Les ressorts matériels des positionnements éthiques des professionnels des souvenirs numériques The material grounds of ethical positions from the digital memories professionals
À partir d’une série d’entretiens et d’un corpus de documents, l’article analyse la manière dont les professionnels qui produisent et promeuvent des souvenirs numériques mobilisent des discours éthiques pour défendre leurs produits à travers deux exemples : d’une part, celui de la construction des algorithmes qui sélectionnent les souvenirs et, d’autre part, celui de l’incitation au partage des souvenirs. Ces deux exemples permettent de mettre en évidence les ressorts matériels des positionnements éthiques adoptés par les professionnels des souvenirs numériques, qui fonctionnent comme des arguments de justification a posteriori. L’article se conclut en inscrivant ce travail symbolique de requalification de contraintes matérielles en positions éthiques dans les stratégies d’« ethics-washing » (Green, 2021) des industries de la tech.
Based on a series of interviews and a corpus of documents, this article analyzes how professionals who produce and promote digital memories souvenirs turn to ethical discourses to defend their products through two examples: on the one hand, that of the construction of algorithms selecting memories and, on the other, that of the incentive to share souvenirs. These two examples highlight the material grounds behind the ethical positions adopted by digital memories professionals, showing that their arguments function as retrospective explanations. The article concludes by connecting this symbolic work of requalifying material constraints into ethical positions to the "ethics-washing" strategies (Green, 2021) of the tech industries.
Introduction
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Perez Sarah (30 juin 2013). The Rise Of The Ephemeralnet. TechCrunch, https://techcrunch.com/2013/06/30/the-ephemeralnet/
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Johnston Casey (5 août 2016). Snapchat, Instagram Stories, and the Internet of Forgetting. The New Yorker, https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/snapchat-instagram-stories-and-the-internet-of-forgetting
Il y a une dizaine d’années, alors que le succès de Snapchat donnait lieu à divers commentaires sur l’avènement d’un « internet de l’éphémère »1 ou d’un « internet de l’oubli »2, des produits d’un genre bien différent se faisaient une place dans les magasins d’applications en proposant aux utilisateurs d’anciens contenus présentés comme des souvenirs. L’application Timehop a participé à les populariser : lancée en 2012, elle propose quotidiennement à ses utilisateurs de « redécouvrir » des contenus provenant de leurs réseaux socionumériques (ou « RSN » ; comme Facebook ou Instagram), de services de stockage de photos et vidéos en ligne (comme Google Photos), d’applications de lifelogging (comme Swarm) ou de leurs smartphones (les SMS, photos, etc.), ayant été produits le même jour les années précédentes.
Figure 1 : montage de captures d’écran de mes souvenirs selon Timehop.
Les fonctionnalités proposant des souvenirs numériques personnels se sont rapidement diffusées, que ce soit par le biais d’autres applications dédiées à la production de souvenirs (par exemple, Memoir en 2013), par celui de journaux intimes numériques (Momento en 2015 et Day One en 2016), de services de stockage et de gestion de photos (Everpix en 2013, puis Carousel de Dropbox en 2014, Google Photos en 2015 et Apple en 2016) ou encore des RSN (Facebook en 2015, Snapchat en 2018 et Instagram en 2019).
Alors que les thématiques de l’effacement des traces et du droit à l’oubli ont été centrales dans les réflexions sur l’éthique du numérique, ce sont des fonctionnalités proposant une forme originale d’éditorialisation du passé via une « lecture a posteriori des traces d’activité » (Morelli et Lazar 2015, 15) qui sont défendus par les professionnels qui les produisent et les promeuvent. Ceux-ci construisent l’accumulation et le retour des données personnelles dans notre quotidien comme quelque chose de positif, voire de vertueux. En effet, en matière de souvenirs, les professionnels du numérique ne se contentent pas de se dégager des implications éthiques de leur travail en revendiquant la « neutralité axiologique des modélisations algorithmiques » (Zacklad et Rouvroy, 2022), mais s’engagent bien souvent dans la construction de discours symboliques mobilisant des arguments éthiques.
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Les entreprises DayOne et Dropbox ne seront pas étudiées dans cet article mais font partie du terrain d’enquête de la thèse.
