Les enjeux et le statut des méthodologies de l’imaginaire à l’ère du numérique Issues and status of methodologies of imagination in the digital age

Joël Thomas 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.508

Un regard croisé entre les méthodologies de l’imaginaire et la théorie générale des systèmes est parfaitement pertinent, du fait des nombreuses analogies entre les deux approches. Il nous permet de mieux cerner les enjeux qui se présentent à nous dans le domaine du numérique. On s’efforcera de montrer, à travers quelques exemples empruntés à des univers totalement séparés (la symbolique des gravures rupestres ; le design automobile…) que, avec une grande constance, le modèle systémique associant ordre et désordre participe d’une symbolique du tissage en réseau : unitas multiplex. Dans ce contexte de complexité, l’avenir appartient peut-être aux ordinateurs quantiques…

A crossing between methodologies of imagination and the general theory of systems is quite possible, because of the numerous analogies between the two areas. Thus, we better understand the digital area as a stake. We aim to show, using some examples without any common point (rock drawing ; car design…), how, with a great stability, the systemic pattern associates order and chaos, as a part of a symbolism of weaving : unitas multiplex. In this context of complexity, quantum computers are perhaps the future…

Texte intégral

Un cliché tenace veut que la création scientifique, surtout en mathématiques et en physique théorique, soit associée à une démarche logique inébranlable […] Mais dans le grand jeu de l’invention scientifique, le feu ardent de l’imaginaire joue souvent un rôle prédominant par rapport au calme imperturbable de la logique scientifique. (B. Nicolescu, 1988, 25)

Note de bas de page 1 :

On se souvient de la fameuse phrase de Claude Bernard, à la fin du XIXe s.: « On peut considérer la physique comme achevée » ; quelques années plus tard, Plank et Einstein arrivaient…

Le XXIe siècle est d’abord une aventure incroyable. Nous ne sommes plus dans l’ancien univers déterministe, parfaitement réglé, ordonné, que Platon, Aristote, et à leur suite toute la pensée scientifique occidentale nous avaient donné à voir jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le réel qui semblait en même temps si solide et parfaitement circonscrit1, se dérobe et s’élargit à la fois. Les nouvelles technologies nous ouvrent, de façon exponentielle, des possibilités vertigineuses, qui ne vont pas sans poser des problèmes d’éthique considérables. Les difficultés sont à la mesure de l’enjeu.

Dans cette accélération, plus que jamais, il faut des repères, des méthodologies de représentation et de modélisation d’un « réel » désormais insaisissable, et toujours plus complexe. Alors même que la révolution numérique démultiplie nos technologies, il est important de l’appréhender à travers des approches cognitives rigoureuses. Or

  • les méthodologies de l’imaginaire nous aident à comprendre le monde des technologies numériques. A priori, ce n’est pas évident, puisqu’elles travaillent d’abord sur les images, plus que sur les nombres. Mais la compréhension des nombres passe aussi par l’imaginaire ;

  • un regard croisé entre les méthodologies de l’imaginaire et la théorie générale des systèmes est parfaitement pertinent, du fait des nombreuses analogies entre les deux approches. Il nous permet de mieux cerner les enjeux qui se présentent à nous dans le domaine du numérique.

Le livre de Gilbert Durand sur Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Durand, 1984) a été, en son temps, une révolution qui continue d’irriguer la recherche, et dont on n’a pas toujours mesuré l’importance. Avant la systémique, il fonde déjà une anthropologie sur les bases d’un dynamisme organisateur des images. Avant d’en rappeler les principes, précisons d’abord ce que Durand entend par « imaginaire » : non pas un principe d’imagination qui s’opposerait à un principe de réalité, mais la mise en évidence d’une série de dynamismes organisateurs tendant à reproduire, à différentes échelles, une même image primordiale du cosmos en miroir. Ainsi, l’organisation politique, la religion, l’art, les approches scientifiques du savoir, la vie quotidienne auront en commun d’être les hypostases d’une image du monde. L’imaginaire est donc un système dynamique de représentations. On s’aperçoit alors que les figures de cet imaginaire sont relativement peu variées, comme si les solutions que la nature pouvait proposer à la création étaient loin d’être infinies : « monotonie sublime », selon une belle expression de Maurice Blanchot, et en aucun cas répétition ou pauvreté.

Note de bas de page 2 :

Un autre enjeu des études sur l’imaginaire est de montrer qu’elles sont, si je puis dire, neuro-compatibles, et que la réflexion conduite, en son temps, par Durand, à partir de la réflexologie, garde toute son actualité quand on lui donne comme support scientifique non plus la réflexologie, mais les neurosciences. Mais ceci est une autre histoire, qui mérite des développements spécifiques…

Le point de départ des travaux de Durand est délibérément phénoménologique, il se fonde même sur la réflexologie2, et les travaux de l’école russe de Betcherev et Oukhtomsky. La distinction que fait cette école de trois dominantes réflexes (posturale, copulative, digestive) permet à Durand de repérer les structures de base de l’imaginaire humain en train d’élaborer ses systèmes de représentation, à travers ces trois dominantes, correspondant à trois constellations imaginaires :

  • La dominante posturale, associée au régime diurne de l’image, et dite « héroïque ». Comme l’a montré Leroi-Gourhan (1964-65), c’est elle qui, dans l’anthropomorphose génétique, libère la main, installe la vision frontale (et non plus latérale), appelle les matières lumineuses, visuelles, et les techniques de séparation, donc d’affrontement, mais aussi de purification, dont les supports figurés seront les armes, les flèches, les glaives. Cette structure est schizomorphe, le mode fondamental en est l’opposition, les mots-clefs en sont : séparer, distinguer, et exclure. C’est elle qui commande la logique, à travers le principe d’exclusion. Elle privilégie l’ordre sur le désordre, la lumière sur les ténèbres.

