Le jeu vidéo
De l’héritage interactionnel au langage interactif Video game: from interactional legacy to interactive language
Si l’interaction réunit la relation personnelle et la décision au sens large, elle se distingue de l’interactivité en ce que celle-ci privilégie l’action et la relation à un simulateur. Le jeu, en tant que système ludique, est naturellement situé à leur frontière, en interaction avec ces deux réalités. À partir de l’observation d’interactions ludiques, tout en nous appuyant sur l’épistémologie et sur notre modèle hédoniste du jeu, il est possible de définir les caractéristiques essentielles de la décision en contexte interactionnel. L’interaction ludique, au cœur de la partie, repose d’une part sur le dilemme non résolu proposé par la structure, et d’autre part, sur sa réalisation autrement dit la lutte pour sa solution effective par le joueur. C’est la réunion de ces principes et de la technologie dans l’interactivité qui fait la spécificité du plaisir et du langage vidéoludiques.
If interaction gathers personal relationship and decision, it is different from interactivity which is action and relation to a system. Game, as play system, remains the frontier between both, interaction and interactivity. Observing play interactions, with help of theory and our hedonistic play model, allows us to define main characteristics of decision in interactional background. Play interaction, the heart of a game, is based, on the one hand, on an unsolved dilemma product by the structure, and on the other hand, on its achievement: the struggle for its solution. Theses principles and technology compose interactivity, which is the root of video game language and enjoyment.
Stefan Zweig (2008)
1. Introduction
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Toutes ces définitions sont extraites de Rey A. (dir.), 1994, Dictionnaire historique de la langue française.
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« 1980. Activité de dialogue entre l’utilisateur d’un système informatique et la machine, par l’intermédiaire d’un écran » Rey-Debove J., Rey A. (dir.), 1993, Le nouveau petit Robert.
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Le Diberder A., Le Diberder F., 1993, Qui a peur des jeux vidéo ? L’essentiel de l’argumentaire est repris par ces mêmes auteurs en 1998 dans L’univers des jeux vidéo, plus particulièrement au chap. 7 : « De la violence, du sexe et du racisme », p. 180 et sq.
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Dans le sens où, comme le résume avec humour Luc Fayard (2002, Dictionnaire impertinent des branchés.) : « Interactif : tout ce qui vous empêche de communiquer avec vos proches, parce que vous passez des heures sur un PC à surfer sur internet ou à jouer en réseau. ».
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Collectif, 2003, Dictionnaire Hachette 2004.
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Définition extraite de Collectif, 2009, Le petit Larousse illustré 2010.
Si l’activité est étymologiquement ce qui incite à agir, et l’action sa manifestation, l’interaction fut d’abord rapprochée de la synergie dans son acception d’action coordonnée, avant de prendre le sens d’action réciproque1. L’interactivité, apparue un siècle plus tard, renoue avec le principe d’une action combinée en s’appliquant spécifiquement au dialogue homme-machine2. Pourtant, treize ans après la première occurrence d’interactivité dans notre langue, l’ouvrage d’Alain et Frédéric Le Diberder, Qui a peur des jeux-vidéo ? (1993, 180), a fort à faire pour concilier interaction et interactivité, cette dernière étant alors associée à une pratique solitaire, voire autarcique, aux relents de sexisme, de racisme et de violence3. Au tournant du siècle, si la vindicte médiatique envers les jeux vidéo s’est apaisée, c’est Internet, et avec lui les jeux en ligne, qui sont englobés dans cette illusion d’interaction4. L’apparition en 20035 de l’adjectif interactionnel, qui désigne exclusivement ce qui est relatif à l’interaction sociale6, confirme la confiscation d’interactif par les médias numériques.
Dans une perspective ludologique, la distinction entre interaction et interactivité doit nous inciter à rechercher quelles sont les interactions ludiques et en quoi celles-ci sont essentielles à tout système ludique. En effet, à partir de l’étude de l’épistémologie ludique et de l’observation d’interactions typiques au jeu, il est possible de comprendre comment celles-ci fonctionnent. Ensuite, par l’analyse du processus décisionnel responsable et conséquence de l’interaction, il est possible de définir les caractéristiques propres de l’interaction ludique, définition illustrée au travers d’un cas pratique : le jeu Team Fortress 2, afin de conclure sur les liens entre interaction et interactivité, et comment cette dernière peut fonder le langage vidéoludique.
2. L’interaction au cœur du jeu
Une interaction est conçue comme un message résultant de la production de deux actants, soit simultanément soit en réaction l’un à l’autre, c’est-à-dire que chaque actant est le destinataire de l’autre, selon la figure 1.
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Winnicott D.W., 1971, Jeu et réalité, p. 30 : « Dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire intermédiaire.
