Entretien avec Michel Bernard, revue Silence
avec Michel Bernard
Entretien réalisé par Nicole Pignier
Bonjour, vous êtes fondateur de la revue Silence. L’appel à une transition vers une société de la « sobriété heureuse » pour reprendre l’expression de Pierre Rabhi n’est-il pas la raison d’être de votre revue ?
Michel Bernard :
L’origine de la revue est liée à la lutte antinucléaire. En 1982, une marche est organisée entre le chantier de la centrale nucléaire Superphénix, à Creys-Malville, (à mi-chemin entre Lyon et Genève) et Paris. Alors que la marche dure trois semaines, peu de médias classiques en parlent. 3 marcheurs et 2 marcheuses, dont moi-même, décidons de lancer une revue écologiste initialement sur la région Rhône-Alpes. La marche a lieu en avril 1982 et le premier numéro de Silence sort en octobre 1982.
Nous rencontrerons Pierre Rabhi en 1986 dans un séminaire en Ardèche. Il sera souvent interrogé dans la revue, sur différents sujets. Nous le soutiendrons dans sa tentative pour se présenter aux élections présidentielles de 2002. Nous avons abordé la notion de décroissance dès 1988, puis avons publié le livre collectif « Objectif décroissance » en 2003, vendu à plus de 12 000 ex. Nous avons ensuite abordé la notion de transition en co-éditant et en diffusant largement le livre du britannique Rob Hopkins « La manuel de transition » à partir de 2010. L’ouvrage s’est diffusé à plus de 10 000 exemplaires en France et continue de se vendre. Récemment, en 2022, nous avons publié « La voie de la sobriété » de l’Indien Mansoor Khan. Sobriété, décroissance et transition sont un des axes de débat dans la revue.
La revue Silence est disponible exclusivement en ouvrage papier. Pourquoi ce choix ?
Michel Bernard :
A nos débuts, il n’y avait pas d’autres manières de faire une revue ! Ensuite, le numérique s’est imposé à nous progressivement : premier ordinateur en 1986, site internet ouvert en 2006, envoi d’une lettre électronique mensuelle depuis 2007, paiement en ligne depuis 2010. Aujourd’hui le site ne comprend que la vente de la revue papier, des numéros à prix libre lorsque la revue papier est épuisée, des livres et affiches que nous avons co-édités. Il y a un choix restreint d’articles de la revue papier, aucun inédit, aucune actualité.
Pourquoi sommes-nous restés exclusivement sur papier ? On peut évoquer plusieurs raisons. La première est la qualité de lecture. On lit plus facilement sur papier que sur écran (voir l’échec des liseuses). On pollue moins, on n’émet pas d’ondes électromagnétiques dont on ignore en grande partie les effets sanitaires aujourd’hui.
Contrairement à ce qu’affirme le milieu du numérique, il n’est pas du tout sûr que la forme numérique consomme moins d’énergie. En effet, lorsque vous lisez, puis passez la revue à quelqu’un.e d’autre ou lorsque vous consultez à nouveau la revue, vous ne consommez le papier qu’une fois. Lorsque des centaines de lieux (bibliothèques, cafés, lieux culturels ...) laissent à disposition la revue, on ne consomme le papier qu’une fois… alors qu’avec le numérique vous consommez de l’énergie à chaque lecture, vous consommez de l’énergie si vous renvoyez un article à une autre personne (encore pire à une liste de courriels). Il y a aussi l’autonomie : pour faire une revue, on peut l’écrire à la main, à la machine à écrire, faire des dessins, des photos, coller le tout sur une maquette, avec ou sans ordinateur comme nous l’avons fait pendant les 4 premières années et nous ne dépendons pas d’un réseau mondial contrôlé par on ne sait qui et qui peut s’écrouler un jour.
Nous avons évidemment d’autres dépendances : nous passons par un imprimeur, nous sommes livrés chez les abonné.es par la Poste, qui fonctionne de plus en plus mal … Nous avons avec le papier un meilleur rapport humain : l’expédition est réalisée manuellement par des bénévoles, les stands sont aussi tenus le plus souvent par des bénévoles. Autour de 4 salarié.es, il y a près de 200 bénévoles qui participent à la revue. Enfin, à titre personnel, je suis un amoureux du papier : j’ai été papetier, journaliste, je lis des dizaines d’essais, BD, romans, chaque année. Il a été annoncé qu’Internet allait mettre fin à la presse papier. Non seulement il n’en est rien, mais de nombreux sites d’infos en ligne publient des hors-série papier, des livres… en espérant élargir ainsi leur audience.
