La fabrique de « l’art numérique ». Représentations technologiques, esthétiques et sociales The making of "digital art". Technological, aesthetic and social representations
Comment les représentations ont-elles participé à la fabrique de l'« art numérique » ? À partir de l'étude de discours, des prémisses de ces pratiques à leur installation comme mouvement artistique, puis à leur popularisation, je mettrai à jour des représentations sous-jacentes, réunies dans des figures, évoluant au cours du temps, selon les fonctions qu'on (et que je) leur prête. Le terme de « représentation » sera pour cela un outil précieux, de par sa plasticité, mais aussi un concept à questionner, dans un retour réflexif sur la recherche.
How representations are involved in the making of “digital art”? By studying discourses, from the premises of these practices, to their installation as an artistic movement, until their popularization, I will show the underlying representations, grouped in figures, changing over time, according to the functions that we (and that I) give to them. The term “representation” will therefore be a valuable tool, due to its plasticity, but also a concept to be questioned, in a reflective return to my research.
Dans cet article, je vais étudier comment les représentations ont participé à la création de « l’art numérique ». Ce qui m’intéressera sera moins de savoir ce qu’elles sont que ce qu’on en a fait – et ce qu’on en fait encore. En quoi ces usages affectent-ils les théories et les pratiques associées à l’art numérique ?
Je ne parlerai des représentations qu’à travers les discours qui s’appuient sur elles, et non pas sur celles qui s’incarnent dans des œuvres. Ce faisant, je montrerai que les représentations n’ont ni les mêmes rôles, ni les mêmes effets aux différents moments de la « fabrique de l’art numérique ».
1. Représentations technologiques fondatrices
1.1 La technologie comme mode de représentation
Les précurseurs de « l’art numérique » sont influencés par les théories cybernétiques qui prennent de l’importance en France, dans les années 1950. Elles sont discutées dans l'Association française de cybernétique et des systèmes généraux. Ingénieurs, chercheurs participent à ces réunions – dont Nicolas Schöffer, qui expose sa « sculpture spatiodynamique et cybernétique CYSP 1 » sur le toit de la Cité Radieuse à Marseille, en 1956.
Abraham Moles est le secrétaire général de cette association et promeut le développement de pratiques artistiques inspirées des thèses cybernétiques. Dans un article de 1966, « L’esthétique expérimentale dans la nouvelle société de consommation », il décrit un rôle qui semble être le sien, celui de théoricien de formes artistiques qui n'existent pas encore. Dans cette perspective, il publie en 1971 Art et ordinateur. L'ouvrage s'apparente à un livre-programme, non seulement parce que très peu d'artistes, et peu de connus, utilisent alors cet outil, mais aussi parce qu'il dessine à grands traits (pp. 29-33) des pistes (des « attitudes ») pour les artistes : « l'esthétique, critique de la nature », « l'esthétique critique », « l'esthétique appliquée », « la création abstraite », « l'art permutationnel ».
Le livre paraît quelques années après la création du groupe Art et informatique de Vincennes (GAIV), collectif d'artistes et enseignant.es développant ce qui serait qualifié aujourd'hui de « recherche-création » :
« le travail de conception ou d'analyse d'une part, le travail de programmation d'autre part ne sont pas séparés en des mains différentes : il n'y a pas, à Vincennes, des artistes et des informaticiens, mais des artistes-informaticiens, ce qui fonde un type de pratique très particulier » (GAIV, 1979).
Dans les deux exemples cités, il est intéressant de noter que c'est un changement de représentation du monde, repensé par le prisme de l'information et de la computation, qui inspire à la fois de nouveaux outils (l'informatique naissante) et de nouvelles théories esthétiques et œuvres. Les personnes qui les défendent sont peu nombreuses, mais elles ont l'ambition de les populariser.
