Corps contemporains
Évolutions numériques et changements esthétiques Contemporary bodies: digital evolutions and aesthetic changes
L’article veut interroger les façons dont le numérique contribue à construire de nouvelles perceptions visuelles du corps. Il s’agit de repousser les limites du corps et de faire-faire de nouvelles expériences esthétiques et esthésiques du corps à un autre corps. L’expérience virtuelle corporelle n’est pas synonyme de disparition physique mais d’ouvertures possibles du sens grâce à une polysensorialité augmentée et démultipliée. Nous avons travaillé sur trois artistes contemporains N. Tran Ba Vang, K. Cottingham et Y. Matoba qui, à leur manière, se sont interrogés sur les rapports entre la construction et la perception de l’œuvre contemporaine.
The article wants to question the manners the digital technology contributes to build new visual perceptions of the body. It is not only a question of working the limits of the body but of making new aesthetic and perceptive experiences between a real body and another virtual body. The physical virtual experience is not synonymic of physical disappearance but can be an opening of sense thanks to a new increased sensibility of the touch. We worked on three contemporary artists who wondered about reports between the construction and the perception of the contemporary art.
1. Le(s) numériqu(e)s et le corps : quelles problématiques ?
Parler des technologies contemporaines et des représentations du corps pose d’emblée certains problèmes. Nous avons assisté à une prolifération de livres sur l’esthétique actuelle du corps surtout dans le domaine de l’histoire de l’art. Y apparaît l’idée commune que l’évolution de l’iconologie corporelle est dictée par des idéaux du corps postmoderne, centrés initialement sur la disparition du corps (Boetsh et Chevé, 2000) ou plus généralement sur un « adieu au corps », typique de la civilisation occidentale.
Les recherches les plus récentes, par le biais d’études sur les avatars dans les jeux vidéo, ont démontré un retour au corps fortement affiché dans les réalisations artistiques les plus diverses. Grâce aux nouvelles technologies, les traces du corps et la simulation de sa présence ont largement inspiré les arts de la scène (Roland, 2008) et globalement le domaine des arts. Le corps continue à manifester sa présence jusqu’à entraîner le spectateur dans une co-évolution et de nouvelles formes esthétiques.
Dans un premier temps, nous étudions comment le traitement numérique affecte le corps et sa nature. Bien évidemment la technique numérique permet des modifications et des créations ex nihilo de l’image. En quoi le corps est-il particulièrement affecté ? Pour appuyer nos propos, nous avons choisi un corpus comprenant trois exemples. Ce choix est motivé par le fait que les deux premières productions sont devenues connues dans le monde de la photographie numérique comme des réalisations sur le corps contemporain représentatives d’une esthétique des années 1990-2000 et des apports du numérique à l’image (Baron, 2008). En revanche, la dernière réalisation a attiré notre attention parce qu’elle se manifeste comme un défi à la sémiotique en englobant différents niveaux de pertinence : du texte (artistique) jusqu’aux scènes pratiques (Fontanille, 2008).
Nous commençons par présenter une artiste qui remodèle les enveloppes corporelles et retravaille les différents domaines de leur circulation : Nicole Tran Ba Vang (2001). Il s’agit de traiter d’une image de synthèse réalisée par l’artiste qui utilise le numérique comme moyen de mise en discussion des limites corporelles et de son esthétique. La spécificité de l’auteur est d’opérer sur la surface du corps et de jouer, à la fois, entre l’intérieur et l’extérieur de ce dernier et son environnement. Ce choix est motivé par la volonté de faire comprendre aux spectateurs les mécanismes de construction, dans notre cas, les retouches que le numérique a apportées aux corps représentés. Le corps est encore à cette étape, modifié par l’extérieur, comme une prothèse sur laquelle on décide de greffer des ornements, de la peau et des objets. Ce type de modifications appliquées au corps pourrait se réaliser aussi grâce au photomontage ou à la superposition simple d’un collage. L’intérêt de cette artiste tient à la réactualisation d’un travail sur l’intégralité de la surface corporelle qui se transforme en une matière modelable et changeante.
