Pour une ontologie de l’hybridité techno-communicationnelle
La nouvelle communication technique est proposée depuis des décennies comme synonyme d’une circulation transversale des savoirs, d’un développement plus inclusif, du triomphe des logiques participatives et collaboratives, etc. D’aucuns, parmi ses promoteurs, parlent d’une communication conçue dans la perspective des processus communautaires, quand d'autres la disent portée par l’innovation des marges. Du point de vue des régions sous-industrialisées du monde, la technologie de communication, continuellement dite « nouvelle » depuis ses débuts, est soutenue par un discours « passe-partout », d’un côté se légitimant par l’inclusion des populations défavorisées, et d’un autre, caractérisé par un certain flou empirique et la persistance d'une frontière entre les mondes usagers et les univers concepteurs. La polysémie du discours ne manque pas de résonner avec la duplicité des diffusions mais aussi avec les processus de domestication dont il faut prendre en compte l’intrinsèque hétérogénéité.
The new technical communication has been proposed for decades as synonymous with a transversal circulation of knowledge, a more inclusive development, the triumph of participatory and collaborative logic, etc. According its promoters, the new communication integrate the perspective of community processes and is driven by margin's innovation. From the point of view of the less industrialized regions of the world, the current communication technology, always called « new » since its beginnings, is supported by a « passe-partout » discourse, on the one hand legitimized by the inclusion of marginalized populations, and on the other hand, characterized by an empirical blurring and the persistence of a gap between the ordinary and poor users and the universe of productive elites. The polysemy of discourse does not fail to resonate with the duplicity of the diffusions but also with the processes of domestication of which we must consider the intrinsic heterogeneity.
1. Ambiguïté du paradigme de l’inclusion médiatique
L’idée selon laquelle la communication technique peut propulser les progrès sociaux a marqué de façon prégnante la réflexion sur le rapport entre technologies modernes de communication et sociétés. Dans le cas des régions sous-industrialisées du monde, ces techniques ont souvent été proposées comme une valeur progressiste qui fera advenir une société plus inclusive. Malgré des propositions théoriques variées, les innovations industrielles ont été constamment présentées comme pouvant apporter le changement social. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que la radiodiffusion et les télécommunications prennent une place considérable dans le monde, un plaidoyer en faveur du tiers-monde émerge à partir des lieux normatifs internationaux, mettant en avant l’idéal d’universalisme, ou encore le « devoir de solidarité » envers les « peuples pauvres » qui ne tirent pas suffisamment profit des naissants progrès technologiques (Maurel, 2010). Dans les années 1960, les théories dites de la modernisation défendent une place centrale des médias dans la diffusion de masse du développement. Les outils techniques modernes sont alors envisagés comme à même de favoriser un changement social positif et rapide. Les propositions des théoriciens défenseurs de la participation sociale (Schramm, 1964), vont même rencontrer les desiderata des nouveaux gouvernants des jeunes États indépendants qui, eux, misent sur la fonction centralisatrice des médias de masse pour asseoir le pouvoir sur les populations. C’est au cours de la période des années 1970-80 qu’émerge une double critique du développement et de la radiodiffusion ; une remise en question d’une communication injonctive et directive se renforce, dans le même temps que des arguments sont avancés contre l’idée des modèles de communication standards à imposer dans les sociétés pauvres.
La communication ainsi promue se veut portée par le « petit média » (Mohammadi, 1994). Cependant, des chercheurs dénoncent rapidement l’ambiguïté du nouveau format à la mode, notamment par rapport aux idéologies de domination néocolonialiste et économique (Jouët, 1979). D’autres n’hésiteront pas à parler de désenchantement : « Lorsqu’on clama au cours des années 1970 l’efficacité de médias alternatifs ou communautaires, il y avait une grande part de rêve pris pour la réalité » (Lewis, 1995). Mais la problématique de l’équité informationnelle reste au centre des préoccupations aussi bien scientifiques qu’expertes, comme le montrent les débats autour du NOMIC, le Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication. L’ambiguïté (Sur, 1981) de ce dernier texte, bien que largement critiquée, allait permettre un usage varié et s’accommoder avec divers intérêts tout en réaffirmant le plaidoyer en faveur de l’accès des communautés historiquement marginalisées au sein des systèmes modernes de communication. Dès le début des années 1980, le rapport MacBride (1981) réaffirme que « la dimension sociale et culturelle de la communication devait être considérée au-delà des seuls enjeux économiques et technologiques » (Cabedoche, 2011). Quand le vent démocratique souffle dans nombre de pays subsahariens au milieu des années 1990, experts et scientifiques notent l’engouement populaire envers la presse d’information, tout en dénonçant l’« amateurisme » mais aussi l’élitisme qui handicapent l’émergence du journalisme indépendant. L’essor des réseaux numériques va ensuite intensifier la réflexion sur la participation des acteurs de base dans des espaces en mutation, tandis que des projets concrets se multiplient avec une insistance sur les communautés défavorisées. Nicolas Péjout (2003), dans son travail sur le cas sud-africain, rappelle toutefois que l’inclusion ou le désenclavement des populations ne peut pas faire oublier le rôle des nouvelles technologies de communication dans le renforcement des inégalités au sein de la nouvelle Afrique du Sud.
