Evolution du dispositif énonciatif de la bande dessinée à l’heure du numérique
À l’instar des autres médias imprimés, la bande dessinée se matérialise aujourd’hui sur support numérique. Entre autres conséquences, ce passage du papier à l’écran redéfinit en profondeur les propriétés énonciatives du médium. On sait par exemple que les fonctionnalités interactionnelles caractéristiques du Web ont introduit des nouveautés notables en matière d’énonciation. L’essor des blogs-BD en portent témoignage : la possibilité, avec les blogs, d’inclure les commentaires des lecteurs dans le processus narratif a permis l’éclosion de stratégies énonciatives à la fois originales et ludiques (par exemple lorsque l’auteur dupe ses lecteurs en endossant le rôle d’un commentateur fictif). Du fait de leur nature conversationnelle, les blogs-BD posent à nouveaux frais la question de l’énonciation en bande dessinée, jusque-là cantonnée à des entreprises typologiques fondées sur l’observation d’œuvres papier. C’est ce que nous verrons dans le cadre de cet article. Une analyse communicationnelle du blog-BD de Florence Dupré la Tour montrera comment les outils interactionnels du blog modifient l’énonciation bédéique et les relations entre acteurs. In fine, l’analyse met en évidence la nécessité d’adopter une conception élargie du faire énonciatif, inspirée entre autres des travaux d’Emmanuel Souchier sur l’énonciation éditoriale.
Like other print media, comics are now being digitally produced. Among other consequences, this passage from the paper to the screen redefines the enunciative properties of the medium. For example, we know that the interactional features of the web have introduced significant innovations in enunciation. The rise of comic-blogs bears witness to this process : the possibility, with blogs, of including readers’ comments in the narrative process has allowed the emergence of enunciative strategies that are both original and playful. Because of their conversational nature, the comic- blogs renew the question of the enunciation in comics, which has been confined up to now to typological constructions based on the observation of paper comics. This is the purpose of this article. A communicational analysis of the Florence Dupré la Tour comic-blog will show how the interactional tools of the blog modify the comic statement and the relationships between actors. In the end, the analysis highlights the need to adopt a broader conception of enunciation, inspired among others by Emmanuel Souchier's work on editorial enunciation.
1. Introduction
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Dans notre propos, la notion de « texte » renvoie à toute production signifiante, qu’elle soit composée uniquement d’unités linguistiques (roman, nouvelle, etc.) ou construite à partir de plusieurs ressources expressives (images, sons, indications verbales, etc.).
Nous savons que la théorie de l’énonciation, telle qu’elle s’est développée en sciences du langage et en sémiotique greimassienne, a consisté à prélever dans l’énoncé les « marques intratextuelles permettant de reconstruire un simulacre d’énonciateur » (Colas-Blaise, 2017). Il s’agit alors de repérer « l’appareil formel de l’énonciation » (Benveniste, 1970), c’est-à-dire les traces de subjectivité attestant la présence d’une instance énonciative installée dans l’énoncé (et qui ne doit pas être assimilée, rappelons-le, à l’auteur « réel »). Ces mêmes traces sont évidemment appelées à varier selon le type de texte1. Dans le cas d’une production linguistique (roman, nouvelle, etc.), les indices d’énonciation renvoient en premier lieu aux déictiques/embrayeurs inscrits dans la matérialité textuelle (pronoms personnels, adverbes de temps ou de lieu, etc.). Quant au domaine visuel, l’énonciation transparaît entre autres dans les choix de cadrage ou de mise en scène, voire, pour ce qui concerne le récit dessiné, dans l’utilisation des couleurs et l’expressivité du trait (Marion, 1993). On le sait, la recherche de ces marqueurs intratextuels a parfois servi de base à des entreprises taxinomiques plus ou moins complexes. On pense notamment à la typologie des observateurs proposée par Jacques Fontanille (1989), lequel distingue plusieurs instances énonciatives selon leur degré de manifestation dans l’énoncé (l’instance est-elle un simple rôle actantiel non pris en charge par un personnage ? est-elle au contraire actorialisée, c’est-à-dire assumée par un protagoniste investi dans la diégèse, etc. ?). De même, les réflexions d’André Gaudreault sur le cinéma (1988), très imprégnées des travaux de Gérard Genette, ont permis d’identifier et de classer les différents types d’énonciateurs à l’œuvre dans le récit filmique. C’est alors par le biais des différentes opérations ponctuant la réalisation d’un film (mise en scène, mise en cadre, mise en chaîne, etc.) que les instances d’énonciation impriment leur marque dans l’énoncé.
