- Note de bas de page 1 :
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. Conférence Leaders in Software and Art, panel “DIY start-ups: 3D printing and Hardware Hacking”, New York, 1er novembre 2013, http://softwareandart.com.
New York, novembre 2013 : Le panel de la conférence #LISA20131 sur l’impression 3D et le Do It Yourself s’enlise dans les bons sentiments, au risque du cliché. Les intervenants y font l’apologie d’un certain type de « faire », mélange d’american dream et de volontarisme dynamique. Bousculant les idées reçues nous enjoignant à agir sans réfléchir, Lev Manovich interpella les orateurs en leur demandant si « Einstein ne fit que faire ? » [« So Einstein ‘just did it’ ? »]. Alors que les universitaires sont souvent accusés de « ne pas faire », la boutade lancée par Lev Manovich interroge le fait de croire qu’une activité pourrait se passer de réflexion. Dans le domaine numérique, la multiplication des systèmes de conception et de production alimente l’illusion d’une fluidité de la pensée s’incarnant sans difficulté dans des formes et objets ; mais n’est-ce pas le logiciel qui a pris le pouvoir ?
L’importance des software studies
- Note de bas de page 2 :
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. Matthew Fuller, Behind the Blip. Essays on the Culture of Software, New York, Autonomedia, 2003.
- Note de bas de page 3 :
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. Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], trad. de l’anglais par Richard Crevier, Dijon, Les Presses du réel, 2010.
Contrairement aux machines qui ne sont pas renouvelées si fréquemment que cela, les programmes restent depuis quelques années mis à jour dans des flux en temps réel. Alors qu’aucune profession ou activité humaine ne semble échapper à terme à l’usage des logiciels, par quelles disciplines théoriques faut-il passer pour penser ces « nouveaux » objets ? C’est précisément cette question que pose le champ des software studies, ouvert par Lev Manovich et Matthew Fuller2 au début des années 2000 pour sortir d’une approche centrée sur la fonction et le mode d’emploi. En étudiant les fondements esthétiques, historiques ou idéologiques de programmes tels que Word, Photoshop, ou After Effects, ces auteurs ont renouvelé, voire inventé, l’analyse d’objets essentiels à la compréhension de notre époque. Paru en 2001 (2010 en France), l’ouvrage Le langage des nouveaux médias3 élabore un lexique et des modes d’articulation (les « opérations ») propres aux logiciels dits de création et s’est rapidement imposé comme un ouvrage de référence des théories des nouveaux médias. C’est précisément cette dernière expression qui fonde Software takes command. Tandis que le vingtième siècle aura été marqué par la notion de « média », les environnements numériques, selon Lev Manovich la déplacent et la redéfinissent. À rebours des discours économiques ou marketing des éditeurs de logiciels, c’est donc une exploration tant historique que théorique qui nous est ici proposée.
Redéfinir la notion de média
Alors que l’on traite trop souvent le numérique comme une imitation d’anciens médias (songeons par exemple aux balbutiements du mal nommé « livre numérique »), Lev Manovich montre que le développement des interfaces graphiques portait déjà en lui des caractéristiques nouvelles.
Plutôt que de nous concentrer sur les productions amateurs des logiciels, nous devrions nous intéresser aux programmes en eux-mêmes – en tant qu’ils permettent de travailler avec les médias de façons jamais vues auparavant. Tandis que le numérique est habituellement abordé comme une opération de « remédiation » (représentation) des anciens médias, l’environnement numérique dans lequel ces médias « vivent » est très différent.
- Note de bas de page 4 :
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. Lev Manovich, Software takes command, op. cit., p. 44. Traduction personnelle.
- Note de bas de page 5 :
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. Ibid., p. 119 : « Visualization, searchability, findability—these and many other new “media-independent techniques” (i.e. concepts implemented to work across many data types) clearly stand out in the map of the computer metamedium we have drawn because they go against our habitual understanding of media as plural. »
- Note de bas de page 6 :
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. Comme le chapitre « The evolution of media species », p. 233.
