Les enjeux d’usage d’une solution numérique, pour le réentrainement à l’effort de patients atteints d’une maladie chronique, depuis leur domicile The challenges of using a digital solution for rehabilitation program at home in patients with chronic disease
Fanny Thomas ,
Geovani Agbohessou ,
Justine Lacroix
y Stéphane MANDIGOUT
Le projet ADEPINA a pour principale vocation de relever le défi du réentraînement à l’effort (RE) à domicile par médiation numérique. Au cours de la phase de création du support technologique devant permettre à un patient et un professionnel d’interagir à distance tout au long du programme de RE, deux focus group ont été organisés pour commencer à anticiper les usages à venir et l’acceptabilité du dispositif envisagé. D’un côté avec des patient-e-s, de l’autre avec des professionnels, ces deux temps d’échanges se sont fait le théâtre d’une attente commune aux deux acteurs, celle d’une relation soignant-soignée perpétuée par la technologie malgré la distanciation physique et dont les enjeux psychologiques et sociaux traditionnels risquent de s’y trouver amplifiés.
The main purpose of the ADEPINA project is to take up the challenge of digitally mediated home exercise rehabilitation. During the phase of creation of the technological support, which should allow a patient and a professional to interact remotely throughout the rehabilitation program, two focus groups were organized to begin to anticipate the future uses and acceptability of the planned device. These two exchanges, organized with patients on the one hand and the professionals on the other hand, were the scene of an expectation common to both actors, that of a patient-caregiver relationship perpetuated by technology despite the physical distance and whose traditional psychological and social issues risk being amplified.
« Le numérique agit avant tout comme amplification. »
Dominique Boullier (2016)
Introduction
Dans le cadre du projet Aide à la décision au service des professionnels de santé pour l’incitation à l’activité physique des patients (ADEPINA), l’unité de recherche Handicap-Activité-Vieillissement-Autonomie-Environnement (HAVAE EA6310) développe un dispositif de prescription d’activité physique au domicile, centré sur la prise en charge du réentraînement à l’effort (RE) de personnes atteintes d’une maladie chronique.
Le RE est défini comme l’utilisation de l'ensemble des techniques et stratégies qui permettent à un individu d'améliorer ses capacités fonctionnelles. Les bénéfices du RE pour la santé physique, psychologique et sociale sont aujourd’hui largement connus. Néanmoins, nous savons que, sur le long terme, la participation des patients à des programmes de RE a tendance à diminuer. La diminution de l’activité (voire le renoncement) à l’activité physique, est renforcée par le retour à domicile. Chez des patients sortant d’hospitalisation, il a été montré que l’adhésion à des programmes de RE est très faible et que dès les premières semaines après le retour à domicile, le niveau de sollicitation diminue fortement et le niveau de sédentarité quant à lui augmente.
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Etude exclusive réalisée par la CREDOC pour la Fondation de France « Solitude ET handicap ou maladie chronique : la double peine », 2018.
Dans son étude annuelle sur les solitudes en France, la Fondation de France s’est spécifiquement centrée, à l’occasion de son édition 2018, sur les personnes handicapées et malades1. Elle souligne que les douleurs, la fatigue, et les difficultés de mobilités sont fréquemment vectrices d’isolement par renoncement à l’accès aux activités sociales (dont les pratiques sportives), de manière temporaire ou durable.
Ainsi, le projet ADEPINA a pour principale vocation de relever ce défi du RE à domicile. L’idée principale est de permettre à des patients atteints d’une maladie chronique d’accéder depuis leur domicile à des exercices de RE prescrits par un professionnel de la santé, via une interface numérique de type application / site internet.
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Activités et services de santé intégrant des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Cette solution numérique s’inscrit dans le domaine de la télésanté2, et concerne l’interaction entre un patient et un professionnel : il s’agit, pour le professionnel de santé, de pouvoir prescrire en consultation un programme de RE et d’en réaliser le suivi à distance ; et pour le patient de suivre le programme qui lui aura été prescrit en consultation, depuis son domicile. Les supports technologiques envisagés sont une plateforme web, destinée aux professionnels pour proposer des exercices et séances adaptés à leurs patient-e-s ; une application smartphone, tablette destinée aux patients pour suivre la prescription du professionnel et d’une montre connectée.