Ensuite, notre deuxième exemple concerne l’artiste Keith Cottingham (1993) et ses portraits. Cette étape vise à comprendre comment l’image numérique travaille sur les apparences fines et sur les détails corporels sans convoquer des éléments extérieurs au corps, mais seulement en retravaillant l’esthétique du portrait et l’idéal du corps rêvé. Cette fois nous assistons à une étape supérieure, strictement réservée au numérique : les changements affichés sur les corps appartiennent au domaine de la simulation. Ils sont crées par traitement des données qui se révèlent sous la forme d’images de synthèse créées à partir des appareils numériques. Le corps n’apparaît pas modifié dans ses apparences mais sa création ex nihilo remet en cause les critères de la beauté occidentale. L’hyper-définition de l’image et le décalage entre le corps et le visage induiront pour le récepteur une réflexion globale sur la représentation du corps.
Enfin nous étudions l’interaction entre le corps du spectateur et le corps virtuel en nous concentrant sur une œuvre numérique « Aqua Top Display » (2013) de Yasushi Matoba, qui inclut le participant dans une interaction synesthésique, en mettant en discussion différemment le corps réel et l’image numérique. Les interactions peuvent se complexifier : plusieurs destinataires peuvent interagir entre eux et, en même temps, avec les images visualisées à travers des dispositifs techniques (comme le simple contact avec une surface). Cette fois, le mouvement et plus particulièrement le geste deviennent indispensables non seulement pour l’activation de l’œuvre mais aussi pour son accomplissement.
Ces artistes mettent en scène un travail sur le corps qui englobe trois niveaux d’interaction différents. Dans le premier, nous assistons au remaniement des « enveloppes corporelles » (Fontanille, 2011) que le numérique permet de modifier ; dans le second, nous sommes face aux simulations que le numérique autorise ; dans le troisième, nous participons aux interactions (et aux actions) entre le numérique, matérialisé sous forme d’objets, le corps du spectateur et l’environnement. À chaque fois le corps se modifie et fait faire des expériences nouvelles à l’acteur. La construction du sens qui s’en dégage varie selon les expériences.
En conclusion, nous réfléchissons au rôle du mouvement et de l’action dans les rapports entre les corps et ébauchons un nouveau modèle du corps contemporain : le corps-action. Après le « corps-image » théorisé par Couchot (2010), le caractère cinesthésique des œuvres devra désormais être considéré comme un aspect substantiel des productions artistiques contemporaines. Les technologies numériques permettent plus que jamais une synergie polysensorielle qui était moins exploitée auparavant dans les arts.
La méthodologie sémiotique permet de travailler ces exemples comme s’ils étaient des représentations multiples de la même instance d’énonciation, le corps-actant. Le corps est étudié comme base incarnée de l’actant qui se met en scène à chaque fois différemment, produisant des « formes sémiotiques » (Fontanille, 2011, 2) spécifiques, comme l’enveloppe corporelle. Il s’agit de la surface extérieure du corps, réceptacle de sensations, barrière de protection et de distinction entre le propre et l’autrui. En contact avec l’extérieur, elle capte et absorbe les sensations qui se fixeront en tant qu’empreinte en l’affectant sous diverses formes : la déformation, le tatouage, les scarifications, etc. C’est sur cette membrane extérieure que N. Tran Ba Vang travaillera en renversant la fonction de l’enveloppe même : de la profondeur à la surface.
Toutefois, la technologie numérique interviendra justement sur ces formes qui pourront prendre les semblances les plus variées et permettront d’en créer de nouvelles et surtout de les simuler. Cependant, il existe un point commun à toutes ces diversités : la présence des images reconnaissables du corps humain qui intègrent des détails creusant l’écart entre représentation « traditionnelle » et simulation. Le spectateur de l’image doit pouvoir identifier le corps pour ensuite voir et éprouver les modifications numériques de ce corps. Le passage n’est pas anodin parce que la reconnaissance et le constat du remaniement de l’image expliquent l’intérêt pour la simulation. Même pour les interactions corps-machine, activées grâce à des prothèses ou simplement grâce à la présence d’une personne face à un écran, les contacts entre le corps naturel et le simulé reproduisent l’expérience réelle. La volonté de revivre les mêmes sensations amplifiées, « comme si » l’on s’immergeait dans une expérience semblable à l’expérience humaine, convoque une référence permanente à notre expérience de vie. L’intérêt de construire ces réalités multiples est de pouvoir accompagner le participant « ailleurs », mais avec un lien de référence essentiel à notre monde : le corps qui accompagne et qui fonde même notre vécu. C’est avec notre corps que nous participons à ces expériences esthétiques et esthésiques.
