Du numérique au dynamisme, métamorphoser l’esprit du design de l’agriculture From digital to dynamic, a metamorphosis in the spirit of design for agriculture
L’agriculture manifeste l’intrication constitutive du design des territoires, des plantes cultivées, des nourritures et des vies humaines. L’obscurcissement des liens qui sous-tendent cette intégration a fait disparaître peu à peu la compréhension des dynamismes inhérents aux processus naturels, en particulier ceux qui prennent part à l’édification des plantes et des nourritures. Pour le voir, il est nécessaire d’examiner quel type de rationalité oriente l’esprit du design vers la modernisation agricole et l’agriculture numérique. Cet examen prend son éclairage dans la conception de la connaissance chez Goethe, pour qui le tout ne prend sens qu’à la condition d’intégrer l’idée centrale de métamorphose. Cette conception s’applique à tous les plans d’organisation, et donc à l’esprit même du design. Comme antidote à une désintégration des liens qui unissent, les plantes se révèlent une leçon de métamorphose capable de guider l’innovation au service de territoires animés de vie.
Agriculture embodies the constitutive entanglement of the design of lands, crops, foods and human lives. The blurring of the links that underlie this integration has gradually obscured the understanding of the dynamics inherent in natural processes, especially those involved in the building of crops and foods. To see this, it is necessary to examine the type of rationality that directs the spirit of design towards agricultural modernization and digital agriculture. This enquiry is inspired by Goethe's conception of knowledge, for whom the whole only makes sense if it incorporates the central idea of metamorphosis. This conception applies to all organizational levels, and thus to the very spirit of design. As an antidote to a disintegration of the ties that unite, plants appear to be a lesson of metamorphosis capable of guiding innovation in the service of territories permeated with life.
1. Introduction
Designer les territoires commence avec les plantes. Privés de plantes, ils ne sont que déserts où l’on peut certes marcher, mais où l’habitation reste limitée. Nous habitons dans la « Cité des plantes » (Nougaret, 2010). Quelle que soit notre marche, les plantes nous précèdent à l’ouvrage, premières à designer ou plutôt agencer l’espace. Leur disposition alternant entre cultures, prairies et forêts est aussi agentif. En effet, les plantes agissent de par leurs puissances propres de mouvoir énergie et matière dans la biosphère. Mais autant l’infrastructure des paysages ruraux et périurbains est manifeste, autant l’agentivité réelle, l’activité bioénergétique sous-jacente passent inaperçues. Quant à la fabrique des territoires par les plantes cultivées, elle demeure en général impensée. Aussi le lien entre design de l’innovation végétale et design de l’innovation territoriale est-il in-interrogé.
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Voir pour exemple le document stratégique INRAE 2030, https://www.inrae.fr/sites/default/files/pdf/INRAE2030-FR.pdf
Cet impensé va de pair avec l’absence d’un champ ouvertement consacré à la philosophie de l’agriculture. Mise au défi de transitions majeures, l’agriculture apparaît certes comme une cible stratégique, mais comme s’il s’agissait d’un secteur d’activité productive comme un autre devant satisfaire de multiples enjeux (écologique, numérique, sociétal, géopolitique, énergétique, sanitaire, chimique)1. Or, même dans les sociétés industrielles, tout design de l’innovation dépend in fine de l’agriculture. Pour autant, reconnaître notre dépendance absolue à l’égard des conditions qui assurent notre subsistance, notamment notre approvisionnement en nourritures, ne suffit pas à fonder une philosophie de l’agriculture. Ceci signifie qu’il existe un point aveugle où nous cessons de penser notre existence et où le numérique peut se substituer à notre pensée pour en décider à notre place. Cet angle mort conditionne notre incapacité à percevoir les actions morphogénétique, architectonique et transformatrice du design des plantes sur l’entrelacs de nos vies et de nos territoires.
