Responsable de la recherche dans une filiale d’Ernst and Young (EY Intuitive) spécialisée en expérience utilisateur (UX), Victor Yocco est détenteur d’un doctorat de l’Ohio State University en éducation environnementale et a publié plusieurs articles sur le UX dans des revues scientifiques ainsi que dans des magazines professionnels reconnus. D’une certaine façon, l’ouvrage qu’il propose s’inscrit dans la lignée des How to get people to do stuff (Weinschenk 2013), Designing with the mind in mind (Johnson 2014), Designing for behavior change (Wendel 2014), 100 more things every designer needs to know about people (Weinschenk 2016), etc., où des concepts de psychologie sont présentés comme éléments de base susceptibles d’orienter et de justifier certaines stratégies de design. Malgré la présentation matérielle un peu terne (toujours embêtant pour un ouvrage de design), le contenu se démarque par la présence de nombreux exemples, de cas réels, de quelques exercices d’approfondissement, de synthèses en fin de chapitres et de bibliographies complémentaires.
Dans l’ouvrage de 210 pages, Yocco a sélectionné sept théories, modèles ou concepts fondamentaux de psychologie qu’il intègre dans un cadre de « science de la persuasion ». Bien que les exposés soient surdécoupés (trop de paragraphes et de divisions encombrantes), parfois exemplifiés avec des cas limites et trop souvent ténus en précisions scientifiques – l’argument de la lisibilité ne nous convainc pas –, la proposition globale de l’auteur est ambitieuse et nous paraît potentiellement structurante et nourrissante pour un designer dont l’utilisabilité ou l’esthétique ne serait que le seul credo. Avant de se lancer dans la présentation des principes ciblés, l’auteur met en garde le lecteur quant au recours aux dark patterns, stratégies de design qui ont pour but de tromper l’utilisateur. Yocco rejette cette approche et se défend bien de promouvoir une approche négative de cette science qu’il entend bien inculquer à son lectorat.La matière présentée demeure très dense, et les principes n’ont pas de frontières étanches entre eux, ce qui est bien sûr presque inévitable compte tenu du propos. Malgré la présence d’un dernier chapitre intégrateur – peu réussi à notre avis –, on ne se sort pas de l’impression que les principes sont présentés de façon isolée et non en système, ce qui entraîne, à l’occasion, un effet de redondance. Si le design pédagogique de l’ouvrage ne nous semble pas à point, le menu thématique, en revanche, vaut quant à lui le détour, notamment en ce qui concerne les trois premiers principes. Principe #1 : recourir à la théorie du comportement planifié (Theory of planned behavior) pour modifier le comportement final de l’utilisateur. Ici, l’auteur, conformément à la théorie évoquée, nous indique que le comportement espéré pour un utilisateur repose sur trois piliers qu’il est possible de modifier par le design : 1) changer, si elles sont négatives, les perceptions de l’utilisateur en ce qui concerne le comportement à adopter, 2) renforcer la perception d’une norme sociale favorable à ce comportement et 3) améliorer la perception de maîtrise du processus ou de l’objet impliqué dans ce comportement (une zone d’intervention toute indiquée pour l’utilisabilité). Principe #2 : Yocco nous propose ensuite de prendre en compte les importants travaux de Tversky et Kahneman sur l’aversion à la perte (loss aversion) et les heuristiques de jugement. En plus d’évoquer l’effet de certitude et l’effet de disposition, Yocco présente une typologie exemplifiée de six heuristiques à comprendre pour améliorer le design numérique (et, soyons honnêtes, le marketing en ligne) : heuristiques de disponibilité, d’affect, de familiarité, de rareté, les stéréotypes et l’intensification de l’engagement (escalation of commitment). Principe #3 : développé dans le contexte spécifique du numérique, le modèle comportemental de Fogg est résumé dans l’équation emblématique de ses travaux menés à Stanford : B =mat, où le comportement espéré (behavior) est possible à condition que l’utilisateur soit motivé (motivation), capable de passer à l’action (ability) et en présence d’un déclencheur (trigger) qui saura l’amener à prendre la décision de passer à l’action (on ne peut s’empêcher de penser au concept du flow de la psychologie positive de Csikszentmihalyi). Ces déclencheurs sont de trois types : facilitateur (ex. : aide contextuelle dans un formulaire), signalétique (ex. : l’icône du panier d’achat) et spark (étincelle) (ex. : développer un évènement de type vente 24 heures).
Davantage liés aux techniques de la persuasion, les autres principes sont aussi intéressants mais sont de toute évidence à rapprocher de l’art de la vente. Principe #4 : le design pour influencer (persuasive design) repose sur une gamme de stratégies déjà bien connues. Cependant, le principe de réciprocité est sans doute le plus puissant de l’arsenal : influencer une personne en créant un sentiment d’obligation à l’endroit de la marque ou du produit (ex. : offrir du contenu gratuitement en échange d’un engagement plus profond et durable). Principe #5 : ici, Yocco s’aventure entre autres sur le terrain de la théorie de l’identité sociale et emprunte aussi à la théorie de l’auto-catégorisation. Il invite les designers à concevoir des éléments susceptibles de créer un « alignement » entre les traits caractéristiques de l’identité sociale du consommateur (à partir d’ici, il nous est de plus en plus difficile de recourir au terme utilisateur) et les caractéristiques du produit ou du service. Yocco poursuit avec les concepts de comparaison et de validation sociales et introduit au passage le concept de leader d’opinion. Principe #6 : l’ouvrage aborde ensuite le cadrage (framing), sans doute le principe le plus connu chez les designers (introduit de façon importante dès la première édition des Universal Principles of Design de Lidwell et coll. en 2003). Rien de neuf sous le soleil ici à l’exception peut-être de la typologie des techniques de cadrage, dont le recours au Spin (« Spin presents a concept in a way that conveys a value. Spin doesn’t necessarily mean lying to people, but it’s a form of propaganda », p. 147). Principe #7 : enfin, Yocco complète son panorama avec la présentation de l’Elaboration Likelihood Model (ELM), modèle qui prend surtout en compte le déploiement des faisceaux attentionnels (central et secondaire). L’idée est de manipuler l’attention pour amener le consommateur à traiter l’information désirée. Indice du fonctionnement de la chose : recourir notamment aux évocations de nature sexuelle pour attirer l’attention.
Porter à la connaissance de la communauté de design ces puissantes « mécaniques » psychosociales nous apparaît très certainement bénéfique et méritoire. Cependant, malgré la promesse de ne pas tomber dans les dark patterns, l’auteur ne s’élève pas vraiment au-delà des considérations marketing de base (ex. : vendre plus, attirer plus de visites, etc.), ce qui procure une lecture sur fond de léger malaise qui ne se dissipe pas vraiment (qui s’aggrave en fait). L’effet est sans doute amplifié par ce ton très affirmé de l’exposé qui ne montre aucune réserve quant aux impacts attendus des mécaniques présentées ni aucune critique des modèles convoqués. Yocco prive ainsi son exposé d’un degré de nuance et de précision qui aurait pu faire l’objet d’un huitième principe. C’est peut-être beaucoup demander à un ouvrage d’introduction à l’usage d’un lectorat non spécialisé. Mais c’est aussi peut-être l’incontournable prix à payer pour éviter un mauvais usage de ces principes.