Les TICE vues par les enseignants :
entre visées éthiques et attentes institutionnelles
Partant du constat que les instructions officielles réactualisent la nécessité de l’intégration des TIC à l’école, nous cherchons à comprendre pourquoi ces discours ne se traduisent pas dans l’usage que les enseignants font des TICE. Divers rapports rendent en effet compte des usages limités de ces supports dans les salles de classe. À partir d’une enquête qualitative réalisée auprès d’enseignants, nous dégageons quatre styles d’usage des TICE exprimant à chaque fois les tensions qui émanent dans le discours des pédagogues entre leurs visées par rapport au geste d’enseigner et les attentes institutionnelles.
Based on the observation that the government insists on the necessity to develop the use of ICT at school, we wonder why these statements are not translated into the teachers’ uses. Various reports summarize the limited uses of ICT in classrooms. After several qualitative interviews with teachers we bring out four different style of uses expressing each time tensions in-between teachers’ expectancies towards the act of teaching and institutional aims.
Introduction
En 2012, Vincent Peillon, alors nommé ministre de l’Éducation Nationale, lançait une nouvelle stratégie pour « faire entrer l’École dans l’ère du numérique ». Succédant à d’autres réformes, elle ne faisait que confirmer la volonté politique, déjà ancienne, d’intégrer les supports numériques à l’éducation. Les Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement (TICE) devaient alors répondre à plusieurs objectifs : 1) assurer l’égalité des chances ; 2) arriver à la réussite scolaire de tous les élèves ; 3) insérer de jeunes diplômés dans la vie professionnelle ; 4) mieux associer les parents au projet éducatif de l’école. Cet espoir placé dans le numérique nous surprenait. Comment des technologies, aussi puissantes soient-elles d’un point de vue technique, pouvaient-elles apporter autant de changements à l’éducation ? Et surtout, pourquoi cela ne se traduisait pas dans les usages observés sur le terrain ? En effet, selon les rapports officiels (Alluin, Billet, & Gentil, 2010 ; Durpaire, et al., 2011 ; OCDE, 2015 ; Pène et al., 2014 ; Pérez et al., 2012), les usages des TIC ne se développent pas à la hauteur des espérances des instructions ministérielles. Les enseignants ne sont pas, dans leur majorité, des usagers quotidiens des TIC avec leurs élèves en classe. Nous avons alors voulu comprendre ce paradoxe entre d’un côté des discours présentant le numérique comme indispensable et de l’autre des usages limités dans les salles de classe. D’où vient cet écart ? Pourquoi les usages ne sont-ils pas en accord avec les discours ?
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Dans notre thèse, nous expliquons en détail la méthodologie adoptée pour mener les entretiens et pour les analyser (Bellair, 2016, p. 240-289).
En nous appuyant sur une enquête qualitative réalisée entre 2012 et 2013 avec vingt-sept enseignants des trois départements de l'ex- Région Limousin, nous avons cherché à expliquer ce décalage. Nous ne reviendrons pas ici sur la méthodologie mise en place pour mener et analyser les entretiens mais sur les résultats obtenus1. Fondée sur la sémiotique tensive, l’analyse des entretiens nous a permis d’appréhender en quoi et comment les usages des TIC s’insèrent plus ou moins dans la pratique plus générale du métier d’enseignant.
Avec les différents styles d’usage dégagés, nous n’opérons pas de réduction du sujet à son simple rôle d’usager des TIC mais nous prenons en compte le fait que ce rôle est fortement influencé par ses expériences. Josiane Jouët invite à prendre en considération « l’appartenance des usagers à d’autres "mondes sociaux" » (Jouët, 2011) afin de ne pas tomber dans une forme d’empirisme consistant à ne définir le sujet qu’en fonction de ses productions ou traces numériques. Serge Proulx abonde en ce sens en critiquant l’exemple d’Amazon dont le dispositif technique « réduit la personne à n’être qu’un consommateur-avec-des-goûts alors que l’être humain est beaucoup plus que cette description sans qualité » (Proulx, 2015). En évitant le déterminisme technologique aussi bien que le déterminisme social, nous nous focalisons sur les perceptions des sujets interrogés à propos de la rencontre plus ou moins féconde de leur pratique d’enseignement avec l’usage des TIC.