Si le principe apparaît simple, les perspectives en termes d’usage, elles, ne le sont pas. La question de la régularité d’usage est particulièrement importante concernant ce type de programme. Cet article s’intéresse à la question de l’usage, anticipée en amont du développement effectif de l’interface numérique ADEPINA. Plusieurs dimensions nous semblent essentielles à prendre en compte.
Tout d’abord, la question du rapport des patients au programme de RE. Nous savons déjà que leur adhésion à des programmes d’exercices proposés par les kinésithérapeutes et les ergothérapeutes après leur sortie de l’hôpital est fortement limitée, que ce soit à domicile ou en cabinet. Les programmes sont souvent perçus comme une contrainte. Les raisons de la non-adhésion sont variées : le manque de motivation, de temps ou d’intérêt, des problèmes liés au transport, la dépendance d’un tiers ou encore un programme non adapté à la personne. Nous nous demandons dans quelle mesure une interface numérique est-elle susceptible d’améliorer l’adhésion, et donc la régularité d’usage des personnes ?
Ensuite, nous savions qu’entre l’ambition d’une solution numérique – ce qu’elle permet de faire ou de ne pas faire – et l’usage qu’en feront effectivement les utilisateurs – ici, des patients d’un côté et des professionnels de l’autre – s’intercaleront leurs compétences et leurs capacités respectives pour s’en saisir, les environnements matériels et sociaux « des » cabinets de professionnels et « des » domiciles des patients.
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Formulation empruntée à Akrich M. et Méadel C. (2004). Problématiser la question des usages, Sciences sociales et santé, (22-1), p.12.
C’est ce « point de rencontre entre le monde porté par (la) technologie et celui porté par les usagers »3 que nous avons, avant tout, cherché à explorer et dont nous souhaitons rendre compte dans cet article.
Méthodologie
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Méthode de recherche qualitative mobilisée dans les études d’usages pour recueillir l’opinion d’un groupe sur un produit, un service, un concept ou autres dispositifs.
Deux Focus Group4 ont été organisés autour du projet ADEPINA, sur la base d’un appel à participation volontaire diffusé par l’intermédiaire d’une association spécialisée dans le soutien et l'accompagnement des personnes atteintes de pathologies chroniques. En date du 02 Mars 2021 le premier focus group s’adressait à des personnes atteintes de maladies chroniques et a regroupé en présentiel 9 participant-e-s : 2 hommes, 7 femmes d’une moyenne d’âge de 63,2 ans (min 56 – max 69).
Le second, en date du 09 Mars 2021, s’adressait à des « professionnels » ; il a attiré 6 participant-e-s susceptibles d’être prescripteurs d’un tel dispositif : 4 kinésithérapeutes (dont 3 libéraux et 1 doctorant) et 2 professionnels de l’activité physique adaptée (APA), d’une moyenne d’âge de 32 ans (min 27 – max 44).
L’ensemble des participants, quel que soit le groupe, avait un intérêt manifeste pour les technologies numériques, mais également un engagement particulier dans le domaine de l’amélioration des interactions entre les patients et les professionnels.
Parmi les patients, les personnes participantes sont pour la majorité d’entre elles engagées comme représentantes d’associations de patients et viennent d’abord à ce titre. Et, selon leurs représentations sociales, l’amélioration des interactions entre les patients et les professionnels peut tout à fait impliquer des technologies numériques, sans préciser d’appréhension particulière. Un tiers d’entre elles ont une expérience pratique de sport en ligne à domicile.
Il en allait de même du côté des professionnels. Les kinésithérapeutes participants, par exemple, signalent déjà utiliser une application collaborative comprenant une bibliothèque d’exercice et se disent fortement intéressés par les technologies numériques appliquées à leur pratique professionnelle. Une seule personne évoque une légère appréhension vis-à-vis du numérique concernant le partage des données. Trois personnes possédaient une montre connectée, achetée pour le sport. Tous ont une pratique sportive au domicile, un seul n’a pas d’expérience de sport en ligne au domicile.
Les focus groups, d’une durée totale de 2h chacun, ont été animés par une personne chargée d’organiser le temps et les échanges et une personne observatrice chargée de noter les échanges informels entre les participant-e-s sur un carnet de terrain.
Les participant-e-s étaient invités à noter sur des supports papiers imprimés en amont, l’ensemble de leurs réflexions. Les focus groups se sont structurés autour de deux temps principaux. Le premier temps était centré sur une phrase évoquant une mise en situation. Les personnes s’exprimaient au regard spécifiquement de cette phrase, sans information préalable sur le dispositif ADEPINA.
