Le vieillissement s’accompagne d’une diminution des capacités cognitives et motrices, représentant une augmentation du risque de chutes. Nous pouvons pallier cette dégradation par le biais d’entraînements spécifiques ; toutefois, les seniors peuvent manquer de motivation à entamer, poursuivre et respecter ces programmes d’entraînements. Une solution possible est le passage par les jeux vidéo. L’objectif du projet INCOME est d’évaluer les effets d’un programme d’entraînement ayant pour support un exergame sur différents paramètres chez des personnes âgées vivant en résidence autonomie municipale de la Ville de Limoges. Pour répondre aux besoins spécifiques des seniors, l’unité de recherche HAVAE et l’école 3iL ont conceptualisé et développé un exergame. Une étude pilote exploratoire teste ce jeu auprès de 40 personnes âgées via un entraînement de 30 minutes, 3 fois par semaines durant 3 mois. Ici, nous décrivons le contexte scientifique, la genèse et le contenu du projet, ainsi que des résultats préliminaires concernant la réception de ce jeu par le public.
Ageing is associated with a decrease of cognitive and motor functions, both being risk of fall factors. We can face this degradation through specific trainings; however, seniors suffer from a lack of motivation to start and pursue physical training programs. A possible solution is the use of video games. The objective of the INCOME project is to assess the effects of a training program using an exergame as support on several parameters in seniors living in Limoges’ autonomy residences. To meet the specific needs of seniors, the HAVAE laboratory and the 3iL engineering school have conceptualised and developed an exergame. A pilot exploratory study is assessing the effects of this exergame amongst 40 seniors, training 30 minutes, 3 times a week for 3 months. Here, we describe the scientific background, the genesis and the content of the project, and preliminary results regarding the seniors’ adhesion to our exergame.
« Vivre, c’est vieillir, rien de plus. »
Simone de Beauvoir
Introduction
Le vieillissement constant de la population s’accompagne d’un défi pour le maintien des capacités physiques et cognitives des seniors. Les modalités d’entraînement pourraient bien être la clef, tant sur la forme que sur le fond. Ainsi, nous réalisons le projet INCOME (pour INterférence COgnitivo-Motrice Exercice) qui est un nouvel « exergame » (jeu sous forme d’exercice) pour des personnes âgées. INCOME est à la croisée des thématiques du congrès ALEC, rassemblant à la fois le « bien vieillir », les technologies, les politiques publiques, les transmissions et la mémoire, les institutions, le territoire, et évidement l’impact du COVID, le tout par le biais d’une étude clinique.
Contexte scientifique : pourquoi mener cette étude ?
Vieillissement et cognition
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Fonctions cérébrales supérieures permettant l’adaptation continue et la résolution de problèmes nouveaux par l’acquisition et le traitement de l’information.
Si la vieillesse est un état, le vieillissement est un processus, une progression lente que l’on nomme sénescence. Cette sénescence n’est pas spécifique à la fin de vie, mais débute tôt. Le vieillissement concerne l’ensemble des systèmes du corps humain (musculaire, osseux, nerveux, cardiovasculaires etc…). Les conséquences de ce vieillissement sont une dégradation des capacités cognitives et motrices, contribuant au handicap et à la perte d’autonomie des seniors (Anton et al., 2015). Parmi les paramètres physiques diminuant avec l’âge se trouvent la perte de force musculaire, la diminution de l’équilibre postural ainsi que la perte de mobilité (Al-Aama, 2011 ; Deandrea et al., 2010), qui sont des facteurs de risque de chutes. D’un point de vue cognitif, la dégradation des fonctions exécutives1, du temps de réaction et de la vitesse de traitement de l’information sont également des facteurs de risque de chute (Segev-Jacubovski et al., 2011). Cette sénescence correspond à la représentation que l’on se fait des personnes âgées : fermez les yeux, et imaginez une personne recroquevillée sur elle-même, se déplaçant lentement et rattrapant sans cesse son équilibre, cherchant ses mots et ses souvenirs.
Irréversible, potentiellement lié à des pathologies, quasi systématiquement visible, le vieillissement est un phénomène qui peut toutefois être ralenti – c’est ce que nous appelons depuis quelques années le « bien vieillir ». » Bien vieillir » signifie préserver ses capacités afin de retarder le franchissement d’un seuil de dépendance, pour rester autonome et socialement actif le plus longtemps possible. Ceci est possible par l’entraînement, qu’il soit cognitif ou physique : exercices de mémoire, de l’attention, ou bien de l’endurance, de la force musculaire, de l’équilibre ou de la coordination. Afin de maximiser les résultats, il a rapidement été proposé de combiner les deux modalités par le biais d’entraînements en double tâche. Il est alors demandé aux personnes de réaliser deux exercices en même temps : à nouveau, fermez les yeux, et imaginez-vous en train de réaliser des squats tout en résolvant un problème mathématique.