Pour éclairer ce point aveugle, nous entamerons un procès en nous inspirant des procédures juridiques employées pour représenter la nature. Nous partirons de la scène où l’« Esprit de la Terre » s’adresse à Faust (Goethe, 1995, p. 45) :
« Tu ressembles à l’esprit que tu comprends, non à moi. »
Cette sentence sévère tombe comme un couperet dont Faust ne sort pas indemne. De même, accepter de regarder l’endroit où nous cessons de penser notre existence n’est pas anodin. Nous envisagerons ce face à face comme une mise à l’épreuve du designer, pouvant être aussi bien généticien améliorateur des plantes qu’aménageur de territoires animés par l’agriculture. Après avoir introduit notre démarche, nous procéderons en trois étapes. Nous caractériserons successivement ce qui caractérise l’esprit que Faust-designer comprend, la façon dont l’Esprit de la Terre rend son jugement, et le retournement qui peut nous permettre de lui ressembler.
2. L’Esprit de la Terre pour une personnification procédurale réflexive
Face aux menaces écologiques croissantes, une réponse a été de rechercher des mesures de protection juridique des entités de la nature. L’une des approches consiste à attribuer un statut de personne à ces entités. On peut distinguer la personnification substantielle qui prête effectivement des attributs humains à des êtres non humains et la personnification procédurale qui permet de faire comme si ces êtres étaient des sujets de droit (Hermitte, 2011). La Suisse offre un exemple du premier cas puisque sa Constitution exige depuis 1992 qu’on respecte (l’équivalent de) la valeur intrinsèque des organismes vivants (CENH, 2008 ; Pouteau, 2014). Le second cas est illustré par l’Equateur qui depuis 2008 reconnaît la nature comme sujet de droit, suivi depuis par d’autres pays d’Amérique du Sud comme la Bolivie. Cette personnification substantielle trouve sa légitimité dans une cosmologie amérindienne qui vénère la Pacha Mama ou Terre-mère comme une personnalité.
En Occident, il faut aller puiser dans l’Antiquité pour invoquer la parèdre de la Pacha Mama sous les noms de Gaïa ou encore Biogée (Latour, 2015 ; Serres, 2010). À défaut d’une arène juridique, la scène théâtrale a permis d’explorer la représentation publique d’entités naturelles telles qu’océans ou forêts (Latour, 2015). Dans ces différentes formes d’action procédurale, il s’agit toujours de prêter voix à la nature pour procéder selon un jugement humain, une rationalité humaine, un esprit de calcul humain. Le reproche qui est souvent adressé au philosophe « ventriloque » est de s’écouter lui-même, même avec les meilleures intentions. Ce reproche est incontournable puisque c’est nous humains qui énonçons des jugements, ce qui nous condamne à l’anthropocentrisme même quand nous croyons nous en défaire. En convoquant l’Esprit de la Terre, notre démarche vise à faire contrepoids à cette difficulté sans l’esquiver. Nous qualifierons de « réflexive » cette procédure qui n’a pas de vocation juridique, mais qui partage la dimension théâtrale dans laquelle elle a été conçue par Goethe.
L’Esprit de la Terre fait sens dans une culture occidentale moderne, sans qu’il soit nécessaire de remonter à l’Antiquité ou de se rendre dans des contrées lointaines, ceci pour plusieurs raisons.
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Il n’est pas une entité matricielle qui pourrait nourrir un sentiment d’appartenance fusionnelle, immersive, à une nature des origines. Il est, non pas chair terrestre, mais esprit doté de pensée et de langage, s’adressant à l’esprit humain comme à un vis-à-vis.
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Il n’est pas non plus une nature « vierge » située hors de nous, et donc inaccessible, à la fois idéalisée et au-delà du pensable (Larrère, 1997). Sa différentiation ne se situe pas dans une extériorité, l’esprit qui communique ne peut agir que du dedans.
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Il n’implique pas non plus une qualification substantielle qui le ferait coïncider avec des dispositions matérielles, comme y invitent diverses hypothèses : Gaïa selon James Lovelock et Lynn Margulis (Dutreuil, 2012) ; l’âme de la Terre et l’âme des plantes selon la psychophysique de Gustav Fechner (Nicolas, 2002) ; ou plus près de nous, l’« intelligence » des plantes (Trewavas, 2003). La subjectivation substantielle serait hors de propos puisque cet esprit affirme qu’il ne nous ressemble pas.