Un autre paradoxe, et non des moindres, se manifeste dans le rapport entre l’évidence de la prétention à l’inclusion d’un côté, et d’un autre côté le flou autour des pratiques populaires. Malgré l’intérêt porté aux enjeux sociaux de la communication médiatisée, il a persisté, tout au long des dernières décennies, un manque de savoirs empiriques sur ce que font réellement les gens des technologies de la communication. Même le Sommet Mondial de la Société de l’Information (SMSI), qui a pourtant réaffirmé son plaidoyer en faveur des communautés de base et de la diversité culturelle, s’est davantage focalisé sur l’accès aux infrastructures que sur les usages et les pratiques. Des imprécisions demeurent plus particulièrement en ce qui concerne les caractéristiques spécifiques des milieux médiatiques des populations marginalisées ; dans la même optique, les concepts clés de l’inclusion techno-communicationnelle continuent de contenir des visions et des divisions du monde qui établissent une différenciation inégalitaire entre le centre (les élites, des systèmes technologiques globalisés, etc.) et les périphéries (les populations réceptrices, les territoires marginalisés, etc.).
2. Hétérogénéité des processus de domestication des innovations industrielles
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L’article se base sur des données issues d’une enquête de terrain menée entre 2008 et 2014, dans le cadre d’une recherche doctorale. La thèse intitulée Vie sociale des objets techno-communicationnels. Ethnographie de l’ordinaire technologique dans les bidonvilles de Dakar et Nairobi a été soutenue à l’EHESS en février 2016.
Quid des programmes concrets déployés au nom de l’inclusion technologique, du point de vue d’une ethnographie des marges urbaines1. Une analyse de l’évolution des diffusions, services et projets mis en place dans les territoires marginalisés d’Afrique permet de comprendre davantage l’ambivalence caractéristique de l’insertion des techniques modernes de communication. De manière générale, depuis leurs débuts, les médias de masse et les télécoms ont connu un processus de domestication continuellement tendu entre proximisation sociale et globalisation, entre informalisation et formalisation, entre inscription dans les territoires de la vie quotidienne et extension vers des réseaux plus étendus. L’infrastructure a constamment évolué selon une dynamique du centre à la périphérie : introduites par les autorités coloniales dès la fin du XIXe siècle avec le télégraphe, les technologies modernes de communication sont restées longtemps confinées dans les cercles des pouvoirs administratif et économique, avant de connaître une généralisation populaire remarquable suite à l’essor des innovations (télex, numérisation, commutateurs automatiques, satellites et câbles sous-marins, etc.), de l’urbanisation et de la mondialisation. Les diverses techniques de communication ont été progressivement appropriées par les élites autochtones qui les ont adoptées au profit des luttes politiques mais aussi de la modernisation des styles de vie au sein des ménages. En dehors des centres urbains d’importance, le fait est que les télécoms filaires et les médias audiovisuels, excepté la radiodiffusion sonore, n’avaient pas réussi à se généraliser dans les zones populaires, notamment à cause des prix élevés des communications et des équipements, sans oublier la quasi-impossibilité de déployer le dernier kilomètre ou boucle locale (connexion matérielle entre le répartiteur de l’opérateur télécoms et les ménages) dans les taudis urbains et dans les territoires ruraux. Il n'empêche que l’économie informelle a toujours occupé une place de choix, dès l’époque pré-numérique, en termes d’appropriation alternative des télécoms et de l’audiovisuel (Dioh, 2009).