Pour notre propos, il convient de noter que cette approche de l’énonciation, basée sur un repérage et une typologie des instances énonciatives, se retrouve également en théorie de la bande dessinée. On citera à titre d’exemple les travaux de Philippe Marion sur le geste graphique. Pour ce dernier, toute bande dessinée présuppose l’existence d’un énonciateur graphique appelé « graphiateur » :
« [Le graphiateur est] cette instance énonciatrice particulière qui “traite” ce matériau graphique constitutif de la bande dessinée et lui insuffle, de manière réflexive, l’empreinte de sa subjectivité singulière, la marque de son style propre » (Marion, 1993, p. 35).
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Sur un plan technique, un blog-BD n’est pas différent d’un blog traditionnel. Il s’agit toujours de publier des billets de façon antéchronologique, accompagnés le plus souvent d’une section « commentaires » destinée aux lecteurs. La seule différence réside dans le fait que les billets sont composés d’une suite verticale de dessins que le lecteur déroule à l’aide de l’ascenseur de son navigateur web.
Plus précisément, le graphiateur affirme sa présence lorsque « les dessins manifestent au spectateur le faire graphique dont ils procèdent » (Ibid., p. 146 ; nous soulignons). Bien sûr, le dévoilement d’un tel faire dépend entièrement de l’activité interprétative du lecteur (ou du spectateur, pour reprendre Marion). Il appartient en effet au lecteur de chercher dans la composition plastique des images les marqueurs d’une gestualité énonciative (effets de matière ou de texture, épaisseur variable du trait, etc.). La reconstruction du graphiateur implique ainsi de délaisser la transparence figurative et donc, l’univers diégétique qu’elle contribue à faire émerger, au profit d’une attention exclusivement tournée vers la matière dessinée. Outre la réflexion de Marion sur le geste graphique, on rappellera également que l’énonciation bédéique a fait l’objet d’une première typologie sous la plume du sémiologue Thierry Groensteen (2011). S’inspirant des travaux de Gaudreault sur le cinéma, Groensteen identifie trois instances dont les actions conjuguées forment « le dispositif énonciatif de la bande dessinée » (Ibid., p. 89). Le récit bédéique présuppose ainsi l’intervention d’un « récitant » (responsable des récitatifs), d’un « monstrateur » (responsable de la mise en dessin) et d’un « narrateur fondamental » (responsable de la mise en page et de l’articulation texte-image). Nous reviendrons plus loin, et dans le détail, sur chacune de ces instances. Pour le moment, il importe de noter que ces divers développements sur l’énonciation sont aujourd’hui aux prises avec l’émergence d’une BD dite numérique, pensée et conçue pour une diffusion digitale. On conviendra par exemple que la possibilité, avec le numérique, d’enrichir le récit de contenus audiovisuels et interactifs (séquences vidéo, morceaux musicaux, zones activables, etc.) appelle une révision des typologies actuelles jusque-là uniquement fondées sur l’observation de productions papier mélangeant textes et dessins. De même, l’apparition des blogs-BD2 a également modifié les caractéristiques énonciatives du médium, en particulier lorsque les commentaires, donc le faire énonciatif du lecteur, sont pris en compte dans l’élaboration de l’œuvre. L’ensemble de ces bouleversements ne pouvant être abordés dans le cadre de cet article, nous focaliserons notre attention sur le cas des blogs-BD. Pour ce faire, nous articulerons notre réflexion en trois temps. Nous reviendrons d’abord sur la typologie des instances développée par Groensteen, à ce jour la plus aboutie dans le champ des études sur la bande dessinée. Nous resituerons ensuite le phénomène des blogs-BD au sein de la production numérique actuelle, en montrant comment leurs qualités interactionnelles ont contribué à reconfigurer les propriétés énonciatives du 9ème art. Enfin, nous terminerons notre réflexion par l’analyse d’un exemple concret, à savoir le blog-BD Incarnfiction de Florence Dupré la Tour.
2. Le dispositif énonciatif de la bande dessinée
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Fresnault-Deruelle Pierre (1972), La bande dessinée, essai d’analyse sémiotique, Hachette, Paris.
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Précisons que les travaux de Pascal Robert constituent une tentative de rapprochement entre ces deux approches. Voir entre autres Robert Pascal (2018), La bande dessinée, une intelligence subversive, Presses de l’ENSSIB, Villeurbanne.