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Recourant au régime énonciatif de la négation, il s’énonce dans ce qu’il n’est pas, tel un miroir inversé de nous-même. Il est à la fois en vis-à-vis et au dedans, image irréductiblement dissemblable à ce qu’elle reflète et cependant apparentée, potentiellement ressemblante.
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Bien qu’il s’exprime pour juger de la rationalité qui lui fait face, il serait vain de vouloir d’emblée parler ou penser comme lui, « penser comme une montagne » ou « penser comme une plante » (Leopold, 1949 ; Tassin, 2016). Pour ressembler à l’Esprit de la Terre, il faut d’abord se soumettre au crible de la négation réflexive.
Si l’on veut une image, le fait de condamner des calculs étroits ne peut aucunement changer l’esprit de calcul, qui continuera de calculer. Dans ce cas, le crible de la négation réflexive exigerait de cesser de calculer. Ainsi, de prime abord il est impossible d’affirmer quoi que ce soit de positif à propos de l’Esprit de la Terre. Le régime apophatique expose une positivité paradoxale qui exclut toute défense de ce qui ne serait que des intérêts propres. Ceci nous conduit à commencer notre procédure réflexive en cherchant d’abord à saisir le point d’où procède la négation au sein même de Faust-designer.
3. L’esprit que Faust-désigner comprend
Le moment où nous avons cessé de penser notre existence pourrait être celui où nous avons adopté un point de vue de nulle part. Nous avons alors renoncé à notre « monde propre » au profit d’un monde universel, hors de nous et indifférent à nous (von Uexküll, 2010). André Le Nôtre en a fait une œuvre d’art monumentale à Versailles. Elle énonce un nouvel ordre du monde dans lequel, tel un démiurge, le monarque exerce son empire non seulement sur un royaume et ses sujets, mais aussi sur la forme de l’espace et même, la forme des plantes. Avec l’art du topiaire, la coupe en rideau, les broderies végétales, est ostensiblement exposée l’intention de soumettre la vie végétale au design d’un monde entièrement régi par un point de vue totalisateur. Cette allégorie trouve une concrétisation manifeste dans la modernisation agricole qui recompose conjointement les territoires et les plantes cultivées. La découpe ne se fait plus seulement du dehors par la technique et la mécanisation, elle est induite du dedans par des transformations génétiques. Moins sensationnel que le topiaire, ce remodelage des plantes n’en est pas moins drastique. Ne serait-ce qu’en termes de hauteur, en l’espace de deux siècles le blé tendre est passé d’environ 1,5 ou 2 mètres à seulement 50 cm, avec une atrophie de l’appareil racinaire et en contrepartie une hypertrophie des épis et des grains. Le design de la plante a donc été recalculé pour satisfaire des objectifs industriels de rendement, et non pour exprimer des aptitudes écologiques de rusticité ou de résilience écosystémique, qui elles sont en général fortement diminuées.
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Voir pour exemple le communiqué de la Commission Européenne sur les biotechnologies du 29 avril 2021 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_21_1985
Aujourd’hui, l’optimisation du développement végétal n’est d’ailleurs plus laissée à la charge de la plante, ni même de l’agriculteur. De plus en plus, ce sont les stations satellites qui décident « quand », « quoi » et « où », assistés en cela par des capteurs électroniques et des systèmes automatisés. Au point où nous cessons de penser notre existence, nous devenons peu à peu des auxiliaires ou des exécutants des robots, qui dans leur conception même ont vocation à nous remplacer. L’agriculture numérique globalisée à l’échelle planétaire laisse ainsi entrevoir des territoires standardisés pour optimiser le fonctionnement des automates agricoles auxquels les plantes du futur devront aussi se conformer. En dépit de l’aversion exprimée par les sociétés depuis 25 ans à l’encontre des organismes génétiquement modifiés (OGM), certains considèrent aujourd’hui que l’édition génétique et les « nouvelles techniques génomiques » (NTG) sont nécessaires pour permettre une agriculture durable2.