Dégager des styles d'usage
De la sémiotique tensive
Les styles d’usage issus des entretiens reposent sur la sémiotique tensive telle que développée par Jacques Fontanille et Claude Zilberberg (Fontanille & Zilberberg, 1998). Se fondant sur une approche phénoménologique de l’analyse de discours, cette dernière propose de rendre compte de son devenir perceptif (Fontanille, 1999, p. 7). La sémiotique tensive se comprend alors comme un autre point de vue sur la sémiosis, abordant celle-ci sous son aspect processuel et s’attachant « à la signification en acte, à la présence signifiante, à l’actualité de la présence sémiotique » (Fontanille, 1999, p. 8).
La perception du sujet joue ici un rôle déterminant. C’est là que réside, selon nous, tout l’intérêt de ce dispositif conceptuel contrairement à une analyse narrative « classique ». Se fixer sur la perception du sujet d’énonciation permet d’être plus spécifique au discours étudié sans chercher à en dégager des structures d’organisation générale.
aux styles d’usage.
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Nous renvoyons à la définition de milieu développée par Augustin Berque avec le concept de médiance où la réalité est toujours l’interprétation d’une relation entre un milieu et un sujet. (Imanishi & Berque, 2015, p. 176)
Avant d’être un système de valeurs, les discours des enseignants se conçoivent alors comme un ensemble de perceptions de l’objet TIC par rapport à leur manière d’être enseignant, à leur métier, à leur institution et ses injonctions, à leur perception des élèves. Chaque enseignant nous donne une manière singulière de vivre son métier avec les TIC. Leurs discours obtenus après entretien ne se rapportent pas seulement à l’objet en tant que tel mais aussi au milieu2 dans lequel ils évoluent. Ainsi, la perception n’est pas pure et abstraite mais ancrée dans la réalité spatio-temporelle de chaque sujet. De plus, percevoir un objet ne se limite pas à déceler ses effets de présence mais aussi à interagir avec lui (Landowski, 2009). Interroger le rapport des enseignants aux TICE, c’est aussi revenir sur leur manière de percevoir cet objet au sein d’une situation d’apprentissage.
Nicole Pignier propose de définir le style en tant qu’expression d’une sensibilité particulière. Il se constitue à partir d’un jeu permanent entre forces de vie et formes du dire. L’instance énonçante – dans notre cas l’enseignant – devient le lieu de la sémiose : elle fait émerger le sens de l’usage ou du non-usage des TIC en tant qu’orientation dynamique perceptive (Pignier, 2012, p. 18). La mise en discours devient ainsi révélatrice et fondatrice d’une perception singulière et les différents styles d’usage ne font pas qu’exprimer une manière de faire, mais aussi une manière d’être au milieu. Cela se remarque quand il est question de la dimension éthique de l’usage par exemple. En effet, certains enseignants se sentent bousculés d’un point de vue éthique quand l’institution scolaire leur demande de faire « usage massif » des TIC parce que la prééminence accordée à la finalité technologique est en contradiction avec les valeurs qu’ils portent.