Les technologies web et mobile, arrivées vers la fin des années 1990, insufflent une dynamique réellement nouvelle en accélérant le double mouvement de familiarisation technologique jusque dans les ménages longtemps oubliés des médias classiques, et d’inscription des acteurs de base dans des réseaux globalisés ou délocalisés ».. Soutenu par une progression exponentielle depuis plusieurs années, le mobile, emblématique des succès numériques dans les sociétés sous-industrialisées, semble avoir gagné le pari de l’accès ; et c’est également via les terminaux portables qu’Internet et une diversité de services multimédias arrivent dans les marges urbaines. Sur les terrains étudiés à Nairobi et à Dakar, nous avons mis en lumière des usages réellement innovants. À l’échelle du système des échanges de proximité, des opérateurs globalisés multiplient les efforts afin d’intégrer l’économie informelle : ils collaborent par exemple avec les petits entrepreneurs domestiques à qui ils concèdent de nombreuses facilités de distribution. Ils vont alors jusqu’à fermer les yeux face aux pirates, intégrant ainsi leurs stratégies dans les tactiques préexistantes de solidarité ou de survie qui, elles aussi, se montrent compatibles avec les formes mobiles et connectées d'échange. À titre d’exemple, la « recharge à distance », qui permet de bénéficier à distance des « crédits » (unités téléphoniques ou transferts d’argent), est particulièrement prisée en ce qu’elle renforce les interactions entre ménages des quartiers et ceux qui les aident habituellement, notamment les émigrés. En revanche, la pratique ne manque pas de contribuer à la rationalisation d’une économie informelle de proximité traditionnellement souterraine. Les petits distributeurs informels doivent intégrer un réseau techno-commercial automatisé les liant à l’opérateur et sont ainsi systématiquement contrôlés, s’engageant à partager les traces d’usage de leurs clients, à s’acquitter de certaines taxes, ou encore à respecter les prix du marché.
3. Penser empiriquement l’hybridité numérique
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Bertrand Cabedoche (2015) invite lui aussi « à envisager la complexité comme irréductible et le paradoxe en tant qu’élément de connaissance plutôt qu’entropie qu’il faut travailler à réduire ».
Des recherches récentes ont ainsi insisté sur les multiples paradoxes constitutifs des paysages communicationnels des pays du Sud, parlant d’une réalité complexe de « glocalisation », faite de « génie local » des marges et de connexions mondialisées (Eddine Naji, 2015)2. Une approche empirique invite effectivement à prendre en compte la coexistence de dynamiques multiformes, parfois contradictoires, dans les processus de domestication des technologies de communication. D’un côté, l’appropriation des innovations industrielles est inscrite dans une logique principalement privée et informelle, avec une offre (objets et programmes) captée dans les ménages selon les variables sociologiques classiques (âge, sexe, revenus, etc.). D’un autre côté, des pratiques inédites émergent au sein même des territoires privés d'usage des objets, mais cette fois-ci dans le cadre d’une dynamique qui technicise, rationalise et ouvre sur des territoires nouveaux. C’est par exemple cette ambivalence qui apparaît au niveau de la reconfiguration de l’espace domestique en Afrique urbaine et pauvre, où nous observons un processus paradoxal d'intimisation et de formalisation, d'ouverture et de clôture, d'inclusion et d’exclusion. Ainsi, étudier les communautés et leur milieu technique, à leur échelle et de façon décentrée, offre la possibilité de saisir la pluralité des mondes de l’usager. Un acteur aux identités plurielles et flexibles, « qui se situe et agit désormais dans des univers sociaux concurrents, […] puisant au stock démultiplié des références disponibles pour inventer les fables du quotidien » (Bernault, 2001). Dans le même ordre d’idées, prendre en compte l’hétérogénéité des phénomènes et des processus consécutifs à la généralisation des TIC s’avère particulièrement pertinent dans les sociétés en mutation, là où « se côtoient et s'imbriquent certaines formes d'hypermodernité technologique et les bricolages de la précarité : le téléphone sans l'eau courante, l'ordinateur dans le taudis... » (Deler, 1998).
L’intrinsèque ambiguïté caractéristique de la communication médiatique invite à ouvrir la boîte noire afin d’analyser davantage les codéterminations sociales et technologiques en œuvre. La fluidité par laquelle les outils numériques s’insèrent dans la vie domestique, économique ou citoyenne pourrait en effet amener à conclure à une détermination définitive du social sur la technologie. Loin s'en faut : si cette dernière se laisse diluer dans une diversité de situations quotidiennes qui l’adoptent en retour, elle n’y disparaît pas. L’analyse des représentations et des significations sociales s’impose pour comprendre cette survivance active de la technologie. Il apparaît ainsi que la technophilie populaire observée sur nos terrains d’étude s’inscrit d’abord dans les imaginaires de la modernité. C'est cette dernière qui constitue le cadre principal de distinction des objets et les usages, chez les urbains des marges. Utiliser Internet, posséder les objets à la mode (un poste télévisuel écran plat ou un Smartphone) et regarder les films et les talk-shows du câble sont fortement associés à l’ascension dans le projet citadin de tout un chacun. L’attachement à des types spécifiques de programmes, les manières d’interagir avec les objets, les styles conversationnels, etc., diffèrent selon une diversité de facteurs, mais à chaque fois nous retrouvons une distinction émique entre les « plus urbains » et les « moins urbains ». Les personnes qui ont répondu à nos enquêtes utilisent par exemple des paraphrases comme « être sur la voie » (« kiendeleo » ou « maendeleo » : progrès, réussite ou modernité en swahili) pour désigner les usages et les objets « nouveaux ».