Votre revue appréhende l’information au sens étymologique du terme : donner forme à - in formare - ; le soin porté au style graphique et éditorial est-il pour vous une manière de donner corps et voix à la transition ? Pouvez-vous expliquer ?
Michel Bernard :
Le choix d’une revue papier implique une limitation du volume d’information. Et donc des règles de fonctionnement dans le choix des sujets abordés. C’est une forme de sobriété face au déroulement infini des pages internet. La fabrication d’une revue implique également une distanciation vis-à-vis de l’actualité. Il y a pratiquement un mois entre le moment où le contenu d’un numéro est bouclé et le moment où une personne peut lire le numéro (nous indiquons toujours dans la revue la date de bouclage). Cela permet d’éviter l’emballement médiatique que l’on peut avoir sur Internet avec la reprise à l’infini d’informations entre sites, même si ces dernières peuvent être fausses (fake news). Pour les dossiers de la revue, le délai est encore plus important : un remue-méninge est fait chaque année en juin à l’assemblée générale et les thèmes proposés sont ensuite traités au mieux dans l’année qui suit.
La concurrence avec Internet oblige à développer notre intelligence (capacité de relier les choses entre elles) : une information n’a d’intérêt que si nous y apportons une analyse. Cette dernière transparaît de différentes manières : elle peut prendre la forme d’un entretien avec une personne qui connaît le sujet, elle peut être une mise en miroir de deux informations pour en faire naître une nouvelle … Enfin, nous réalisons des reportages qui nous apportent des récits de vie, des expériences et des photos inédites. En dernier lieu, un média est aussi un espace de débats et de confrontations (on retrouve média dans le mot intermédiaire). Cela nous distingue d’un mouvement politique qui se doit de choisir une position et une seule. Ainsi, nous avons mené des débats sur la vitesse de sortie du nucléaire, sur le revenu universel, sur le développement des énergies renouvelables (industrielles ou décentralisées), sur les relations nord-sud (post-colonialisme), sur les véhicules électriques, sur la place de l’État, sur les limites de la non-violence (sabotage), etc.
Nous baignons dans une infobésité chronique ; nous sommes obèses d’informations qui, expliquant les effets délétères de l’hyperconnexion, de l’automatisation généralisée, de l’hyper-consommation (biens, « contenus » et dispositifs médiatiques, …) alimentent à leur tour le phénomène d’infobésité. Comment appréhendez-vous ce phénomène ? Estimez-vous possible d’offrir des échappées à l’infobésité c’est-à-dire de soigner et/ou faire de la prévention eu égard aux risques d’effondrements sociétaux ? Si oui, comment cela se concrétise dans le cheminement éditorial de la revue (préparation des numéros, communication, diffusion, … ?)
Michel Bernard :
Commençons par l’information.
Par définition, la quantité d’informations que l’on peut recevoir ou aller chercher n’est limitée que par le temps que l’on peut y consacrer. On peut faire un parallèle : si vous entrez dans un grand magasin sans rien avoir de prévu au départ, vous pouvez déambuler longtemps dans les rangées de produits en vente, remplissant votre caddy de choses plus ou moins utiles et à la fin, vous allez dépenser beaucoup de temps, beaucoup d’argent … avant de jeter certains achats. Par contre, si vous entrez dans ce magasin avec une liste de courses, vous y passerez moins de temps, achèterez ce qui vous est utile et peut-être quand même quelques objets que vous verrez par hasard.
Il en est de même pour l’information. Comme dit ci-dessus, l’assemblée générale permet de poser la question des thèmes à aborder, de débats à avoir. Ensuite un comité de rédaction composé des deux journalistes de la revue et de 2 à 4 rédacteurs, rédactrices bénévoles se réunit deux fois par mois : une fois pour vérifier ce qui va être publié avant de faire le chemin de fer de la revue (le déroulement du contenu des pages) et une deuxième fois pour discuter des articles et dossiers à lancer dans les mois à venir. En gros, nous faisons là notre liste de courses. L’information qui circule sur Internet est noyée par les gros médias. Mais plutôt que d’aller au hasard, il est possible de choisir seulement certains sites (Reporterre, Basta, Politis...). Par ailleurs nous échangeons notre revue avec une petite centaine d’autres revues qui nous sont proches.