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Les schémas tensifs utilisés ici servent à formaliser les perceptions des enseignants représentées selon deux opérations élémentaires : la visée (plus ou moins intense) et la saisie (plus ou moins étendue). Définies comme des opérations de guidage du flux d’attention, la visée et la saisie sont les deux axes de contrôle à partir desquels un phénomène donné peut prendre place et advenir dans le champ discursif. (Fontanille, 2003, p. 39)
Les styles d’usage expriment un ensemble de questionnements. Ainsi chaque style exprimé rend compte d’un certain nombre d’interrogations, et ce, peu importe l’usage fait des TIC en classe. Cela nous conduit à analyser les perceptions de l’objet TIC selon des axes de visée et de saisie qui formalisent le questionnement suivant : les enseignants saisissentils les TIC pour répondre à leurs attentes sur leur profession, sur l’acte d’enseigner ? Le schéma tensif3 alors obtenu représente le rapport entre, d’une part, sur l’axe de la visée, les attentes des enseignants, plus ou moins intenses, par rapport au geste d’enseigner et non simplement par rapport aux TIC ; et d’autre part, sur l’axe de la saisie, l’apport, plus ou moins étendu, des TIC à l’enseignement selon le discours de chaque professeur. Nous interrogeons ici les tensions qui s’instaurent entre les visées éthiques des enseignants et celles de l’institution, qui, dans le cas des TIC sont le plus souvent divergentes.
La diversité des styles
Un style mythique : technophiles et technophobes
Ce style, minoritaire dans notre corpus, fonctionne sur le régime de la croyance. Il repose sur une perception fascinée de l’objet. Les enseignants concernés sont en effet subjugués par l’objet TIC. Selon eux, les TIC sont porteuses d’un autre monde et la conjonction du sujet de l’action avec cet objet va le construire, pour le meilleur ou pour le pire. Les discours les plus représentatifs de ce style sont aussi les plus opposés au niveau du contenu. D’un côté l’humain peut être et doit être assisté par la machine parce qu’elle apporte forcément du mieux-être ; de l’autre, l’usage des TIC s’apparente à une destruction, une dégénérescence de l’humain.
Une perception angoissée ou exaltée de l’objet
La perception fascinée de l’objet relève soit d’un fort enthousiasme, soit à l’inverse, d’une peur profonde. Nous retrouvons une dimension passionnelle dans le discours et c’est en ce sens que nous utilisons le terme de « fascination ». Les enseignants deviennent en effet subjugués par l’objet TIC à tel point qu’il devient le centre de leur discours. C’est l’actant principal et omnipotent. Le style mythique repose sur une croyance, celle que les TIC sont porteuses d’une révolution pour l’être humain, positive ou négative. Avec ce point de vue technocentré, les TIC vont créer un autre monde.
Pour certains enseignants, faire usage des TIC entraîne forcément un cercle vertueux, où le rapport à l’objet amène systématiquement un développement positif de l’être humain et donc une meilleure éducation (plus ouverte, moderne, tournée vers le progrès). Faire usage des TIC conditionne la construction d’une meilleure école, où tous les problèmes rencontrés aujourd’hui seront résolus. Ce rapport forcément positif note une image exaltée de l’objet. La croyance en sa capacité à créer un autre monde le rend irrésistible. Il n’y a pas de place laissée à l’alternative, les TIC sont la solution irrémédiable.
À l’inverse, on trouve une perception angoissée de l’objet où son usage est source de destruction pour l’éducation. Ici aussi, nous retrouvons un fonctionnement fondé sur une croyance mais cette fois-ci, les TIC sont perçues de manière négative. En faire usage sert à endoctriner les élèves et à préparer « le bon consommateur à venir ». On passe à la diabolisation de l’objet qui amène non un enrichissement mais un appauvrissement intellectuel. À nouveau les TIC ont le pouvoir de créer, à elles seules, un autre monde, qui s’apparente à un scénario catastrophe.
Des attentes fortes et des saisies opposées
Dans les deux cas de figure, les attentes, les visées par rapport au métier d’enseignant sont très intenses mais les perceptions diffèrent au niveau de la saisie. En effet, le rapport humain vs machine divise les discours en une saisie très étendue d’une part parce que l’enseignant croit que les TIC apportent une révolution sociale et la solution à tous les problèmes éducatifs. Cela rejoint complètement ses attentes et sa conception du métier. D’autre part, la saisie des TIC est très restreinte voire inexistante parce que l’enseignant est au contraire persuadé que l’usage de ces dernières met fin à l’éducation, qu’il n’y a aucun apport positif pour sa conception de l’enseignement.