L’interaction ludique est cette « aire intermédiaire d’expérience », cet « objet transitionnel » tel que le définit Donald Winnicott7, autrement dit une interface, une interaction entre le moi et l’autre, entre deux réalités, entre deux fictions internes et externes. Le message ludique n’est donc pas le produit d’un joueur, puisque aucun d’eux n’en est le sujet ou l’objet, mais bien les deux à la fois, faisant de ce message l’intermédiaire, la transition entre l’action de chacun des joueurs, composant donc littéralement une interaction. Le modèle pratique le plus connu, popularisé par la théorie des jeux, est celui du jeu à somme nulle : un joueur peut imposer sa réalité à l’autre : ce qu’il gagne son adversaire le perd, et inversement. En pratique il s’agit du principe bien connu de la balançoire à bascule des jardins d’enfants : si l’un des deux joueurs monte, l’autre descend, et réciproquement. Le problème étant que si l’un est plus lourd que l’autre, l’interaction repose essentiellement sur la poussée du joueur le plus lourd et la position dissymétrique des corps afin d’utiliser l’effet de levier : le plus lourd se penche en avant, l’autre en arrière. Le jeu, du moins s’il a pour objectif un balancement continu, n’existe que tant que les deux joueurs collaborent. S’il y a compétition, le plus lourd des joueurs est presque assuré de dominer sans partage.
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Le jeu, dépouillé de l’illusion ludique, est une absurdité : « Comment s'imaginer un homme (…) qui puisse, sans devenir fou, et pendant dix, vingt, trente, quarante ans tendre de toute la force de sa pensée vers ce but ridicule : acculer un roi de bois dans l'angle d'une planchette ! » in Zweig S., 2008, Le joueur d’échecs, p. 29.
Or, en matière de conception ludique, il est souhaitable de rendre la victoire incertaine. On se garde donc de produire des équilibres qui engendrent des stratégies dominantes ou dominées, c’est-à-dire gagnantes ou perdantes à tous les coups. Lorsque Colas Duflo (1997, 57) parle d’« invention d’une liberté dans et part une légalité », il décrit la réalité d’une interaction ludique. En acceptant le consensus des règles, leur relation sémantique, le joueur reconnaît la valeur réelle des actions symboliques qu’il va mener dans leur cadre, faisant jaillir du sens d’actions qui n’en ont aucun par elles-mêmes8. Ce surcroît de liberté, cette opportunité de devenir le héros du jeu en l’emportant, provient de l’action désormais contextualisée, à savoir de l’interaction ludique. Le gain de la partie doit relever de l’adresse et de l’astuce du joueur et non d’une erreur de conception. Par exemple dans les jeux de stratégie, il ne doit pas y avoir d’unités inutiles ou invincibles, sinon les joueurs n’utilisent pas les premières et s’en remettent exclusivement aux secondes. Chaque unité doit donc offrir avantages et inconvénients qui, une fois combinés, ne doivent pas non plus produire de situation optimale. La liberté du joueur, selon la terminologie de Duflo, est de pouvoir choisir entre toutes les unités du jeu sans que la légalité, autrement dit la conception, n’en impose aucune. La réponse des concepteurs à cette problématique est encore largement fondée sur les relations non transitives selon le principe du jeu de Chifoumi (pierre- papier-ciseau).
De même que la pierre l’emporte sur les ciseaux qui l’emportent sur le papier qui l’emporte sur la pierre, dans le jeu vidéo The ancient art of war (Broderbund, 1984), les Archers l’emportent sur les Cavaliers qui l’emportent sur les Barbares. Dans cette perspective chaque unité a un rôle complémentaire, base de l’équilibre du jeu. Le principe a depuis été complexifié, et si Starcraft 2 (Blizzard, 2010) propose des unités aux capacités spécifiques afin de les différencier davantage et d’offrir des raisons supplémentaires de les utiliser, la logique reste identique.
Pourtant force est de constater qu’une stratégie dominante n’est nullement empêchée, mais déplacée. En effet si une unité l’emporte à coup sûr sur une autre, le joueur n’a d’autre alternative que d’utiliser cette unité adéquate. Le défi consiste alors seulement à découvrir quelle unité est plus efficace face à quelle autre, et comment les combiner de façon optimale afin de couvrir une large palette de situations. Une fois cet apprentissage assimilé, il ne reste plus qu’à enchaîner le plus rapidement possible les actions nécessaires à la victoire. Il ne s’agit donc pas véritablement d’une interaction ludique, au sens d’une action réciproque entraînant action et réaction du joueur et de l’environnement, puisque l’action requise clôt l’épreuve, le défi, voire le jeu de manière unilatérale (un verrou = une clef).
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Dans les actions « hétérotéliques » l’orientation de la conduite est centrifuge, dans la mesure où il y a subordination des schèmes au réel, tandis que les actions « autotéliques » témoignent d’une orientation centripète dans la mesure où le sujet en utilisant les mêmes schèmes, prend plaisir à exercer ses pouvoirs et à se sentir cause ».
La véritable interaction, telle que la figure 1 la schématise, est au contraire affaire de stratégie, c’est-à-dire que tous les choix successifs d’un joueur doivent modifier non seulement l’environnement (objectif compris) mais aussi les choix de l’adversaire, dont la réaction en retour doit obliger le joueur initial à adapter sa tactique, et ainsi de suite. Le plaisir de l’interaction, et à travers lui du jeu, est bien celui, comme l’a écrit Piaget (1978, 154), de « se sentir cause9 ». Dans l’exemple de la balançoire à bascule, si je cherche à contrôler le jeu en m’adaptant au poids de mon partenaire, celui-ci va s’y opposer en le faisant varier : par le déplacement de son centre de gravité (angle du corps) ou en poussant opportunément sur ses jambes. L’objectif n’est donc pas d’atteindre un équilibre fixé par avance, qui n’existe pas, mais d’anticiper ses variations en m’adaptant à elles. Une interaction ludique n’est pas un problème à résoudre mais une équation dont on peut circonscrire les inconnues pour les rendre favorables.