Concernant ma démarche personnelle de journaliste, je n’ai pas de téléphone portable, j’ai un courriel avec un pseudonyme, il n’est pas public. Je ne suis abonné qu’à une seule liste d’information : celle sur l’énergie réalisée par les Amis de la Terre de Toulouse car c’est mon sujet de prédilection. Je sais comment chercher une information, la vérifier et ne navigue que très peu sans fil directeur.
Concernant la préparation d’un numéro, nous utilisons Internet pour avoir des listes d’information interne (comité de rédaction, administration…). Quelques personnes extérieures au comité de rédaction ou absentes à la réunion, peuvent ainsi intervenir pour compléter, réagir … Il y a un comité « images » composé du maquettiste, d’une salariée et de trois-quatre personnes qui gère le choix des couvertures. Nous utilisons alors Internet pour chercher des visuels possibles en complément de ceux que nous pouvons avoir nous-mêmes, ou pour commander/acheter une photo ou un dessin.
Le numéro est maquetté en partie par le maquettiste chez lui, mais il est présent au local pour les finitions, les relectures … l’envoi de la maquette à l’éditeur se fait par Internet. Et cela fonctionne ainsi depuis 2008.
En décembre 2012, nous avons tenté l’expérience de faire le numéro 407 sans utiliser Internet. Cela s’est avéré d’une grande complexité (et nous n’avons pas recommencé), mais il faut noter que cela a été possible, notamment en échangeant des clés Usb par courrier pour se transmettre des documents informatiques, en prenant le temps de téléphoner à de nombreuses reprises pour vérifier des informations …
Une autre expérience mérite d’être signalée : après un débat interne sur les réseaux dit « sociaux » en janvier 2014, nous avons ouvert une page Facebook. Nous nous justifiions à l’époque par l’espoir de toucher de nouvelles personnes, d’y diffuser un autre discours. Et surtout, nous constations que beaucoup de monde découvrait notre site à partir de Facebook. N’assumant guère ce choix, cette page Facebook n’était pas signalée dans notre communication. Nous y mettions des restrictions importantes : pas de vidéos qui consomment beaucoup d’énergie, relais de l’actualité arrivée trop tardivement pour la revue lorsque cela nous semblait intéressant. Le problème avec Internet est la difficulté de connaître son efficacité : on sait ce que l’on vend en ligne, le nombre d’abonnements qui proviennent du site, mais par exemple, le nombre de personnes qui consultent une page n’est pas très significatif (beaucoup ouvrent une page et s’en vont, signe qu’elles ont fait une recherche et que la réponse ne convient pas).
Un jour, nous publions un dessin signé d’un nom écrit en arabe où l’on voit une immense roue à aube entre l’Europe et le Proche-Orient. Celle-ci, du côté européen, charge des armes qu’elle déverse au Proche-Orient, de l’autre elle prend des réfugié.es au Proche-Orient et les déverse en Europe. Sans le vouloir, nous faisons le buzz : ce sont des dizaines de milliers de personnes qui reprennent le dessin, puis des centaines de milliers, puis plus d’un million… avec des milliers de commentaires, au début en français, puis dans toutes les langues. On a alors l’idée de voir combien de personnes sont passées de notre page Facebook à notre site web : quelques milliers. On creuse encore : combien ont fait une commande de numéro gratuit : zéro ! Nous restons de fait très mal à l’aise avec ce moyen de communication. Après un débat où les personnes sont très partagées, chacune ayant conscience des avantages et des inconvénients, il sera finalement décidé de fermer notre page Facebook en février 2021.
Je mets réseaux « sociaux » entre parenthèse, car ces réseaux numériques n’ont rien de sociaux. Les « ami.es » ne sont en réalité que des contacts que l’on ne connaît pas la plupart du temps. Les réseaux sociaux sont dans le réel : famille, ami.es, voisin.es d’immeubles, collègues de travail, personnes impliquées dans une activité commune (les associations en particulier) etc. Les promoteurs du numérique sont très forts pour détourner le sens des mots.
Selon vous, l’automatisation de la production d’information - avec chat GPT par exemple que certains journalistes utilisent y compris pour alimenter des revues liées à l’écologie – est-elle compatible avec la transition écologique et sociale ?
Michel Bernard :
Deux des fondateurs de la revue, Pascal Blain et Philippe Brochet, en 1982, étaient ingénieurs en informatique et militaient déjà dans des associations critiques sur le sujet. Silence a publié très tôt des articles et des dossiers sur les questions sociétales que pose l’informatique dans un premier temps (le n°32-33 de décembre 1983 titrait « Usages sociaux et alternatifs de la micro-informatique »), puis Internet dans un deuxième temps, avec ses périphériques que sont aujourd’hui les téléphones portables. Il revient sur le sujet régulièrement (le dossier de février 2024 est « Résister au tout numérique »).