2. Les exemples
Comme le soulignent entre autres, Le Breton (2008) et Courbain et al. (2006), le corps a toujours été marqué par les images que la société a fabriquées et véhiculées. Du corps mécanisé en passant par le défiguré ou l’angélique, différents paradigmes se sont succédé dans les mises en scène de cet artefact qui nous appartient.
Tout cela pour rappeler que l’image numérique, mais avant elle le dessin, la photographie et les écrans mêmes, supports d’une complexité technique variable, ont façonné le modèle de représentation du corps au cours des siècles. Du papier à l’écran d’ordinateur, les supports qui ont montré le corps ont contribué non seulement à véhiculer, mais aussi à façonner des représentations figées qui nous renvoient une image de notre propre corps.
L’image numérique contemporaine suit donc ce processus de représentation qui a commencé bien avant sa naissance, comme l’explique Couchot (Couchot et Hilaire, 2003). La présence de la technique et de son support (pinceau, appareil photographique, medium reliant le sujet et l’objet représenté) a marqué toute l’histoire de la figuration en Occident.
Aujourd’hui, les technologies numériques ont accéléré et instauré de nouveaux rapports entre auteur, œuvre et spectateur, dans lesquels la place précise qu’occupait chacun des trois s’estompe. La nouveauté consiste en un glissement significatif de la représentation à la simulation. Ce changement s’incarne concrètement dans un passage d’une évolution technique à l’autre, mais il la dépasse pour ensuite modifier la substance même de l’image. Ce phénomène est très bien illustré par Bolter et Grusin (1998) qui soutiennent qu’une recréation du réel à travers les médias impose une nouvelle figuration de l’espace de la représentation. Il ne s’agit plus de travailler sur la copie et l’original, mais sur une modélisation de cette dernière qui ne possède plus les liens mimétiques avec la représentation même. Nous passons de la représentation à la présentation. Les reproches adressés au numérique, qui le considéraient comme une technologie froide et obéissant à la réplique « du même », ne sont plus valables ces dernières années. Nous vivons dans le numérique qui, dans son processus de simulation, infiltre massivement les objets ainsi que les espaces matérialisés et territorialisés de notre environnement.
Même si certains questionnements sur la difficulté de dire, écrire et représenter le corps peuvent sembler dépassés par le traitement numérique du corps, d’autres problèmes vont peut-être bientôt remplacer ces figurations traditionnelles du corps pour en faire surgir d’autres.
Une artiste, entre autres, a modifié les limites du corps : Nicole Tran Ba Vang. D’origine vietnamienne, elle a reçu le prix Arcimboldo pour la photographie numérique en 2001, a travaillé à partir de 1987 dans les domaines de la publicité et de la mode avant de se consacrer à la photographie artistique. Ses séries photographiques sont appelées « collections », comme c’est l’usage dans le milieu de la couture. Depuis 2001, elle réalise des photographies qui ont pour sujet des mannequins habillés d’une deuxième peau-vêtement. En 2003-2004, elle produit une « Collection automne/hiver » marquée par une symbiose entre décor et personnages photographiés. Cette thématique est approfondie dans la « Collection automne/hiver 2007-2008 » où les teintes claires de la peau brodée se fondent avec les murs de l’espace d’exposition.
Par exemple dans la photographie de la figure 1 qui date de sa première collection printemps/été 2001, nous retrouvons l’univers de la mode et la construction du corps qui est au centre des préoccupations esthétiques de l’artiste.