Exception faite des travaux de Philippe Marion et de Thierry Groensteen (cf. supra), la question de l’énonciation n’a été que peu abordée par les théoriciens de la bande dessinée. Les efforts de recherche, depuis les années 1970, ont en effet consisté à décrire avec force détails ce qu’Isabelle Klock-Fontanille (2005) appelle le support formel, c’est-à-dire la configuration des signes graphiques (textes, images, etc.) sur un support matériel (une feuille par exemple). Cette attention quasi exclusive portée au plan de l’expression (pour employer une terminologie sémiotique) venait contrepointer une perspective greimassienne/structurale uniquement tournée vers l’analyse de la signification des œuvres. On se souvient à ce sujet de l’essai de Jean-Marie Floch consacré à Tintin au Tibet (1999). En accord avec la direction greimassienne, Floch analyse la structure actantielle et axiologique (valeurs incarnées par les personnages) du récit d’Hergé, indépendamment des spécificités formelles et matérielles du médium (découpage du récit, agencement séquentielle des images, combinaison du verbal et de l’iconique, etc.). Autrement dit, le code visuel de la bande dessinée ne fait l’objet d’aucune description précise, Floch préférant, sur ce point, renvoyer son lecteur aux travaux de spécialistes reconnus, en particulier Benoît Peeters, Pierre Fresnault-Deruelle et Philippe Marion (Ibid., pp. 189-190). C’est là une constante des études d’origine greimassienne appliquées à la BD : cette dernière est comme dépouillée de ses aspects formels, arrachée à son substrat d’inscription (la page), comme si la question de « la spécificité des signes [perdait] toute pertinence sémiotique » (Dondero, 2009). C’est précisément en opposition à cette conception désincarnée du médium que s’est affirmée une sémiotique spécifique au 9ème art ou, pour reprendre le sémiologue Harry Morgan, une « stripologie », soit « un courant théorique qui envisage la bande dessinée comme une forme narrative visuelle et qui se donne pour tâche de décrire ses procédés formels » (Morgan, 2008, p. 11). Notons que cette mise à distance du structuralisme apparaît déjà dans le premier essai d’analyse sémiotique de Pierre Fresnault-Deruelle, paru en 19723. Pour mémoire, cette étude pionnière s’articule en deux parties : la première, intitulée sobrement « Les techniques », décrit de manière rigoureuse les propriétés formelles du médium, à savoir la relation texte-image et les modes d’articulation entre vignettes ; la deuxième, baptisée « Les signifiés des techniques », applique au contenu des œuvres étudiées les notions de fonction et d’actant, respectivement empruntées à Propp et Greimas. Si le plan suivi par l’auteur, calqué sur la dualité signifiant/signifié, semble cohérent, on est frappé à la lecture par l’absence de véritable continuité logique entre les deux segments. Loin d’être surprenant, ce divorce entre le signifiant et le signifié témoigne de l’incompatibilité entre une stripologie tournée vers la matérialité des textes et une sémiotique greimassienne encline à ignorer les spécificités médiatiques4.
On le sait, cette mise à l’écart nécessaire du structuralisme, condition sine qua non au plein épanouissement d’une stripologie encore balbutiante, a permis d’affermir des orientations de recherche que les spécialistes de la bande dessinée, aujourd’hui encore, continuent d’investir. On pense en particulier aux nombreux travaux portant sur la distribution séquentielle des images (Groensteen, 1999), plus précisément sur la tension entre le linéaire (l’enchaînement syntagmatique des vignettes) et le tabulaire (la perception synoptique des planches ; Peeters, 1991). De manière assez logique, déplacer la focale sur les propriétés formelles du médium a ouvert la voie à la problématique de l’énonciation. Après avoir décrit dans le détail les opérations formelles à l’œuvre dans toute bande dessinée (mise en page, découpage, etc.), il devenait possible d’assigner à chacune d’entre elles une instance énonciative spécifique (à l’instar, encore une fois, des travaux de Gaudreault sur l’énonciation filmique). Comme déjà précisé en introduction, trois instances ont pu être identifiées : le « narrateur fondamental », le « récitant » et le « monstrateur » (Groensteen, 2011). Le graphe suivant précise la fonction de chaque énonciateur, ainsi que leur rapport hiérarchique :
Figure 1. Le dispositif énonciatif de la bande dessinée (source : Groensteen, 2011)
À l’image de Gaudreault, Groensteen postule l’existence d’une autorité surplombante (un narrateur fondamental), forcément extradiégétique et non actorialisée. Qu’il s’agisse de cinéma ou de bande dessinée, le rôle de cet agent supérieur est peu ou prou le même, à savoir articuler en une production intelligible (un film ou une BD) le travail accompli par les instances de rang inférieur. Chez Gaudreault, la construction d’un texte filmique implique ainsi l’intervention d’un « méga-narrateur », chargé d’organiser en un tout cohérent les choix qui ont présidé à la mise en scène, la mise en cadre et la mise en plan, chacune de ses opérations étant sous la responsabilité d’un énonciateur particulier. De façon analogue, le récit bédéique est coordonné par un narrateur fondamental, en charge d’agencer le travail du récitant et du monstrateur au sein de la planche.