3. De l’interaction à la décision
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Nous nous permettons de renvoyer ici à notre communication : « Pour une théorie hédoniste du jeu : application du modèle circomplexe des émotions à la compréhension de l’acte ludique ». En résumé, ce modèle est la synthèse d’une approche narratologique (Greimas) et ludologique (Caillois), ainsi que d’une approche théorique (modèle circomplexe de Russell) et pratique (courbes de progression et principe des trois motivations en usage chez les professionnels.
L’interaction peut se définir comme la synthèse de la décision et de l’action. En effet elle est à la fois décision convertie en action, puisque s’impliquer en agissant revient à trancher une indécision, et réaction à la décision ainsi manifestée. Dans notre modèle ludique100, l’interaction est réellement au cœur du jeu puisqu’elle relie la deuxième étape avec la troisième dans un schéma qui en comporte quatre : but, moyen, opposition, conséquence. L’interaction représente en effet les moyens dont se dote le joueur pour résoudre l’opposition.
Il s’agit d’un modèle cyclique car tous les niveaux, de la partie globale (ex. : suite de courses automobiles au sein d’un championnat, de manches dans une partie de belote, d’une campagne qui enchaîne les batailles ou « cartes » dans un jeu de stratégie…) à une simple action (ex. : sauter une plate-forme dans un jeu d’arcade, négocier un virage dans un jeu de course…), en passant par l’épreuve (ex. : une quête secondaire dans un jeu de rôles, un « niveau » dans un First Person Shooter…), sont la répétition du même schéma fondamental. Le modèle est également imbriqué, puisque chaque étape comprend elle-même toutes les étapes du modèle (ex. : sauter une plate-forme est un but, il faut utiliser les capacités ou moyens à la disposition de l’avatar qu’on dirige afin de l’emporter contre les obstacles ou oppositions mises en place par les concepteurs du jeu, afin, par conséquence, de pouvoir passer à l’étape suivante, une autre plate-forme). L’étape irréductible est la boucle de gameplay fondamentale appelée action, un ensemble d’actions constituant une épreuve, épreuves qui composent à leur tour la partie. Chaque partie possède un enjeu (But), qui oblige le joueur à se doter des moyens de son obtention, autrement dit d’une stratégie adéquate (Moyen), afin d’en mener à bien la réalisation (Opposition), avant d’en récolter les fruits et de les évaluer (Conséquence). On le constate, la décision est à la fois la préparation de l’action et sa condition, alors que l’action est la mise en œuvre et la concrétisation de ce qui a été imaginé.
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« A game is a series of interesting choices. In an interesting choice. In an interesting choice, no single option is clearly better than the other options, the options are not aqually attractive, and the player must be able to make an informed choice” cite in Andrew Rollings, Dave Morris, 2000, Game architecture and design, New Riders Games, p. 38. Traduction française : 2005, Conception et architecture des jeux video.
La décision ludique se distingue de la décision en situation réelle en ce qu’elle est pleinement interactionnelle, dans le sens où elle est à la fois décision et action, à la fois choix et réaction, et parce qu’elle peut plus facilement intégrer, grâce à la brièveté du temps de la simulation, le retour d’expérience immédiat de la confrontation avec l’environnement (défi) et/ou l’adversaire (compétition), infléchissant à son tour le processus décisionnel de ce dernier. Sid Meier, dans une citation souvent rappelée par les game studies, ouvre une piste : « Un jeu est une suite de choix intéressants. Dans un choix intéressant, aucune alternative n’est clairement meilleure que les autres, mais celles-ci ne sont pas uniformément attractives, et le joueur doit être à même de choisir en connaissance de cause11 ». En résumé, un choix intéressant est donc un choix difficile, puisque la difficulté reflète l’intérêt des options proposées qui interagissent entre elles. Les critères qui rendent ce choix interactionnel sont les suivants :
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Plus connu sous le terme américain de PvE : player versus environment.
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Inévitable : « une suite de choix » oblige à se déterminer dans un temps court, sans pouvoir prendre du recul ou pouvoir peser chaque option. Cet aspect contraint le joueur à utiliser davantage l’intuition que la réflexion et à valider la première option satisfaisante, technique caractéristique du choix ludique et humain au contraire de celui de la machine, qui, elle, peut brasser toutes les solutions possibles en une fraction de seconde.
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Équitable : « aucune alternative n’est clairement meilleure que les autres ». Par exemple l’expression « la bourse ou la vie » n’est pas un dilemme, puisque la première n’a plus de valeur sans la seconde. Les options doivent donc être équivalentes dans l’absolu afin de susciter l’hésitation, et donner du poids à la décision chargée de trancher cette hésitation.