  • Dans la classification tripartite durandienne, la seconde dominante, digestive, est liée à la descente digestive, et non plus à l’émergence héroïque ; elle appelle les matières et les lieux de la profondeur : la terre caverneuse, l’eau profonde. Elle suscite les ustensiles à vocation de contenant : coupes, chaudrons, coffres. Elle subsume une sociologie matriarcale, et une psychologie nourricière. Son sacré est celui de la Grande Mère. Les mots-clefs en sont : fusion, confusion, analogie. Elle privilégie la nuit, le désordre, l’enthousiasme et la transe. Elle est donc dite « mystique ».

  • Ce qui caractérise la troisième dominante, copulative, selon Durand, ce sont les gestes rythmiques, dont la sexualité est le mode naturel vécu, et qui se projettent sur les rythmes saisonniers, en annexant tous les substituts techniques du cycle : le cercle, la roue, le rouet. Les mots-clefs en sont : la relation, la causalité, le tissage, la complémentarité des contraires. Deux de ses figures fortes sont celle du voyageur et celle de l’initié, à la fois comme médiateurs et comme passeurs.

Il est à noter que la typologie durandienne est fondée sur une logique à la fois binaire et ternaire, puisqu’elle joue sur trois dominantes et deux régimes (diurne, confondu avec le postural, et nocturne, qui recouvre le copulatif, dit « nocturne synthétique » et le digestif, dit « nocturne mystique). C’est à partir de cette ambiguïté, féconde, mais pas toujours claire pour le profane, que nous avons risqué une élaboration secondaire, en proposant une relecture de la typologie de Durand (Thomas, 1998, 19), inspirée des travaux d’Edgar Morin, et où la fonction « nocturne synthétique » apparaît comme un mode de complexification, qui ne situe pas sur le même plan que les deux autres, mais qui les relie, tout en leur donnant sens. Cette fonction « réconciliatrice » permet la complémentarité des contraires, tout en les conservant comme principes efficaces. Le « combat » et la « logique d’antagonismes » s’inscrivent alors dans un processus d’élaboration qui relève de ce qu’on s’accorde à considérer comme des schémas initiatiques, et dont par ailleurs la connaturalité avec les théories systémiques apparaît clairement. Sur ce plan, c’est sans doute le terme de « structures » qui a le plus vieilli dans les travaux de Durand : il renvoie à une référence statique (latin : struere, « poser pierre sur pierre »), et en ceci, il ne rend pas compte de la dimension éminemment dynamique de la théorie durandienne ; nous lui préférons infiniment le terme de « système », du grec sustêma, « arrangement », « réunion de parties diverses en un seul corps ».

Deux exemples très décalés dans le temps suffiront à montrer la plasticité de la théorie durandienne, et sa capacité à rendre compte de systèmes symboliques très divers dans leur unitas multiplex, leur stabilité, mais aussi leurs spécificités.

À la suite d’un travail d’équipe avec le Pr. De Lumley, j’ai proposé une interprétation du langage symbolique des idéogrammes du Mont Bego (circa 2000 av. J.-C. – Thomas, 2003). Ils se répartissent en trois constellations : figures du dieu-taureau de l’orage, relevant de la première fonction « diurne héroïque » ; figures de réticulés évoquant des champs labourés et renvoyant à la fonction féminine et maternelle, nourricière et fécondante, dite « nocturne mystique » ; enfin, figures liées à l’initiation (il y avait une forme de pèlerinage initiatique sur le mont Bego), à la relation dynamique entre la première et la deuxième fonction (le Yang et le Yin, dirions-nous), et relevant de la fonction dite « nocturne synthétique ».

On peut prendre aussi comme support (Monneyron, Thomas, 2006b) les figures de l’imaginaire automobile contemporain. Il en ressort clairement que la création automobile s’organise autour de trois tropismes, trois schèmes à travers lesquels on n’aura pas de mal à retrouver les structures anthropologiques de l’imaginaire :