Figure 1. Nicole Tran Ba Vang, Collection printemps/été 2001
Sans titre 08, photographie couleur, 120 cm x 114 cm
Nous remarquons dans cette photographie une femme qui est en train d’accomplir un geste simple et quotidien : l’habillage et/ou le déshabillage. La localisation du corps du mannequin, prisonnier entre l’objectif et le mur, oblige le destinataire à regarder le déshabillage/ habillage. Le vêtement baissé qui ressemble à la peau humaine montre alors la « vraie » chair de la protagoniste. Le travail de l’artiste contient donc une critique du monde de la mode et souligne les impératifs de notre société occidentale qui hésite entre l’être et le paraître. Le vêtement « colle » à la personne comme une deuxième peau qu’on ne peut éliminer. Il a désormais pris les semblances de notre peau et donc de notre identité. Le travail de Nicole Tran Ba Vang joue sur les apparences. L’habit « de chair » s’incarne dans le corps, fait partie de nous, même si nous n’arrivons plus à faire la distinction entre sa fonction première d’habillage et notre substance corporelle intime. En définitive, surface et profondeur, extérieur et intérieur semblent se confondre. Le naturel et le culturel, les surfaces se mêlent pour récréer un corps qui ouvre la possibilité à l’hybridation et au mélange.
Ce qui nous intéresse chez cette artiste, qui remet en discussion le traitement esthétique du corps contemporain, est l’apport du numérique à ses réalisations. Le corps se veut ici comme lieu de manipulation, détail déjà évoqué par l’histoire de l’art des années 1970, par exemple. Une des nouveautés est que la manipulation joue sur les apparences. Si auparavant, on pouvait reconnaître le camouflage et le travestissement, maintenant les traces de ces changements sont plus subtiles, même si elles restent encore reconnaissables à ce stade. L’artificiel est rendu le plus naturel possible, intégré au corps même. La prothèse n’est pas paradoxalement produite par un corps étranger mais par le corps même. La « fausse » peau devient la « vraie » peau. Le geste de s’habiller et en même temps d’enlever le vêtement-peau permet de révéler une doublure qui, autrement, serait méconnaissable. C’est donc un avertissement adressé au spectateur. Le jeu sur les apparences est dénoncé et montré. Notons aussi que le geste effectué par le mannequin reste parfaitement réversible. Bien que capté dans son ambigüité, entre recouvrement et déshabillage, il donne l’impression d’être exécuté sous les yeux du récepteur.
- Note de bas de page 1 :
-
Sur la couture et la « fabrication » du corps, nous renvoyons au travail remarquable de l’artiste Margi Geerlinks, www.margigeerlinks.com. Dans le travail intitulé « Young Lady 2 » de 2001, une jeune fille coud une prothèse sur sa poitrine comme sur une poupée. Les traces de couture restent bien visibles mais au lieu de ressembler à des cicatrices, celles-ci semblent faire partie de l’intégrité du corps.
Le numérique permet de traiter le corps comme n’importe quel objet. Dans le travail de l’artiste, le corps peut être brodé comme on le ferait avec une tapisserie jusqu’à en faire un tout unique, cousu1 comme un habit ou intégré au vêtement comme une prolongation même de l’objet. Les limites restent visibles.
Pour des raisons éditoriales, nous allons brièvement nous consacrer à un artiste en particulier : Keith Cottingham, qui a réalisé en 1992 et 1993 une série photographique « Fictitious Portrait (Triple) », montrant le double ou le triple portrait d’un adolescent (figure 2).
Figure 2. K. Cottingham, Fictitious Portrait (Triple), 1993
Cottingham a créé ces portraits en réinventant des critères de beauté idéale. Les traits de cette triple figure masculine sont inventés mais en partant tous d’une même base : une photographie de l’artiste adolescent. Ce dernier pose de façon différente en montrant un corps qui est reconstruit et le fige dans un idéal de jeunesse totalement réinventé. Bien que cette personne soit l’artiste ou une projection de ce que l’artiste aurait voulu incarner, l’intérêt est d’assister à une simulation d’une altérité fictive composée selon les désirs de son créateur.
