeu Urgent Evoke
Urgent Evoke est né d’un projet visant à encourager les étudiants universitaires africains à s’impliquer et à contribuer au développement de communautés locales. Financé par la Banque Mondiale à hauteur de 500 000 $, le jeu a suscité l’intérêt de 19 000 joueurs (Waddington, 2013, 48). Innovateur social, agent du réseau Evoke Network, le joueur a pour mission de proposer des solutions à des problèmes tels que l’extrême pauvreté ou encore les conditions climatiques (McGonigal, 2010b). Celui-ci construit son identité comme dans un jeu de rôle, à l’exception qu’ici, le joueur va devoir s’investir dans une quête personnelle, réelle, aux implications sociales.
Le système de jeu se construit autour de trois principes :
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Lire l’histoire présentée sous la forme d’une bande dessinée aux allures de XIII de William Vance et Jean Van Hamme : celle-ci donne un ton pessimiste par les couleurs ternes et ses traits réalistes.
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Enquêter, s’informer autour des composantes de l’histoire et du problème réel posé.
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Accepter la mission : le système de jeu permet d’agir sur les éléments de l’histoire dans le monde réel par des actes symboliques porteurs du changement social. Cette possibilité d’agir vient contrebalancer le ton pessimiste de la BD. Le joueur dispose des outils technologiques informatifs nécessaires pour résoudre cette situation de catastrophe. Le caractère urgent des situations n’est pas sans rappeler les films américains d’actions de type Mission Impossible de Brian De Palma, inspiration qui se trouve mélangée de culture africaine par l’utilisation de la voix du narrateur et d’un masque en guise d’assistance.
Figure 2. Urgent Evoke, Mission 1, 2010
Les vainqueurs du jeu sont ceux qui seront capables d’aller jusqu’au bout en développant une « Evokation », c’est-à-dire un projet concret qui pourrait participer au changement social. Les gagnants sont alors récompensés de 1000 $ chacun, invités au congrès de l’innovation sociale à Washington, puis accompagnés dans leur levée de fonds par un mentor (Evoke, 2010c).
3.3. Valeurs et réception : expression postmoderne de l’émancipation
3.3.1. La figure d’un héros postmoderne : tensions autour de la possibilité du changement
En observant de plus près la figure de ce héros qu’incarne le joueur, celle-ci s’inscrit dans l’idéologie néolibérale : ces agents de l’Evoke Network sont prêts à sauver le monde au nom d’un bonheur – collectif et personnel – et d’un revenu adéquat. David J. Waddington, philosophe de l’éducation, prend note que l’épisode 4 « Water Crisis » place le joueur dans la peau d’un entrepreneur cherchant à convaincre un de ses amis de l’absolue nécessité de l’utilisation de filtres à eau. L’agent Evoke s’appuie sur ce scénario catastrophique pour mettre en avant une opportunité unique de se positionner sur le marché, tout en faisant jouer la concurrence (Waddington, 2013, 51).
Enfin comme le conclut le philosophe, Urgent Evoke n’interroge pas le principe de changement, et n’envisage jamais que les problèmes sociaux puissent se situer au niveau politique. Les gouvernements sont absents et les idéologies sont incorporées, non questionnées. Cette perspective unique est le symptôme du postmodernisme et de l’« hypercapi-talisme ».
Le triomphe de l’hypercapitalisme n’est pas seulement économique, il est culturel, devenant le schéma organisateur de toutes les activités, le modèle général de l’agir et de la vie en société. Il a gagné l’imaginaire collectif et individuel, les modes de pensée, les buts de l’existence, le rapport à la culture, à la politique et à l’éducation. (Lipovetsky et Serroy, 2008, 41).
Ainsi Urgent Evoke échoue dans son rôle émancipateur. Comme le défend Paolo Pedercini, enseignant et concepteur d’artgames, lors de son intervention au G4C 2014. Le mouvement des Games for Change, dont le jeu Urgent Evoke est représentatif, ne peut aspirer au changement social s’il ne s’émancipe pas lui-même de logiques socio-politiques actuelles et s’il n’envisage pas un changement plus profond, voire radical (Pedercini, 2014). Pedercini critique aussi le caractère rationnel des G4C – caractéristique du désenchantement du monde – dont l’objectif est la mesure du changement social. Ce changement social pour Urgent Evoke coûte 500 000 $ de réalisation et compte au final 74 projets, financés à hauteur total de 30 000 $ (Waddington, 2013, 48).