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Ambivalent : « mais celles-ci ne sont pas uniformément attractives ». Un choix doit être une bifurcation qui engage le joueur dans une voie plutôt qu’une autre. À l’instar de cette image, tant qu’on ne choisit pas on reste à équidistance de chaque choix. Décider revient ainsi à s’éloigner des alternatives non retenues pour se rapprocher de l’option choisie. Choisir, de cette façon, représente toujours à la fois un gain et une perte, qui rend le choix plus décisif encore, à savoir qu’il coupe le joueur des potentialités de l’indécision.
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Incertain : « aucune alternative n’est clairement meilleure » signifie aussi que si le choix est explicite, puisque toutes les options sont connues, il subsiste toujours une incertitude, qui constitue la prise de risque (dans un défi, c’est-à-dire un jeu où le joueur joue contre l’environnement12) et conditionne la réaction de l’adversaire (dans une compétition).
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Irrémédiable : « Le joueur doit être à même de choisir en connaissance de cause », c’est-à-dire qu’il doit être informé des conséquences positives et négatives de son choix. Si le choix n’est pas irrémédiable, le joueur est confronté à un problème qu’il peut résoudre par simple stratégie d’essai/erreur. C’est ce dernier aspect qui distingue le jeu de la résolution de problème où il est possible d’annuler un choix pour en choisir un meilleur.
Ces cinq critères définissent le dilemme ludique. Ils ne sont pas présents tous à la fois dans la plupart des choix ludiques, afin de préserver la courbe de rythme du jeu qui doit alterner moments de tension et de détente, mais ils le sont nécessairement au moment du climax afin d’offrir la tension nécessaire au paroxysme de la partie.
4. Les systèmes non résolus
Le dilemme ludique définit des choix intéressants parce qu’inévitables, équitables, ambivalents, incertains et irrémédiables. L’interaction, qu’elle soit envisagée comme un pont entre la décision et la réalisation, ou entre le joueur et l’adversité, est une décision contextualisée, à la fois réalisée et relative à l’environnement de la partie. Les interactions doivent donc être équivalentes dans l’absolu, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de Sid Meier qu’« aucune alternative n’est clairement meilleure que les autres ». Seule l’interaction entre les joueurs et le système ludique (en ce sens qu’un jeu, en tant que système, définit un ensemble de relations) va faire pencher notre balançoire à bascule d’un côté plutôt que de l’autre, emportant la décision.
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Comme le fait remarquer Jean-Marie Lhôte : « En français, « je » et « jeu » n’offrent pas seulement une ressemblance phonétique, leur rencontre témoigne curieusement d’une parenté de sens. Le jeu est en effet avant tout l’expression personnelle d’un individu. » in Lhôte J.-M., 1996, Dictionnaire des jeux de société, p. 272.
Si l’interaction est équilibrée, c’est la subjectivité de chacun, son individualité, qui va peser dans un sens ou dans l’autre : la façon dont le joueur apprécie la situation, son expérience, sa situation psychique et émotionnelle, l’attitude de ses adversaires, les stimulations de son environnement... La liste des facteurs subjectifs de résolution est illimitée. Il ne peut donc y avoir de stratégie dominante ou dominée, puisque si le choix est objectivement équilibré, c’est seulement la subjectivité que le joueur va y introduire qui va créer un déséquilibre en faveur de l’une ou l’autre alternative. Plus encore, confronté ultérieurement à une situation comparable, l’appréciation du joueur peut avoir évolué au point de modifier l’équilibre de notre bascule et de lui faire préférer l’autre alternative. Tout système ludique interactionnel, autrement dit tout jeu, est donc irrésolu en ce qu’il pose une alternative que le joueur doit résoudre. Ce jeu, c’est précisément celui que la langue utilise à propos d’un engrenage qui a besoin de jeu pour fonctionner : sans cette marge de liberté, la mécanique ludique est bloquée, parce que sans interaction avec le joueur, le système ludique cesse d’exister. Un jeu mérite son appellation seulement lorsqu’il est joué, lorsque les joueurs y injectent une part d’eux-mêmes, leur « je13 ».
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En ce sens que la connaissance et l’acceptation préalable des règles est nécessaire au bon déroulement de la partie.
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Morin E., 2005, Introduction à la pensée complexe, p. 10 : « Autrement dit, le complexe ne peut se résumer dans le mot de complexité, se ramener à une loi de complexité, se réduire à l’idée de complexité. La complexité ne saurait être quelque chose qui se définirait simple et qui prendrait la place de la simplicité. La complexité est un mot problème et non un mot solution. ».