En réalité, ces plantes existent déjà dans les cartons des designers végétaux. Dès 2000, au moment où l’on achevait de séquencer le génome humain, était lancé le programme « virtual plant » avec l’objectif de « comprendre » comment les plantes sont construites et peuvent être améliorées. Avec la modélisation conçue comme un nouvel art du « topiaire synthétique » (Prusinkiewicz, James, Mech, 1994), l’ambition était de pouvoir expérimenter virtuellement des plantes bâties in silico afin de sélectionner les meilleures pour le monde « réel » (Chory et al., 2000 ; Minorsky, 2003). En parallèle était créé le Plant Ontology™ Consortium (2002) avec la tâche de développer des vocabulaires numériques standardisés et structurés en réseau pour toutes les plantes sous toutes les latitudes. Ces vocabulaires bâtis sur la standardisation des termes utilisés et la formalisation des relations logiques entre ces termes sont dénommés « ontologies », reprenant à leur compte un terme chargé de rendre compte d’une identité. Les ontologies végétales numériques sont de facto des discours sur « ce que sont » les plantes. Mais ces narratifs ont ceci de particulier qu’ils sont désormais énoncés entièrement à l’écart des phénomènes concrets et de la vie ordinaire. Ce glissement était déjà amorcé par la traduction des nourritures en termes d’ingrédients et de calories, aujourd’hui devenue la règle. Il n’a fait que s’amplifier avec l’avènement du big data et des technologies de profilage « omique » (génomique, transcriptomique, protéomique, métabolomique).
Les investissements massifs dans le développement d’outils numériques se justifient par les retombées économiques escomptées. Après avoir été taillées au sécateur, les plantes seront-elles redessinées par des ciseaux numériques ? On peut bien sûr douter de la toute-puissance du designer qui s’imagine pouvoir créer de toutes pièces les ouvrages de l’évolution. Mais son empire véritable pourrait être ailleurs. En nous rendant étrangers aux plantes, il interpose entre la perception ordinaire et l’instruction de l’action un mille-feuilles numérique totalement opaque à notre compréhension, et donc à notre jugement éthique. Le monde universel sans nous, que nous avons nous-même pensé, conduit inéluctablement à un régime global, totalitaire car situé nulle part. Nous avons ainsi pris congé peu à peu des êtres et des terres qui nous nourrissent, qui sont le sous-bassement de nos vies, en nous coupant de toute philosophie de l’existence au seul profit d’une philosophie de l’inexistence (Pelluchon, 2015).
4. Le jugement rendu par l’Esprit de la Terre
On s’attend à ce que Gaïa ou Biogée s’exprime de façon tonitruante, tempétueuse, sismique. Elle s’insurge, se révolte et se venge. Au contraire, l’Esprit de la Terre procède de façon apophatique, c’est-à-dire en faisant ressortir sa positivité de manière paradoxale, comme en creux, en désignant ce qu’il n’est pas. Ce qu’il juge et dénonce apparaît ainsi sous le jour d’une négation de ce qu’il est. Sa seule « vengeance », qui n’en est pas une, consiste à montrer son absence, d’une manière qui se révèle toujours terrassante, une mise à terre. Là où Gaïa/Biogée déchaînent ses puissances naturelles archaïques, l’Esprit de la Terre abandonne ces puissances aux jeux de l’intellect humain, les laissant se retourner contre celui qui ne lui ressemble pas. Aux dévastations naturelles s’opposent ainsi des catastrophes d’origine entièrement artificielles, militaires ou industrielles.
Pour notre propos sur l’agriculture, un exemple emblématique est l’explosion de stocks de nitrates à presque vingt ans d’intervalle, l’un à l’usine AZF à Toulouse en 2001, et l’autre dans le port de Beyrouth en 2020. Que des composés nitrés explosent n’a rien de surprenant, c’est même inhérent à leur nature. Il faut donc lutter continuellement contre ce qui ne peut qu’arriver inéluctablement. C’est d’ailleurs pour servir des fins militaires pendant la première guerre mondiale qu’a été déployé un arsenal de production industrielle extrêmement couteux en énergie, ce dont témoigne l’intensité de déflagration de ces deux explosions. Azote signifie « privé de vie », ce qui ne signifie pas que l’azote soit toxique en soi puisqu’il représente près de 80 % de l’air que nous respirons. Mais s’il devient omniprésent et prend la place de l’oxygène et du gaz carbonique, alors les processus vitaux de régénération et d’assimilation par la respiration et la photosynthèse sont paralysés. L’explosion est la figure emblématique d’un catabolisme laissé à son libre cours sans contrepartie réparatrice. Transposée à l’agriculture, cette réalité brutale passe inaperçue. Et pourtant, chaque apport de nitrates synthétiques insinue dans la vie des plantes une rupture catabolique, qui équivaut à brûler la biomasse végétale avant même qu’elle ait pu s’élaborer. Se répercutant sur notre nourriture, cette rupture fait de notre métabolisme un catabolisme dissocié des véritables processus assimilateurs des plantes.