Un premier ensemble de pratiques révèle un imaginaire de type « masculin », où l’automobile s’identifie à une arme du héros, de celles qui lui servent à s’affirmer pour franchir les épreuves qualifiantes de l’initiation. Mais il s’agit d’une initiation incomplète, parce que tronquée, reposant sur la seule symbolique « masculine », perçue comme une fin en soi, et non comme le support d’un processus plus complexe, intégrant l’ensemble des instances de la psyché. D’où des comportements démesurés, plus repérables chez les hommes que chez les femmes, et où l’automobile est brandie comme une arme, où l’usager de la route apparaît comme un ennemi, où tout est posé en termes de combat, d’aptitude à surpasser (soi-même), dépasser (l’autre, ce gêneur), transgresser (le code de la route). Dans cet élément, c’est le moteur, la Force, masculin, qui prime. En même temps, la vitesse, qui ne cesse d’éloigner le monde, les autres, de vous, fait entrer l’automobile dans un monde typiquement héroïque, où la séparation est un des schèmes dominants.
Un second ensemble de pratiques définit au contraire un imaginaire de type « féminin », où l’automobile est – à la manière du navire, de la barque – un cocon, une nacelle accueillante. Elle accompagne l’homme dans les étapes de sa vie, depuis les premiers émois amoureux, dans l’intimité de l’automobile bien close et fermée, en passant par l’automobile comme maison (le camping-car en est alors l’archétype, et comme la vocation naturelle), et en finissant par le dernier véhicule, l’automobile psychopompe, celle qui nous conduit à la dernière demeure, le corbillard. Elle est berceau, maison, cercueil. […] Et là, c’est la carrosserie, et non plus le moteur, qui prime en tant que structure féminine : l’automobile est bien mâle par son moteur, et femelle par son habitacle. C’est de cet imaginaire qu’est issue la génération des « voitures à vivre » : monospaces et autres SUV, dans lesquels le moteur devient secondaire, et la carrosserie se fait bureau, salon de lecture, voire chambre à coucher : conduire devient secondaire…
Enfin, l’automobile participe, comme véhicule, d’une constellation imaginaire qui prend en compte le principe de la modification, de la métamorphose qui s’opère par la tension entre les instances constitutives (masculin et féminin). C’est en ceci que l’imaginaire de l’automobile est, comme tous les systèmes symboliques, une organisation, une tension entre des dynamismes organisateurs :
– dans l’espace, l’automobile est médiatrice, elle relie, rapproche, efface la différence liée à l’éloignement. Elle est, par excellence, passeur : de voyageurs, de marchandises. Aussi participe-t-elle de la même symbolique que le voyage dont elle est un vecteur particulièrement efficace. Métaphysiquement parlant, cela va loin : l’homme est un animal qui voyage, cette capacité de voyager, dans toutes ses dimensions, est un des éléments constitutifs de l’hominisation, elle fait l’homo viator. Or l’automobile prolonge naturellement, amplifie, stylise ce voyage, en accentue aussi le côté dangereux, potentiellement mortifère, mais fascinant et en quelque sorte incontournable : voyager, c’est découvrir le monde, découvrir les autres et se découvrir en même temps.
– et dans le temps, la diachronie, et l’histoire d’une vie, l’automobile est, nous l’avons vu, toujours présente. Donc elle préside aux grandes étapes initiatiques par lesquelles l’individu accède à des étapes différenciées qui lui permettent de se construire comme adulte. À ce niveau, l’automobile apparaît bien alors comme objet transitionnel, au sens où Winnicott utilise ce concept : elle établit un pont entre le moi et le monde, et elle permet de passer au-delà d’une angoisse, en « apprivoisant » le Tout autre, en l’occurrence, le monde, et l’Autre, comme lieu étranger qu’elle aide à découvrir, mais aussi les forces sauvages, en soi et dans le monde, que l’initiation, à travers elle, aide à intégrer.
Cela va permettre de mieux comprendre deux voies frayées par l’imaginaire des stylistes automobiles, et déclinées par les marques : le regard en arrière et le regard en avant. Tous deux relèvent de ces figures du temps. En arrière, les modèles automobiles se relient à leur histoire, à leurs racines, à la légende de la marque, à ce qui a forgé son identité ; et les grandes marques de prestige (Alfa Roméo, Mercedes, Lancia, BMW, sont expertes dans l’art de distiller des touches rétrospectives qui commémorent leur propre mythe). En avant, les stylistes entrent dans le futurisme : les prototypes anticipent sur le temps, ils donnent à voir ce que sera l’automobile de demain. Ainsi, par son aptitude à se relier à son passé et à son futur, une automobile s’inscrit dans l’épaisseur de ces figures du temps caractéristiques de l’imaginaire « nocturne synthétique ». Quant au styliste, il ne cesse de jeter des ponts entre passé et futur, et sa vocation est bien de jouer sur le temps, donc sur les structures synthétiques : se référant au patrimoine commun de l’histoire automobile, ou se projetant sans un futur à imaginer, il relie hier et demain, cette aptitude culminant dans la mode actuelle et fusionnelle du « néo-rétro », qui, comme dans la Mini de BMW, associe dans une même automobile des citations du passé d’une marque à un ensemble technologiquement très évolué » (Monneyron, Thomas, 2006b, 83-84).

Ainsi, chaque voiture est une sorte de symbole total (holiste, diraient les théoriciens de la complexité), qui contient en lui, dans une mise en dialectique, toutes les structures de l’imaginaire ; ce qui n’empêche pas, bien sûr, un jeu sur des dominantes (tel modèle sera marqué par une prédominance héroïque, un autre relèvera des structures mystiques).

Note de bas de page 3 :

On pense, en physique fondamentale, à l’expérience d’Alain Aspect : toutes les particules qui ont interagi dans le passé se trouvent reliées de façon supra-temporelle et supra-spatiale, comme si notre univers était soutenu par une reliance invisible et universelle.

À travers ces deux exemples, et par-delà quatre mille ans d’histoire, c’est toute une image cohérente du cosmos que l’homme se donne à voir, avec une grande stabilité de la symbolique : on mesure l’efficacité des structures anthropologiques de l’imaginaire, comme herméneutique nous permettant d’entrer dans cette complexité de la psyché humaine, et dans sa « logique d’antagonismes » (Lupasco, 1960). Si séparées soient-elles dans le temps et l’espace, ces deux situations sont liées, unies3 par la similitude des interactions entre les trois instances imaginaires qui les composent et qui en donnent le sens.