3.3.2. L’émancipation par l’immersion : illustration de la fonction instrumentale et idéologique du jeu vidéo.
Un autre point soulevé par Waddington est que Urgent Evoke détourne l’ARG pour l’ancrer profondément dans des problèmes réels. À la fin de la partie, les participants d’Urgent Evoke seront à même de se dire « Ce n’était qu’un jeu ! ». Dans un cadre ludique classique, ceci ne serait pas discutable, mais Urgent Evoke a pour point de départ le réel. Il le détourne, le rend fictif et ludique. Le joueur est alors comme un citoyen engagé, le temps d’un divertissement, avec la liberté d’abandonner ce monde, fictionnalisé, à la moindre lassitude.
Les G4C expérimentent l’un des penchants de la société du jeu total. Si la gamification prend des allures émancipatrices en faveur du changement social, celle-ci redéfinit notre rapport à la morale. En effet, ici ce n’est plus le manager qui se trouve automatisé dans le système de jeu comme dans le cas des serious games, mais la bonne conscience. Le ludique devient indispensable pour effectuer une action humanitaire : sans édulcoration du malaise de la civilisation « personne ne veut changer ses habitudes pour changer le monde » (McGonigal, 2010a). Derrière ce discours apparaît la trace qui semble indélébile du postmodernisme par le phénomène de désintéressement du réel et son individualisme prégnant. Si l’intention de trouver des solutions pour un monde sans pauvreté, où tout le monde mange à sa faim dans le respect de l’environnement, est effectivement « urgente », il est possible en contrepartie de remettre en question le procédé qui consiste à immerger les joueurs dans une fiction pour prendre conscience de ces questions vitales. Le principal aspect qui semble venir entacher la portée émancipatrice d’un jeu comme Urgent Evoke est cette absence de remise en question de l’idéologie dominante et la nécessité d’immerger le joueur au cœur de la fiction. Cette vision limitée des problématiques sociales actuelles ne permet pas de comprendre leurs enjeux, ni d’ouvrir les imaginaires à des futurs utopiques.
4. L’artgame
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Le courant artistique d’arrière-garde Fluxus s’inspire du mouvement surréaliste et du dadaïsme. Fluxus teste les frontières : mélange de genre, perméabilité des arts, du quotidien. Son objectif est d’explorer et d’épuiser le « Tout est art », déplaçant leur pratique artistique subversive vers du non-art, de l’anti-art (Lussac, 2002, 182). Dans leur manifeste, Georges Maciunas, propose une philosophie créative, celle d’un art-amusement constitué d’un mélange de Vaudeville, de gag, de jeu d’enfants, de Sike Jones et de Duchamp (Maciunas, 1963). Aujourd’hui Fluxus connaît une récupération marchande : ses valeurs sont l’apanage du néocapitalisme et de la société du jeu total.
La seconde manifestation de la gamification qui travaille sur l’émancipation et le changement social apparaît dans le domaine de l’art. Héritier du mouvement Fluxus20 (Pearce, 2006, 86), mouvement de l’art-amusement au fondement de la société du jeu total, l’artgame s’inscrit dans l’appropriation de caractéristiques formelles du jeu vidéo. En resituant le jeu vidéo dans une dimension artistique souvent critique, son objectif est de créer des expériences transformatrices comme le propose le travail du collectif La Molleindustria. L’exemple choisi, Tuboflex, s’inscrit comme l’un de leurs « remèdes homéopathiques contre la stupidité du divertissement dominant » (La Molleindustria, 2003).
4.1. Analyse du game design de Tuboflex
- Note de bas de page 21 :
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La MolleIndustria (2003), Tuboflex, http://www.molleindustria.org/en/tuboflex/
Créé en 2003, Tuboflex21 met en scène une dystopie dans laquelle Tuboflex.Inc (organisation de ressources humaines) a trouvé la solution pour fournir des employés flexibles, à des chaînes de Fast-Food, des supermarchés, des sociétés de transports ou des centres d’appels téléphoniques commerciaux. Par un système de tubes flexibles, le joueur est transporté d’un métier à un autre. Il peut bien effectuer les actions en jeu (clics sur l’écran), ou échouer à plusieurs reprises, sa délocalisation est aléatoire, insignifiante et inévitable (Pedercini, 2003).