Or c’est la personnalité, le style du jeu pratiqué par le joueur qui, en altérant l’équilibre du système non résolu va déterminer l’ampleur de sa réponse contradictoire : celui-ci s’oppose au joueur dans sa progression, mais le soutien quand il faiblit. Par exemple la circonvolution de la balançoire à bascule est limitée par le sol, mais le sol sert d’appui pour la poussée des jambes et permet de relancer la balançoire. Le sol implique donc autant la fin du mouvement que son recommencement. Ce phénomène de rééquilibrage continu est une caractéristique essentielle des jeux, permettant à la partie de conserver son enjeu puisque même les joueurs les moins bien engagés conservent une chance de l’emporter ; et ce jusqu’à ce que le déséquilibre devienne tel qu’il entraîne la fin de la partie. Les jeux de société, soumis à des règles constitutives14, reposent essentiellement sur des systèmes non résolus, ce qui garantit leur rejouabilité : les règles sont identiques d’une partie à l’autre, mais le contexte (joueurs, stratégies, expérience…) évoluant, les interactions se modifient d’elles-mêmes, renouvelant perpétuellement la partie et son intérêt. Leur principe est atomique, puisqu’il rassemble en quelques mécanismes simples une infinité ou presque de combinaisons. Le terme même de boucle de gameplay recouvre cette idée : un retour perpétuel aux principes architectoniques, aux simples qui sont la base de la complexité dans la mesure où ils sont complexes dans leurs rapports, leur interaction, et non dans leur nature. Ce sont des jeux problème, et non des jeux solution, au sens où Edgar Morin (2005, 10) écrit que : « la complexité est un mot problème et non un mot solution15. »
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On peut jouer à un jeu vidéo sans connaître les règles puisque le système interactif autorise seulement les actions possibles, levant l’obstacle de leur apprentissage préalable par le joueur puisque celui-ci les assimile progressivement par essai/erreur, donc déduction.
Les jeux vidéo, dont les règles sont davantage déductives16, utilisent souvent, au contraire, des énigmes fermées, c’est-à-dire qu’ils sont des jeux entonnoirs, conduisant à une solution unique, absolue, qui ne dépend pas du joueur. Or, dès que le joueur découvre la clef d’un verrou scénaristique, le défi disparaît, compromettant de fait l’intérêt de rejouer la partie. En revanche, le joueur n’ayant pas besoin d’assimiler les règles par avance, l’intrusion de la narration dans le jeu favorise l’immersion du joueur qui découvre les règles de façon didactique, au fur et à mesure de son avancement dans la partie : ce sont les jeux de
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Il s’agit de jeux vidéo à trame narrative, ou l’avatar progresse selon une intrigue prédéfinie, et dans ses facultés, qui lui permettent alors d’affronter la difficulté croissante des obstacles.
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On peut également expliquer le manque d’égards pour la rejouabilité des jeux vidéo par le faible retour sur investissement que celle-ci apporte dans une économie comparable par son fonctionnement à celle du cinéma. En effet le coût important de développement ainsi que sa durée, parfois de plusieurs années, nécessaire à la mise au point d’un jeu vidéo d’envergure, alors même que le progrès rapide de la technologie d’affichage rend obsolète les graphismes acclamés hier, poussent les éditeurs à investir dans une expérience de jeu unique, dans tous les sens du terme, plutôt qu’à miser sur une découverte à long terme des potentialités d’un titre, remplacé seulement quelques semaines après sa parution par un autre plus rutilant.
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Les jeux émergents sont proches des jeux de société traditionnels, ils proposent des mécanismes ludiques qui n’admettent pas une solution unique, des interactions entre les joueurs, obligeant à adapter et parfaire sans cesse sa stratégie, et incitant de fait à rejouer. Pour la distinction jeu émergent/jeu de progression cf. Juul J., 2002, « The Open and the Closed: Game of emergence and games of progression », p. 323-329.
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progression17. Ces jeux mettent en avant les centaines d’heures
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d’amusement prédéfini avant d’épuiser le scénario, tel Final Fantasy XII (Square Enix, 2006) dont le compteur d’heures va jusqu’à 1 000, mais dont l’intérêt ludique repose sur la progression de la difficulté plutôt que sur la redistribution des situations de jeu. Même les rares exemples qui intègrent des incitations à rejouer, comme la série des Resident Evil (Capcom, 1996) ne font pas vivre des scénarios réellement différents, mais proposent divers bonus, comme le lance-roquettes à munitions infinies de Resident Evil 418 (Capcom, 2005). Le principe de la sauvegarde, propre au jeu vidéo et permettant de geler un partie trop longue, est désormais un élément de gameplay à part entière qui incite à rejouer certains moments de la partie, les plus difficiles, afin d’optimiser la progression de l’avatar. Les jeux d’émergence19 ont bien tenté à leur façon de proposer une rejouabilité en rupture avec l’interaction ludique traditionnelle par une optimisation de la partie initiale : ce sont les tableaux des scores, héritage des flippers dont sont issus les jeux vidéo, qui poussent le joueur à recommencer sans cesse la même partie pour améliorer sa performance.