À ce stade de notre propos, on voit les liens d’analogie qui se dessinent entre les structures anthropologiques de l’imaginaire et la théorie générale des systèmes, telle qu’elle a pu être explicitée (Von Bertalanffy 1961 ; Varela 1995 ; Prigogine et Stengers 1979 ; Le Moigne, 2006 ; Morin, 1973 ; 1977-2004), comme l’accès à « une vision stupéfiante, la perspective d’une conception unitaire du monde jusque-là insoupçonnée. Que l’on ait affaire aux objets inanimés, aux organismes, aux processus mentaux ou aux groupes sociaux, partout des principes généraux semblables émergent. » (Von Bertalanffy, 1961, 220). En particulier, La Nouvelle Alliance de Prigogine et Stengers montre avec éclat comment les sciences et la culture sont en interaction. Nos idées sur la nature ont changé. Nous sommes passés du monde antique, où l'homme est placé hors de la nature, au-dessus d’elle, à notre monde contemporain, qui situe l'homme dans le monde, dans une forme de « solidarité complexe » (Morin, 1973).

De la réflexologie à la symbolique des mythes, en passant par la physique quantique, on retrouve les mêmes constantes d’un vivant qui ne vit et tient que par l’organisation : « Au terme d’une discussion du concept d’organisation, on retrouve sans surprise l’évocation de la dualité nécessaire de l’ordre et du désordre, dualité que l’organisation peut révéler et exploiter au lieu de la réduire en aspirant à un ordre absolu » (Le Moigne, 2006). Du coup, avec l’émergence de la systémique, « ce qui meurt aujourd’hui, c’est une notion insulaire de l’homme, retranché de la nature de sa propre nature. Ce qui doit mourir, c’est l’auto-idolâtrie de l’homme, s’admirant dans l’image pompière de sa propre rationalité. » (Morin 1973, 210). Sur ce plan, la « révolution » cartésienne commit l’erreur cruciale de « réifier » le monde concret, et de conférer sans justification un statut ontologique privilégié aux entités, aux substances, aux objets en eux-mêmes, aux dépens de leurs relations. La systémique dépasse cet état dans la mesure où modéliser, c’est concevoir un modèle, puis le construire, en croisant et conciliant expérience mémorielle et projet créatif : mémoire et imagination sont indissociables, à la fois dans le processus de remémoration et dans l’acte créateur. Modéliser, ce n’est donc en aucun cas analyser, disséquer, décortiquer. En ce sens, l’analyse informatique, dans sa dimension binaire, n’est pas un concept de système. Le modèle systémique, lui, participe d’une symbolique du tissage, du réseau, dans la mesure où :

  • Il est reliance, interrelation. Pascal avait déjà formulé l’impératif de reliance : « Toutes choses étant causées et causantes […] et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties. » (Pensées, II, 72 éd. Brunschvicg). Comme le disait déjà Platon, « Quand deux termes forment seuls une belle composition, cela n’est pas possible sans un troisième. Car il faut qu’au milieu d’eux, il y ait quelque lien qui les rapproche tous deux. » (Timée, 31, b, c).

  • Il est le croisement multiplicateur d’un système complexe, tissé (rappelons que, en latin, complexus se traduit par « tissé »), l’intersection entre un axe vertical, stable, de mémoire (la chaîne du métier à tisser ; le génome, en biologie) et un axe horizontal mouvant de « respiration » complémentaire (la trame du métier à tisser ; la « combustion » des protéines, tout aussi vitale pour la cellule). Ainsi, ces deux logiques hétérogènes communiquent à travers ces deux langages. C’est cette communication qui tisse l’unidualité (pour reprendre une expression d’Edgar Morin) et rend possible l’auto-organisation.

  • Cette complexité implique les théories du chaos formalisées, en particulier, par Ilya Prigogine. Rappelons-en le principe : la théorie du chaos traite des systèmes dynamiques déterministes, mais qui, du fait même de leur extrême complexité, présentent un phénomène d'instabilité appelé « sensibilité aux conditions initiales », les rendant non prédictibles, en pratique, à long terme. On connaît, à l’appui, la métaphore célèbre du battement d’ailes d’un papillon au Brésil qui provoque une tornade au Texas, au terme d’un processus imprédictible d’enchaînement de causes et de conséquences. Le latiniste que je suis ne peut, encore une fois, s’empêcher de faire remarquer une belle intuition scientifique de Cicéron, anticipant sur Laplace et Prigogine, dans le De Divinatione (I, LVI, 127) :

S’il pouvait exister un mortel capable de percevoir avec son esprit la liaison de toutes les causes, il ne se tromperait d’aucune manière : en effet, celui qui connaîtrait les causes des événements futurs connaîtrait nécessairement tout l’avenir.

Note de bas de page 4 :

On pense à la nouvelle de Kafka, La Muraille de Chine. Les Chinois se comportent comme si l’Empereur-Dieu n’existait pas. De son lit de mort, il envoie un message plein d’amour et de sollicitude à l’un de ses sujets. Mais le message n’arrive jamais. L’humble Chinois, dans le clair-obscur du soir, attend le message. Comme chacun de nous, nous dit Kafka, il est sans espérance (parce que Dieu est mort) et plein d’espérance (parce que Dieu ne mourra jamais). En plus, et voici qui nous intéresse directement, le message n’arrive pas parce qu’il y a trop de « bruit », par une sorte de perversion entropique de cette fonction de communication qui était, à l’origine, écoute du sacré. Kafka l’exprime sous forme de parabole en nous disant qu’il y a très longtemps, les hommes ont eu à choisir entre être rois ou courriers du roi. Ils ont choisi d’être courriers du roi, et depuis cette époque, ils courent dans toutes les directions, en se criant les uns aux autres des messages dépourvus de sens.

