Depuis la fin de 2010, les ventes de téléphones dits intelligents (smartphones) dépassent celles des ordinateurs personnels. Loin d’en être le seul indice phare, ce tournant a consacré notre entrée officielle dans l’ère de la mobilité ou encore l’ère « post-PC », selon la célèbre expression de David D. Clark du MIT. C’est dix ans auparavant que Jesper Kjeldskov entreprend ses premières études sur les dispositifs mobiles (notamment les applications du PalmPilot), ce qui va lui permettre de développer le concept de l’Indexical Interaction Design, cadre dans lequel le contexte (d’utilisation et au sens large) tient une place centrale. En parallèle de la publication du manifeste de Microsoft Research – Being Human : Human-Computer Interaction in the year 2020 (Harper et al., 2008) –, dans lequel les auteurs appellent à une ouverture et à un enrichissement de l’approche de design centré sur l’utilisateur, Kjeldskov entreprend un doctorat en sciences informatiques dont l’un des objectifs est de faire le point sur la recherche en design d’interaction pour la mobilité (DIM). Cet ouvrage, publié chez Morgan & Claypool dans la collection Synthesis Lectures on Human-Centered Informatics dirigée par John M. Carroll, reprend l’essentiel de la thèse soutenue en 2013 par Kjeldskov, aujourd’hui professeur de design d’interaction et l’un des chercheurs principaux du Research Centre for Socio+Interactive Design à l’Université d’Aalborg au Danemark. La courte synthèse (81 pages + bibliographie) est découpée en huit chapitres au cours desquels l’auteur milite en faveur de la prise en compte d’un « écosystème numérique » comme réel contexte du DIM et d’une révision en profondeur – voire une fusion augmentée – des approches de design centrées sur l’utilisateur et centrées sur la technologie. Pour l’auteur, ces deux approches s’opposent depuis des décennies, et cela conduit à une relative stagnation des avancées possibles en matière de DIM.
Pour Kjeldskov, le DIM « is an area of interaction design that is concerned specifically with the creation of user experiences with interactive products, devices, systems, and services that are not stationary but that people can take with them ». (p. 21). Dès l’introduction, on nous rappelle que le DIM est un domaine qui a moins de 30 ans et qui se situe à l’intersection de plusieurs autres disciplines (informatique, sciences sociales, IHM, design industriel, etc.). Malgré la reconnaissance du domaine de plus en plus manifeste à l’intérieur de l’IHM, la jeunesse et la relative immaturité du DIM expliquent sans doute pourquoi il n’a pas encore d’identité propre, tant sur le plan théorique que méthodologique, et même en ce qui a trait aux bonnes pratiques (abondantes mais peu documentées). Puisant autant dans les écrits fondateurs que dans les essais plus récents de l’architecte Christopher Alexander (Notes on the Synthesis of Form, 1964 et The Nature of Order, 2002-2005), Kjeldskov vient proposer une approche holistique du DIM en reprenant les concepts de forme et de contexte de l’architecture contextuelle, où la forme est la réponse à une situation ou à un problème donné, et le contexte, le cadre global de ce problème.
Au cœur de sa proposition pour le DIM, il présente un modèle qui place le binôme forme-contexte au centre des interventions en lieu et place de l’utilisateur (user-centered) ou de la technologie (technology-driven), comme le font les approches classiques (encore majoritaires aujourd’hui), sans toutefois les condamner et en insistant sur l’important legs qu’elles ont engendré. Il va encore plus loin en remisant le caractère itératif et la structure en cascade (waterfall) des modèles, « étapistes » par essence (analyser, concevoir, produire, évaluer). Ouvert et sans aucune séquence imposée, son modèle ne progresse qu’en vertu de deux éléments : le temps et l’avancement de la « solution ». Les étapes connues des anciens modèles sont redéfinies en profondeur et transformées en « pôles de traitement » que le designer « sélectionne » en fonction du contexte et de l’évolution de la forme (le produit du design, dans ses états embryonnaires, transitionnels ou finaux). Si le modèle s’avère très intéressant compte tenu des profonds changements qu’il propose et de la réflexion qu’il commande, l’auteur ne nous fournit en revanche aucune indication en ce qui a trait à son efficacité pratique (sur le terrain, en salle de classe, etc.). En effet, le modèle est une proposition purement théorique qui n’a pas encore subi le difficile test de la réalité de la pratique en design. Sans présumer de sa réussite en pratique, le modèle de Kjeldskov présente très certainement de l’intérêt pour quiconque se préoccupe des questions théoriques en design, liées ou non à la mobilité. C’est d’ailleurs ici qu’il faut inscrire notre critique principale de l’ouvrage : malgré les intéressantes prémisses liées à la mobilité (Introduction et Chapitre 1, qui valent une lecture en soi), l’exposé et son principal produit – le modèle renouvelé – nous semblent tout à fait pertinents pour le design d’interaction au sens large. Bien que la mobilité soit au cœur de la problématique, le modèle proposé ne semble pas spécifiquement teinté de cet aspect.