Le style sceptique
À l’inverse du style mythique, le style sceptique émane de perceptions d’enseignants pour qui l’illusion du dispositif TIC ne « prend » pas. Ces derniers ne croient pas que les TIC vont résoudre les problèmes de l’éducation, ni ouvrir l’école à de nouvelles possibilités, ni créer une nouvelle éducation. Ils font état d’un ensemble de critiques, parfois virulentes, quant à l’usage et à l’implantation des TIC à l’école. Ils rendent souvent compte d’un dispositif défaillant aussi bien techniquement qu’éthiquement ou pédagogiquement.
Équiper ne suffit pas
Ces critiques s’expriment à différents niveaux et elles se rejoignent toutes sur le même point : les TIC ne sont pas essentielles à l’apprentissage ni au métier d’enseignant. Elles ne comblent pas leurs attentes parce qu’elles ne peuvent pas, selon les enseignants, prendre toute la place. Ils estiment que les TIC sont des outils au même titre que les autres avec leurs spécificités, leurs apports, leurs limites et ils ne sauraient s’en contenter dans le cadre de leur enseignement. En ce sens, ils ont conscience de l’existence de perceptions mythiques mais ils veulent s’en dégager. Pour eux, l’outil participe de leur pratique mais ne la résume pas. Cette vision rejoint tout à fait l’opposition relevée par Pierre Mœglin entre approche productiviste et approche anti-utilitariste.
Le clivage entre ces deux conceptions tient à ce que la première définit sa rationalité par rapport à des buts, quand la seconde le fait par rapport à des valeurs. Celle-là vise l'optimisation de l'éducation comme s'il s'agissait de n'importe quelle autre activité ; celle-ci tient l'éducation pour un droit et une obligation morale et sociale. La première se situe dans l'ordre des moyens ; la seconde dans celui des fins (Mœglin, 2015).
Les enseignants reprochent à l’institution d’avoir cette conception productiviste. Pour eux, il leur est demandé d’intégrer les TIC sans se poser de questions d’ordre pédagogique. Or l’usage des TIC doit amener du sens à la situation d’apprentissage. Ils ne comprennent pas pourquoi il faudrait faire usage des TIC si d’autres outils, qu’ils jugent plus pertinents, ou plus faciles d’usages, sont disponibles. Cet usage « gadget », dénué de sens, va, pour eux, à l’encontre du développement d’un esprit critique chez les élèves.
Un discours démythifiant : des attentes fortes et une saisie restreinte
Ainsi, les enseignants expriment leur scepticisme non pas par rapport aux TIC en tant que telles parce qu’ils ne rejettent pas l’objet. C’est plutôt la manière de procéder de l’institution qui leur pose question, ainsi que les discours qui accompagnent l’objet, tous imprégnés, selon eux, d’illusions sur le rôle et la place des TIC dans l’éducation. Du coup, la saisie de l’apport des TIC est restreinte mais elle n’est pas inexistante. Ce style opère une démythification de l’objet, où le but de l’intégration des TIC n’est pas de révolutionner l’enseignement mais de donner des clés aux élèves pour qu’ils puissent s’orienter dans le monde qu’ils devront construire.
Le style pragmatique : les designers d’usage
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Nous reprenons la définition de Nicole Pignier pour qui le design se comprend comme l’association de deux entités : le dessin (la matérialisation, la mise en forme) et le dessein (les objectifs, l’horizon stratégique) (Pignier, 2012, p. 171172).