À ce stade, on comprend déjà mieux la spécificité (et implicitement les points forts et les points faibles) des technologies numériques. Il ressort de ce qui précède que les sciences exactes (et donc les sciences de l’informatique) relèvent des structures anthropologiques de l’imaginaire, mais avec un tropisme particulier : elles participent pour une part importante du régime « diurne » de G. Durand, fondé sur l’opposition, donc la logique. Leur émergence historique l’atteste. Alors même que l’idée de néguentropie, héritée de la physique quantique (Schrödinger, 1993) allait, avec Norbert Wiener, se poser en fondement de la biologie, elle fut bousculée par la promotion, sous l’impulsion de Von Neumann, de l’idée d’information-informatique, et de cybernétique (pilotage des systèmes dont l’organisation comporte communication ; du grec kubernê, « gouvernail » : il s’agit bien d’un pilotage…), qui monta en puissance avec la découverte de l’ADN et de son code génétique de nature informationnelle : l’information faisait un bond formidable, en passant du pilotage des machines artificielles à celui des machines vivantes. Il ne s’agissait plus seulement de gérer un fonctionnement, comme la cybernétique, mais de générer à la fois la reproduction et l’existence du vivant. Mais en même temps, et de façon concomitante à cette montée en puissance, l’approche informatique touchait à une de ses limites : celle qui est justement liée à son caractère informationnel. Le réel n’y prend corps, forme et sens que sous forme de messages. Nous n’avons de la réalité que des informations, nous ne la lisons que sous forme de signes4. Nous sommes condamnés à ne connaître que la carte, et non le paysage.

En même temps, la science de l’informatique est majoritairement fondée sur un principe logique : celui des systèmes binaires (input/output), et leur logique du tiers exclu, bien différente de la logique d’antagonisme qui fonde la systémique (Morin, 1977). Il est révélateur sur ce plan que, lorsqu’on a demandé à mon maître le grand latiniste Jacques Perret d’inventer un terme français pour traduire computer en français (Gobert, 2000, 28), il a proposé « ordinateur » (du latin ordinator, un des attributs de Dieu chez saint Augustin : le dieu qui met de l’ordre dans le monde : nous sommes bien en séparativité « diurne » durandienne).

Cette caractéristique peut se révéler comme une faiblesse, au moins une incomplétude, venant du caractère parcellaire de l’approche informatique par rapport à une théorie générale des systèmes. Car on n’en est plus aujourd’hui à une hégémonie de la pensée logique et de l’approche cartésienne. Trop d’ordre et de logique peut être aussi trompeur que trop de désordre. Nous savons maintenant que « les hommes ne tuent pas seulement dans la nuit de leurs passions, mais aussi dans la lumière de leurs rationalisations » (Morin, 1999, 58). Il faut donc se méfier des spécialistes monocentrés sur leur discipline, car comme le dit sans pitié Morin, « Le règne des spécialistes est le règne des idées générales les plus creuses, la plus creuse de toutes étant qu’il ne faut pas d’idées générales » (Morin, 1999, 114). On fait clairement la différence maintenant entre un processus de rationalisation, système logique d’explication privé de fond empirique, et la rationalité, dite « raison sensible » (Maffesoli, 1996) et « raison contradictoire » (Wunenburger, 1990), qui permet de traiter des limites de la logique, et des nécessités d’une rationalité non seulement critique, mais auto-critique (Morin, 1999, 57). On sait maintenant que, comme le disait Nietzsche dans une belle anticipation, « Trois penseurs égalent une araignée. Le premier engendre le suc et la semence ; le deuxième tisse la toile ; le troisième s’y embusque et guette les victimes. » (Humain, trop humain, II) : tout système dégénère potentiellement en idéologie ; toute grande avancée scientifique est une découverte de complexité, puis elle étouffe d’autres complexités en formant un système fermé autour de la complexité qu’elle a révélée, dans un mouvement rotatif d’ouverture et de fermeture ; la brèche épistémologique est constamment fermée (par des systèmes explicatifs, des idéologies) et rouverte (par d’autres imaginaires). Il semble bien que ce mouvement soit sans fin, et qu’aucun système d’idées ne pourra jamais se refermer, ce qui ouvre indéfiniment l’aventure spirituelle, et signe à la fois la grandeur et la misère prométhéenne de l’homme…

Mais les méthodologies de l’imaginaire comme la systémique ont clairement affirmé que, pour échapper à cet écueil de la parcellisation, et tout simplement pour être viable, un projet scientifique ou une création anthropologique devaient s’inscrire dans un système général. Dans ce contexte, la limite et la faiblesse d’un système informatique, c’est peut-être qu’il est trop parfait : il ne supporte pas l’erreur, ou l’incomplétude (un ordinateur n’est pas capable de reconstituer de façon autonome un fragment manquant d’un programme). La grande faiblesse des machines binaires, c’est que, si performantes soient-elles, elles sont incapables de remédier à l’usure de leurs organes, à la différence des organismes cellulaires vivants, et que « leur déterminisme et leur obéissance inconditionnelle à une logique binaire les rend inaptes à traiter l’aléatoire et l’alea » (Morin, 2001, 287).