Le numérique permet dans ce deuxième cas de créer ce corps de fiction qui ne trouve son origine nulle part et copie à l’infini une invention sans représentation. Le clin d’œil à l’esthétique du portrait est évident et souligne désormais sa vacuité, le moment où il n’y a plus rien à représenter. La simulation efface les traces de sa réalisation. Ce jeune garçon a été « construit » en intégrant des détails de l’artiste quand il était adolescent et ensuite en créant des identités fictives pour rejoindre l’idéal de la perfection. Toute manipulation est possible, même celle du genre. La mutation de la chair implique l’identité elle-même, représentée par une trinité ambiguë et sacralisée.
La simulation, au contraire de celle employée par Tran Ba Vang, veut ici dissimuler les éléments de sa construction. Nous ne pouvons pas distinguer à l’œil nu le processus de réalisation de ce portrait et ceci n’est pas d’ailleurs notre préoccupation principale. Le numérique lisse la surface de ces corps en interrogeant leurs variations, le dialogue possible entre ces trois déclinaisons. Ces garçons posent des questions au spectateur à cause de l’insistance de deux regards subjectifs, comme dans la tradition classique du portrait, et à cause de la fuite du regard. L’auteur constitue un climax ascendant jusqu’à la figure centrale qui incarne l’acmé de la perfection pour descendre vers la partie droite de la photographie. Le spectateur est conduit par ces orientations de regards et de corps et suit un mouvement qui part de la gauche vers la droite de l’image. Les deux adolescents placés à gauche et au centre sont en position de dialogue avec le spectateur ; grâce à leurs regards et à leurs corps, ils sont actifs dans l’acte de se montrer. Ils affichent une volonté de dialoguer avec le regardeur qui se manifeste même au travers de la contemplation. Au contraire, celui de droite a une position corporelle fermée et ne nous regarde pas. Son corps devient un objet passif, victime du regard du spectateur. Un jeu énonciatif de « je/tu » s’instaure pour les deux premiers garçons et un autre en « il » pour le troisième (Fontanille, 1989). La coprésence de ces différentes énonciations dans le portrait montre le dynamisme de ce triptyque qui pose la question du positionnement de l’artiste. S’agit-il de trois étapes différentes ou d’un même portrait de l’artiste ? À qui appartiennent ces corps ? L’intérêt de cette réalisation consiste dans les relations entre les corps de ce portrait fictif, qui signifient en tant que porteurs d’un regard incarné dialoguant avec le récepteur. Corps représentés et corps regardants co-construisent le sens de l’œuvre.
La représentation laisse la place à la création, à partir d’un ensemble de pixels, d’un idéal corporel et ne sert plus la re-production d’une forme déjà existante. Les limites du corps ne sont pas simplement repoussées mais réinventées. « L’inquiétante étrangeté » de cet idéal de beauté ancré dans les canons occidentaux, nous est familière et en même temps, nous échappe en tant qu’assemblage atemporel d’une tête et d’un tronc. Ici les corps ne sont pas déformés, pliés ou modelés mais recouvrent au contraire parfaitement nos corps réels. Il est essentiel que le spectateur puisse se reconnaître dans ces apparences qui, en réalité, ont été modifiées et dont les traces ont été effacées. Le doute s’installe. Comme dit Couchot : « L’appareillage technique en constante réorganisation impose à nos corps de perpétuelles adaptations. Il n’y a pas plus de corps "naturel" que d’homme "naturel". Le corps est une incessante réinvention » (2010, 55).
Le corps devient « diamorphique » (Couchot, 2010, 56) dans le sens où chaque corps peut se fondre dans un autre sans que l’on saisisse une discontinuité dans cette transformation. La fluidité de ce processus facilite la superposition et la construction d’un nouveau corps hybride. Le manque de discontinuité, d’imperfection, de marques identifiables réunit les corps et les objets sous une seule surface disponible à des mutations continues. « La limite entre le réel et la représentation s’estompe au point que nous n’acceptons plus les défauts de la réalité, de la nature, ce qui a pour conséquence de nous attacher étroitement à un idéal dont le modèle est virtuel et qui contribue puissamment à normer le corps » (Leblanc et Thouard, 2012, 175). Toutefois le règne de l’hybride peut se développer du moment que les limites des catégories établies ne sont plus pertinentes.