1.2 Luttes de représentations
Après une courte expérience de la peinture, Edmond Couchot s'intéresse à la cybernétique. Il élabore des sculptures mobiles et lumineuses, dont les évolutions dépendent du son. En 1967, son travail est présenté par Frank Popper dans l’exposition Lumière et Mouvement - art cinétique, au Musée d'art moderne de la ville de Paris. L'année suivante, quand celui-ci monte le département d'arts plastiques de Vincennes, Couchot est de l’aventure et il y rejoint le GAIV.
La nouvelle faculté est fondée suite aux événements de 1968. L'époque n'est plus aux visions utopistes du progrès, mais à la lutte politique. La création par ordinateur est peu appréciée. Des critiques d’art dénient toute potentialité artistique aux ordinateurs, des théoriciens en pointent les dangers, des activistes s’en prennent même au matériel informatique de l’université (Couchot, 2018).
Les artistes utilisant les nouvelles technologies continuent à développer leurs démarches, mais ont du mal à diffuser leurs œuvres. Ils doivent batailler des années pour ouvrir, à Vincennes en 1982-1983, une formation à leurs pratiques : ATI (arts et technologie de l'image). Ce nom, comme le titre du premier livre que Couchot publie en 1988, Images, De l’optique au numérique, témoignent d'un glissement : ce n'est plus tant l'ordinateur ou l'informatique qui est mise en valeur, que l'image. Le terme permet d’associer ces nouvelles pratiques au champ artistique, donc de les légitimer, et en même temps de les mettre à part, en avant-garde d’un tournant conceptuel, vers le numérique, par la technologie.
1.3 Représenter la technologie
Les grandes expositions qui leur sont consacrées, dans les années 1980 – Electra, l'électricité et l'électronique dans l'art du xxe siècle, au Musée d'art moderne de la ville de Paris (1983), Les Immatériaux au centre George Pompidou (1985) – adoptent une approche similaire : voici l’art de demain tel qu’il est déjà en train de se faire.
10 ans après Electra, Frank Popper publie son livre L'art à l’âge électronique. Là encore, l’avenir de la création y est présenté à travers des œuvres déjà produites. Mais alors que l’art contemporain valorise les démarches conceptuelles individuelles, ici ce ne sont pas tant les idées des artistes qui sont mises en avant, que les technologies qu’ils emploient.
Elles structurent le classement de cet ouvrage de synthèse, comme d’autres qui, jusqu’au milieu des années 2000, font des états de l’art de ces pratiques très disparates. Pour son livre écrit avec Norbert Hillaire, Edmond Couchot (2004) explique : « Nous avons classé les œuvres selon des critères techniques qui seuls restent objectifs. »
Ce souci d’objectivité, assez exotique dans le champ de la création contemporaine, conduit à placer à l’arrière-plan les manières de voir le monde (Goodman, 1992) des artistes, au profit des outils employés. Cela accrédite l’idée que ce nouvel art est au service de l’informatique et a pour vocation première de mettre en œuvre les technologies et d’en faire la démonstration, voire la propagande (Teyssèdre, 1977). La représentation est alors autant esthétique – » sujet » de l’œuvre, mise en scène spectaculaire – que commerciale – un aperçu des merveilleux potentiels du numérique.
Même les artistes faisant un usage critique des technologies (Fourmentraux, 2005) ne peuvent les contrecarrer totalement, sauf à susciter des pannes. Car ce ne sont pas de simples techniques, qu’il est aisé de manipuler ou détourner. Elles condensent et automatisent une suite d’opérations dans une boîte noire inaccessible, en « mode protégé » (Kittler, 2015). Les utiliser contraint à suivre le « système de pensée » (Pelé, 2008) dans lequel elles s’inscrivent, les représentations du monde qu’elles cristallisent.
1.4 Le clivage des nouvelles technologies
De Moles à Couchot en passant par Florence de Mèredieu et Christiane Paul, des années 1960 à 2000, une des caractéristique principale associée à ce qui sera l’art numérique est sa nouveauté. Il est « sans précédent », « totalement différent » (Couchot & Hillaire 2003, 63). « Le cadre même dans lequel nous pensions l’esthétique est en train de changer profondément » (Levy, 1994), c’est un « nouveau départ » (Popper, 2000, 25).