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On pourrait certes penser que les singularités stylistiques (spécificités du trait, etc.) constituent des marques graphiques renvoyant à la subjectivité de l’auteur. Mais opter pour une telle solution supposerait d’assimiler le monstrateur (ou le graphiateur chez Philippe Marion) au dessinateur, et ce, quel que soit le genre considéré (autobiographie, fictions, etc.). Une telle approche est bien sûr insatisfaisante au plan narratologique, dans la mesure où elle tend à nier l’impression de polyphonie énonciative qui prédomine durant la lecture d’une BD. Comme le rappelle à juste titre Jan Baetens : « […] au niveau de la lecture il existe souvent un sentiment de décalage qui n’a rien à voir avec des questions d’état civil : même dans les cas où celui qui dessine et celui qui écrit sont la même personne, en l’occurrence celle de l’auteur, il n’est pas sûr que le lecteur perçoive de la même façon les informations fournies par la narration [le verbal] et celles fournies par la graphiation, si bien que l’instance narrative d’un roman graphique sera (presque) toujours lue de manière plus “polyphonique” que l’instance narrative d’un texte littéraire non visuel » (Baetens, 2009).
À l’évidence, la triade énonciative décrite plus haut s’applique aisément aux BD d’aventure narrées à la troisième personne (Astérix, Tintin, etc.), lesquelles tracent une ligne de démarcation nette entre les instances d’énonciation et l’auteur empirique. On gagne en revanche en complexité lorsque l’auteur se projette graphiquement dans l’espace de la planche, le plus souvent à des fins autobiographiques (comme dans de nombreux blogs-BD, nous y reviendrons). À suivre Philippe Lejeune, l’autobiographie suppose une relation d’identité entre l’auteur, le personnage et le narrateur (1975, p. 15). Or, dans une bande dessinée, l’équivalence entre ces trois postures est perturbée par un « dédoublement de l’énonciation » (Baetens, 2009), le récit impliquant simultanément un narrateur verbal (le récitant) et un narrateur graphique (le monstrateur). Dès lors, une question surgit : quel rôle énonciatif doit-on attribuer à l’auteur qui s’actorialise, qui se représente sous une forme dessinée aux côtés des autres personnages ? Pour Groensteen, la réponse est claire : lorsque le récit donne à voir un « narrateur actorialisé autobiographique » (2011, p. 109), celui-ci endosse le rôle de récitant, mais ne saurait se substituer au monstrateur (et encore moins au narrateur fondamental, qui reste une entité supérieure hors d’atteinte). On comprend sans difficultés les raisons qui poussent le théoricien à confondre le narrateur autobiographique et l’instance récitante. Il est en effet aisé de prélever dans les récitatifs –donc dans l’expression verbale – des déictiques renvoyant au dessinateur réel (la présence du « je » par exemple). Un tel travail de repérage est en revanche plus ardu dès qu’il s’agit d’image5. La raison en est que tout personnage dessiné, qu’il corresponde ou non à une version diégétique de l’auteur, est « une représentation de pure convention, une construction graphique stylisée, arbitraire et mouvante » (Ibid., p. 107). Entendons par là que le personnage, quel qu’il soit, fait l’objet d’un traitement graphique potentiellement variable d’une vignette à une autre. Un même protagoniste peut ainsi être dessiné dans une optique réaliste, ou au contraire revêtir des proportions plus caricaturales. Bref, l’identité visuelle d’un personnage de BD peut évoluer en cours de récit, être au centre d’un jeu polygraphique faisant obstacle à toute stabilisation figurative. C’est la raison pour laquelle, ajoute Groensteen, le narrateur autobiographique reste une « marionnette de papier entre les mains du monstrateur » (Ibid., p. 109). À l’instar des autres éléments figuratifs, il n’est qu’un « montré », un artefact graphique inséré dans la diégèse et soumis aux options esthétiques du monstrateur.
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Bien sûr, il existe également des blogs-BD éloignés de toute ambition autobiographique, à l’image du blog humoristique de Marion Montaigne (http://tumourrasmoinsbete.blogspot.com/).
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Même si certains blogs ne proposent pas de modules de commentaires (voir par exemple le blog-BD de Thomas Mathieu : http://projetcrocodiles.tumblr.com/).
Toute la question est à présent de savoir si les propositions narratologiques formulées en stripologie peuvent s’appliquer à un blog-BD. Nous savons que les blogs sont souvent des lieux d’expression à vocation autobiographique (l’auteur, occupant la posture du récitant, raconte à la première personne des anecdotes personnelles)6 et sont basés sur un mode communicationnel intégrant les commentaires d’internautes7. C’est précisément cette dimension interactionnelle qui nous intéressera dans le reste de cet article. Nous verrons alors que la possibilité, pour l’auteur d’un blog, de s’énoncer directement dans les commentaires, et non plus seulement par le biais des récitatifs, ouvre la voie à des jeux polyphoniques fort complexes, difficilement envisageables sur support papier. On montrera également que le monstrateur n’est nullement extérieur à cette polyphonie, mais y joue au contraire un rôle non négligeable. Dans un dernier temps, nous insisterons sur les difficultés à appliquer une approche strictement typologique de l’énonciation à des productions numériques. Pour cette raison, nous plaiderons en fin d’article pour une conception élargie du faire énonciatif, inspirée des travaux d’Emmanuel Souchier sur l’énonciation éditoriale.