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Les capacités attentionnelles peuvent être visualisées comme un capital d’attention limité. Lorsque l’on dépasse sa valeur seuil, il faut alors cesser certaines tâches consommatrices d’attention.
Ces tâches étant plus complexes, elles permettent de mieux entraîner les seniors en leur demandant plus que ce qu’ils ne font déjà au quotidien (Gallou-Guyot et al., 2020a ; Gallou-Guyot et al., 2020b). Les entraînements en double tâche sont d’autant plus pertinents chez les seniors que l’avancée en âge est associée à une diminution de la capacité à réaliser deux tâches simultanées, l’une cognitive et l’autre motrice – c’est ce que nous appelons l’interférence cognitivo-motrice. Elle s’explique par un dépassement des capacités attentionnelles2 (Montero-Odasso et al., 2012 ; Yogev-Seligmann et al., 2008). Cette incapacité à réaliser deux tâches simultanées est aussi un prédicteur des chutes chez les seniors (Beauchet et al., 2007 ; Verghese et al., 2007).
Le maintien de l’activité physique : les jeux comme solution ?
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La motivation est un terme valise qui regroupe un certain nombre de notions. Ainsi, pour un même programme on parle à la fois d’adhésion pour sa capacité à intéresser les participants (qu’ils « entrent » dans le programme), de compliance pour sa capacité à être respecté (qu’ils réalisent le contenu prévu), de complétion pour sa capacité à être réalisé jusqu’à son terme, et de satisfaction suivant ce que les participants en auront pensé.
Les entraînements en double tâche sont efficaces chez les seniors. Cependant les entraînements physiques sont sujets à un certain nombre de barrières, altérant le maintien de la pratique d’activités physique (Baert et al., 2011 ; Campo et al., 2015 ; Nigg et al., 2008). Ces barrières peuvent appartenir au domaine intrapersonnel (ex : manque de temps, fatigue, peur, motivation3), au domaine interpersonnel (ex : solitude dans la pratique, affecte pour l’animateur), ou encore au domaine communautaire (ex : contraintes temporelles ou spatiales).
Les entraînements en double tâche peuvent prendre différentes formes, comme la gymnastique, la danse, ou bien utiliser les jeux vidéo comme support. Parmi ces jeux, un certain type appelé « exergames » nécessitent une activité physique pour être pratiqués – pensez à la Nintendo® Wii ou Microsoft® Kinect. Ils ont l’avantage d’aller à l’encontre d’un certain nombre de freins : ludiques et « funs », ils présentent un fort taux d’adhésion auprès des seniors (Campelo & Katz, 2020). Ils peuvent être modulés à volonté, tant sur la forme que sur le fond, afin d’être aussi captivants qu’une télévision et d’une intensité comprise entre la « gym douce » et des programmes à haute intensité tels que le cross-fit.
Gratuit et mis à disposition à domicile dans le cadre de notre étude, notre jeu est pratiqué en groupe (Watson et al., 2004) et animé par des experts (Wolff et al., 2014). Nous nous servons donc de paramètres intrapersonnels, interpersonnels et communautaires pour proposer des leviers aux barrières de la pratique d’activité physique. C’est dans ce contexte que nous nous sommes demandé si un exergame permettrait de répondre aux besoins d’exercice spécifiques aux seniors sur les plans cognitifs et moteurs, tout en étant sûr, peu dangereux, et suffisamment agréable et stimulant pour remporter leur adhésion. Le projet INCOME regroupe la conceptualisation, le développement et l’évaluation de ce type de jeu.
Genèse du projet INCOME
La municipalité de Limoges s’est positionnée depuis plusieurs années comme une « terre d’expérimentation », élaborant des collaborations de recherche et de développement avec des entreprises ou des universités : programmes d’activité physique adaptée, lutte contre les perturbateurs endocriniens, amélioration de l’accessibilité, etc. Cette politique publique s’exprime ici au sein de résidences autonomies municipales (RAM), lieux de vie réservés à des seniors autonomes.
Ainsi, nous avons mis en place un partenariat impliquant de nombreux acteurs locaux : la Ville de Limoges s’est associée à l’unité de recherche HAVAE de l’Université de Limoges en recrutant un doctorant salarié. Le CHU de Limoges s’est porté promoteur de cette étude, tandis que des étudiants de l’école 3iL et de l’ILFOMER ont participé respectivement au développement du jeu et à sa mise en place. Enfin, ce sont des animateurs municipaux qui utilisent ce jeu en proposant des séances aux seniors de RAM ou membres de clubs seniors de la Ville de Limoges.