On pourrait s’étonner de ce retour à une « tradition du nouveau » (Rosenberg, 1962) pourtant déclinante dans l'art contemporain, remplacée par le réquisit de la « transgression » (Heinich, 1998). En ce sens, l’éloge de la nouveauté ressemble plus à un retour en arrière, à une vision moderne de l’art, d’avant le post-modernisme. Pourtant, cette perspective progressiste est consubstantielle à l’art utilisant des « nouvelles » technologies – dont beaucoup existent depuis des dizaines d’années. Car le progrès ici célébré excède largement celui de l’art : c’est un monde nouveau qui est en gestation, pronostiqué par les cybernéticiens et aujourd’hui mis en œuvre.
On pourrait y voir là un détournement des critiques auparavant faites à l'art par ordinateur. S'il n'est pas reconnu comme art, c'est que le terme est envisagé de manière trop restreinte, ou alors selon une vision dépassée. Alors c'est l'art en entier qui doit être remis en question, par cette nouvelle discipline qui s'y substituera, une discipline constitutivement nouvelle de par les technologies qu'elle emploie, qui incarnent la nouveauté ou, du moins, en sont la représentation.
2. Figures de représentations esthétiques
Avec l'expansion de la micro-informatique à partir du milieu des années 1980, le futur « art numérique » est plus visible. De nombreuses expositions sont montées, sans déclencher de controverses. De 1990 à 1996, ATI organise la biennale Artifices à Saint-Denis (93). Le centre Pompidou et son Centre de Création Industrielle (CCI) hébergent la Revue du virtuel (1991-1996), qui se présente sous forme de textes théoriques (lisibles sur ordinateur) et d'expositions. La 3e Biennale d'art contemporain de Lyon (1995) y est aussi consacrée et accueille plus de 100 000 visiteurs.
Les recherches et publications se multiplient également, promouvant auprès du grand public un art encore confidentiel. Elles produisent une panoplie de concepts qui, bien que se recouvrant et se complétant, ne forment pas un panorama stable et exhaustif, mais plutôt une galaxie mouvante. La meilleure manière d'en rendre compte est de les décrire comme des « figures » – celles du « discours amoureux » (Barthes, 1977) de la rencontre de l'art et des nouvelles technologies.
2.1 De l'image numérique au virtuel
Dans le cas de l’image numérique, le support spécifique est, non pas l’écran vidéo ni le papier sur lequel elle s’inscrit, mais une collection de nombres, c’est-à-dire de symboles, produit à la fois des circuits de l’ordinateur et du programme. Au réel, à la matière ou à l’énergie, s’est substitué le symbole (Couchot, 1988, 192)
Edmond Couchot distingue ici l'image numérique non pas par sa forme, son aspect, mais par son processus de fabrication. Elle est particulière parce que fabriquée par un ordinateur, et selon une logique cybernétique, qui la considère comme une information à l'intérieur d'un système de données. Enseignant comme Couchot à ATI, Jean-Louis Boissier (1989, 51) décrit les opérations qui président à sa création : « L’image calculée ne peut faire autrement : saisie, acquisition de données, modélisation mathématique et informatique, calcul ; après tout n’est qu’affichage… »
Ce processus est à comparer avec celui de la représentation mentale qui, selon Meunier (2002) passerait par une saisie brute de l'environnement (l'inscription), une symbolisation (classement) puis la construction d'une image (catégorisation). Leur ressemblance s'explique sans doute par des représentations cybernétiques communes, la compréhension du phénomène des images mentales ayant inspiré la nouvelle manière (numérique) de créer des images.