C’est, de façon générale, la limite de l’intelligence artificielle par rapport à l’intelligence humaine. Prenons l’exemple de la mémoire, dont on sait qu’elle est un élément constitutif d’un système. La mémoire artificielle est stockée, dans une sorte de magasin. Rien de tel pour la mémoire humaine, qui est aléatoire, incomplète, défaillante, qui n’obéit pas toujours à une sollicitation, mais dont la qualité et les capacités créatrices dépendent justement de cette incomplétude et de ces « zones d’ombre » mystérieuses. On voit donc qu’il y a deux incomplétudes : celle des systèmes logiques, qui est une faiblesse ; et celle de la psyché humaine, qui est une richesse. Car c’est justement la spécificité de l’ordre humain que de se déployer sous le signe du désordre. Homo sapiens est créateur parce qu’il est aussi homo demens, homo necans, homo ludens, homo religiosus, et même (E. Morin dixit), homo deconans (Morin, 2001, 142)… ; il se trompe, il est fragile, il fait des erreurs, il a des coups de folie, il recherche des états paroxystiques, qui semblent unir le désordre extrême et l’ordre suprême ; et c’est ainsi qu’il est créateur, qu’il avance. On pense à Rimbaud : « Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit » (Rimbaud, 1873). C’est parce que le système du vivant est en processus d’autoproduction et de réorganisation permanente (en particulier en intégrant le désordre) qu’il répond aux atteintes désorganisatrices venant de l’environnement. Et c’est sans doute vers ce modèle de l’auto-organisation qu’il faut se tourner pour avoir une meilleure compréhension des mécanismes de la mémoire.

Note de bas de page 5 :

À partir de là s’élabore ce que G. Gadamer appelle l’« image fantastique », la seule qui est féconde, parce qu’elle invite à une réactualisation, une reconstruction de l’image originelle.

Note de bas de page 6 :

Qu’il soit permis au latiniste que je suis de prendre ce bel exemple : tous les Romains ont vu, au soir d’un banquet bien arrosé, un pétale de leur couronne de « roi du banquet » tomber dans leur coupe. Mais le seul Properce y a vu l’évocation mélancolique de sa mort annoncée, et il l’a transcrite dans ces vers magiques : « Quand les couronnes de fleurs sont fanées, leurs pétales se détachent et tombent, et nous les voyons flotter à la surface de nos coupes ; ainsi de nos amours et de nos grandes espérances : peut-être que demain sera notre dernier jour » (Elégies, II, 51-54).

Car les théories précédant l’auto-organisation nous parlaient d’une mémoire mécanique, perçue comme un enchaînement linéaire stimulus-stockage-reproduction. Or l’organisme vivant, contrairement à la machine, fonctionne avec et malgré du « bruit », du désordre, de l’erreur : c’est l’order from noise de Von Foerster, le bruit informationnel auto organisateur. Le génie du sapiens est donc dans l’intercommunication, l’interface, l’intermédiation entre le désordre et l’ordre, l’hétérogène et l’homogène, le Yin et le Yang, l’imagination et le réel. Sa démence, c’est la rupture des contrôles ; mais son génie, c’est de ne pas être totalement prisonnier des contrôles (celui de l’environnement, celui de la logique, celui du code génétique ; celui de la société) ; c’est de pouvoir contrôler les contrôles l’un par l’autre (Morin, 1973, 146). Contrairement à ce que pense la logique déductive, un système est à la fois ordonné et désordonné, vivant et mourant, unique et multiple. Création de forme et « catastrophe » sont liées, comme le dit R. Thom (1995). Et la mémoire humaine fonctionne probablement comme cela. Pour le comprendre, c’est du côté de la littérature et de la création artistique qu’il faut s’orienter. Et le littéraire que je suis est heureux de placer la littérature au sommet de notre édifice explicatif, et de lui rendre ses lettres de noblesses dans le débat scientifique, où elle a beaucoup à dire. C’est la philosophie qui nous éclaire à ce sujet. Bergson avait déjà dit que, dans chaque instant, il y a tout le passé, mais à des degrés et des niveaux divers, dont le présent est seulement le plus contracté5. C’est là que Proust prend le relais des philosophes, et pose la seule question intéressante pour un créateur : comment sauver le passé pour nous ? On en arrive à une réinterprétation de la réminiscence platonicienne, car désignant, cette fois, une mémoire involontaire, une synthèse apparemment passive, en tout cas mystérieuse, différant de la mémoire volontaire et de la synthèse active6.

Comme le souligne Gilles Deleuze dans Différence et Répétition, le Combray de Proust ne ressurgit pas comme il fut présent, comme une photographie ou une copie platonicienne, mais comme un passé pur, dans une splendeur qui jamais ne fut vécue, une émergence entre passé et présent. C’est l’En-soi de Combray. La création de Proust est une émergence entre une réalité exactement reproduite et une pure imagination (Proust disait ne pas avoir d’imagination). Il en ressort une promotion de l’image par la mémoire. L’image cesse d’être seconde par rapport à un prétendu objet, et revendique une primauté, une existence en tant qu’image aussi vraie que le réel. On remarquera que nous ne sommes pas, là non plus, dans un discours platonicien. L’original, puis l’origine, perdent leur privilège de puissances archétypales initiales, qu’ils avaient chez Platon. Il n’y a plus d’original, mais « une éternelle scintillation où se disperse, dans l’état du détour et du retour, l’absence d’origine » (Blanchot, 1965). Dans ce contexte, comme le dit Gabriel Garcia-Marquez, autre grand explorateur de la mémoire, « la vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient, et comment on se souvient. » (Garcia Marquez, 2003, épigraphe ).