Tuboflex est l’un des premiers jeux de La Molleindustria, il reprend le personnage de Tamatipico, un jeu Tamagochi dans lequel le joueur s’occupe d’un Flexworker dont il faut surveiller la jauge d’énergie et de bonheur. Ce Flexworker sera dans Tuboflex doté d’une compétence supplémentaire, celle de devoir être polymorphe et multitâche. Cette nécessité apparaîtra jusque dans la forme identitaire de ce personnage – toujours reconnaissable par la rondeur de sa tête, de ses yeux et de ses grandes oreilles – qui se métamorphose en fonction des niveaux, se déguise et effectue ce que l’on attend de lui.
Figure 3. Capture d’écran, Tuboflex, 2003, LaMolleindustria
Le joueur subit les mêmes changements intempestifs de tâches. Ses différents rôles sont ceux du caissier de fast food, du père Noël d’un supermarché, de magasinier d’entrepôt, d’opérateur téléphonique. Sans aucune logique entre les niveaux, Paolo Pedercini surprend le joueur dans ses habitudes au service de son message critique. La désorganisation volontaire des niveaux de jeu (level design) entraîne de manière abrupte et inattendue le joueur, d’une tâche à une autre, afin de refléter l’instabilité du marché et la nécessité de la flexibilité du travailleur.
Paolo Pedercini utilise des mécaniques vidéoludiques convention-nelles dans le but de prendre au dépourvu le joueur et de le réveiller en décalant ses habitudes. Tuboflex reprend les mécaniques de jauge et de compteur. La jauge est un moyen de mesurer la productivité du travailleur ou du joueur. Plus le joueur rate son action, plus celle-ci diminue conduisant de manière certaine vers le chômage, et le devenir sans-abri du Flexworker. Au lieu de teinter le jeu d’une ambiance pessimiste et sombre, celui-ci offre au contraire une joyeuse folie, où les couleurs acidulées et saturées, les rétroactions sonores stridentes et les formes arrondies entraînent le joueur dans une frénésie de clics sur son écran.
Paolo Pedercini considère la télévision au même titre que les jeux vidéo comme un « instrument de propagande » (G4C, 2014). Sa représentation iconique au cœur de l’interface de TuboFlex permet une mise en abîme du média vidéoludique. Paolo Pedercini se réapproprie le phénomène de viralité des médias en proposant la diffusion massive de ses messages. Celui-ci n’est plus utilisé dans une perspective globalisante et idéologique, mais hackiviste, ou artiviste. C’est la signifiance qui ici fait figure d’opposition à l’intérieur du programme ludique et de la jouabilité, car c’est elle qui est la récompense du jeu.
4.2. Valeurs et réception : le ludique comme portrait critique du réel
Tuboflex présente cet air du temps, dans lequel il faudra être flexible, ludique, et capable de vivre à des rythmes psychédéliques, comme l’illustre le jeu dont la vitesse des actions ne cesse d’augmenter et assure au joueur une perte certaine. Non performant, mis sur liste noire, il ne pourra plus revenir dans le système. Tuboflex ranime la question de l’aliénation au travail, une aliénation qui prend des allures plus séduisantes et dont la société de consommation et le divertissement – télévision et jeux vidéo – se font les alliés.
Sous des airs de facilité, de créativité, ou encore d’adaptabilité et de flexibilité, apparaît finalement la standardisation d’actions à répétitions. L’insignifiance du travail est ici représentée en donnant comme récompense finale, non pas la richesse promise par le capitalisme, mais la pauvreté, à l’image de ce Flexworker qui mendie à l’aide de son accordéon. C’est donc nous-mêmes que nous apercevons entre les pixels de cet écran de TV : Tuboflex par son absence de récompense, son absence de divertissement, de fun, permet de faire tomber le voile des illusions ludiques qu’aucune jauge et qu’aucun compteur ne sauront créer. Paolo Pedercini met en scène l’ultime canular de cette société du jeu total, un amusement sans plaisir où jouer permet de mieux se faire exploiter.