Beaucoup de théoriciens insistent sur cette spécificité des images numériques : même réalistes, elles n'imitent pas les apparences, mais mettent en œuvre une série d'opérations qui produisent les formes qui seront reconnues. Elles ne représentent pas, elles présentent, elles exposent le résultat de simulations – la croissance de bambous (Boissier, 1989), une Plume qui plane après qu'on lui a soufflé dessus (Bret, Couchot, Tramus, 1988), une ville où les immeubles sont des lettres, et où l'on pédale (Legible City, Jeffrey Show, 1989). Certes « la simulation a toujours constitué le fond de l’art » (de Méredieu, 1988, 56), mais l'éloge qui en est fait (Quéau, 1986) est plutôt celui du pouvoir heuristique de la symbolisation mathématique, du processus plutôt que du résultat.
« L’image n’est qu’un potentiel, elle s’extériorise, mais elle réside en latence dans le “cœur” ou la mémoire. » (Boissier, 1989, 51). L'actualisation que l'on voit est surtout un indice du virtuel. Là réside le vrai moment de la création, avec l'aide de l'informatique. Si donc, avec les ouvrages collectifs Paysages virtuels (1988), Les chemins du virtuel (1989) et surtout la Revue du virtuel, la notion de virtuel prend le pas sur celle d'image numérique, elle prolonge une même figure : des termes du domaine visuel y font référence aux processus qui produisent des formes apparentées à l'art. Et ces œuvres sont à la fois des traces et des exemplifications des technologies.
2.2 Le spectateur fait l'œuvre
Comme la figure précédente, celle de l'interactivité associe questions esthétiques, vision cybernétique et rapport aux technologies.
En expliquant que « C'est le regardeur qui fait le tableau », Marcel Duchamp souligne l'importance de celui qui interprète, évalue, et consacre l'œuvre. Connu depuis longtemps, ce rôle du spectateur est un enjeu esthétique qui façonne les créations. Le système perspectif de la Renaissance peut ainsi être vu comme une manière de le prendre en compte, en privilégiant une position frontale, face au point de fuite.
Dans les années 1960-1970, cette place assignée est remise en cause par de nombreux artistes voulant faire « descendre l'art dans la rue » pour l'ouvrir à un public plus large. La participation est valorisée, promue aussi par Umberto Eco dans L'œuvre ouverte (1965) et dans des mouvements artistiques comme l'Op art et l'art permutationnel, défendus par des théoriciens proches de la cybernétique (Popper, 1980).
L'interactivité en est une forme plus élaborée. Au départ, étant souvent limitée, voire déceptive (Boissier, 1996), elle est peu valorisée et surtout présentée comme un outil pour que le créateur d'images de synthèse manipule les technologies (Couchot, 1988, 175). Mais le processus de création étant mis en scène dans les œuvres, l'interactivité permet que les spectateurs l'expérimentent aussi en actualisant le virtuel. Peu importe alors qu'elle soit élaborée ou rudimentaire, puisqu'elle devient l'unique mode d'accès aux œuvres.
« Grâce à l’interactivité, le spectateur partage l’expérience de l’artiste, et est encouragé à devenir un participant actif, il est artiste à son tour » (Popper, 1993). En contrecoup, c'est le statut même de l'auteur qui est repensé et en partie délégué au spectateur, qui est rebaptisé « spectacteur » (Weissberg, 1999) ou « auteur-amont » – en complément de l'« auteur-aval » (Couchot et Hillaire, 2003). Plus symbolique que juridique (Vercken, 1996), ce changement est un formidable argument de vente des créations technologiques : celles-ci auraient réalisé le rêve d'un art si accessible à tous que le voir ou le créer serait équivalent.
2.3 Expériences technologiques
D'autres figures moins conceptuelles mais plus précises émergent au fur et à mesure des créations et des pratiques des artistes et des spectateurs. Elles ont plus ou moins de succès et de postérité et il est impossible de toutes les évoquer dans cet article.