En dépit des apparences, la première guerre mondiale ne s’est jamais conclue, elle s’est poursuivie souterrainement, au propre et au figuré. La balance carbone/azote (C/N) est une loi du vivant extrêmement précise et délicate, qui maintient en équilibre les processus constructeurs et déconstructeurs de l’éco-biosphère. En intervenant directement sur cette balance, nous avons certes augmenté notre pouvoir bioénergétique apparent, mais aussi notre pouvoir de destruction et d’autodestruction. En ne tenant compte que des protéines, dont la signature est la liaison peptidique CO =NH, nous ne pouvons qu’aggraver encore plus les déséquilibres. La balance C/N implique plus que de la chimie. Elle est une philosophie de l’existence, qui exige d’être fondée dans la réparation anabolique et non dans la rupture catabolique de la vie végétale.
Sporadiquement ébranlé par des accès apophatiques, l’esprit qui conduit ces calculs devrait être terrassé, littéralement mis à terre. Paradoxalement, la catastrophe tend au contraire à renforcer l’« aliénation culturelle » (Sigaud, 2004) puisqu’elle incite à ajouter toujours plus de procédures de contrôle et de sécurité avec l’illusion de pouvoir conjurer les prophéties du malheur (Dupuy, 2020), sans jamais interroger le fond du problème. L’aliénation culturelle est un effondrement bien plus profond et d’autant plus sournois qu’il se fait à bas bruit et avec notre consentement non éclairé. Le paradoxe de la catastrophe est qu’elle n’opère que si elle devient réellement apocalyptique, au sens où elle provoque un retournement d’esprit. Ainsi la raison qui a poussé le numérique jusqu’à se numériser elle-même devrait voir, dans le miroir que lui tend l’Esprit de la Terre, qu’elle a ainsi encodé sa propre annulation. Le terrassement est alors la meilleure chose qui puisse arriver à Faust-designer puisque ce n’est qu’en ayant touché terre, au point de son néant, qu’il peut ensuite se redresser pour engager une métamorphose.
5. Comment ressembler à l’Esprit de la Terre
L’idée d’un monde universel et indifférent est une hypothèse injustifiée, et qui plus est dévastatrice. L’anthropocentrisme qui se fonde sur cette théorie devrait en réalité être dénommé « nullocentrisme ». Tout prouve en effet qu’il existe une relation indéfectible entre le monde et nous. Cette union est intrinsèquement anthropocentrique puisque l’anthropos est celui qui se retourne pour regarder en arrière, condition qui lui permet d’acquérir un point de vue central. Se retourner une seule fois conduit au point d’annulation numérique de cette centralité qui se voit confinée en elle-même. Il faut donc se retourner une seconde fois pour rapatrier tout ce qui avait été éliminé, à savoir toutes les formes de relations qui font que l’anthropos se tient au milieu d’un univers pourvu de sens. Différents auteurs s’accordent sur cette nécessité re-médiatrice qui est déclinée sous divers noms : la « mésologie » envisage de façon non dualiste le couplage dynamique du vivant et son milieu (Berque, 2014) ; la « co-énonciation » souligne que le vivant coopère dans l’énonciation du sens sans pour autant faire preuve d’intentionnalité (Pignier, 2018) ; ou encore le « complexe de plasticité » décrit le liage par lequel forme et contenu se signifient réciproquement (Debono, 2010).
