La famille – itinéraires d’un secret (extraits) The family – routes of a secret (extracts)
Suzanne Privat
Il me raconte son histoire, sans s’épargner. L’enfance à étouffer malgré une mère aimante, à rêver d’arpenter ce monde de l’extérieur auquel il devait se refuser. C’est un mot qui revient beaucoup dans sa bouche, « l’extérieur ». Je me souviens que dans le reportage de France Culture il employait « Gentilité ». Avec moi, il ne prend pas de précautions oratoires : c’est bien tout ce qui est en dehors de la Famille qui est formellement prohibé. Les amours, les amitiés, les loisirs, les choix de vie, tout.
Le problème, c’est que tu es dans une sorte de placard capitonné, bien douillet. Et on te fait comprendre toute ton enfance que tu n’as pas le droit d’en sortir. T’as beau crier dans ton placard, on ne t’entend pas. À l’extérieur, personne ne sait même que tu es là.
Tu n’as rien ajouté de nouveau, Colombe, alors je vais voir du côté de tes abonnés, et des abonnés de tes abonnés. Je ne sais pas si c’est un effet du confinement, mais plusieurs photos anciennes sont remontées à la surface des comptes de tes cousins. De très vieilles en noir et blanc. Et d’autres plus récentes, stories de vacances ou de jours heureux. C’est pour ça que les anciens laissent les gosses se mettre la tête à l’envers dans les bars : ils deviennent accros à la Famille en même temps qu’à l’alcool et chaque jour qui passe leur coupe un peu plus l’envie d’aller voir à l’extérieur. » Mais cet alcool doudou est aussi pour certains un poison pernicieux. À présent, je ne peux plus ne pas voir ces adultes au visage marqué et encore moins ces enfants présentant toutes les caractéristiques d’un syndrome d’alcoolisation fœtale que je croise de temps en temps dans la rue, doublement isolés de notre monde.
À quelques heures près, nous aurions pu nous retrouver côte à côte, accroupies sur le même bout de trottoir en train d’admirer les audacieuses qui ont colonisé un trou dans l’asphalte. En deux mois de ville déserte, les plantes ont pris leurs aises, sans craindre les piétinements des passants. Dans cet enclos presque exactement circulaire d’environ vingt centimètres de diamètre cohabitent quelques pousses vigoureuses de ray-grass anglais échappées du square voisin et un coussin de mousse d’un vert nocturne enchâssé dans un fin tapis d’oxalis corniculé aux pourpres éteints. Vu de haut, on dirait une île. J’ai su tout de suite que c’était mon île. Je l’ai photographiée sous tous les angles avant de m’en éloigner à regret.
Comment aurais-je réagi si j’avais dû, en cursives appliquées, invoquer l’anéantissement de la personnalité dont j’avais à peine eu le temps d’explorer le sas d’entrée ? Aurais-je repoussé le cahier d’un geste rageur ou plutôt porté mon regard vers le visage de mon père pour y chercher une raison de continuer ? Je vais le faire, bien sûr, ne t’inquiète pas, puisque tu sembles persuadé que c’est ce qu’il y a de mieux pour moi. C’est ce qui m’attriste le plus dans l’idée de ces gamins copistes, de penser qu’il puisse s’agir pour eux d’un acte d’amour envers leurs parents.
Puis la chanson s’attaque aux habitants de ces maisons, qui font les mêmes études, travaillent dans les mêmes boîtes, ont des plaisirs similaires, élèvent tous de beaux enfants qui marcheront inéluctablement dans les pas de leurs pères, en suivant des voies précisément jalonnées par ceux qui sont passés là avant eux. Nous en sommes tous plus ou moins là. Moi aussi, j’en ai conscience. Mais les balises qui guident ta route, Colombe, sont sacrément plus visibles que celles que je trouve sur mon chemin. Si tu décides de te laisser porter, ton parcours sera facile. Études, domiciles, suivi médical, prestations sociales, scolarité de tes futurs enfants, loisirs, résidences secondaires… Tout est déjà prévu pour toi, jusqu’à ta dernière demeure. La Famille est un univers à part, mais parfaitement organisé.
Toi et ta mère, vous aurez passé la journée à lire les prières. Les femmes de la Famille n’ont pas le droit d’accompagner les défunts jusqu’à leur dernière demeure et ça te semble injuste. Parfois, tu imagines que quelqu’un que tu aimes de tout ton cœur meurt, ta mère par exemple, ou ton plus jeune frère, et ça te tord le cœur de savoir qu’on va les mettre dans la terre comme ça, sans que tu puisses les accompagner, sous la grande dalle sans nom.
C’est sûr, tu aurais préféré qu’on vous laisse tranquilles. Mais d’un autre côté, tu sens bien que votre vie est à part, et pas qu’un peu. Ça t’énerve quand tes cousins ou tes tantes essaient de te démontrer que vous n’êtes pas des Amish, que ce n’est plus comme avant, que maintenant vous êtes libres de faire ce que vous voulez, même de ne croire en rien, comme ton père et ta mère. Tu as envie de répondre que c’est une liberté en carton, et qu’encore elle n’est même pas pour tout le monde, certainement pas pour les gamines à nattes longues, ou leurs mères qui déambulent comme des fantômes et qui prient pour le salut de ton âme quand elles voient ton piercing au nombril.
Toi, tu verras plus tard.
Pour l’instant tu es bien.
Pour les plus religieux des tiens, tu seras Colombe l’élue de Bon Papa, qui ne doit pas déchoir. Avec tes cousins, tu seras cette fille qui ne se pose pas de questions, toujours partante pour les plans en soirée, pour les concerts et les tournois de foot. Tu voudras être comme eux, juste cultiver ton petit jardin intérieur pour te sentir exister. Tu auras peur de ne pas être assez jolie ou assez douce pour les garçons qui te plaisent. Tu feras tout pour paraître à la fois fun et responsable dans l’espoir d’être choisie comme marraine d’un nouveau-né. Pour l’extérieur, tu seras sans doute cette élève dans la moyenne, puis cette jeune femme sans histoire, serviable, sympa, toujours le sourire aux lèvres. Un peu discrète, peut-être.
Mais pour toi, qui es-tu ? Dans le creux de tes nuits, quand tu écoutes ton cœur se balancer, que te dit-il de ses incessantes oscillations ?