Il s'agit par exemple du rapport à l'immédiateté (« temps réel »), « Car le numérique bouleverse aussi notre rapport au temps, notre façon de la vivre ou le revivre, de l’anticiper, de nous y soustraire, à travers l’art » (Couchot & Hillaire, 2003, 11), de la question du corps face à des dispositifs technologiques et à l'usage de télécommunications qui affectent la présence à l'œuvre (ubiquité, commande à distance), en particulier lorsqu'elle est diffusée en ligne. On peut également parler du statut des œuvres différentes à chaque actualisation, ce qui fait qu'il est « impossible de faire la différence entre l’original (quand il y en a un) et la copie ; la notion même de copie devient obsolète en synthèse » (Couchot, 1988, 229).
Des pratiques numériques non artistiques sont aussi détournées, notamment les jeux vidéo (Dieu est-il plat ?, Maurice Benayoun, 1994) ou la navigation sur Internet (par le net art). Les technologies y sont considérées comme des dispositifs qui manipulent les utilisateurs autant qu'ils les manipulent. Les œuvres ont pris des formes plastiques variées, certaines associées au travail informatique (face à un ordinateur), d'autres empruntant aux codes de l'art contemporain (objet exposé, installation) ou adoptant des configurations englobantes (immersion).
Mais dans tous ces cas, les œuvres exhibent des marques technologiques qui orientent leur expérience vers un « imaginaire du numérique » (Paillard, 2013a) – on y voit des écrans, parfois des ordinateurs et des souris, des câbles, on se déplace dans des espaces sombres où des œuvres d'art exposent les progrès techniques présents ou à venir.
2.4 Impossible définition
On ne peut utiliser le numérique sans quelque part, à quelque moment, à quelque niveau, hybrider : hybrider entre les formes et entre les espèces (d’images, de sons, de textes, de gestes, de comportements), hybrider entre l’image, l’objet et le sujet, hybrider entre les sujets, hybrider au sein du sujet lui-même entre le JE et le ON, hybrider entre l’auteur et le destinataire, entre le soi et l’autre, hybrider entre le réel et le virtuel. (Couchot, 1998, 255)
Ce sont non seulement les technologies numériques, mais aussi leur utilisation dans le cadre artistique, et par des personnes issues de divers horizons (artistes, chercheurs, ingénieurs…) qui favorisent les hybridations. Cela offre de nombreuses possibilités, ainsi qu'en témoignent la grande variété de productions artistiques et de concepts proposées, mais cela conduit aussi à des difficultés pour décrire le nouvel art en formation, d'autant plus que les pratiques évoluent au gré des inventions technologiques.
Malgré la publication de nombre d'ouvrages théoriques, l'organisation de grandes expositions et d'événements qui, comme ISEA, présentent des panoramas de la création et de la recherche, voire qui réunissent différents acteurs de ces pratiques, comme les États généraux de l'écriture multimédia (1995), « Nous en sommes à ce stade où l'écriture spécifiquement multimédia n'existe pour ainsi dire pas, les concepteurs empruntant actuellement et pour l'essentiel aux autres champs d'expression les manières qu'ils ont d'articuler les discours. » (Aziosmanoff, 1996, 6)
Ce n'est pas faute de concepts ou d'analyses d'œuvres, mais peut-être plutôt à cause d'un trop plein d'idées, de créations parfois très différentes les unes des autres. Et pourtant, cette somme de représentations esthétiques, à la fois manières de créer et formes plastiques, ont construit la base commune qu'utiliseront par la suite artistes, théoriciens, critiques et commissaires d'exposition qui façonneront, ensemble, « l'art numérique ».
3. Représentations sociales d'un nouvel art
Des expositions grand public sont organisées au début des années 2000 : le festival Villette Numérique a lieu à Paris en 2002, 2004 et 2006 ; le festival 1er Contact investit les rues d'Issy-les-Moulineaux en 2002 ; l'événement Nuit Blanche débute cette même année, présentant beaucoup de dispositifs numériques.