L’étape suivante est pour nous d’en faire la pierre angulaire d’une science des relations et de répondre ainsi au besoin de l’esprit. L’être humain est le seul lieu où se formulent les énigmes de l’univers, et donc celui où l’on peut prétendre les appréhender. La relation ne se réduit pas à un lien logique, une connexion ou une corrélation. Elle est elle-même une réalité à part entière. Son habilitation ontologique est un impératif aussi catégorique que celle du mouvement, la kinesis définie par Aristote comme « ce par quoi ce qui est se présente en tant que ce qu’il est » (Pouteau, 2020). Relation et mouvement sont essentiellement assimilables en tant que condition première à la présentation et à l’habilitation ontologique de toute chose, et donc aussi à tout discours et à toute entreprise de connaissance. Au commencement est la relation. Retrancher le mouvement de la physique n’est pas concevable. C’est pourtant ce à quoi aboutit le remplacement des relations vivantes par des liens strictement logiques.
L’habilitation ontologique de la relation signifie que désormais la science est relationnelle ou n’est pas, ce qui a plusieurs implications. Tout d’abord, la science doit se saisir des notions de valeur, de dynamisme et de plasticité et donc se rapprocher des champs éthiques et esthétiques qui en étaient jusqu’alors les principaux interprètes. Il n’y a pas de valeur sans évaluateur. Il n’y pas non plus de dynamisme sans polarité. Et il ne peut y avoir de plasticité sans accouplement du modelé et du modelant interagissant dans l’exercice d’une forme active (Pouteau, 2021). Ensuite, elle doit aborder toute organisation comme un agencement agentif, mû par un agir, et non comme une combinatoire ou un assemblage. Enfin, il lui faut être phénoménologique et satisfaire l’exigence de connaissance par un mouvement noétique, lui-même consistant à appréhender un mouvement conjoint : le geste organique de ce qui se donne à percevoir, et le déplacement aesthésique de celui qui prête son attention perceptive.
A ce stade, cette science des relations est encore un projet plus qu’une réalité. Nous pouvons en trouver une préfiguration dans la phénoménologie goethéenne, dont la portée pour l’avenir a été anticipée dès le 19e siècle (Martins, 1837 ; Steiner, 2002). Fondée sur l’idée centrale de métamorphose, cette phénoménologie part du primat relationnel qu’elle décline en deux principes. Le principe de polarité se fonde sur la tension dynamique qui s’établit entre deux pôles irréductibles l’un à l’autre, impliquant l’idée connexe de retournement. Le principe de gradation exprime la particularisation du tout en chacune de ses réalisations (et non la généralisation des parties dans le tout), avec différents degrés de perfection, d’où l’idée connexe de progression. Ainsi, chaque couleur nait d’un rapport particulier qui se joue entre lumière et ténèbres. De même, chaque forme découle d’une tension entre expansion et contraction, entre gonfler et creuser. Nulle part ailleurs que dans la métamorphose des plantes ces lois d’agencement dynamique ne sont mieux exposées à notre regard, se donnant à voir sous une forme didactique, objective, en montrant les étapes par lesquelles elles procèdent :
« Chaque plante t’annonce les lois éternelles / Et chaque fleur te parle un langage plus clair » (Goethe, 1999, p. 183)
À la lisière entre art et science, le design nous semble un vecteur désigné pour contribuer au développement d’une science des relations fondée sur les lois de métamorphose et de plasticité. Dans le cas des plantes, des symptômes faibles comme des altérations de métamorphose foliaire suite à des modifications génétiques devraient conduire à s’interroger sur les déséquilibres qui pourraient en résulter au fil des générations et des changements climatiques (Richter, 2011). En effet, l’induction d’une hétérochronie ou d’une hétéroblastie, qui toutes deux impliquent des ruptures de rythme et de gradation des transformations, se traduit le plus souvent par des difformités et des effets multiples, dits pléiotropiques (Pouteau et al., 2004). Privilégier certaines de ces ruptures au profit du seul objectif de quantité sans prendre la mesure du tout, sa « valeur » exprimée dans toutes ses dimensions, peut apporter des bénéfices immédiats, mais aussi des dégradations profondes dans le long terme. Les enjeux d’une métamorphose végétale équilibrée ne concernent pas seulement la condition des plantes elles-mêmes. Ils s’étendent de proche en proche à la fertilité des sols et à l’ensemble des socio-écosystèmes, eux-mêmes modelés par le modelant des plantes élites qui leur sont proposées ou imposées.