Le style pragmatique repose sur l’action des enseignants qui sont parvenus à intégrer les TIC dans leur pratique d’enseignement d’une manière satisfaisante et complémentaire avec leurs attentes, leurs visées sur leur métier. Ces enseignants peuvent s’apparenter à des designers4 d’usage. Ce design d’usage s’appuie sur une dramaturgie des situations d’apprentissage définissant à chaque fois les activités des sujets, leurs rôles et leurs relations intersubjectives. Cette mise en scène se décline en trois étapes : préfiguration, configuration et figuration (Boutaud & Verón, 2007, p. 159). Ainsi, les enseignants préfigurent une situation d’apprentissage en réfléchissant aux potentialités qu’ils veulent offrir à leurs élèves, ils configurent les expériences de ces derniers en leur donnant forme à travers des activités d’enseignement où les TIC prennent place et ils les figurent en faisant cours avec leurs élèves.
Une complémentarité porteuse de sens
Les enseignants de ce style ont en effet défini en amont les objectifs principaux qu’ils souhaitent développer avec les élèves et ils y ont associé l’usage des TIC dans leurs dessins parce que cela donnait du sens à leur façon de faire déjà existante. Les TIC s’insèrent dans leur pratique enseignante parce qu’elles ne la modifient pas mais lui donne au contraire un nouveau moyen d’expression. L’enseignant se saisit ainsi de ce que l’objet lui apporte pour mieux concrétiser ses conceptions de l’enseignement et ses objectifs. Il circonscrit le cadre dans lequel il souhaite faire usage du numérique avec ses élèves, définissant ainsi les limites de ce que les TIC peuvent leur apporter.
Ce style met ainsi l’accent sur la nécessité d’une approche complémentaire des différents supports. L’usage des TIC ne se fait jamais pour lui-même mais rejoint d’autres finalités. Au sein de ce processus de design, les enseignants font aussi preuve d’esprit critique à l’encontre des TIC en précisant les limites de ces dernières. Sur ce point, le style pragmatique rejoint le style sceptique car les deux font état des mêmes critiques en démythifiant le discours des institutions et des promoteurs. Pour les enseignants pragmatiques, l’objet TIC ne peut pas améliorer l’enseignement à lui tout seul, il doit s’intégrer à une pratique qui fait déjà sens pour eux.
Dans ce cas de figure, l’apport des TIC est reconnu, étendu et maîtrisé. Il rencontre là aussi une visée intense des enseignants sur la conception de leur métier qui ne passe pas entièrement par les TIC. Tout comme le style sceptique, le style pragmatique comprend une démarche de réflexion et d’analyse critique de ce que l’enseignant veut apporter à son enseignement avec les TIC.
Le style distant
Le positionnement des enseignants par rapport aux TIC est très détaché dans ce style. Les TIC ne sont pas une partie essentielle de leur conception du métier. Non pas qu’ils ne veuillent pas en faire usage en raison d’une croyance mythique, mais leur fonctionnement sans les TIC leur convient très bien. La place prise par l’objet TIC dans la pratique enseignante est quasi nulle parce que l’intérêt d’en faire usage n’est pas évident que ce soit dans le travail de préparation de l’enseignant ou pendant les cours avec les élèves. Même si minoritaire dans notre corpus, ce style a son importance parce qu’il démontre que l’usage n’est pas la norme. En ce sens, nous rejoignons Sally Wyatt qui, après une étude sur les non-usagers d’internet, conclut :
L'usage de l'internet dans toutes ses formes par les individus, les organisations et les pays est considéré comme la norme, le non-usage étant perçu comme une insuffisance à corriger ou comme besoin à combler. L'hypothèse sous-jacente est que l'accès à la technologie est évidemment souhaitable, la question étant de savoir comment l'augmenter. Les solutions préconisent parfois la mise en place d'investissements en matière d'infrastructure et dans l'éducation publique afin de surmonter l'ignorance et la peur, ou dans la formation et la standardisation pour améliorer l'usage. L'abandon de la technologie par des personnes informées et volontaires n'est pas mentionné. Cette invisibilité reflète la persistance de la domination d'une lecture vertueuse du progrès technologique, de la part des responsables politiques mais aussi au sein de la communauté scientifique (Wyatt, 2010).