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Au croisement de la socio-économie du numérique, de la sociologie du travail numérique et des sciences de l’information et de la communication, cet article interroge la construction des positions et oppositions éthiques des différents professionnels des souvenirs numériques. Comment expliquer ce recours à des discours éthiques ? Comment expliquer les « logiques de valeurs contradictoires » (Domenget et al., 2022, 2) à l’œuvre chez ces professionnels ? Autrement dit, comment rendre compte des différents positionnements éthiques qu’ils adoptent ? Pour répondre à ces questions, je mobilise les matériaux récoltés dans le cadre de ma thèse. Il s’agit, d’une part, de 26 entretiens menés auprès de professionnels travaillant dans des entreprises produisant des fonctionnalités de souvenirs numériques (des ingénieurs, designers, product managers ou chargés du user support à Timehop, Memoir, Facebook et Google3). Il s’agit, d’autre part, d’un corpus de documents récoltés en ligne comprenant à la fois des documents promotionnels disponibles sur les blogs et sites officiels des entreprises (ou retrouvés avec la WayBack Machine d’Internet Archive4), des articles de presse spécialisée en ligne, des conversations sur des forums où s’expriment des professionnels ou de la littérature grise des entreprises étudiées.
L’article analyse la manière dont les professionnels qui produisent et promeuvent des souvenirs numériques mobilisent des discours éthiques pour défendre leurs produits à travers deux exemples. D’une part, celui de la sélection des contenus convertis en souvenirs : deux positions éthiques se dégagent en la matière, qui dépendent essentiellement des conditions matérielles et des contraintes commerciales qui président à la production des souvenirs. D’autre part, celui de l’invitation au partage des souvenirs, c’est-à-dire des modalités d’échange des souvenirs qui sont proposées aux utilisateurs. Ces deux exemples permettent de mettre en évidence les ressorts matériels des positions éthiques adoptées par les professionnels des souvenirs numériques.
1. La sélection des souvenirs : terrain d’une dispute morale
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Memoir a fermé en 2017.
Les souvenirs sont des archives « réintroduites » dans l’actualité de l’utilisateur et présentées comme telles. Mais le choix des contenus prélevés pour être convertis en souvenirs n’est pas anodin. Il témoigne de différentes manières de construire les souvenirs numériques faisant l’objet de disputes entre les enquêtés des différentes entreprises, qui mobilisent à cet égard des justifications éthiques. Deux positions se distinguent en la matière. La première défend la sélection des souvenirs en fonction de leur valeur affective présumée. Elle est portée par les enquêtés de Facebook et Google Photos, qui mobilisent des arguments s’apparentant à la morale utilitariste. La seconde défend le fait de montrer le plus de souvenirs possible. Position présentée par ses partisans comme quasi déontologique, elle est portée par les enquêtés travaillant pour deux start-up : Timehop et Memoir5.
1.1. Le calcul des plaisirs et des peines mnésiques : le jeu des grandes entreprises
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Konrad Artie (6 septembre 2017). Facebook memories: the research behind the products that connect you with your past. Facebook Research, https://research.fb.com/blog/2017/09/facebook-memories-the-research-behind-the-products-that-connect-you-with-your-past/
Les enquêtés de Facebook et Google Photos défendent l’idée selon laquelle les souvenirs numériques doivent être « positifs », au sens affectif du terme. Les algorithmes de souvenirs qu’ils développent trient les souvenirs en fonction des « affects » qui y sont supposément associés. Plusieurs types d’outils peuvent être mobilisés (Alloing et Pierre, 2017 ; Rouge, à paraître). Il peut s’agir d’outils de reconnaissance visuelle : en entretien, un cadre de Google Photos explique que les algorithmes analysent les contenus pour y reconnaître des éléments positifs, comme des sourires ou un beau paysage, qui seraient constitutifs selon lui de quelque chose dont on veut se rappeler. Il peut également s’agir d’outils d’analyse sémantique : un UX researcher de Facebook explique dans un billet de blog que la présence de certains mots en commentaires des publications, comme le mot « manque » (« miss ») est plus susceptible de signaler un « bon souvenir » que les mots associés à de la nourriture6. Les algorithmes peuvent être également programmés pour prendre en compte les « métriques du web social » (Cardon, 2019), telles que le nombres de likes ou de vues.