Aux mêmes moments plusieurs livres choisissent le terme « numérique » pour parler de ce type d'art, notamment L'art et le numérique (dirigé par Jean-Pierre Balpe, 2000), L’art numérique, Comment la technologie vient au monde de l’art, écrit par Edmond Couchot et Norbert Hillaire, publié en 2003 chez Flammarion, et deux ouvrages plus grand public, Arts et nouvelles technologies - Art vidéo, art numérique (Florence de Mèredieu, 2003, chez Larousse) et L’art numérique (Christiane Paul, 2004, chez Thames & Hudson).
3.1 La marque numérique
Comment l'appellation « art numérique » s'est-elle imposée ? On peut noter tout d'abord que le terme « numérique » constitue le plus petit dénominateur commun de pratiques très disparates. « Ainsi toute œuvre d’art réalisée à l’aide de dispositifs de traitement automatique de l’information appartient à l’“art numérique”. » (Couchot & Hillaire, 2003, 38) Le terme « numérique » peut évoquer, comme ici, une approche cybernétique, faire référence au codage binaire, ou encore à la « discrétisation » (séparation en données distinctes : Tron, 2005).
Ce passage aux nombres est censé transparaître dans les œuvres, mais il est parfois difficile à reconnaître, car « Le terme même d'“art numérique” couvre un éventail si large de pratiques artistiques qu'il ne saurait désigner un ensemble homogène du point de vue esthétique. » (Paul, 2004, 8) La distinction est à chercher ailleurs : elle est produite par l'appellation, qui indique que l'œuvre qu'elle désigne, plutôt que d'utiliser « le numérique comme simple outil pour créer des objets plus traditionnels – photographie, impression, sculpture ou musique – […] l'utilise comme medium à part entière » (ibid.).
« L'art numérique » fonctionne comme une marque (différente de « l'art contemporain ») à laquelle une image est associée, fortement inspirée des technologies. À cet égard, « il semble que le numérique soit effectivement à la source d’un nouveau mythe. Derrière toute image, manuelle, optique, électronique ou calculée, est à l’œuvre une vision symbolique et mythique du monde qui, sans avoir la cohérence de la religion, de la science ou de l’art, n’en est pas moins organisée. » (Couchot, 1998, 247)
3.2 Diffusion des œuvres et des idées
« Nous vivons dans la technologie désormais » (Couchot & Hillaire, 2003, 249), l'art numérique s'intègre dans le paysage culturel. Il est exposé dans des lieux grands publics, ponctuellement (festival Exit à la MAC) ou à longueur de saison (CdA d'Enghein, Le Cube à Issy-les-Moulineaux). Ses formes spectaculaires (notamment le mapping vidéo) peuplent les Nuit Blanche et autres événements populaires.
Lorsqu'elle (ré)ouvre à Paris début 2011, la Gaîté Lyrique a pour mission d'expliquer et de promouvoir les « cultures numériques ». L'exposition inaugurale d'UVA convoque un « imaginaire du numérique » déjà conventionnel et introduit une expérience plutôt qu'elle fait comprendre les enjeux des « arts numériques ». La brochure explicative décrit des « œuvres immersives, en permanente interaction avec le public ». Le Monde (25/02/2011) parle d’« une série d'installations interactives », Le Parisien (03/03/2011) de « forêt de sons et de néons », de « labyrinthe de miroirs » et de « mur d'images ». L'art numérique semble ici résumé à des concepts simples (immersion, interactivité) et à des formes spectaculaires.
Sans lui être dédié, le 104 y consacre régulièrement des expositions. En 2015-2016, Prosopopées : quand les objets prennent vie… dévoile des objets autonomes aux comportements pas toujours bienveillants. Cette exposition d’« art contemporain numérique » s'intègre à la biennale des arts numériques Nemo. Sa communication (Alvarez & Gonçalvez, 2019) fait évoluer les figures de l'art numérique vers des problématiques plus culturelles qu'artistiques (gouvernement des machines, autorité des algorithmes, intelligence artificielle). Les questions sociétales sont prédominantes, dans une démarche d'anticipation toujours présente depuis l'invention de la cybernétique.