Lev Manovich s’appuie notamment sur les recherches d’Alan Kay, qui participa, à la fin des années 1970, au sein du Xerox PARC, à l’invention de la « programmation orientée objet », ainsi qu’au développement des interfaces graphiques, et plus largement à la conceptualisation du computer. Pour Kay, l’ordinateur personnel est un « métamédium », c’est-à-dire un environnement pouvant simuler les anciens médias, et suffisamment malléable pour pouvoir intégrer des médias qui n’existent pas encore4. C’est la nature même des interfaces numérique que de produire une « rémédiation » des anciens médias. La simulation de la photographie, de la peinture, du cinéma, etc. s’accompagne immédiatement de fonctions nouvelles, telles que le copier/coller, la recherche par mots-clés, ou le changement des modes d’affichage d’un même objet. Une bonne part du livre consiste ainsi à interroger les spécificités de ces techniques5, selon qu’elles soient propres à certains médias, ou généralisables à tous. Se référant par endroit à la théorie de l’évolution6, Lev Manovich étudie comment ces nouvelles possibilités apparaissent, se répandent ou disparaissent. Le principal apport du livre se situe dans ce point faussement évident pour qui travaille la matière numérique, à savoir que la nouveauté des nouveaux médias est celle de toujours pouvoir leur ajouter des propriétés (et ce sans altérer les fichiers source).
Pouvoirs du logiciel
- Note de bas de page 7 :
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. Siegfried Giedion, La mécanisation au pouvoir [1947], trad. de l’américain par P. Guivarch, Paris, Centre Georges Pompidou, CCI, 1980.
Le titre du livre est un hommage au livre Mechanization takes command de Siegfried Giedion7, pour marquer l’idée d’une softwarization de la culture depuis 1960, c’est-à-dire d’un développement ubiquitaire des logiciels dans toutes les strates de la société. L’ouvrage de Manovich n’a cependant pas l’ambition d’analyser un spectre aussi large, et c’est pourquoi il se focalise sur les logiciels de création (media softwares).
- Note de bas de page 8 :
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. Ibid., p. 189.
- Note de bas de page 9 :
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. Chapitre « Software in action », p. 241.
- Note de bas de page 10 :
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. Ibid., p. 282. On pourra aussi mentionner la couverture de l’édition anglaise, qui déplie sur plusieurs milliers de captures d’écran une partie du jeu vidéo Kingdom Hearts.
La thèse de Software takes command est que les médias n’existent désormais qu’à travers les logiciels. Pour comprendre les médias, il nous faut parfois découvrir la nouveauté sous des interfaces anachroniques. Lev Manovich donne ainsi l’exemple d’Adobe Acrobat 8.0, qui est selon lui un modèle d’incohérence de métaphores obsolètes et de fonctions propres au numérique. C’est comme si, dit-il, « les designers Acrobat avaient voulu donner aux utilisateurs une multitude de façon de naviguer dans les documents »8. On trouvera ainsi au sein du livre des pistes de recherche fructueuses pour élaborer un « design des programmes » cohérent et pertinent. Mettant en action les hypothèses des deux premiers tiers du livre, le chapitre final9 étudie le logiciel Adobe After Effects, en montrant en quoi ses spécificités techniques contribuent à changer les façons de faire des vidéos – par exemple en passant d’une interface basée sur le temps à une interface basée sur la composition10.
Pour comprendre les médias, intéressons-nous aux programmes
L’habileté d’une telle démarche est de réussir à intéresser tant les ingénieurs, que les historiens ou les designers. L’écriture se veut d’une clarté remarquable, l’auteur partant d’une définition minimale du terme de média pour la faire évoluer au fil des chapitres, jusqu’à – fait trop rare – se risquer en conclusion à un résumé en deux pages de l’ensemble de l’ouvrage. Un chapitre bonus, disponible en téléchargement pour ne pas alourdir un texte déjà bien dense, traite des réseaux sociaux – peut-être l’amorce d’un prochain titre ? Si, comme le dit Lev Manovich, le logiciel est bien l’électricité du 21e siècle, il nous faut réfléchir à ses tenants et aboutissants au lieu de mettre les doigts dans la prise. Devra-t-on attendre 10 ans, comme son précédent livre, pour avoir une traduction française et tirer les conséquences de ces hypothèses de recherche ? À nous de prendre les commandes.