Il existe cependant des jeux vidéo qui ont su pleinement tirer parti des systèmes non résolus pour garantir le renouvellement de leur déroulement. Team Fortress 2 (Valve, 2007) propose ainsi neuf classes de personnages réparties pour un tiers en attaquants, un tiers en défenseurs et un tiers en unités mobiles. Ce faisant, cette division reprend des critères identiques à ceux des unités des jeux de stratégies à relation non transitive que nous avons critiqués. Pourtant ici aucune classe de personnage n’est faite pour l’emporter mathématiquement sur une autre, et inversement. En effet si une classe de personnage peut à la fois être résistante et puissante (à l’instar du mitrailleur, une brute épaisse armée d’une Gatling), sa mobilité est si faible qu’en dehors d’un terrain découvert elle perd son avantage. Inversement l’éclaireur, très mobile mais peu endurant et légèrement armé, est particulièrement vulnérable en terrain découvert. Or, comme il s’agit d’un jeu par équipes dont l’objectif est la capture de mallettes ou de points de contrôle qui se trouvent à proximité du camp adverse, un personnage ne peut l’emporter à lui seul. C’est la combinaison pertinente de l’attaque, de la défense et des prises de terrain qui fait la différence. De plus, les rôles de chaque personnage au sein de l’équipe ne prennent toute leur ampleur que combinée aux autres : l’infirmier peut rendre invulnérable un autre personnage pendant quelques secondes, l’ingénieur peut approvisionner ses coéquipiers avec son distributeur, le sapeur peut miner le terrain… si bien que c’est toujours l’équipe la mieux organisée qui l’emporte.
- Note de bas de page 20 :
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Une interaction limitative est une réponse négative du système ludique aux actions du joueur, en contradiction avec sa progression de façon à maintenir le défi et la tension de la partie. Cette interaction correspond aux séquences 1 (But) et 3 (Opposition) de notre modèle hédoniste du jeu.
- Note de bas de page 21 :
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Une interaction incitative est une réponse positive qui vient soutenir l’action du joueur en lui donnant sens et motivation. Cette interaction correspond aux séquences 2 (Moyen) et 4 (Conséquence) de notre modèle hédoniste du jeu. L’alternance des séquences limitatives et incitatives dans notre modèle hédoniste du jeu est l’expression même de l’essence interactionnelle de tout système ludique.
Ces boucles de gameplay sont des systèmes non résolus qui, en tant que tels, participent au rééquilibrage de la partie. Par exemple, choisir une classe de personnage qui se combine efficacement avec une autre est un avantage… qui peut tourner à l’inconvénient si le personnage complémentaire est éliminé, laissant le vôtre en position de faiblesse. La conception même des terrains de jeu fait écho à ces équilibres paradoxaux : si un joueur donne l’assaut au quartier général adverse, se rapprochant ainsi de son objectif (mallette à rapporter ou point de contrôle à capturer), il se rapproche ce faisant du point de réapparition des défenseurs, leur permettant de le contrer plus facilement en gênant du même coup sa pénétration dans la base adverse. Ce mécanisme fondamental de rééquilibrage limite les risques d’échappée d’une équipe qui a pris l’initiative, conservant à la partie sa tension jusqu’à la réalisation complète des objectifs. Le principe même de courbes de progression, utilisées par les professionnels, est intimement lié à l’interaction avec le système non résolu, qui offre un défi qui s’adapte sans cesse à la pugnacité des joueurs, en interaction avec leur efficacité à l’image des quintaines médiévales : plus le coup porté est vigoureux, plus le retour de bâton est cinglant, d’où la représentation en courbe bien connue des différents indices de progression. Ainsi plus le joueur progresse, plus les apprentissages sollicitent ses capacités cognitives (courbe d’apprentissage, interaction limitative20), plus il s’implique dans l’aventure plus le rythme devient intense (courbe de rythme, interaction incitative21), plus le joueur avance dans la partie plus sa progression est difficile (courbe de difficulté, interaction limitative), plus il remplit d’objectifs plus ses récompenses sont importantes (courbes de récompense, interaction incitative).
5. Interaction ludique et interactivité vidéoludique
- Note de bas de page 22 :
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Traduction du fragment 8 citée in Campbell J., 2010, Le héros aux mille et un visages, p. 49.
Que les dissemblables soient réunis et de leurs différences jaillira la plus belle harmonie ; rien ne se fait sans lutte.22
Héraclite, Fragments
- Note de bas de page 23 :
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Cf. la citation en préambule de l’article.
On peut situer le plaisir qu’on retire du jeu (jeu vient de jocus, la joie) entre la relation (game a pour racine gaëlique ga-mann, rassemblement de personnes, communion) et l’action (game comme jeu désignent historiquement la compétition sportive). Le fruit de l’action et de la relation ludiques est naturellement l’interaction, qui se situe au cœur du système ludique, au cœur du jeu. Ce dernier stimule l’action réciproque qu’est l’interaction qui, tel le mouvement perpétuel d’un pendule, en constitue pourtant le point d’équilibre tout en ne cessant jamais de battre. Le jeu est tout à la fois le système et ce qui l’anime, le game et le play, la liberté et la légalité, le plaisir et la cause. Le jeu est interaction, l’interaction est jeu. Définir ce jeu interactionnel, pour paraphraser Stefan Zweig23, comme une œuvre inachevée, un système non résolu, c’est faire du joueur sa fin et sa solution ; c’est faire du plaisir l’interaction entre ce jeu perçu comme une structure et un joueur autant émetteur que destinataire, puisqu’en perpétuelle interaction avec le système ludique. C’est enfin ouvrir de nouvelles perspectives pour l’évaluation et la conception des jeux selon cet angle interactionnel.