Plus que l'imposition de la nouveauté par le marché, les propriétés technologiques, comme le degré d’interactivité des objets, ne sont pas en reste dans la formation des significations populaires. Toujours du point de vue des usagers, une distinction apparaît entre les pratiques induites par les appareils ne diffusant que des flux linéaires, et celles qu’impliquent les appareils à interface manipulable comme le téléphone mobile et autres terminaux permettant des activités d’écriture (SMS, images, transactions financières, répertoire, etc.). Dans le dernier cas de figure, les personnes enquêtées expriment le désir de protéger ce qu’ils inscrivent dans la mémoire de l’appareil et de le partager, non pas de façon contrainte (par la proximité parentale ou géographique), mais avec les gens qu’ils ont choisis eux–mêmes. L'on notera cependant que les « moins urbains » demeurent des récepteurs moins actifs même quand ils sont équipés avec les objets de dernière génération, tandis que les « plus urbains » sont des contributeurs actifs qui éditent des contenus et les partagent via les réseaux sociaux même lorsqu'ils doivent jongler avec la précarité technologique. C'est du côté des cultures technologiques des ménages que la variation paraît encore plus pertinente, avec d’un côté une simple réception des diffusions audiovisuelles, et de l’autre une dynamique créative intégrée dans le projet et les imaginaires citadins.
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Expression relevée de façon récurrente à Pikine, Dakar.
Dans l’ensemble, ce qu’il faut noter ici n'est pas tant une opposition entre les cultures techno-communicationnelles villageoises et celles urbaines, ou entre les technologies anciennes et nouvelles, que la possibilité, sur les plans analytique et empirique, d’articuler cette diversité de logiques. L’on notera surtout que les nouveaux lieux, figures et trajectoires citadins qui s'affirment avec les réseaux numériques, comme l’émigré connecté, ou le nouveau bricoleur que nous avons étudiés à Dakar et à Nairobi, se développent souvent à l’interface du public et du privé, du local et de l’international, du formel et de l’informel. C’est au milieu, à travers des traits hybrides, qu’émergent les pratiques les plus pertinentes. Les objets ou dispositifs connectés permettant une pratique différée se montrent les plus populaires sur nos deux terrains par ceci qu’ils réconcilient les normes de la sociabilité médiatique traditionnelle, dans le cadre d'un rituel collectif, et le désir urbain de choisir « avec qui on passe du temps »3. De même, le programme le plus préféré lors des soirées télévisuelles dans les ménages les plus urbanisés est mixte, dans tous les sens du terme. Il allie désir d’évasion (de confort, d’oublier la rudesse du quotidien) et proximité culturelle, d’où la popularité des talk-shows légers mélangeant divertissements et réalités sociales, ouverts au monde tout en demeurant inscrits dans les conditions du quotidien urbain. De toute évidence, la médiation des traditions culturelles et de l’expérience urbaine apparaît comme un trait essentiel de la modernité technologique, dans les sociétés en mutation d’Afrique.
Le cas des bricoleurs des médias dans les territoires informels illustre l’intérêt heuristique de l’hybridité de la technologie de la communication. Dans un contexte social où l’informel et la débrouillardise dominent, la particularité de leurs compétences numériques porte sur les aptitudes à articuler les espaces intimes, privés, sociaux et publics, à osciller entre les mondes souterrains de la débrouille individuelle et la reconnaissance par la collectivité. Le bricoleur africain des technocultures, qui se met par ailleurs au service de sa communauté, apparaît justement comme le médiateur de L’Ordinaire de la communication de Michel De Certeau et Luce Giard (1983), « cet homme du mixte qui mêle l'ancien savoir et le nouveau, […] qui allie du certain à du probable ou du plausible. Il est aussi l'homme du mouvement, ou plutôt l'un de ceux par qui se réalise à petites doses le changement, car il sait catalyser la transformation de son groupe porteur […] ». Caractérisant le milieu médiatique émergent, Françoise Paquienséguy (2012) a bien montré comment la « porosité » apparaissait comme un trait essentiel de la « lignée numérique » consécutive à la généralisation des NTIC, et en quoi « leur polyvalence qui valide la permanence de certaines fonctionnalités » offrait des modalités variées d’appropriation. Toutes ces pistes soulignent non seulement la complexité des réappropriations en œuvre mais aussi la pertinence du décentrement du chercheur et de la pluridisciplinarité.