À l’interface entre plantes et territoires, la portée des lois relationnelles est transposable à des niveaux plus vastes, en tenant compte des notions de valeur, de dynamisme et de plasticité et en intégrant les principes de polarité et de gradation. L’un de ces niveaux est celui du domaine agricole qui peut être appréhendé comme un organisme vivant constitué de ses organes vitaux pour la respiration, la digestion, la circulation etc. ; un organisme également doté de facultés de sociabilité, d’autonomie et de responsabilité. Suivant cette lecture métaphorique, l’organisme agricole devient une réalité dont la santé peut être évaluée sur un mode à la fois dynamique et plastique (Bloksma et Struik, 2007). Dans cette évaluation, la référence à la santé humaine permet de prendre en compte les trois niveaux de santé décrits par l’OMS : physique/organique, social/culturel et mental/spirituel. Ici, l’organisme agricole n’est pas conçu comme un donné structurel, mais comme un objectif désirable vers lequel s’orienter pour re-designer un domaine. Comme dans un processus de métamorphose, le développement vers un organisme agricole ne peut qu’être progressif, cheminant par étapes. Cette vision pourrait être élargie à un paysage agricole au sein duquel s’agence un gradient d’organismes agricoles, formant une communauté agroécologique.
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Voir notamment les usages pour l’agriculture biodynamique : L’eau, miroir de nos pratiques (2022). Revue Biodynamis, Hors-Série n°24.
Un autre niveau est celui de l’eau, élément vital de tous les dynamismes organiques. L’eau relie tout ce qui la touche. Ce n’est que lorsqu’elle vient à manquer que tout se disloque et se fragmente. Souvent perçue comme un matériau parmi d’autres, qu’il faut endiguer et acheminer, cette matière très particulière se distingue par son caractère tourbillonnaire (Schwenk, 1982). En tourbillonnant, l’eau brasse, oxygène, digère, épure. Au lieu de lutter contre, le design de l’eau devrait prendre appui sur ce dynamisme régénératif pour abreuver, arroser, irriguer, laguner, et participer ainsi au couplage d’un monde relié. C’est dans cet esprit qu’a été conçu le principe des vasques vives qui impriment des turbulences rythmiques et qui peuvent s’appliquer à différents usages, par exemple éviter l’eutrophisation d’étendues d’eau ou favoriser l’épuration des eaux usées tout en stimulant les biotopes environnants3.
Conclusion : l’esprit de la métamorphose
Comment s’émanciper de l’esprit du design qui ne ressemble pas à l’Esprit de la Terre ? Au lieu de continuer à monter des échafaudages de plus en plus inextricables et coercitifs, nous pouvons bien sûr nous inspirer des traditions, mais cependant avec un ensemble de limites. En effet, l’imitation ne fournit pas de clé de discernement et nous impose une marche tâtonnante. Or, nous habitons un monde abîmé que n’ont pas connu nos prédécesseurs et auquel nous devons apporter des remédiations régénératives et préservatives entièrement nouvelles. L’innovation – par-delà sa seule portée marchande – en appelle à l’anticipation de ce qui ne peut encore être phénoménologiquement éprouvé. Comme en tout domaine, cette possibilité d’actualisation ne peut être développée que par la pratique et l’exercice. C’est pourquoi il nous paraît essentiel de créer des ateliers d’apprentissage de la métamorphose, en nous mettant tout d’abord à l’école des plantes. Qui plus est, il nous faut aussi dédier des sites expérimentaux au design des relations dont la vocation serait d’allier simultanément trois modalités de mouvement : organique (geste morphogénétique), aesthésique (déplacement perceptif) et noétique (activité cognitive). De tels sites pourraient à l’avenir se révéler une ressource inestimable pour permettre à l’esprit humain de se retourner vers l’Esprit de la Terre.