Autant dire que nous avançons à reculons dans le monde numérique. Mais nous ne pouvons pas en être extérieurs : nous sommes dans un système global qui marginalise toute tentative d’y échapper.
Autant il est possible d’avoir des alternatives dans certains domaines (train et vélo contre avions et voiture, agriculture biologique contre pesticides, énergies renouvelables contre nucléaire …) autant les alternatives en informatique sont limitées : on peut choisir des logiciels libres, on peut choisir les sites que l’on fréquente… mais il n’y pas d’alternative aux ordinateurs, au réseau numérique. C’est une forme de totalitarisme. La consommation de matériaux, d’eau et d’énergie pour alimenter les datas centers et le réseau Internet est considérable et augmente à une vitesse folle. L’arrivée d’applications comme chatGPT pèse un poids considérable et va augmenter encore ces consommations. Actuellement, les vidéos représenteraient 78 % du volume total de données qui circulent sur le réseau Internet… (nous ne mettons aucune vidéo sur notre site ou dans notre cyberlettre ). De nouvelles applications ne font qu’augmenter le poids écologique du numérique.
Il est de bon ton de dire que le numérique fait économiser par ailleurs, ce qui le rendrait écologique. Cette fable a par exemple commencé en disant qu’Internet aller supprimer l’usage du papier. Mais la consommation de ce dernier continue à augmenter chaque année. En 2020, après la Covid-19, le développement du télétravail devait se traduire par une substitution à différentes mobilités… mais après un creux en 2020 et 2021, le nombre de vols par avion et de déplacements en voiture a encore augmenté ces deux dernières années. Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences, explique très bien cela : les nouvelles technologies s’ajoutent aux anciennes et ne les remplacent pas. Enfin, concevoir le journalisme comme un simple travail de recherche sur Internet (avec ou sans l’aide de chatGPT), n’est qu’une dérive de ce métier (on parle de desk journalist pour ceux et celles qui ne bougent pas de devant leur ordinateur). N’utiliser qu’Internet c’est se limiter à ce qu’il y a déjà dessus : donc aucune réflexion inédite. C’est une méthode parfaite pour conforter le système actuel. L’information circule, mais sans aucune intelligence !
Avec le web s’est développée la possibilité de produire des informations accessibles gratuitement aux citoyens qui sont nombreux à avoir pris l’habitude de l’information non-payante. La presse en a pâti, le service public de l’audiovisuel aussi avec la fin de la redevance TV. Ce phénomène que l’on peut apparenter à la malbouffe a-t-il à voir selon vous avec les résistances à la transition vers une société de la « sobriété heureuse » ?
Michel Bernard :
Peut-on conserver un réseau Internet dans une société de sobriété heureuse ? Cela nous donne une vision occidentalo-centrée (Wikipedia est par exemple surtout animé par des personnes européennes et nord-américaines). Alors que nous sommes de plus en plus obligé.es de fonctionner avec le web (pour un billet de train, pour l’administration…), ce n’est pas le cas d’une grande partie de la population mondiale qui a une empreinte écologique très faible et n’a pas à réfléchir à la décroissance de ses activités. La sobriété heureuse existe déjà dans une grande partie du monde comme le rappelait Pierre Rabhi. Arrêter Internet ne changera pas beaucoup la vie de la majorité des Marocains ou même d’une bonne partie des Indiens, même si Bangalore se veut la capitale mondiale de l’informatique.
Le débat sur la décroissance en France a pris de l’importance grâce à des personnes comme Serge Latouche qui est d’abord un spécialiste de la critique du développement. Celui-ci n’étant que le nom de communication de la marchandisation du monde. L’économie informelle ou de subsistance, celle qui échappe au PIB et qui regroupe le travail domestique, l’entraide, les échanges de services et de biens… peut continuer à fonctionner sans Internet et c’est en son sein que l’on peut répondre à nos vrais besoins. Alors penser que ce dernier va être un outil pour une transition sociale et écologique, est une idée très probablement fausse. Mais difficile à prendre en considération quand nous sommes, nous occidentaux, emprisonné.es par ce système.
L’addiction de certain.e.s aux réseaux « sociaux » ou à la télévision est un frein au changement social. Cela permet de mettre en place l’industrie du divertissement et les techniques du doute, méthode qui permet de contrer les connaissances scientifiques (voir ce qui se passe sur le climat). C’est une forme d’aliénation savamment construite par l’oligarchie dominante pour parler comme Marx.