L’ensemble de ces techniques est censé permettre de « sélectionner » au sein de leurs archives les contenus réputés avoir une coloration affective positive. Les enquêtés travaillent ainsi à produire des normes affectives en associant des mots, des signes ou des éléments visuels à des états affectifs (voir Alloing et Pierre, 2017). L’éthique utilitariste, qui suppose l’évaluation de la valeur morale d’une action en fonction du calcul de ses conséquences sur le bonheur des individus, peut être particulièrement attrayante (Vallor, Raicu et Green, 2022) pour des professionnels qui développent et travaillent quotidiennement avec des « calculateurs » (Cardon, 2019). Et de ce point de vue, les souvenirs produits peuvent être considérés comme le résultat d’un calcul des plaisirs et des peines (Bentham, 2011 (1789)) assuré par des algorithmes de réminiscence. Ces derniers sont instruits afin de satisfaire le plus grand nombre d’utilisateurs possible en produisant des souvenirs perçus comme positifs. C’est ce dont témoigne A, cadre à Google Photos :
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Entretien avec A. (Google Photos, 2017).
« There’s definitely people who are, like, “Actually, I want to remember everything and I want to see everything”. But one of the interesting things is that when you build a product for a very large number of people, I think the users who don’t want to see all of their memories tend to be much more vocal and so we have to orient our product in a way where we’re gonna please the most* number of users, whereas the users who do want to see everything don’t notice the fact that the negative memories aren’t there, right? And so, in essence, everybody’s happy, right? »7
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Voir par exemple le récit d’Eric Meyer (24/12/2014) https://meyerweb.com/eric/thoughts/2014/12/24/inadvertent-algorithmic-cruelty/
La logique développée ici par l’enquêté se fond particulièrement bien dans les principes de la morale utilitariste en ce qu’elle vise la maximisation du bonheur, associée au plaisir, et la minimisation du malheur, pensée comme « la douleur ou la privation de plaisir » (Cova et Jacquet, 2012, 76). Ce faisant, celui-ci oublie que la sélection affective des souvenirs par des algorithmes échoue parfois. Ces cas parfois médiatisés de biais algorithmiques8 sont néanmoins considérés comme des « cas limites » (« edge cases ») par ces professionnels qui réaffirment du même coup la logique du « plus grand nombre » en insistant sur la taille de leur base d’utilisateurs : selon eux, produire des fonctionnalités pour des millions de personnes implique nécessairement l’existence de ces cas limites.
1.2. Des outils de fidélisation
Ce choix de sélectionner des souvenirs en fonction d’un calcul algorithmique des plaisirs et des peines est peut-être favorisé par l’importance du calcul dans le milieu de la tech (Arogyaswamy, 2020, 830), mais il est surtout le résultat d’une contrainte liée à la stratégie commerciale des entreprises étudiées ici.
Si les souvenirs numériques produits par Facebook et Google Photos doivent être positifs, c’est que le cœur d’activité de ces entreprises n’est pas lié à la mémoire : autrement dit, les utilisateurs n’ont pas souscrit à ces services pour recevoir des souvenirs. C’est parce que les utilisateurs n’ont pas réellement demandé de souvenirs, donc ne s’attendent pas nécessairement à être confrontés aux émotions que ces derniers peuvent susciter, qu’une sélection des souvenirs présumés « positifs » est organisée. C’est pourquoi les fonctionnalités de souvenirs de ces entreprises sont d’ailleurs régulièrement présentées comme un « cadeau » fait à leurs utilisateurs. Or, pour être présentée comme un cadeau, la fonctionnalité de souvenirs numériques doit être relativement inattendue et susciter des émotions positives : si un souvenir peut faire de la peine, un cadeau ne le doit pas.
Le recours à la notion de « cadeau » révèle donc la fonction réelle qu’occupent les souvenirs numériques au sein de ces « écosystèmes serviciels » (Alloing et Pierre, 2017, 44) : une fonction de fidélisation. Pour ces entreprises, les fonctionnalités de souvenirs constituent en effet des outils commerciaux de fidélisation des utilisateurs :
« […] [L]a fidélisation est devenue un vecteur essentiel pour assurer une entrée privilégiée dans l’univers de la personne et donc capter son attention. […] [L]a modalité privilégiée est le push de l’information, supposée ciblée selon les profils, ou encore le cadeau. » (Boullier, 2009, 235-236)
Le calcul des plaisirs et des peines mnésiques est ici mis au service d’une stratégie commerciale contrainte par le fait que ni Google ni Facebook ne sont des services où les utilisateurs viennent majoritairement chercher des souvenirs. C’est ce que soutient par exemple un employé de Facebook, qui explique en entretien que les utilisateurs du RSN ne veulent pas nécessairement avoir une profonde expérience mémorielle lorsqu’ils se connectent, mais seulement parler à des amis, et qu’ils ne veulent donc pas voir de mauvais souvenirs. La sélection affective des souvenirs ne consiste donc pas tant à protéger l’utilisateur d’émotions douloureuses ; elle vise plutôt à rendre acceptable une fonctionnalité dont il n’a pas besoin mais qui est susceptible de capter son attention.