L’usage des TIC apporte peu de sens à leur conception du métier d’enseignant d’où l’incompréhension de développer des usages plus importants. Ce style confirme que les enseignants sont avant tout guidés par leur visée éthique et par l’intérêt pédagogique qu’ils voient ou non dans l’usage des TIC. Cela dépend des moments, des situations proposées, des expériences passées etc. Ainsi, les non-usagers reconnaissent que l’objet peut prendre une place limitée dans leur enseignement et y avoir un intérêt mais l’investissement demandé par l’usage des TIC, en termes d’autoformation et donc de temps nécessaire à la maîtrise de cet objet, ne vaut pas le coup, d’après eux, parce que les bénéfices apportés à leur cours leur semblent insuffisants. Jouissant de leur liberté pédagogique, ils décident alors de ne pas en faire usage ou d’en avoir un usage très limité. La saisie de l’apport des TIC est restreinte alors que les visées par rapport au métier sont intenses.
Nous retrouvons ici la même configuration qu’avec le style mythique technophobe (une saisie restreinte et une visée intense) mais les perceptions fondant le discours ne sont pas les mêmes. En effet, le style distant n’accorde pas, ou très peu, d’importance à l’objet TIC. Ainsi, l’objet n’a qu’une place limité dans le champ discursif, il ne conditionne pas l’avènement d’un nouveau monde.
Conclusion
Au final, l’intégration des TIC à l’école fait l’unanimité chez les enseignants. Les valeurs mythiques l’accompagnant beaucoup moins. Contrairement aux études citées en introduction, les résultats de notre travail mettent l'accent sur le souci des enseignants d'interroger les visées éthiques fondatrices des dispositifs d'usages des TIC à l'école ainsi que la possibilité que ces derniers leur laissent de penser leur design d'usage selon des styles différents. Or, les discours au niveau institutionnel sont en cours d’évolution. Le rapport de l’OCDE publié en 2015 marque en ce sens un tournant dans la compréhension des TIC et le rôle qu’elles peuvent jouer dans l’éducation (OCDE, 2015, p. 3). De la même façon, les discours de Mme la Ministre de l’Éducation Nationale n’ont plus le même ton que son prédécesseur. Le numérique n’est plus considéré comme une « recette miracle » pour l’école. Lors de son discours sur la mise en place du plan numérique pour l’école à l’Université de Lorraine le 21 avril 2016, Najat Vallaud-Belkacem s’exprimait en ces termes :
Car, pour être franche, je ne suis pas de ceux qui pensent que le numérique pris isolément est forcément une bonne chose pour l'école. Les résultats de la dernière enquête de l'OCDE sur ce sujet ont montré que le numérique n'était pas une recette miracle. Il ne suffit pas de mettre un élève devant un ordinateur pour que des progrès se réalisent. [...] Si j'agis en faveur du numérique à l'École, ce n'est donc pas parce que je crois naïvement que le numérique est forcément une chance. Le numérique n'est ni bon ni mauvais en soi. C'est une opportunité, dont nous devons nous emparer de manière cohérente.
Ce discours va dans le sens des enseignants et semble démontrer que les différentes visées éthiques, les différents styles d'usage des enseignants pourraient avoir une efficience remettant en cause la marche déterministe que les dispositifs politico-industriels voudraient parfois dessiner. Ces derniers démontrent plutôt une tendance à démythifier les TIC. Perçus comme un outil qui peut ou non apporter sa contribution au sens d’une situation d’apprentissage, ils ne se sentent pas obligés d’en faire usage. Pour eux, l’usage de n’importe quel outil doit être réfléchi et s’intégrer à leur façon de faire. En ce sens, comme le propose Nicole Pignier, on peut parler de design d'usage (Pignier, 2012). Au même titre qu’un manuel, les enseignants ont recours au numérique s’ils y trouvent du sens et si cela correspond à leurs visées, leurs attentes et leurs objectifs.