Paradoxalement, la meilleure comparaison pour rendre compte de cet état complexe de la mémoire remémorée, je suis tenté de la trouver dans un monde a priori bien éloigné de la rigueur scientifique : le monde de l’alchimie. Plus précisément, je donnerai la parole au grand poète portugais Fernando Pessoa (1986). Pour décrire le processus de la création littéraire comme façon de ressusciter le passé, il utilise la métaphore de l’alchimie, et des trois Œuvres de la transmutation : au blanc, au noir et au rouge : on laisse d’abord pourrir les sensations, on les enfouit dans la nuit du passé (c’est l’œuvre au Noir, nigredo) ; puis, une fois qu’elles sont mortes, on les blanchit en les évoquant par la mémoire (c’est l’œuvre au Blanc, albedo) ; ensuite, on les rubéfie par l’imagination (c’est l’œuvre au Rouge, rubedo) ; enfin, on les sublime (au sens alchimique) par cette cristallisation qu’est l’expression, et l’écriture. On remarquera que ce mouvement de va-et-vient, où la mémoire se retire, pour ressurgir ensuite, n’est pas sans évoquer la houle marine : comme le dit Léo Ferré, dans son beau poème musical, La Mémoire et la Mer, la mémoire, comme la mer, doit s’en aller, pour revenir. Que de finesse et d’élégance pour dire en peu de mots, poétiquement et métaphoriquement, ce que nous avons laborieusement essayé d’établir jusqu’ici ! C’est le privilège du poète. On en retiendra aussi la pertinence de la métaphore alchimique pour décrire une situation que la science peine encore à aborder, et pour donner à voir le mystère de l’accès à la mémoire humaine non pas comme une insuffisance, mais comme une condition intrinsèque de son fonctionnement. C’est la preuve que l’alchimie a une image bien plus complexe que celle d’une imposture scientifique, et qu’elle a encore à nous parler, y compris pour éclairer les débats les plus complexes et les plus contemporains.

Note de bas de page 7 :

L’expression est d’Emile Faguet.

Donc il semble que l’avenir de la systémique soit dans son aptitude à s’ouvrir à la complexité, et à donner au nombre une dimension qui excède la logique actuelle. Les chercheurs en sont bien conscients, puisqu’on développe en ce moment des ordinateurs quantiques, dont le traitement de l’information n’est plus binaire. D’une certaine façon, sciences de l’image et de l’informatique pourraient se rencontrer et s’enrichir mutuellement sur cette dimension « imaginaire » du nombre. On en trouve déjà une belle préfiguration chez Joseph de Maistre, ce « prétorien du Vatican » (Faguet, 1921 cité par Albala, 2014)7, au-delà d’accents encore platoniciens :

Note de bas de page 8 :

C’est nous qui soulignons.

Le nombre est la barrière évidente entre la bête et nous […] Dieu nous a donné le nombre, et c’est par le nombre que l’homme se prouve à son semblable. Ôtez le nombre, vous ôtez les arts, les sciences, la parole et par conséquent l’intelligence. Ramenez-le, et avec lui apparaissent ses deux filles célestes, l’harmonie et la beauté ; le cri devient chant, le bruit reçoit le rythme, le saut est danse, la force s’appelle dynamique, et les traces sont des figures. » (De Maistre, 2005, 8e entretien)8.

Note de bas de page 9 :

Merci à Isabelle Combes de m’avoir donné ces éclaircissements sur la figure .

Il a bien longtemps que Marcel Granet a signalé qu’en Chine les nombres ne sont en aucune manière des grandeurs quantitatives, mais des « emblèmes », des symboles au sens jungien. Les nombres servent alors à saisir « des rapports réels entre les êtres », c'est-à-dire des modalités concrètes d’arrangements, reflets d’un « système général », d’un plan mathématique du cosmos tout entier. Ils sont à la fois dans la matière et dans l’abstraction, car, comme le souligne Granet, en Chine, il n’y a pas de différence entre la matière et le rythme. C’est pour cela que la figure s’emploie pour désigner à la fois l’harmonie d’un morceau de musique et l’arôme d’un bouillon, dans la juste répartition de ses composants… : l’univers tout entier possède un « maillage » rythmique fondamental. Ainsi, les nombres servent à « figurer les formes circonstancielles de l’Unité, ou plutôt du Total » (Granet, 1968, 184).9 Ce Tout reste extérieur au cours du temps, invariant. Cet aspect à la fois temporel et intemporel du nombre, qui touche au noumène et au phénomène, est en relation avec la nature de la pensée chinoise, reliée à un système du monde très proche de la synchronicité jungienne, comme principe acausal. Jung – dont on sait qu’il avait une excellente connaissance de la physique quantique, comme l’atteste sa correspondance avec Pauli (Pauli, Jung, 2000) – s’est intéressé à la symbolique des nombres, dans une perspective très proche de celle de la pensée chinoise : les nombres lui apparaissent à la fois comme une propriété de la matière, et comme une base inconsciente des processus ordonnés de notre esprit. Pour lui, le nombre est l’élément propre à unifier le domaine de la matière et celui de la psyché. Le nombre est un passeur, il jette un pont entre le Tout et la partie. Les Pythagoriciens disaient déjà des choses assez semblables ; mais cela nous entraînerait trop loin ; nunc ad rem redeo