Dans ces deux exemples, les figures de l'art numérique sont convoquées mais pas explicitées. Leur pouvoir d'invocation suffit à orienter l'interprétation, aussi bien dans une optique distinctive (l'art numérique comme innovation, voire avant-goût du futur) qu'intégrative (une nouvelle forme de création, mais dans le champ préexistant de l'art contemporain).
3.3 Vies des figures
Depuis le milieu des années 2000, peu de textes abordent d'une manière générale les liens entre arts et nouvelles technologies. Écrits par des universitaires, la plupart traitent des problématiques très précises. Ce faisant, ils prolongent et renouvellent les figures de l'art numérique.
La figure du fonctionnement de l'ordinateur (virtuel et simulation) a glissé vers des questions de programmation et de fonctionnement autonome (Boissier, 2004 ; Aziosmanoff, 2010), de générativité et d'émergence (Lambert et al., 2017). Ce faisant, elle tend à réduire l'importance de celle de l'interactivité, ce phénomène étant avant tout observé à l'intérieur de l'œuvre (comme dans l'exposition Prosopopées).
La figure des pratiques numériques continue à être explorée, tout en s'adaptant aux nouvelles formes. Aram Bartholl transforme le point de localisation de Google Map ou les formes des captcha en objets d'art. Dans l'exposition Mordre la machine (2019), Julien Prévieux fait une critique de notre société des réseaux et de la place prédominante qu'y prend Google.
Une nouvelle figure se développe : la conservation des œuvres numériques, rendue difficile par l'évolution des technologies. Christiane Paul en parlait déjà en 2004, mais la question est maintenant au centre de recherches, notamment du séminaire Archéologie des médias, à l'INHA.
Les enjeux de définition des nouvelles pratiques sont moins présents. Leur variété est reconnue par la mise au pluriel de l'appellation arts numériques (voir le dossier du CRISP éponyme, 2013). Plutôt que ce qu'ils sont, leur imaginaire (colloque Ludovia 2013), leur poétique (Poétique(s) du numérique 1, (2008) et 2 (2013)) sont étudiés. Les tentatives de définition s'appliquent plutôt à des pratiques issues du numérique, comme l'art émergent (Paillard, 2013b) et plus récemment les arts littéraires (s.a., 2020a) et le transmédia (s.a., 2020b) – tous trois proposant de nouvelles hybridations des outils, pratiques, formes plastiques et supports de diffusion.
3.4 Le fonds de la représentation
Si ces figures ne produisent pas une représentation unifiée des « arts numériques », elles sont pourtant utiles pour s'en faire une idée. Décrites, précisées, nuancées, répétées, parfois ressassées, promues ou critiquées, elles forment un réservoir conceptuel auquel se référer. Les plus distinctives ont été naturalisées (virtuel, interactivité, numérique), d'autres restent présentes, mais en arrière-plan, et peuvent être sollicitées et adaptées selon les besoins. Toutes constituent une sorte de fonds pour la représentation, non pas d'un « art numérique » comme discipline artistique, mais plutôt d'une culture créative numérique dont il n'est qu'une des formes. Pour citer Denise Jodelet (2002, 122), il s'agit de
ce que Searle nomme l'arrière-fond culturel d'information qui fait de la culture une instance décisive pour la compréhension des discours, et la création d'un espace d'interlocution. Ce fond commun de représentations partagées, à un niveau plus ou moins conscient, constitue la référence culturelle indispensable pour la communication sociale.
