L’apparition de l’internet 2.0 a permis petit à petit l’essor d’un nouvel axiome pour la narration des récits. Une communication qui était auparavant codifiée et unilatérale, au travers de média tel que la télévision, le cinéma ou encore la radio s’en retrouvaient bouleversés dans son rapport entre ses différents protagonistes, devenant subitement un support bilatéral pour le récit. Se construisit ainsi petit à petit un domaine où le récit pouvait devenir interactif, et le spectateur, sorti de son rôle passif, devenir acteur du récit qui lui était conté. Tel est cet aspect fascinant des récits interactifs que nous présente cet ouvrage écrit par Benjamin Hoguet, auteur et concepteur d’interfaces interactives et cofondateur de la société Racontr.
Comme le rappelle l’auteur, tout récit est en soi une forme d’interface, où contenu et contenant sont étroitement liés et s’incarnent mutuellement. L’utilisation et l’exploitation de l’interface pour narrer un récit répondent à des critères qualitatifs, en termes de langage, d’explicité ainsi que d’expectative, pour lesquels les nouvelles interfaces interactives ne peuvent s’affranchir de codes qu’ont imprégnés leurs prédécesseurs au public.
Afin de démontrer cet héritage tout à la fois indéniable et subtil que les nouveaux médias « interactifs » doivent à leurs ancêtres, un bref historique des interfaces narratives dites « linéaires » nous est présenté, observant à chaque reprise les évolutions et changements dont leur présence encore actuelle, pour la plupart, témoigne. De ce travail ressort le contexte de l’émergence d’une narration dans un monde à présent connecté, et où le spectateur ne désire plus uniquement se contenter d’un rôle « passif », sans pour autant désirer un rôle « mécanique ».
À partir de là, s’opère un regard sur les différentes méthodes d’appréhension, l’auteur parle de « postures » possibles entre un public et une interface narrative, donc plusieurs sont dégagées. Une interface narrative se caractérise donc par différentes phases, l’usager passant alternativement d’une posture à l’autre, chaque changement pouvant ou non constituer un point de friction qui possiblement nuit au bon suivi de la narration, par exemple si le changement n’est pas géré avec fluidité. À l’appui, de nombreux exemples pertinents qui témoignent d’autant d’expériences afin de concilier des univers tels que le cinéma et la navigation interactive en exploitant des contraintes habituellement rattachées aux interfaces numériques : temps d’attente, action/choix utilisateurs, clics et swipe tactiles.
Il se dégage ainsi plusieurs niveaux d’immersion et d’implication de l’usager dans le récit, où les deux notions n’auront pas forcément une corrélation directe, en fonction des choix de narration, d’interface et selon les codes utilisés. De là, nous parcourons une étude des différentes possibilités d’interfaces utilisées afin de transformer le spectateur/usager en réalisateur/acteur d’un monde qu’il n’observe plus réellement avec distance, mais au contraire avec une proximité « simulée ».
Chacune contribue à une construction temporaire différente, où l’usager se retrouve ainsi possiblement « maître » du temps du récit au gré des interfaces et des instants choisis. Cette notion centrale permet une richesse car un même récit se voit adjoindre une multiple possibilité de narration en jouant sur cette temporalité, qui n’est dès lors plus obligatoirement linéaire, et dont l’ouvrage explicite les choix possibles de « chronologies » issus des interactions entre usager et interface.
L’émotion, partie intégrante dans la narration et garant de la portée du récit au spectateur/acteur ici considéré, revêt alors une importance capitale car elle servira de « boussole » et de « moteur » à l’usager, qui trouvera son intérêt à poursuivre jusqu’à sa finalité propre le parcours du récit qui lui est présenté. Pour autant, est-elle compatible avec la notion d’interface interactive ? L’auteur apporte ici une piste de réponse en analysant des « freins » à l’investissement émotionnel de l’usager mais qui, évités soigneusement, permettent au contraire à celui-ci de construire de façon tout aussi forte un lien vers l’interface et le récit narré en tirant parti d’une interactivité se transformant alors en « proximité ». Au travers de cette conclusion, l’approche narrative par les interfaces interactives est étroitement liée à une approche par un design d’émotions, s’agissant là du but même du récit : nous placer par le biais d’immersion imaginative ou technique au cœur des émotions d’autrui.
L’auteur conclut par une réflexion sur la disparition (nous parlerions plutôt d’invisibilité) des interfaces, puisqu’une immersion toujours plus avancée au sein du récit semble témoigner une disparition toujours plus forte de son carcan apparent (la réalité virtuelle vient immédiatement à l’esprit). L’ouvrage, qui demeure une bonne introduction au domaine de la narration au travers des interfaces, se concentre sur un panel d’exemples et d’interfaces parfois trop restreint, imposant ainsi la mention multiple au fil des pages des mêmes exemples, qui, bien que pertinents, auraient mérité un plus grand nombre d’alternatives.
Également, on regrettera une approche là aussi « cinématographique » de l’analyse menée, puisque les notions de narration et de récit observés ici ne le sont que par la définition de récits « vidéos » la plupart du temps, là où il existe des moyens plus subtils de transmettre des récits et une narration un sein d’une interface interactive. Ainsi, bien que trop brèves et ciblant une définition du récit trop restrictive, le livre comporte néanmoins des analyses très pertinentes sur le sujet, qui invite le lecteur à approfondir son questionnement.