1.3. De bons « entrepreneurs de mémoire » : la déontologie des petits promoteurs de souvenirs
De ce point de vue, la sélection affective des souvenirs n’apparaît pas nécessaire aux professionnels des applications dont l’activité centrale est liée à la mémoire : Timehop et Memoir. Les enquêtés de ces entreprises développent d’ailleurs une approche critique vis-à-vis de cette prétention à sélectionner les affects en fonction d’un calcul algorithmique.
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Traduction libre de « You don’t really know what’s important about your day when you’re living it », entretien avec D. (Timehop, 2017).
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Traduction libre de « An amazing way for me to remember people who have passed », entretien avec E. (Memoir, 2017).
Cette critique s’appuie essentiellement sur l’affirmation selon laquelle il est impossible de prédire les conséquences affectives d’un souvenir : « Tu ne sais pas vraiment ce qui est important dans cette journée quand tu la vis », affirme un employé de Timehop9. L’affectivité peut non seulement être rétrospective, mais les émotions peuvent également changer dans le temps et les mauvais souvenirs avoir leur vertu : un cadre de Memoir soutient qu’après avoir considéré les souvenirs associés à des défunts comme douloureux, des utilisateurs ont finalement vu dans l’application « un moyen formidable pour [eux] de se rappeler des personnes qui les ont quittés »10.
En insistant sur l’imprévisibilité de la valeur des souvenirs à travers le temps, l’absence de sélection affective est présentée comme une position vertueuse, plus respectueuse de la qualité temporelle des affects et mieux informée sur la nature des souvenirs.
Pour ces enquêtés de Timehop et Memoir, il s’agit donc de valoriser le fait de « tout montrer ». Un « tout montrer » qui ne renvoie pas seulement mauvais souvenirs, mais également au fait de montrer le plus de souvenirs possible, provenant de la plus grande diversité de sources de contenus. Car à la différence de leurs concurrents, Google et Facebook, qui ne mobilisent que les contenus qu’ils ont préemptés, les souvenirs produits par Timehop et Memoir peuvent provenir de différents réseaux sociaux, de clouds ou encore du smartphone utilisé.
Selon eux, la diversité des sources mobilisées a une incidence majeure sur les types de souvenirs produits par les différentes entreprises, car les utilisateurs ne livrent pas nécessairement le même type de contenu sur ces différents services : on ne se confie plus vraiment sur Facebook et on ne dépose guère que des photos sur Google Photos. Autrement dit, les souvenirs produits par ces deux grandes entreprises sont homogènes et marqués par une forme d’incomplétude :
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Ibid.
« They don’t need to have that holistic view, they don’t need to say: “Oh, we know that showing you your memories from the past is super valuable, but it doesn’t have to include everything, so we’ll make it simpler”. Or they’ll say: “Or, it doesn’t have to be as compelling, people will still use it”. »11
Une incomplétude relative aux sources de contenus mobilisées et aux types de contenus que drainent ces sources.
- Note de bas de page 12 :
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Ibid.
- Note de bas de page 13 :
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Traduction libre de « I think the overall feeling we have as a team is that we believe that we shouldn’t filter that stuff », entretien avec G. (Timehop, 2017).
La sélection des contenus convertis en souvenirs par Timehop et Memoir est donc très large, et repose sur des algorithmes qui regroupent les contenus en fonction de leur date de création, ou encore, dans le cas de Memoir, du lieu où le contenu a été produit. En présentant leurs produits comme plus complets, permettant d’avoir une « vision holistique »12 du passé des utilisateurs, les professionnels de Timehop et Memoir insistent sur l’importance qu’ils accordent à la mémoire et à la subtilité du travail du temps sur les souvenirs. Ils se décrivent ainsi comme de véritables « entrepreneurs de mémoire » (Pollack, 1993, 30) numérique qui suivent, dans leur manière de produire les souvenirs, des règles qu’ils présentent comme des choix déontologiques, au sens où elles procéderaient de valeurs partagées quant à leur responsabilité en tant que professionnels des souvenirs numériques. C’est ce dont témoigne l’explication d’un employé de Timehop au sujet de la sélection des souvenirs : « Je crois que le sentiment général qu’on a en tant qu’équipe, c’est qu’on croit qu’on ne devrait pas filtrer des trucs »13.