Conceptualisation et développement : comment passer d’un projet à un jeu ?
Un travail collaboratif entre les différents acteurs a permis de passer d’un concept à une maquette. Nous avions un cadre pour nous aiguiller : des impératifs de recherche et un idéal scientifique, une expérience issue de travaux antérieurs, ainsi que des limitations techniques et pratiques. Il fallait donc que le jeu soit collaboratif plutôt que compétitif, qu’il ne soit pas pénalisant ni stigmatisant, qu’il soit lisible, visible, clair, que les consignes soient simples et compréhensibles (Chao et al., 2015). Il fallait évidement qu’il soit sûr et ne mette pas en danger les participants, tout en étant suffisamment difficile pour être sollicitant sur le plan cognitif comme moteur. Il fallait également qu’il soit suffisamment facile à prendre en main pour être utilisé par n’importe qui. Enfin, il devait être développé dans le temps imparti et selon les moyens humains à notre disposition. Pas simple aux vues des contraintes d’obtenir ne serait-ce qu’un prototype…
Des idées aux lignes de code
Nous ne sommes pas partis d’une copie vierge, car nous possédions une technologie (ou hardware) préalablement développée en interne et éprouvée : le « Tapis Virtuel » (Gallou-Guyot et al., 2020c ; Kronovsek et al., 2020 ; Perrochon et al., 2018). Le « Tapis Virtuel » est une association entre une scène vidéo projetée au sol, et un système de suivi des mouvements à l’aide du dispositif HTC® Vive permettant des interactions avec l’écran. Mais il nous manquait les compétences pour développer un software et ainsi obtenir notre exergame final.
« Tapis Virtuel », constitué de l’association entre un vidéoprojecteur (1), ainsi que les caméras (2) et traqueurs (3) HTC Vive ®
Source : Matthieu Gallou-Guyot
Nous avons donc défini un cahier des charges du livrable que nous souhaitions obtenir, et répondu à un appel à projets au sein de l’école 3iL. Nous voulions un jeu collaboratif répondant à nos besoins, basé sur un ensemble de mini-jeux qui s’enchaînent et se suivent à la manière de Mario Party®, le Tapis Virtuel permettant les changements d’interface suivant la position des joueurs dans l’aire de jeu.
Il s’agit d’une superposition de deux logiciels : Steam® VR qui permet l’utilisation de l’HTC® Vive et la reconnaissance des traqueurs portés par les joueurs dans l’espace réel, ainsi que Unity® qui permet de transposer ces traqueurs dans un univers virtuel et graphique, afin de projeter cet univers au sol comme aire de jeu. Ce sont cette surcouche logicielle, cette interface utilisateur et la logique algorithmique en arrière-plan qui ont été développées par 3iL, en traduisant le concept en code.
Mode de fonctionnement de l’exergame
Notre jeu est collectif : 4 participants s’entraînent en jouant en groupe, et sont les propres pions de ce jeu de plateau. Ils se déplacent dans l’espace représentant la ville de Limoges, et doivent à tour de rôle se rendre sur un point d’intérêt (un parc, un bâtiment, un lieu de vie de la ville), ce qui déclenche un mini-jeu. Ils doivent alors accomplir cette activité en groupe, et marquer des points collectivement en réalisant les actions demandées dans chaque mini-jeu, comme suivre un enchaînement de flèches affichées, tout en construisant un mot en ajoutant une lettre chacun leur tour. Chaque mini-jeu consiste en environ 3 minutes de double tâche simultanée, et ils s’enchaînent durant 30 minutes. Le score global de la séance, qui doit être le plus élevé possible, correspond à la somme des scores de chaque participant. L’utilisation du patrimoine culturel de la Ville de Limoges est au centre de notre jeu. L’objectif est d’augmenter l’adhésion et l’immersion au jeu, mais aussi d’encourager les participants à sortir de chez eux et redécouvrir ces lieux, et donc à augmenter leurs niveaux d’activité physique. Ce moyen de levier d’incitation à l’activité physique est inspiré de la théorie de la réminiscence (Woods et al., 2018).
Utilisation de l’exergame utilisé dans le cadre du projet INCOME, avec un vidéoprojecteur (1), ainsi que des caméras (2) et traqueurs (4) HTC Vive ®, et une unité centrale (3).