On fait souvent l’amalgame entre transition numérique, transition écologique et transition sociale. La généralisation des « IA » à laquelle nous avons consacré d’ailleurs un numéro de la revue Interfaces Numériques intitulé Le design de l’intelligence artificielle à l’épreuve du vivant https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/4085 est souvent considérée comme au service de la santé, de l’écologie, … Telle qu’elle se profile, la transition numérique vous semble-t-elle apte à sous-tendre, accompagner des façons d’informer, de communiquer, de créer, de (se) nourrir plus en phase avec les vivants et la terre/Terre ?
Michel Bernard :
Quand on cherche à vendre son produit, on ne parle que de ses avantages et pas de ses inconvénients. Ainsi, pour le nucléaire, on va vous parler de l’usage des isotopes radioactifs en médecine … mais pas des déchets qui vont nous empoisonner pendant des milliers d’années. Il en est de même pour le numérique : on peut toujours trouver une application écologique en oubliant de dire qu’il faut pour cela tout un réseau complexe et fort consommateur de matière (extractivisme), d’eau et d’énergie.
Comme vous le dites dans votre article, le terme d’ « intelligence artificielle » est également une invention sémantique. « On dit communément que l’IA possède une capacité mémoire plus fiable et plus élevée que celle du cerveau humain, une capacité de calcul nettement plus puissante et plus rapide mais pour le moment une capacité émotionnelle plus faible ». Et pour cause, des interrupteurs qui laissent passer le courant ou non, base des octets, base de la programmation informatique, sont plus facilement programmables pour conserver une information (la mémoire) et pour faire des calculs que pour simuler le sensible.
Mémoire et vitesse de calcul permettent aujourd’hui de piloter les centrales nucléaires. Les réacteurs récents ne pourraient pas fonctionner sans ordinateur, les temps de réaction pour suivre les variations de puissance de la fission nucléaire sont trop courts pour être dirigés par un humain. A l’inverse, le 27 octobre 1962, en pleine crise des missiles à Cuba, Vassili Alexandrovich Arkhipov , officier supérieur d’un sous-marin russe, a refusé d’obéir à l’ordre de tirer un missile nucléaire sur les États-Unis, évitant une 3e guerre mondiale. Si le sous-marin avait été piloté par une IA, nous serions sans doute tous morts.
La voiture automatique annoncée depuis plusieurs années ne fonctionne pas correctement car les programmateurs de l’ordinateur de bord ne peuvent pas prévoir tous les cas de figures possibles dans une circulation réelle. Il n’y a aucune intelligence artificielle là-dedans : seulement de la programmation et donc de l’intelligence humaine. Cette voiture nécessite pour se déplacer un réseau numérique d’une précision telle que la consommation d’énergie globale serait une catastrophe mondiale.
En conclusion, on ne fera pas une transition sociale et écologique en faisant plus, mais en faisant moins. Et il ne faut pas faire décroître la vie des plus pauvres, mais faire décroître la vie des plus riches. On parle de « justice environnementale ». Il ne s’agit pas de faire des voitures électriques ou des jets qui fonctionnent à l’hydrogène, mais de moins se déplacer, trouver des manières de se déplacer moins polluantes (et donc à base de marche, vélos et transports en commun). Est-ce que le numérique a sa place dans un tel projet ? C’est un vaste débat.
Enfin, face à sa puissance apparente, il faut signaler la fragilité de ce système. En cas de fort dérèglement de la société dominante actuelle (dérèglement des conditions de livraisons comme cela a été le cas à petite échelle pendant le confinement de mars 2020 ou plus grave « effondrement »), la durée de vie des réseaux Internet serait très courte. Dans un entretien réalisé avec Andreas Eschbach, auteur de l’excellent livre « En panne sèche » (2009), nous lui demandions pourquoi il écrivait qu’après une crise pétrolière, Internet s’arrêtait. Il nous a dit être informaticien et faire de la maintenance dans les data centers : sans pétrole, impossible d’aller de data centers en data centers, et donc les mailles d’Internet se couperaient rapidement jusqu’à le rendre inopérant, selon lui en quelques semaines.
Mettre fin à Internet n’est pas inenvisageable : d’août 2019 à février 2021, pendant 550 jours, le gouvernement indien a arrêté le réseau dans la région de Jammu-et-Cachemire, obligeant ce territoire à majorité musulmane du nord de l’Inde à entièrement se réorganiser sans réseau numérique…