3. Bande dessinée et numérique : le cas des blogs-BD
Tout au long de son histoire, la bande dessinée a connu des supports et formats variés. Des premiers albums autographiés de Rodolphe Töpffer publiés dans les années 1830 aux diverses formes livresques expérimentées au cours du XXe siècle (album cartonné, livre de proche, roman graphique, etc.), sans oublier les publications dans la presse (Daily strip, Sunday Panel), le neuvième art s’est matérialisé sous des formes multiples. La transition digitale s’inscrit évidemment dans cette continuité, tout en apportant certains éléments de rupture. Avec le support numérique, en effet, la bande dessinée quitte pour la première fois le monde du papier au profit d’un nouveau « régime de matérialisation » (Robert, 2004) fondé sur le calcul. Ce changement de matérialité a au moins deux conséquences :
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Voir par exemple l’utilisation de l’interactivité dans les créations numériques d’Anthony Rageul, en particulier la BD intitulée Prise de tête (http://www.prisedetete.net/index.html).
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Comme illustration prégnante d’utilisation de l’audiovisuel, on retiendra la BD numérique Les Jolis flots de Cyril Pedrosa (http://professeurcyclope.arte.tv/revues/23/chapter/les_jolis_flots.html).
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On se reportera sur ce point à la thèse de doctorat de Magali Boudissa. Sans exclure entièrement la possibilité de renouveler la pratique de la bande dessinée par des ajouts audiovisuels ou interactifs (à condition que ces derniers soient correctement dosés et ne substituent pas à la lecture une expérience de visionnage ou de jeu), Boudissa soutient qu’il existe une « incompatibilité narrative fondamentale entre les objets temporels que sont le mouvement et le son, et la nature spatiale de la bande dessinée » (2010, p. 359).
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la première conséquence est d’ordre sémio-technique : la possibilité technique de coder informatiquement tous types de contenu (textes, images, sons, vidéos, etc.) autorise la création d’œuvres hybrides, mêlant des formes médiatiques auparavant distinctes. Il est ainsi possible d’insérer dans une BD numérique des mécanismes interactifs d’ordinaire associés aux jeux vidéo8, ou d’introduire dans le récit des séquences audiovisuelles9. Ces nouvelles stratégies d’« intersémiotisation » (Bouchardon, 2014) renouvellent en profondeur les spécificités formelles et énonciatives du médium, ce qui a pu être interprété comme une perte d’identité par certains théoriciens10 ;
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vient ensuite la seconde conséquence, qui est davantage d’ordre communicationnel. Grâce aux fonctionnalités interactionnelles du Web, auteur et lecteur peuvent échanger de façon directe, sans autre intermédiaire que le dispositif technique (un blog, l’interface d’un réseau social, etc.). On touche ici à ce qu’il est convenu d’appeler la « désintermédiation » (Gaudric et al., 2016), soit la disparition, au sein des espaces socio-numériques, de certains acteurs de la chaîne du livre. Les blogs-BD illustrent parfaitement cette tendance : en tant qu’espaces d’auto-publication, les blogs mettent en retrait la figure médiatrice de l’éditeur, désormais endossée par l’auteur lui-même, qui gère et édite à sa convenance le contenu mis en ligne (l’éditeur refait évidemment surface en cas de publication papier du blog, mais cela est un autre problème). Cet effacement de l’éditeur – mais aussi du diffuseur et du libraire, si l’on va au fond des choses – a pour conséquence d’instaurer des modalités communicationnelles nouvelles, basées sur le partage de commentaires entre auteur et lecteur.
Dans la littérature académique, il est devenu commun de distinguer les démarches auctoriales reposant sur une exploration des potentialités techniques et formelles du numérique (ajout de sons et de vidéos, interactivité) et les blogs, souvent considérés comme de simples lieux de publication peu propices à l’émergence de formes nouvelles. Comme le rappelle à ce sujet Sébastien Rouquette :
« Interactifs, ouverts sur l’extérieur, accessibles à un plus grand public, centrés sur la quotidienneté, les blogs-BD sont incontestablement marqués par les contraintes et les particularités propres aux blogs. En cela, ils sont avant tout révélateurs d’un rapport avec leur public plus étroit, plutôt que de nouvelles tendances graphiques. » (Rouquette, 2009)
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On trouvera des exemples de planches animées sur le blog de Boulet (voir entre autres le billet suivant : http://www.bouletcorp.com/2013/10/08/notre-toyota-etait-fantastique/). En ce qui concerne l’usage de l’interactivité, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’un de nos articles : Paolucci Philippe (2015). « La ludicisation du numérique : vers une subversion des architextes informatiques. Etude de cas d’un blog-bd ». Interfaces numériques, vol. 4, n° 1, pp. 99-111.