3. Le corps et le mouvement : l’interaction sensible
Nous traitons brièvement une dernière forme d’esthétique du corps : celui où le corps participe, grâce à sa présence ou à son action, à l’accomplissement sensoriel de l’œuvre.
- Note de bas de page 2 :
-
Il s’agit des « 15e rencontres internationales de la réalité virtuelle et des technologies convergentes », Laval 20-24 mars 2013, www.laval-virtual.org .
Il s’agit d’une toute nouvelle création présentée par Yasushi Matoba en mars 2013 au Salon Laval Virtual2 (France). L’ingénieur, qui officie au département d’électro-communication de l’université de Tokyo, a créé un dispositif appelé « Aqua Top Display ».
Dans cette œuvre, l’utilisateur a les mains plongées dans une baignoire d’eau opacifiée par du sel de bain. Délicatement, ses doigts forment une « boule d'énergie » virtuelle, matérialisée par une lumière orangée qu’il lance sur des espèces de petites méduses bleues également virtuelles. L’utilisateur joue avec un écran qui n’est autre que la surface de l’eau. Avec le même système, qui repose sur une caméra de détection de mouvements Kinect, on peut aussi, du bout des doigts, déplacer des images, les agrandir ou les réduire, comme on le ferait sur un écran tactile, ou les noyer pour les éliminer. Cette réalisation est composée de quatre éléments reliés entre eux : un projecteur, une caméra de détection de mouvement et de profondeur, un récipient d’eau opacifiée et un ordinateur.
Figure 3. Yasushi Matoba, Aqua Top Display, 2013
Si ce dispositif relève plus de l’invention de l’ingénierie et du jeu vidéo que de l’art, il est intéressant de comprendre comment les emplois du numérique élargissent le terrain aux applications les plus variées.
Il ne s’agit plus seulement de reculer les limites du visible dans le seul paradigme de la vision mais aussi de les repousser jusqu’à la tactilité. L’outil doit faire ressentir à l’être humain sa présence grâce à la simple surface. Le contact, le plus subtil possible, s’établit entre surface et surface, entre peau et peau. Il peut ensuite s’incarner dans un mouvement, dans un déplacement ou dans une immersion comme dans notre dernier exemple. En tout cas la prothèse s’intériorise.
Grace à ces innovations, le geste prend une place majeure dans la conception et dans la relation à l’œuvre. Nous assistons à un échange entre les sensations nées du geste corporel du regardeur et celles qui sont engendrées par l’objet. Si ce dernier incarne les formes d’un corps humain, la symbiose est encore plus forte.
Aujourd’hui, l’artiste Matoba dépasse le stade de la vision d’une image du corps qui solliciterait nos sensations pour entrer en relation directement avec le toucher des propriétés physiques de l’objet. La relation change parce que les deux corps (humain et artificiel) sont sollicités en même temps et sous la même forme tactile. Il n’existe plus une priorité, un rapport privilégié homme/machine mais une continuité nécessaire. Les corps virtuel et réel vivent des relations, des rapports « entre deux ou plusieurs » et non plus de simples liens mécanisés ou divisés. Il est donc désormais plus difficile de distinguer les sensations qui proviennent d’une surface corporelle artificielle et naturelle.
Comme nous l’avons dit au début de l’article, la réalisation de Matoba pose un défi à la discipline sémiotique parce qu’elle imbrique différents plans de l’expression. Le récepteur se retrouve face à un objet, une baignoire d’eau, qui se réalise en tant que texte après le contact avec son utilisateur. L’eau n’est pas une surface stable qui engage une prise de contact unique avec son usager. Les possibilités ouvertes par une matière liquide sont nombreuses. Le texte, l’interface-écran qui va se constituer, la boule d’énergie colorée, sont un texte iconique dont la constitution reste très fragile. Cette interface possède les propriétés d’un objet (malléabilité, mouvement, flexibilité) mais aussi celles d’un texte (surface d’inscription, iconicité). En tant qu’objet, nous pouvons jeter l’icône, la lancer et la transposer ; en tant qu’image, nous pouvons l’agrandir, la modifier, la déplacer et la supprimer.
