Entretien avec Eric Fourreau, Editions L'Attribut

avec Eric Fourreau

Entretien réalisé par Nicole Pignier

Texte intégral

Bonjour, vous êtes directeur des éditions de L’Attribut. L’appel à une transition vers une société de la « sobriété heureuse » pour reprendre l’expression de Pierre Rabhi n’est-il pas la raison d’être de votre maison d’édition ?

Eric Fourreau :

Nous avons créé les éditions de l’Attribut (editions-attribut.com) en 2004 (nous fêtons nos 20 ans par un grand moment de réflexion, de convivialité et de spectacles cet été à Toulouse/Ramonville) dans le but tout simplement de diffuser la connaissance avec, dans un premier temps, des essais, des livres de réflexion, faciles d’accès. La création des revues, NECTART (art et culture) en 2015 (editions-attribut.com/nectart), DARD/DARD (écologie et territoires) en 2019 (editions-attribut.com/darddard), puis PANARD (culture et littérature du sport) en 2022 (editions-attribut.com/panard), repose toujours sur la même volonté de vulgariser des savoirs et des convictions (s’agissant notamment de la bifurcation écologique et des chemins à suivre) mais aussi de proposer des formats longs (analyses ou récits) pour lesquels nous donnons aux autrices et auteurs le temps de l’argumentation et aux lectrices et aux lecteurs le temps de se poser pour lire un une revue papier et de qualité d’un point de vue graphique.

La revue Dard-Dard est disponible en versions papier ainsi que numérique. Pourquoi ce choix ?

Eric Fourreau :

Les deux sont extrêmement complémentaires et nous ne touchons pas le même public selon le format, papier ou numérique. Nous nous réjouissons que nos revues soient diffusées sur cette plateforme qui a une vraie démarche de diffusion des savoirs (ce sont à l’origine des éditeurs de sciences qui se sont réunis), loin de l’esprit mercantile de la plupart des plateformes que l’on retrouve par ailleurs. La diffusion sur Cairn nous offre à la fois une vraie visibilité de nos articles et une ressource complémentaire appréciable compte tenu de leur savant système de redistribution aux éditeurs.

Votre revue appréhende l’information au sens étymologique du terme : donner forme à - in formare - ; le soin porté au style graphique et éditorial est-il pour vous une manière de donner corps et voix à la transition ? Pouvez-vous expliquer ?

Eric Fourreau :

Pour nous, la forme rejoint le fond. Nous savons que le visuel est important dans notre société et nous tenons particulièrement à proposer un objet papier de qualité. Je pense que nous nous dirigeons vers des lectrices et lecteurs qui seront uniquement sur le Net et d’autres qui rechercheront avant tout l’objet papier de qualité. Raison pour laquelle nous avons fait le pari d’une maquette la plus élégante possible et de nous entourer d’une illustratrice (il se trouve que ce sont des femmes, cela nous va très bien !) pour chaque revue avec un dessin pleine page qui ouvre chaque article.

Nous baignons dans une infobésité chronique ; nous sommes obèses d’informations qui, expliquant les effets délétères de l’hyperconnexion, de l’automatisation généralisée, de l’hyper-consommation (biens, « contenus » et dispositifs médiatiques, …) alimentent à leur tour le phénomène d’infobésité. Comment appréhendez-vous ce phénomène ? Estimez-vous possible d’offrir des échappées à l’infobésité c’est-à-dire de soigner et/ou faire de la prévention eu égard aux risques d’effondrements sociétaux ? Si oui, comment cela se concrétise dans le cheminement éditorial de la revue (préparation des numéros, communication, diffusion, … ?)

Eric Fourreau :

En effet, le phénomène d’infobésité est de plus en plus prégnant, dû sans doute à trois phénomènes : le flux incessant de l’information en temps réel qui ne nous permet pas de recevoir et digérer une information que nous passons déjà à la suivante ; le développement systémique des fake news qui rend le rapport à l’information de plus en plus complexe et bat en brèche la confiance faite aux médias et éditeurs de contenus en général, avec une propension grandissante au complotisme ; l’info-anxiété due aux multiples crises de notre époque (climatique, biodiversité, démocratique, droits humains, etc.). À notre modeste place (nous pesons bien peu dans ce flot de diffusion d’informations et de savoirs !), nous faisons le pari que l’analyse, la mise en perspective des enjeux, la distance par rapport à l’actualité apportent de nécessaires outils critiques qui contribuent à développer une conscience libre. Et le format de la revue est particulièrement adapté, pour les lectrices et les lecteurs, mais aussi pour nous qui la construisons, à partir d’un comité éditorial qui génère de l’intelligence collective et une stimulation intellectuelle.