1.4. « Tout montrer », une position contrainte
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Traduction libre de « We thought about making a “get-rid-of-this-photo” thing, but the science says people feel progress when they see those events », entretien avec D. (Timehop, 2017).
- Note de bas de page 15 :
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Traduction libre de « Getting all that technology built with only this many people », entretien avec F. (Timehop, 2017).
Deux éléments invitent cependant à nuancer cette présentation. Le premier tient au manque de moyens dont disposent ces entreprises. L’enquête permet de souligner que le manque de ressources joue un rôle crucial dans le choix de ne pas filtrer les « mauvais » souvenirs. En effet, les professionnels de Timehop et Memoir ont envisagé de produire des algorithmes permettant de trier les souvenirs, mais ces tentatives n’ont pas débouché sur des fonctionnalités pérennes. Un responsable de Timehop raconte : « On a pensé à faire un truc “se-débarrasser-de-cette-photo”, mais la science dit que les gens sentent leur progrès quand ils voient ces événements »14. Quoiqu’il estime que la science lui donne raison quant à la vertu des mauvais souvenirs, l’équipe a envisagé de développer un algorithme permettant de les filtrer. Le manque de ressources pèse ici comme une importante contrainte, car, comme l’explique un autre employé de Timehop, le défi est déjà grand de « construire toute la technologie » existante « avec si peu de gens »15.
Le second élément qui explique la large sélection de souvenirs par Timehop et Memoir tient à la place qu’occupent les souvenirs dans l’« écosystème serviciel » de ces entreprises. Contrairement à Facebook et Google Photos, les souvenirs n’y occupent pas une simple fonction de fidélisation : Timehop et Memoir se présentent comme des entreprises spécialisées dans les souvenirs, ce qui implique d’en produire régulièrement. Ces professionnels se doivent d’avoir toujours du « passé » à proposer aux utilisateurs, quitte à introduire des contenus de différentes natures, comme le fait Timehop en proposant également chaque jour une « RetroVideo » : une très courte vidéo commémorant un événement passé de la culture populaire nord-américaine. Cette vignette permet de s’assurer qu’en l’absence de souvenirs suffisants datant du même jour les années précédentes à proposer à l’utilisateur, celui-ci reçoive tout de même sa dose quotidienne de contenu nostalgique :
- Note de bas de page 16 :
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Second entretien avec D. (Timehop, 2020).
« RetroVideo […] gives the user a reason to open the app on a day they might not have any content. So it does drive revenue, but not a lot, but it encourages people to keep it a daily habit, they feel comfortable opening it even if they might not have anything that day. That’s kind of what the motivation is there. »16
Les positionnements éthiques des professionnels des souvenirs numériques sont donc contraints par la place qu’occupent les souvenirs dans l’ensemble des services qu’ils proposent et par les moyens dont ils disposent pour développer les algorithmes de réminiscence. Ces positions apparaissent dès lors comme des stratégies de justification a posteriori participant plutôt à la construction symbolique des fonctionnalités de souvenirs numériques que présidant à leur construction technique.
2. L’invitation au partage
Le second terrain sur lequel les enquêtés mobilisent des arguments éthiques pour défendre leurs produits est celui du partage des souvenirs (l’envoi, la publication et la sauvegarde dans des albums partagés). Le partage des souvenirs est essentiel à leur valorisation économique (voir Rouge, 2019), mais la difficulté consiste à inviter les utilisateurs à partager des contenus qui leur sont présentés comme personnels et intimes. Pour construire l’idée d’un partage vertueux des souvenirs, l’ensemble des acteurs tente de distinguer les échanges qu’ils encouragent des interactions associées aux RSN. Or, cette mise à distance des valeurs de partage associées aux RSN et au web 2.0 (voir Van Dijck, 2013) apparaît elle aussi comme une justification a posteriori. Ici encore, les contraintes et les stratégies commerciales sont les principaux fondements des positions défendues par les enquêtés.