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En cela, le blog constitue bel et bien un « architexte », soit un outil d’écriture pré-formaté qui prescrit la mise en forme des textes. D’un certain point de vue, on pourrait dire que la dimension architextuelle du blog empiète sur le champ d’action du narrateur fondamental. Si l’on reprend la typologie groensteenienne, le narrateur fondamental gère la mise en page des images. Or, dans un blog, les choix de mise en page sont largement conditionnés par l’architecture compartimentée de l’espace de publication. Dans la suite de cet article, nous avons écarté à dessein la question du narrateur fondamental pour nous concentrer sur les instances du récitant et du monstrateur. Mais notons toutefois ce point : en régime numérique, les fonctions du narrateur fondamental entrent en concurrence avec la nature architextuelle de certains dispositifs socio-techniques.
Cela posé, il importe de préciser que la recherche formelle n’est pas totalement absente de la blogosphère. Il existe en effet des blogs-BD pourvus de séquences animées et/ou interactives11. Ces initiatives, pourtant, sont assez marginales au regard de la production globale. Dans la majorité des cas, les blogs-BD donnent à voir un alignement vertical d’images fixes, scannées ou réalisées directement sur ordinateur. Cette disposition verticale est évidemment motivée par la géométrie du blog. La coprésence de plusieurs modules (commentaires, archives, rubriques thématiques, etc.) a pour effet de réduire la fenêtre d’écriture octroyée à l’auteur. Celui-ci jouit alors d’un espace d’inscription assez restreint, au sein duquel l’étagement des vignettes apparaît comme le mode d’organisation le plus évident12. Toutefois, le fait de privilégier une option formelle quasi unique (succession verticale des dessins) n’enlève rien à l’étonnante richesse des blogs-BD. Leur intérêt se situe simplement ailleurs, moins dans le renouvellement des formes que dans les possibilités interactionnelles offertes aux internautes. Le blog-BD de Florence Dupré la Tour, que nous analysons en détail ci-après, en porte témoignage. Intitulé Incarnfiction, ce blog revêt un fort coefficient de singularité en ce qu’il propose une utilisation innovante des commentaires. L’auteure s’est en effet glissée dans la peau d’un commentateur tenant des propos incendiaires (un « troll » dirait-on dans le langage courant). On s’en doute, les commentaires déposés par la jeune femme, souvent proches de l’invective, rencontrent vite la résistance des autres lecteurs, tous décidés à contrecarrer le perturbateur. Après quelque temps, le fin mot de l’histoire est finalement révélé aux internautes : c’est l’auteure elle-même qui fustigeait son propre travail, parfois en allant piocher des commentaires injurieux sur des forums de discussion. De cette stratégie de camouflage découle une sorte de brouillage énonciatif : qui parle ? De quelle manière la présence d’un troll fictif érode la frontière entre les commentaires – usuellement extérieurs à l’histoire racontée – et la diégèse ? Comment cette érosion signe l’introduction du lecteur – plus précisément de son faire énonciatif – dans l’univers fictionnel ? Notons que le néologisme incarnfiction, qui donne son titre au blog, désigne justement cette situation de porosité entre le réel et la fiction. Ainsi que le précise Florence Dupré la Tour dans un billet du 25 novembre 2011 :
« L’incarnfiction part du sentiment, pour le lecteur, pour l’auteur, le spectateur, le joueur de jeu virtuel ou autre, d’avoir toujours à faire l’effort d’aller vers la fiction, de rentrer dans son monde et de lui être soumis. C’est désormais à la fiction, et aux éléments qui la constituent de se déplacer, dans un juste retour des choses, vers le monde réel. Le mien, et peut-être.... le vôtre. Alors, la "réalité augmentée", cette expression galvaudée et ridicule prendra ici tout son sens. Ces pages autobiographiques retranscrivent une expérience d’incarnfiction, centrée sur le personnage et débutée en juillet 2011. »
La suite de cet article se propose d’analyser plus avant cette expérience de lecture « incarnfictive ».
4. Une étude de cas : le blog Incarnfiction de Florence Dupré la Tour
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Ces variations dans la représentation du personnage n’ont en soi rien de nouveau. Nombre de BD autobiographiques contiennent des oscillations graphiques analogues, à l’image de l’album Livret de Phamille de Jean-Christophe Menu (L’association, 1995).