Cela n'a été possible qu'avec l'épaisseur historique de pratiques apparues depuis plus de 60 ans, et surtout l'accumulation et la sophistication des discours associés, qui se sont d'abord appuyés sur des représentations technologiques prospectives, puis ont élaboré des représentations esthétiques, avant de prendre une fonction structurelle de représentation collective et sociale. Ainsi, si c'est une nouvelle culture (la cybernétique) qui a favorisé l'émergence de l'art numérique, celui-ci a aussi produit des formes anticipant l'usage généralisé des technologies, jusqu'à participer à la fondation d'une culture numérique, cadre dans lequel de nouvelles œuvres peuvent être conçues.
3.5 Les représentations sociales de l'art
Pour reprendre Denise Jodelet (ibid.), les représentations jouent « un rôle décisif dans la construction du monde social ». Elles sous-tendent des pratiques, inspirent des discours, sont régulées par des institutions et des rituels spécifiques. En somme, elles façonnent des cultures :
dans leur pouvoir vicariant, de représentation du social, établi par Durkheim, et dans leur pouvoir constitutif de la réalité établi par Lévy-Bruhl, les représentations sociales et collectives occupent une place spécifique au sein de la culture. (idem, 117)
Partager des représentations sociales est donc nécessaire pour créer, faire fonctionner et développer n'importe quel monde social, y compris les mondes de l'art (Becker, 1988). C'est parce que les acteurs de l'art numérique se sont construits une culture, des représentations, des concepts, des pratiques, des cadres de travail communs que ce nouveau mouvement a pu apparaître et que ses productions plastiques, d'abord peu appréciées, ont pu être élevées au rang d'œuvres. En cela, les représentations jouent un rôle central dans le processus d'artification qui a abouti à la « fabrique de l'art numérique » – que j'étudie en suivant le même chemin que Nathalie Heinich.
Qu’il s’agisse de représentations imaginaires ou symboliques, ou de représentations axiologiques – les valeurs –, elles cadrent le monde et elles agissent sur lui, symbolisées par des mots, objectivées dans des institutions, matérialisées par des actes.
C’est à travers cette prise au sérieux des représentations, en tant qu’objet d’étude à part entière, que j’ai conçu et pratiqué la sociologie de l’art : histoire des représentations du statut d’artiste, des valeurs associées à l’art contemporain, des conceptions du patrimoine et, bien sûr, évolution de certaines activités vers des catégorisations associées à l’art – autrement dit, artification. (Heinich, 2019, 20)
4. Se représenter les représentations
Dans cet article, j'ai étudié différentes formes et fonctions des représentations, technologiques (et mentales), esthétiques, collectives et sociales. La notion de « représentation » y apparaît extrêmement polysémique, voire floue, et son statut épistémique sujet à discussions. Pour Meyer (2001, 20),
Les représentations appartiennent bien au domaine du mental et seulement à celui-ci. Mais son statut est loin d’être clair. Coincé entre le réel observable de la neurobiologie et le réel observable des comportements, il s’agit d’un domaine postulé par les psychologues, dans une sorte de démarche néo-idéaliste qui ne correspond à aucune réalité actuelle des neurosciences.
Par définition il n'y a aucun accès immédiat aux représentations, hormis celles formalisées explicitement (notamment par les artistes). Il n'est possible que de les inférer à partir d'indices ambigus et sujets à interprétation : on ne peut qu'en supposer l'existence, puis se faire des représentations des représentations.
Bien que j'étudie les arts numériques depuis plus de 15 ans, je ne suis pas plus lucide que les acteurs sociaux qui le font (Becker, 2009). Les représentations que j'ai repérées et interrogées l'ont été avec le filtre de ma culture et de mes représentations. Je ne prétends pas en avoir dressé un tableau exhaustif ni que leur description sont incontestables.
Mais cela ne remet pas en cause leur rôle dans le processus d'artification : émergeant d'un contexte intellectuel particulier, elles ont été cristallisées dans des concepts qui ont nourri des pratiques et permis de constituer un nouveau mouvement artistique : l'art numérique.