Ensuite la gestualité du récepteur active le display pour entrer dans une pratique du jeu spécifique : l’élimination des petites méduses. La gestualité est codifiée dans un enchaînement particulier qui, avec ses interactions à plusieurs participants, des matchs et des défis, s’apparente à la pratique ludique. Le jeu entraîne des stratégies et des comportements s’insérant dans un texte plus global qui est l’espace d’exposition et de circulation de l’œuvre. Tous ces niveaux de pertinence excèdent le texte dans le sens strict du terme pour s’ouvrir aux interactions plus globales entre individus et environnement.
4. Conclusions. Vers une nouvelle esthétique: le corps-action
Nous avons pu tracer un parcours à travers les évolutions du traitement du corps de la part du numérique. Nous avons commencé par N. Tran Ba Vang qui a remanié la surface du corps pour comprendre comment la simple modification de cette couche extérieure pouvait amener à des transformations majeures de la conception esthétique contemporaine. Les simples modifications des bornes du corps, poussées à l’extrême grâce au numérique, mettaient l’accent sur le poids de la construction sociale du corps. Ensuite, nous avons constaté que la simple retouche des détails, des mimiques et des expressions corporelles engendrait des changements en profondeur sous la surface de la peau. L’exemple de Cottingham a souligné que le changement d’apparences et la superposition des traits d’un seul et même individu gênerait une problématique identitaire liée aussi au genre. Le corps pouvait être le résultat d’un processus d’assemblage dont l’artiste avait gommé les étapes. Enfin, dans notre dernier exemple, Y. Matoba a montré que la relation entre corps est désormais une mise en contact entre surfaces à travers le partage de sensations tactiles.
Ces exemples ont servi à montrer que le rapport avec la surface du corps a changé. De la couche la plus superficielle aux simples recouvrements, l’artiste travaille aujourd’hui la peau, non seulement dans son extension, mais aussi comme un réceptacle de sensations multiples.
Le contact, le mouvement et l’action directs sans l’intermédiaire d’écran et de prothèses apparaissent comme l’un des possibles traitements numériques du corps. Le corps n’engendre pas simplement des actions éventuelles mais semble se fondre avec ces dernières. Il devient un corps-action, un tout qui est défini par le mouvement plus ou moins visible et par la sensation du mouvement sollicitée à travers les contacts peau/environnement. Il devient un réceptacle vivant qui se traduit dans un acte dirigé vers l’extérieur.
- Note de bas de page 3 :
-
Nous faisons référence à Jean-Louis Weissberg qui, dans son livre Présences à distance (1999), a créé le néologisme de spect-acteur qui permet de récupérer la notion d’interactivité et de réception active. « Cette idée trouve sa plus forte pertinence dans une région assez délimitée de cette sphère, celle où il est question de spectacle narratif, de fiction au sens large, incluant certains jeux vidéo » (Amato Etienne Armand, Weissberg Jean-Louis, 2003).
La relation entre corps et corps n’est plus un bref passage mais une « forme en soi » (Mahé, 2012, 121) porteuse de sens, qui laisse la liberté de s’interroger sur les rapports multiples que l’œuvre et ses participants construisent ensemble. L’expérience de l’œuvre se fait en co-construction avec elle et non plus en situation de réception (terme souvent connoté passivement) ou selon une division réception/action que de nombreux chercheurs ont désormais dépassée3. L’intérêt de la prise en compte du geste par les œuvres artistiques serait de pousser encore plus loin la réflexion sur le mouvement même, qui ne serait plus conçu dans son usage technique mais dans sa corporalité et sa présence à soi. La simple nouvelle prise de conscience du geste engendre un questionnement sur les pratiques du soi.