Commençons par un bref résumé de l’histoire : afin de pimenter une vie devenue trop routinière, Florence décide de laisser libre cours à ses plus bas instincts. Pour ce faire, elle prend l’identité de Cigish, un personnage de jeu de rôle sans morale, animé par les plus mauvaises intentions (vol, destruction de biens publics, duperie, etc.). Sur le plan visuel, ce dédoublement identitaire est clairement marqué par la morphologie faciale du protagoniste. Si le visage de Florence demeure assez inexpressif, avec seulement deux petits points noirs en guise d’yeux, celui de Cigish affiche un regard bien plus hostile – une hostilité par ailleurs renforcée par un nez exagérément retroussé, semblable à un doigt d’honneur dressé en permanence (comme si la misanthropie du personnage se voyait, littéralement, comme le nez au milieu de la figure ; cf. figure 2)13.
Figure 2. Le dédoublement Florence/Cigish
(© Florence Dupré la Tour, 2011, http://incarnfiction.blogspot.com/2011/11/14-une-questiondarguments.html)
En première approximation, le blog de Florence Dupré la Tour présente une organisation énonciative tout à fait ordinaire. Du fait de son orientation autobiographique, le récit suppose un rapport d’identité entre l’auteur, le protagoniste engagé dans la diégèse et le récitant (c’est en effet le personnage de Florence qui prend en charge les récitatifs, comme l’atteste l’usage de nombreux déictiques). Enfin, le traitement polygraphique appliqué au personnage (cf. figure 2) montre que ce dernier n’est au fond qu’un élément dessiné fluctuant, un être de fiction placé sous la houlette du monstrateur. Comme nous l’évoquions plus haut, l’apparition d’un faux troll va quelque peu complexifier ce dispositif énonciatif. Sous le pseudonyme « Chien Méchant », l’auteure abreuve son blog de commentaires orduriers, invitant les autres internautes à défendre son travail. L’objectif est clairement de duper le lecteur : celui-ci croit fermement en l’existence de ce faux commentateur, et ne décèle à aucun moment l’entourloupe. Le billet publié le 21 février 2012 mettra un point final à ce jeu – car il s’agit bien de se jouer du lecteur – en avouant aux habitués du blog la véritable identité de Chien Méchant : c’est en réalité Cigish, le double maléfique de Florence, qui a inventé ce visiteur imaginaire, à seule fin de s’attirer les faveurs du public (figure 3).
Figure 3. Cigish révèle la véritable identité de Chien Méchant
(© Florence Dupré la Tour, 2012, http://incarnfiction.blogspot.com/2012/02/33-copie-degeneree.html)
Une telle démarche auctoriale a pour conséquence d’inclure les commentaires, et par extension les internautes qui s’y expriment, dans l’univers fictionnel. À leur insu, les usagers sont victimes de l’esprit machiavélique de Cigish, au même titre que les personnages figurant dans les vignettes. Il est donc question d’une diégétisation des fonctionnalités conversationnelles du blog. Cette extension de la diégèse est d’ailleurs explicitement soulignée par l’image reproduite en figure 3. Le fait d’attribuer à Chien Méchant une représentation graphique, de le projeter dans l’espace de la monstration, confirme son statut de personnage et entérine, du même coup, le déploiement de la fiction jusque dans les commentaires. Plus encore, une telle vignette crée une connivence bien particulière avec le lecteur. Outre l’utilisation d’une focalisation interne, qui facilite bien sûr l’immersion dans l’image, la retranscription des invectives de Chien Méchant dans les phylactères renvoie chaque usager à sa propre activité de commentateur. Il s’agit, en effet, de trier et de sélectionner les échanges les plus houleux, échanges auxquels les lecteurs ont largement pris part. Le lecteur est ainsi invité à donner un sens nouveau à son énonciation au sein du blog. Cette dernière ne se limite pas à quelques commentaires évaluatifs exogènes au récit, mais s’inscrit dans une expérience collaborative complexe, empreinte d’un fort caractère ludique. Bref, c’est après avoir pris une certaine distance réflexive vis-à-vis de son propre faire énonciatif que le lecteur prend conscience de son implication dans l’univers fictionnel : devenu un acteur diégétique à part entière, il joue un rôle premier dans cet espace de jeux (ou de « je », puisqu’il est question de double identité) qu’est devenu le blog.