5. Conclusion
Les différentes disséminations vidéoludiques, qu’elles se situent dans la sphère économique, éducative ou engagée, véhiculent les logiques sociopolitiques contemporaines dominantes, à savoir celles du néocapitalisme. Les serious games semblent s’engager et se définir selon deux versants.
Dans le premier, ils cherchent à faciliter, à motiver, à créer de la performance tout en venant huiler à leur insu les rouages du système néocapitaliste. C’est ce que donnent à voir les serious games dans le domaine du travail dont la forme se met au service du pouvoir et laisse peu de place à une redéfinition des frontières. Le système de jeu remplace le manager et propose à l’utilisateur une « émancipation ». Celle-ci est finalement plus proche d’une assurance de l’autogestion de l’utilisateur, de l’incorporation des valeurs de l’entreprise, et de l’adoption des « bonnes » attitudes et compétences, nécessaires au développement de l’organisme. Les serious games présentent des mesures d’adaptation à l’environnement social et financier actuel. L’outil vidéoludique devient une prothèse technologique qui permet d’augmenter les compétences de l’employé, le rendant à l’image du Flexworker de Tuboflex plus flexible, plus multitâche, plus productif et plus « innovant ».
Dans le second, nous retrouvons une volonté clairement émancipatrice. Les G4C se définissent comme des possibilités de rejouer les frontières de notre société. C’est le cas du jeu Urgent Evoke qui cherche à faire des joueurs des agents fonctionnels et innovants pour promouvoir le changement social. Cependant, malgré cette intention, c’est bien la perpétuation des modèles dominants, des valeurs et des représentations actuelles – soit néolibérales et néocapitalistes – qui sont à l’œuvre dans ce jeu. Le changement n’est donc pas effectif, du moins pas sur un plan global et socio-politique.
Ces deux versants, finalement proches dans leur impact sur leurs utilisateurs, nous montrent une acceptation et une incorporation de la société du jeu total. Le ludique est instrumentalisé afin de recouvrir des espaces de non-jeu. Le non-jeu, le sérieux, la réalité sont des aspects qu’il semble préférable d’édulcorer pour motiver les populations dans leur travail et dans leur conscience morale. Il est comme le sucre qui permet de redonner du goût dans une société en perte de saveur. Comme nous l’avons analysé, ces deux disséminations vidéoludiques, les G4C et les serious games dans le domaine du travail, reflètent les valeurs du postmodernisme tel que le définit Frederic Jameson : absence d’alternative aux idéologies dominantes, a-historicisme, caractère nomade des concepts, insignifiance, syncrétisme, etc. (Jameson, 2011)
Tuboflex reflète cette double tendance. Par sa réalisation, ce jeu révèle les logiques postmodernes déjà présentes dans le mouvement Fluxus. À force d’effacer la frontière entre l’art et le quotidien, entre l’art et le non-art, celle-ci s’est effectivement dissoute laissant place à une société où le mineur, l’insignifiant et le ludique font la norme. D’un autre côté Tuboflex, révèle aussi au cœur de cette société du jeu total que le ludique peut, a contrario, devenir le gardien d’espaces contre-culturels et émancipateurs. Le jeu ici est saisi comme un non-jeu. Il n’est plus un édulcorant mais il est au contraire ce qui va apporter un goût aigre et amer afin de réveiller le joueur. En comparaison aux jeux Urgent Evoke et Skill’Gym, nous observons un mouvement inversé dans Tuboflex : le ludique n’est pas un voile qui vient recouvrir la réalité. Le mouvement ne se fait pas de la réalité vers le jeu, mais bien du jeu vers la réalité. Le ludique prend la forme d’un portrait du réel qui se détache de manière revendicatrice de la sphère du divertissement. Le jeu est alors utilisé comme un outil critique qui distancie le joueur plus qu’il ne l’immerge. Si cette dissémination vidéoludique dans le domaine artistique laisse entrevoir une porte de sortie, et cherche à être comme un grain de sable entre les rouages de la société du jeu total, elle n’y échappe pas pour autant, car même engagées et militantes, les créations de ce collectif reflètent la fascination du 21e siècle pour le ludique.