2.1. Le RSN comme figure repoussoir
Les RSN en général, et Facebook en particulier, constituent des figures repoussoirs sur lesquelles s’appuient les professionnels des souvenirs pour définir en creux les modalités d’échanges qu’ils proposent. Les réseaux socionumériques sont présentés comme des espaces de sociabilité où se nouent et s’entretiennent essentiellement des liens faibles (Granovetter, 1973), et les producteurs de souvenirs tentent de se démarquer de ces modalités d’interaction en ligne pour valoriser la force des liens qui unissent les utilisateurs qui partagent des souvenirs.
En effet, faire des RSN le négatif des sociabilités valorisées a le double avantage d’opérer une distinction avec des modalités d’échanges perçues comme trop peu privées et d’opérer une critique du concurrent de taille qu’est Facebook et qui est souvent perçu comme l’archétype du RSN. C’est de ce double avantage que profite un cadre de Google Photos lorsqu’après avoir soigneusement distingué Google Photos des réseaux sociaux que sont Facebook, Instagram et Snapchat, il affirme que son produit parie sur les liens forts :
- Note de bas de page 17 :
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Entretien avec A. (Google, 2017).
« The problem we’re trying to solve, really, is about close ties, photo‑sharing and pooling, right? And so, if there’s some definition of social network that fits into, then yeah, we are. But other than that, we’re not going to be a public, you know, social network or a public place to broadcast photos… »17
- Note de bas de page 18 :
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Traduction libre de « It’s about getting the photos that your friends and family have taken in an event that you’ve shared together ». Ibid.
L’insistance sur le fait que le produit est pensé pour partager des contenus avec des proches et sur la place centrale qu’y occupe la photographie permet de jouer sur la « fonction familiale » de la photographie (Bourdieu et al., 2003, 195). La photographie est associée à la construction d’une mémoire partagée par la famille, très largement invoquée dans les discours émanant de Google Photos, mais aussi de Memoir. À l’inverse des RSN, leurs services seraient pensés pour donner une large place aux liens familiaux, comme y insiste le cadre de Google Photos précédemment cité : « Il s’agit d’avoir les photos que tes amis et ta famille ont pris dans un événement que vous avez partagé », explique-t-il18.
La valorisation de modalités de partage supposément plus respectueuses de la vie privée des utilisateurs et leur promotion comme des normes désirables font de ces acteurs des « entrepreneurs de morale », comme le note, à la suite de Howard Becker, Antonio Casilli (2013). Cependant, il ne s’agit plus de pointer le « rôle des acteurs industriels numériques dans la promotion active de modalités d’interaction en réseau de moins en moins “privées” » (Casilli, 2013), mais plutôt leur travail de promotion de modalités d’interaction présentées comme un peu moins publiques.
2.2. Une mise à distance a posteriori opportuniste
- Note de bas de page 19 :
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Propos attribués à Jonathan Wegener, reportés par Alistair Croll et Benjamin Yoskovitz (2013). Lean analytics: use data to build a better startup faster, Sebastopol, O’Reilly.
Cette stratégie discursive consistant à se présenter comme favorisant des interactions sociales plus étroites que celles généralement associées aux RSN peut également être perçue comme la conséquence de contraintes matérielles et commerciales qui ont pesé sur les acteurs de ces différentes entreprises. Car Memoir et Timehop se sont essayés aux fonctionnalités plus « sociales », sans y trouver le succès. Un des cofondateurs de Timehop espérait faire de l’application un « réseau social pour votre passé »19, et Memoir travaillait sur un système de partages de photos prédictif.
L’exemple de Google Photos est plus frappant encore. C’est suite à l’échec de Google+ que le projet de développer Google Photos a émergé, en partie motivé par le constat que c’était le statut de « réseau social » qui retenait les amateurs de photographie d’y stocker leurs contenus. Le projet initial de Google en matière de photos n’était donc pas aussi étranger aux RSN qu’il s’en revendique aujourd’hui. C’est ce qu’explique son directeur David Lieb dans un entretien au cours duquel il mentionne le contexte dans lequel l’entreprise qu’il avait cofondée a été rachetée par Google :
- Note de bas de page 20 :
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Alströmer Gustaf, Cannon Craig (réal.) (10 avril 2019) . Google Photos Product Lead and Bump Cofounder David Lieb with Gustaf Alströmer. Y Combinator, 56:30’, https://www.youtube.com/watch?v=fDcW_qb-uew
« We showed up in the fall of 2013, and Google was full speed ahead on Google+, and they were starting to build more and more photo-related features into Google+, with the goal of getting you to share them on the social network. »20
La volonté des professionnels de Memoir, Timehop et Google Photos de se dissocier de l’image négative (qu’ils participent à construire) des RSN est moins vertueuse qu’il n’y paraît : elle résulte davantage d’échecs stratégiques et des repositionnements qui ont fait suite à ces échecs. Il s’agit en définitive de se positionner sur un marché, comme l’explique clairement ici le cadre de Google précédemment cité :
- Note de bas de page 21 :
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Entretien avec A. (Google Photos, 2017).