- Note de bas de page 24 :
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Par exemple, le climax scénaristique que représente l’affrontement avec Jack Krauser, un ancien allié tenu pour mort, dans Resident Evil 4, peut-être simplement évité en découvrant que seul un temps imposé de quelques minutes rend cet ennemi invulnérable. Jouer le chronomètre, grâce à la sécurité de la sauvegarde qui autorise à reprendre autant de fois que l’on veut le passage, désactive alors la difficulté, tout au moins la scénarisation, de cet affrontement paroxystique.
- Note de bas de page 25 :
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Contrairement à la plupart des jeux pour lesquels un bouton quelconque de la manette peut être utilisé pour une action de façon interchangeable, le direct mapping est le fait de demander au joueur de mimer l’action réelle. Saisir la Wiimote comme on le ferait d’un manche et s’en servir d’épée pour frapper les ennemis à l’écran est un exemple de mimétisme que seule la technologie autorise.
Car penser l’interaction, c’est comprendre enfin les racines de l’interactivité et, par elle, la spécificité du jeu vidéo. Or si l’interaction est la caractéristique constitutive du jeu, alors la technologie est ce qui caractérise la composante vidéo. L’interactivité, entre interaction et technologie, serait donc au cœur du jeu vidéo. En effet, la technologie n’est pas seulement un moyen ou un support à l’interaction, elle donne sa physionomie, entre potentialités et contraintes, au vidéoludique. Nous avons déjà évoqué le cas de la sauvegarde, imposée par le nombre d’heures nécessaire pour achever une partie, qui devient un aspect que tout game design de jeu de progression doit intégrer, puisqu’une difficulté reposant sur l’effet de surprise peut être levée du simple fait qu’il est possible, grâce à la sauvegarde, de recommencer une situation de façon informée24. En donnant à vivre par le truchement d’un avatar un univers de fiction, la technologie impose des contraintes de réalisme, mais produit également ses propres lois physiques qui seraient inconcevables sans l’expérience de la virtualité. Décrire un rebond en trois dimensions serait un casse-tête alors que le jouer est intuitif et immédiat grâce à la technologie. De même un univers vidéoludique possède un plaisir d’exploration sensitif auquel les manettes à retour de force, ainsi que le direct mapping25 de la Wiimote, apportent une concrétisation, une réalité qui estompe la frontière entre réel et virtuel. La technologie tend à favoriser toujours plus le réalisme, et à travers lui, l’immersion, cette illusion d’être plongé au cœur de l’action, de s’identifier à son avatar. Mais c’est la capacité de calcul des ordinateurs qui permet de déléguer règles et résolution d’actions à la machine, accélérant du même coup le temps du jeu au point de le faire coïncider avec le temps réel, rendant l’univers ludique immédiat et familier. Décision et action sont alors simultanées, le choix conditionnant l’action et inversement, à l’instar de ce qui ce passe en situation réelle, alors que généralement les jeux de société les segmentent par le tour de jeu.
- Note de bas de page 26 :
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Des films sont inspirés de jeux vidéo à succès, certains cadrages utilisent la vue subjective des jeux de tir, des dessins animés leur empruntent leur thème ou leur représentation, et le cinéma interactif se cherche encore.
La technologie donne à l’interactivité une totale altérité, en définissant non seulement un nouvel espace, l’ailleurs de la fiction, et un temps accéléré, l’immédiateté qui est le temps de l’action, mais aussi un partenaire, reflet inversé de nous et de nos actes, par la prise en charge par le système de partenaires et d’adversaires virtuels. L’interaction ludique, qui est un va-et-vient entre la conscience de jouer et le fait d’être captivé – pris au jeu – se voit ainsi mise en résonance, secondée et potentiellement décuplée, par l’interactivité. Le jeu vidéo, en jouant sur l’ambiguïté ludique entre univers réel et fictif (réalité augmentée, réalité virtuelle), entre narratologie et ludologie (cinématiques vs gameplay, progression vs émergence) entre relation et autotélisme (massivement multijoueur vs jeux hypnotiques comme Bejeweled), entre interaction et technologie (amusement vs réalisme, système non résolu vs action dramatique) peut élaborer un discours spécifique. Le jeu en tant qu’expression vidéoludique, est à la frontière de différents arts (littérature, théâtre, peinture, musique, cinéma), mais en tant que jeu, il est d’abord un voyage entre la conscience et l’être, voyage dont le but est le plaisir, satisfaction de nos besoins inconscients. Il ne s’agit donc pas de tirer le jeu vidéo vers l’une ou l’autre dimension, ce qui reviendrait à l’amputer d’une part essentielle de lui-même, mais au contraire de proposer des voies d’exploration qui l’affirmeraient en tant que medium original et autonome, où le domaine vidéoludique permettrait d’expérimenter ce qu’aucun autre art ou jeu n’autorise actuellement. Lorsque l’impression a fait son apparition au XVe siècle, les manuscrits ont tenté d’imiter sa perfection, entérinant par cela même leur obsolescence. Au XIXe siècle la peinture a failli tomber dans le même piège en copiant servilement, dans un premier temps, la photographie naissante, pensant que l’idéal de représentation du réel était enfin atteint, avant de comprendre que celui-ci n’avait jamais été qu’un moyen et non une fin. Le jeu vidéo est aujourd’hui encore à la recherche de modèles, courant après le cinéma (même si ce dernier le lui rend bien26) ou les jeux traditionnels, alors que ses potentialités sont ailleurs, dans le jeu entre les différentes dimensions que nous avons évoquées. Pas tout à fait jeu ni cinéma, le jeu vidéo doit naviguer entre ses deux parents afin d’assumer son héritage et d’affirmer sa place.