Dans tous ces cas, on le remarque, il existe un lien entre des instances opposées, une « logique d’antagonismes », en particulier entre l’ordre et le désordre, associés dans une émergence : l’organisation. Actuellement, ce sont les sciences humaines qui apportent la plus faible contribution à l’étude de la condition humaine (loin derrière la biologie et les sciences du vivant), précisément parce qu’elles sont disjointes, morcelées et compartimentées. En attendant ce remembrement souhaitable, mais encore hors de portée, il serait important que chacune de ces compétences s’ouvre au maximum aux autres, pour apporter sa part dans un processus global d’élucidation de la condition humaine (Morin, 1999, 44-45). Si le système est déséquilibré, il court à sa perte. Morin décrit de façon inquiétante le vaisseau spatial Terre comme un quadrimoteur propulsé vers sa perte par quatre moteurs en furie : la science, la technique, l’économie et l’industrie. Chacun d’eux n’est pas mauvais en lui-même, mais à eux tous ils conservent une carence éthique radicale, et sont donc mortifères (Morin, 2004, 187).

Les sciences de l’information excellent dans le mode binaire. Les résultats sont là. Mais les chercheurs en informatique ne doivent pas oublier les deux autres instances constitutives des structures de l’imaginaire : la relation, et le désordre. Nous voudrions faire deux remarques. D’une part, les chercheurs n’auront que du profit à s’ouvrir encore plus (ils le font déjà) à des modes cognitifs passant par la complexité, afin d’accroître encore leurs performances et leurs capacités de calcul (comme nous le disions supra, on sait déjà faire des « ordinateurs quantiques », non binaires). D’autre part, leur problème, comme celui de toutes les sciences, n’est pas de porter un regard sur les conséquences de leurs productions. Les sciences ne le peuvent d’ailleurs pas, pour deux raisons.

D’abord, parce que la science ne peut se connaître, se penser, avec les méthodes dont elle dispose, à cause du principe de Tarski sur les limites de l’auto-connaissance : l’impossibilité d’un système à se comprendre et à se connaître totalement lui-même. Il y a plus : nous sommes en interactivité, dans la mesure où la science des systèmes transforme le système des sciences qui la forme (Le Moigne, 2006, 273). Elle ne peut donc se décrire que relativement, et cela passe nécessairement par une réflexivité, des regards croisés, donc de la transdisciplinarité. L’automatique, l’informatique, comme les autres sciences, ne pourront pas faire l’économie de cette intermédiation, et elles ont tout à y gagner. Comme elles se sont développées jusqu’ici dans le sens d’une pensée logique, binaire, cartésienne, elles devront, pour se rééquilibrer, s’ouvrir à une approche « douce », prenant en compte le fonctionnement de la psyché humaine (en approfondissant les domaines de la créativité, des arts, de l’imagination, de la mémoire, etc.). Ainsi, rationnel et irrationnel, raison et sensibilité, ordre et désordre ne seront plus dans une logique d’opposition et d’exclusion, mais dans une logique de complémentarité (comme déjà la religion, la philosophie, l’art et la science pouvaient l’être dans l’Antiquité classique). On retrouve les conclusions de R. Thom (1995) : contrairement à ce que pense la logique déductive, un système est à la fois ordonné et désordonné, vivant et mourant, homogène et hétérogène, unique et multiple.

D’autre part, comme le dit Schrödinger, certes la science n’a rien à nous dire sur les problèmes métaphysiques, éthiques, esthétiques, car – comme les mythes – elle n’intègre pas ces valeurs (Schrödinger, 2014, 89). Elle ne peut décrire ce qui se produit en termes de sentiments dans notre système sensoriel. Il n’en est pas moins que la phrase de Rabelais « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » est plus que jamais d’actualité : devant les situations induites par les progrès technologiques, on ne peut pas faire l’économie d’une réflexion éthique qui, elle, passe nécessairement par la complexité. « Tout acte éthique, répétons-le, est en fait un acte de reliance, reliance avec autrui, reliance avec les siens, reliance avec la communauté, reliance avec l’humanité, et en dernière instance, insertion dans la reliance cosmique » (Morin, 2004, 33).

L’intérêt majeur des études sur l’imaginaire est de nous donner une vision d’ensemble des fonctionnements de la psyché. Il en ressort qu’aucune science ne peut se développer dans son pré carré, mais seulement en prenant connaissance et en tenant compte des autres formes de l’activité psychique. Dans un parcours cognitif, on ne peut pas faire l’économie de ce détour par l’alter ego, « l’autre moi-même », et comme le dit Edgar Morin, il faut surtout éviter le solipsisme de l’ego alter (« moi, je suis un autre », je suis différent, donc je puis accéder à la connaissance sans passer par les autres approches). C’est particulièrement vrai aujourd’hui, où l’un des risques afférents à notre civilisation techno-scientifique est qu’elle ne produise une barbarie propre. Walter Benjamin l’avait déjà dit, et Freud avant lui dans Malaise dans la civilisation (Freud, 1929, 2010). Entre maintien des diversités et recherche d’une globalisation, ordre et désordre, stabilité et instabilité, conservatisme et anarchie, notre monde se cherche. La systémique semble particulièrement bien placée pour pouvoir trouver le dynamisme organisateur entre ces instances opposées : une forme de reliance. On voit mal comment les sciences informatiques pourraient faire l’économie de cette recherche collective, incontournable, qui nous amène à intégrer les différents régimes de l’imaginaire, sans en négliger aucun, pour entrer dans la globalité du processus de l’unitas multiplex.