« It’s just about helping people connect to the people they want to connect to, and really, it’s the ones that are underserved in the market today. Because today if you want to post something and get tons and tons of people to look at it and ‘like’ it, and give you that gratification, those solutions exist, right? If you want to send one photo to somebody through, like, a messaging app, there’s a ton of messaging apps, right? »21
Le souci de favoriser des échanges entre proches et la valorisation des liens familiaux peuvent être saisis comme le résultat d’un choix industriel et commercial plus que d’un positionnement éthique. De ce point de vue, l’analyse des positions des enquêtés sur la question du partage des souvenirs numériques permet de souligner la relative instabilité des valeurs qu’ils défendent ; autrement dit, qu’elles fonctionnent comme des justifications a posteriori résultant de contraintes et de stratégies commerciales.
2.3. Du contrôle de la visibilité et le respect de la vie privée, l’organisation d’une confusion
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Traduction libre de « Absolutely private for you so that nobody else can see it, and it’s up to you to share », entretien avec E. (Memoir, 2017).
En construisant une opposition entre RSN « publics » et fonctionnalités de souvenirs numériques « privées », en associant l’audience élargie d’un RSN au manque de respect de la vie privée, les enquêtés produisent une confusion entre la protection de la vie privée (comme protection vis-à-vis de l’intrusion d’acteurs privés dans nos existences numériques) et la possibilité de réduire l’audience auprès de laquelle est partagé un souvenir numérique. C’est la possibilité de ne pas partager et de choisir avec qui on partage qui est décrite comme vertueuse, et c’est en ce sens que l’employé de Memoir précédemment cité déclare que l’application était « absolument privée, pour vous, de telle sorte que personne d’autre ne puisse voir [son contenu], et c’est vous qui choisissez de partager »22.
Un flou entoure donc les discours des acteurs sur la vie privée et, plus particulièrement, ce qu’ils désignent lorsqu’ils parlent de « vie privée ». En réalité, ils jouent sur la perception de leurs interfaces comme privées (Proulx et Latzko-Toth, 2013) en mettant en avant la maîtrise par les utilisateurs de l’exposition de leurs contenus à d’autres utilisateurs et la visibilité de leur profil. Alors même que les enquêtés insistent régulièrement sur la quantité et la qualité des informations qu’ils possèdent sur leurs utilisateurs, la mise en avant de la possibilité de moduler ce que l’on expose et à qui on l’expose permet d’évacuer habilement les questions relatives à l’exploitation des données personnelles. De ce point de vue, la rhétorique des liens forts mobilisée par ces enquêtés peut être décrite comme une stratégie d’« ethics-washing » (Green, 2021), entendue ici comme une stratégie consistant à détourner l’attention de questions éthiques fondamentales et assurant la poursuite de l’activité d’exploitation des données personnelles et de l’attention des utilisateurs.
Conclusion
Les professionnels des souvenirs numériques font preuve d’une certaine habilité pour transformer les contraintes qui pèsent sur la construction des algorithmes de réminiscence en arguments commerciaux en les recouvrant de justifications éthiques. Ils s’engagent également dans un important travail symbolique pour rendre plus « vertueuse » l’incitation à la diffusion des souvenirs. Dans le cas de la production des souvenirs comme dans celui de leur diffusion, ils mobilisent des discours à teneur éthique pour rendre compte de choix qui reposent pourtant essentiellement sur des contraintes techniques, humaines ou commerciales.
La mise en scène de leur souci pour les émotions ou les données des utilisateurs fonctionne comme des stratégies commerciales dans un environnement hautement concurrentiel. Il s’agit là d’un travail symbolique d’ethics-washing qui mérite d’autant plus notre attention qu’il contribue à rendre désirable, voire vertueuse, l’accumulation des données personnelles par des entreprises privées et à détourner notre attention des questions centrales en matière d’éthique du numérique que sont celles de l’effacement des données personnelles et du droit à l’oubli.