L’interactivité peut alors être envisagée comme la fusion ou la confrontation de ses deux composantes constitutives, vidéo et ludiques (autrement dit réalité et symbolisme), voire leur dépassement :
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La fusion ([U] ambiguïté) joue sur la rencontre du virtuel et du réel à travers des jeux qui en estompent les frontières. In Memoriam (Ubisoft, 2003) fait entrer la fiction dans le réel en demandant de résoudre une enquête fictive dans le monde réel : informations à rechercher sur les sites web de grands quotidiens, sms reçus sur le téléphone du joueur... Crayon Physics Deluxe (Kloonigames, 2009) invite au contraire le réel dans la fiction en proposant au joueur de déplacer une balle au moyen d’objets que celui-ci dessine et qui se trouvent aussitôt dotés des caractéristiques physiques de leurs homologues réels (dessiner un cube avec des pneus lui permet de rouler par exemple). The secret of Monkey Island (LucasArt, 1990) instrumentalise la réalité pour en faire des éléments ludiques : le scénario raille les limites technologiques du support et du genre, et le joueur peut faire téléphoner – virtuellement – le héros à la hotline du jeu pour demander son chemin, le jeu peut exiger du joueur d’insérer une disquette qui n’existe pas ou, lors d’une chute du personnage, afficher un écran de mort pour faire croire au joueur qu’il doit recommencer la partie, avant d’indiquer que c’est une plaisanterie, etc. Entre ambiguïté et complicité, ces jeux réconcilient rêve et réalité.
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La confrontation ([<>] ambivalence) met au contraire en scène l’opposition de la réalité et de la fiction, du réalisme et de l’enchantement, prenant ouvertement le parti de l’un ou de l’autre. Dans Super Paper Mario (Nintendo, 2007), le jeu fait s’affronter les modes de perception différents de la 2D et de la 3D dans un monde naïf, proche des dessins d’enfants, où la recherche de solutions rationnelles faisant appel à la physique de la troisième dimension, obligent l’esprit du joueur à sortir de l’illusion pour penser la logique de la scène. Entre illusion enfantine et questionnement scientifique, le plaisir est celui de passer d’une réalité à l’autre en même temps que d’un monde à l’autre. Dans Echochrome (Sony, 2008), c’est en faisant tourner la vue autour d’échafaudages parsemés de chausse-trapes que l’on peut faire échapper les petits personnages qui les arpentent aux abîmes qui les guettent : en effet un trou que le joueur ne voit plus est un trou qui n’existe plus. La réalité est alors la solution de la fiction, sa fin au double sens du terme. The Dark Eye (Inscape, 1995), au contraire, vous balade entre les héros torturés d’un spectacle de marionnettes où la possibilité de changer de personnage finit par vous faire douter de votre identité et du sens de l’histoire : êtes-vous le héros ou le spectateur impuissant, le bien ou le mal ? Après tout, l’un et l’autre ne seraient-ils pas un seul et même principe ? La fiction peut faire douter de la réalité.
- Note de bas de page 27 :
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Lautréamont, Les Chants de Maldoror, chant VI, §1
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Le dépassement ([∞] réflexion) n’est ni fusion ni confrontation, mais propose des expériences inédites, où les concepts de réalité et de jeu ne servent qu’à questionner le joueur, et l’homme derrière lui, à l’image de Flow (Sony, 2006) qui, dans l’océan primordial, donne au joueur à prendre soin d’une amibe, sa manipulation se faisant en inclinant simplement la manette de PS3 et laissant la part belle aux sensations et à la sérénité. Dans le même esprit, l’opus suivant, Flower (Sony, 2009), fait du joueur un vent pollinisateur. Mais le domaine est encore essentiellement occupé par les jeux conceptuels où le message est souvent peu compatible avec une logique commerciale : Passage (Jason Rohrer, 2007) fait réfléchir sur la brièveté de la vie et son sens en 5 mn, alors que I fell in love with the majesty of colors (Kongregate, Gregory Weir, 2008) questionne la notion de bien et le mal et celle de préjugé. Dans Levers (Vectorpark, Patrick Smith, 2004), le joueur expérimente tout simplement ce que Lautréamont entendait par « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie27. » Autant d’expériences difficilement imaginables sur d’autres supports, dont le statut de jeu ne tient que grâce à l’interactivité qui la sous-tend.
Ainsi l’interactivité, sans renier son héritage interactionnel mais en le réactualisant au contraire, participe à la constitution d’une expression à la fois originale et pleinement ludique, le langage vidéoludique.