Source : Matthieu Gallou-Guyot
Exercices physiques et cognitifs
Notre exergame est composé de 3 types de mini-jeux différents : l’un est un exercice de passage du pas rythmique, l’autre est un exercice de navigation dans l’espace, et le dernier est un exercice de coordination motrice et de réflexes. Ces jeux sont proposés à chaque séance dans un ordre aléatoire déterminé par l’algorithme du jeu. Sur ces thématiques générales s’ajoutent des consignes données par l’animateur : on peut demander aux joueurs de réaliser des exercices d’équilibre, de renforcement musculaire, de vitesse de réaction, et dans le même temps de réfléchir, parler, compter, résoudre des problèmes, etc. Ainsi, nous sollicitons les fonctions motrices et cognitives des joueurs, simultanément.
Mise en place du protocole : comment passer du jeu à l’entraînement ?
Nous avons à disposition un outil fonctionnel ainsi que des exercices d’entraînement correspondant à nos attentes, constituant à eux deux notre exergame. Nous devons maintenant tester cet exergame, c’est-à-dire savoir s’il est utilisable, facile, compréhensible, apprécié, non dangereux, et surtout utile. Pour cela, nous proposons d’organiser un programme d’entraînement à destination des seniors de la Ville de Limoges. Ce protocole sera composé de 3 sessions d’entraînement de 30 minutes par semaine, pendant 3 mois.
Nous évaluerons si les participants sont intéressés, s’ils viennent aux séances programmées jusqu’au terme, et s’ils progressent sur les plans cognitifs et moteurs. Nous aimerions aussi savoir si le programme d’entraînement a permis de modifier les comportements en lien avec l’activité physique entrainant un cercle vertueux : des individus en meilleure forme, plus prompts à sortir de chez eux pour explorer ou redécouvrir la ville. Après avoir formé les animateurs des RAM à l’utilisation de l’outil et à l’animation des séances, le protocole a pu débuter en mai 2021.
Illustration d’une séance réalisée par des seniors. Ici, deux personnes s’entraînent au passage du pas en dansant en rythme, tout en répondant à des questions.
Source : Ville de Limoges © Laurent Lagarde
Résultats préliminaires
Notre premier résultat est que parmi près de 140 résidents, 31 étaient éligibles pour participer à l’étude selon nos critères d’inclusion, dont 28 ont accepté de participer. Ainsi, il semblerait que l’acceptation de notre jeu soit bonne – sûrement renforcée par les différents confinements, couvre-feu et suppressions d’activités liés à la pandémie de COVID-19. Il est important de garder en tête que ces chiffres peuvent évoluer, car les participants abandonnent parfois l’entrainement en cours. De plus, nous ne sommes pas assurés d’obtenir la même acceptation lors que nous proposerons notre jeu à une population plus large, donc présentant plus de troubles physiques et cognitifs.
En interrogeant les joueurs lors de leurs premières séances de jeu, nous avons appris que l’esthétique du jeu venait de la projection au sol, attirante et ludique, et non des graphismes eux-mêmes. Si les images de lieux de la ville semblaient accessoires, elles permettaient parfois des réminiscences intégratives de souvenirs, très positives. Lors des jeux, les participants exprimaient une satisfaction à bouger, une réduction de l’ennui, une joie d’apprendre de nouvelles règles et exercices. Nous avons également pu constater une identification de la part des joueurs de leurs capacités physiques et cognitives : besoin ou non d’une chaise, d’une canne, gestion de leur fatigue, etc. Le temps d’attente avant le jeu était l’occasion de déposer des angoisses de mort, de perte d’autonomie ou de capacités, tandis que le temps du jeu lui-même entrainait des échanges tournés vers le maintien de l’identité et le lien social.
Enfin, l’information la plus importante que nous retirons de ces observations est que les animateurs sont la clef de voûte indispensable au programme d’entraînement. Les personnes ne venaient pas interagir avec l’exergame, parfois un peu avec les autres participants, mais surtout avec l’animateur vers lequel toutes les interrogations et tous les échanges étaient tournés. La plupart des interactions observées semblaient évoquer une complicité entre les animateurs et les participants, inscrivant ainsi le jeu dans l’histoire d’une relation déjà constituée et ouvrant toutes les perspectives au maintien de l’activité. Enfin, l’animateur était d’un point de vue physique un garant de sécurité mais surtout de reconnaissance.
Conclusion
Depuis 2019, nous avons réussi à conceptualiser, développer et déployer auprès de seniors résidents de la Ville de Limoges un programme d’entraînement reposant sur un exergame. En attendant les résultats finaux concernant l’efficacité de ce dispositif, il semble être bien reçu, et représenter une activité plaisante et appréciée par les résidents participants. Ceci repose probablement sur tous les facteurs motivationnels inhérent à notre jeu, basé volontairement sur des leviers connus pour le maintien de l’activité physique. À l’avenir, ce dispositif pourrait être une alternative, un nouvel outil disponible pour les animateurs et entraîneurs, mais surtout une nouvelle façon de s’entraîner tout en jouant, pour les seniors.