Selon vous, l’automatisation de la production d’information - avec chat GPT par exemple que certains journalistes utilisent y compris pour alimenter des revues liées à l’écologie – est-elle compatible avec la transition écologique et sociale ?

Eric Fourreau :

C’est le nouvel avatar de l’époque. Il est encore difficile de savoir aujourd’hui jusqu’où nous irons dans cette voie mais elle me semble mortifère à bien des égards. Aucun robot ne saura jamais remplacer un cerveau humain avec son intelligence intuitive, sa sensibilité et ses failles nécessaires. Est-il besoin de développer ? Si des journalistes utilisent l’IA pour écrire leur article, je leur suggère de changer de métier. Nous attachons beaucoup d’importance à nommer « autrices » ou « auteurs » celles et ceux qui écrivent dans nos revues. Ce qui signifie bien qu’elles ont ou qu’ils ont la maîtrise de leur texte et de leur pensée…

Avec le web s’est développée la possibilité de produire des informations accessibles gratuitement aux citoyens qui sont nombreux à avoir pris l’habitude de l’information non-payante. La presse en a pâti, le service public de l’audiovisuel aussi avec la fin de la redevance TV. Ce phénomène que l’on peut apparenter à la malbouffe a-t-il à voir selon vous avec les résistances à la transition vers une société de la « sobriété heureuse » ?

Eric Fourreau :

Je ne sais pas si c’est du même ordre mais il est vrai que, pour rebondir sur la question précédente, il est essentiel que le public comprenne que la presse et l’édition ne peuvent être gratuites car les autrices/auteurs et journalistes ont besoin de temps et d’un travail conséquent pour produire, pour écrire. Ensuite, le fait qu’il existe de la production écrite gratuite sur le Net accessible à un grand nombre ne me gêne pas, au contraire, c’est une question de modèle économique à trouver pour les éditeurs que nous sommes. Mais notre exemple et bien d’autres montrent qu’il existe encore un grand nombre de personnes qui sont prêtes à payer un peu plus pour disposer d’un contenu de qualité. Ensuite, la question de la « sobriété heureuse » est différente. Hormis les toutes jeunes générations, nous avons tous grandi et vécu dans une société de l’abondance où nous pensions que nous pouvions consommer plus, voyager plus loin, avoir toujours plus de loisirs, etc. Il nous faut aujourd’hui apprendre à renoncer, ce qui est loin d’être simple. Mais si on y réfléchit et si on apprend à apprivoiser ce renoncement, on se rend compte qu’il peut être joyeux et libérateur. C’est la grande étape qu’il nous faudra franchir individuellement ainsi que collectivement demain. La seule possible…

On fait souvent l’amalgame entre transition numérique, transition écologique et transition sociale. La généralisation des « IA » à laquelle nous avons consacré d’ailleurs un numéro de la revue Interfaces Numériques intitulé Le design de l’intelligence artificielle à l’épreuve du vivant https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/4085 est souvent considérée comme au service de la santé, de l’écologie, … Telle qu’elle se profile, la transition numérique vous semble-t-elle apte à sous-tendre, accompagner des façons d’informer, de communiquer, de créer, de (se) nourrir plus en phase avec les vivants et la terre/Terre ?

Eric Fourreau :

Ce n’est pas aisé de répondre à cette question car en soi, le terme de transition numérique peut être compris de multiples façons. Pour faire simple, je dirai que le numérique fait désormais partie de notre monde et qu’il nous rend de précieux services et facilite l’accès aux savoirs. Wikipedia est par exemple fantastique. Si on m’avait dit, môme, qu’une bibliothèque universelle alimentée par n’importe quel être humain sur terre, avec un savant système de régulation, puisse être accessible à chacune et à chacun, je ne l’aurais pas cru, ni même imaginé. Le numérique est donc d’abord un outil et tout dépend la façon dont on s’en sert. Je ne vais pas développer mais tout dépend en fait de quel côté on se situe pour l’utiliser : celui des communs ou du capitalisme, de la sobriété ou de l’abondance, de la confiscation ou du partage, etc.