De toute évidence, la description d’une telle œuvre et des logiques communicationnelles qui la sous-tendent semble impossible si l’on s’en tient à une typologie d’instances. Bien que les postures du récitant et du monstrateur soient toujours agissantes, le phénomène de diégétisation des commentaires (cf. supra) nous oblige à sortir d’une perspective exclusivement taxinomique. Si donc les acquis de la stripologie peuvent fournir des outils descriptifs utiles, la complexité des pratiques numériques nous pousse à adopter une conception plus large de l’énonciation. Sur ce point, les travaux d’Emmanuel Souchier et Yves Jeanneret (2005) sur l’énonciation éditoriale des médias informatisés ouvrent des pistes de réflexion intéressantes. Introduite par Souchier dans le champ des sciences de l’information et de la communication (1998), la notion d’énonciation éditoriale désigne l’ensemble des acteurs « susceptible[s] d’intervenir dans la conception, la réalisation ou la production du livre, et plus généralement de l’écrit » (Ibid.). Une telle approche de l’énonciation diffère de la tradition linguistique et narratologique en ce qu’elle ne cherche pas à reconstruire des entités intratextuelles distinctes de l’auteur réel. L’objectif, au contraire, est d’identifier les marques matérielles déposées par les différents acteurs engagés dans la fabrication et la circulation des textes. À titre d’illustration, l’élaboration d’un livre implique l’intervention de plusieurs métiers (outre l’auteur : l’éditeur, le diffuseur, le maquettiste, etc.) dont la présence est appréhendable à travers toute une série d’indices péritextuels (informations sur la page de garde et la couverture, préface, etc.). En résumé, l’énonciation éditoriale renvoie à l’ensemble des professions qui « rendent le texte possible, qui lui donnent une visibilité » (Jeanneret et Souchier, op.cit.). Difficile par exemple d’imaginer un livre sans éditeur ou maquettiste en charge de matérialiser et de mettre en forme le texte. Appliquée au numérique, l’énonciation éditoriale oriente d’emblée l’effort de recherche vers les « architextes » (Jeanneret et Souchier, 2003), soit l’ensemble des outils d’écriture informatisés qui prescrivent la forme des textes. Nous l’avons vu, le blog est un excellent exemple de dispositif architextuel : son architecture en modules dirige les auteurs vers une option formelle (disposition verticale des vignettes) et un mode d’interaction particuliers (les commentaires). Bien entendu, il est tout à fait possible de transgresser ces instructions architextuelles, par exemple à des fins ludiques. C’est exactement ce que propose le blog-BD de Florence Dupré la Tour. Toute l’originalité de cette « incarnfiction » réside précisément dans l’appropriation insolite des fonctionnalités communicationnelles propres à l’architexte-blog. L’intégration des commentaires dans l’espace de la fiction témoigne en effet d’une volonté de sortir des cadres, de s’affranchir de certaines routines d’usage, ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler la personnalité subversive de Cigish.
5. Conclusion
Dans son essai Bande dessinée et narration (2011), Groensteen insiste sur la nécessité de considérer les particularités énonciatives propres à chaque média :
« […] je ne crois pas à la possibilité de fonder une narratologie générale, valable absolument pour n’importe quel type de récit, quelle que soit sa surface médiatique. Je crois que la question du narrateur peut être légitimement posée à tout type de récit, mais qu’elle doit l’être à nouveaux frais pour chaque média, parce qu’à chaque média correspond un dispositif énonciatif particulier et, partant, une configuration narratologique singulière » (op. cit., p. 87).
Nous rejoignons évidemment Groensteen sur le rejet de toute vision universaliste. En revanche, sa focalisation sur les spécificités médiatiques n’est pas sans poser problème à l’heure de la transition numérique. Selon cette approche, qui ne fait que reprendre la position adoptée en théorie du cinéma, la réflexion sur l’énonciation consiste à associer une instance à chacune des opérations intervenant dans la construction du support formel (mise en page, mise en dessin, etc.). Considérée ainsi, la question de l’énonciation aboutit fort logiquement à une typologie valable uniquement dans le cadre d’un média donné. Or, nous l’avons vu, le développement récent d’une bande dessinée numérique contrarie quelque peu les propositions taxinomiques formulées dans le champ stripologique. Les nouveautés introduites par la publication en ligne, en particulier les possibilités interactionnelles offertes par les blogs, font cohabiter au sein d’un même dispositif socio-technique plusieurs couches énonciatives. À la triade récitant-monstrateur-narrateur fondamental s’ajoute ainsi l’énonciation des internautes (dont l’auteur fait partie), elle-même conditionnée par l’énonciation éditoriale des architextes informatiques. Se fait jour ici une tension entre, d’un côté, une approche théorique centrée sur les spécificités d’un média et, de l’autre, un support numérique qui étend le périmètre de l’énoncé à l’ensemble du dispositif architextuel, voire aux échanges entre internautes. Reste à savoir si la stripologie, encore assez discrète sur la question numérique, consentira à élargir sa définition de l’énonciation, et à effectuer en ce sens les réformes théoriques qui s’imposent. Telle est, selon nous, l’une des conditions à un possible rapprochement entre la théorie de la bande dessinée et les sciences de l’information et de la communication.