Pour les patients : « Pour se réentraîner à l’effort à la maison, ce serait génial si… ? »
Pour les professionnels : « Vous êtes sur le point de prescrire / de vouloir faire faire une séance de réentraînement à l’effort à distance pour un patient à domicile, ce serait génial si… ? »
Support de recueil de paroles
Source : document produit par nos soins
Après avoir échangé ¾ d’heure à partir de cette phrase, nous proposions dans un second temps un premier prototype au format papier du dispositif envisagé dans le cadre du projet ADEPINA. Les personnes étaient alors invitées à échanger plus spécifiquement autour de ce dispositif proposé et d’en commenter chaque fonctionnalité (en termes d’utilité envisagée). Néanmoins, le présent article traite principalement des échanges relatifs à la première partie du focus group, sans présentation initiale du dispositif envisagé. Les matériaux utilisés sont les supports écrits de recueil de paroles, renseignés par les participant-e-s et les extraits d’échanges verbaux notés sur un carnet de terrain par la personne observatrice des focus group.
Notons qu’avec les deux groupes, nos échanges n’ont pu être complètement déconnectés de la crise sanitaire actuelle. Mais si l’intérêt du projet ADEPINA rencontre les enjeux liés à la crise sanitaire, nous n’avons pas souhaité l’y enfermer dans la perspective d’usage (le contexte d’un confinement imposé restant, nous l’espérons, une « exception » sociale) et avons systématiquement ramené les participant-e-s à penser le dispositif dans le contexte social courant des malades chroniques.
Nous n’avons, par ailleurs, que peu de retour sur l’impact de la COVID-19 et notamment sur la période de confinement et déconfinement progressive, sur l’état de santé des malades chroniques qui n’ont pas pu bénéficier d’une prise en charge pendant plusieurs mois. Nous pouvons également évoquer le cas des personnes atteintes de la COVID-19, retournant à leur domicile sans une prise en charge spécifique liée à leurs symptômes. L’ensemble des professionnels de santé, mais pas seulement, ont dû repenser en urgence la prise en charge de ces personnes. A travers le monde, des professionnels de différentes spécialités se sont lancés dans des actions afin de répondre à un besoin urgent, notamment en réalisant et publiant des vidéos/capsules (ex : sur YouTube ou Facebook) pour fournir des solutions aux patients en difficultés. Malgré toutes leurs utilités, ces solutions ne peuvent pas répondre aux besoins spécifiques de chaque personne et la COVID-19 n’a été dans tout cela qu’un facteur déclencheur, accélérateur et révélateur du problème lié à la prise en charge des personnes isolées qui s’accentue depuis des années.
Résultat et analyse
Ce premier travail est une étape, dans le cadre du développement du projet ADEPINA et vient renseigner sur les principaux enjeux, d’un programme de RE suivi à domicile prenant pour support une technologie numérique, en termes de dispositions sociales et psychologiques des futurs utilisateurs à faire usage du dispositif.
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« Certes la dimension sociale de la technique est originelle pourrait-on dire et la sociologie de l’innovation a bien montré qu’il n’existe pas d’extériorité de la technique à la société, l’usage étant incorporé, entre autres dimensions du social, dans la conception même de l’objet technique » in Jouët. J., (2000), « Retour critique sur la sociologie des usages », Réseaux, (18-100), Communiquer à l’ère des réseaux, p. 499.
Nous considérons les usages d’une technologie comme un construit social5. Nous devions donc comprendre avec quel(s) contexte(s) social (sociaux), auprès de quels enjeux sociaux et psychologiques, ou encore, vis-à-vis de quelles représentations de la part des personnes face à une technologie en devenir, l’idée de solution numérique développée dans le cadre du projet ADEPINA risque-t-elle, presque inévitablement, de venir interagir ?
Dans une première partie, nous montrons que si les personnes participant-e-s pensent à la technologie numérique comme un outil intéressant pour organiser un programme de RE à domicile, ils ne l’envisagent jamais comme un vecteur de changement de la relation soignant-soigné. C’est dans la relation traditionnelle du colloque singulier que la technologie semble devoir s’intégrer du point de vue des participant-e-s aux focus group. À cet endroit se situe le point de rencontre que nous recherchions entre la technologie elle-même et la construction de l’usage par de futurs utilisateurs. C’est au cœur même des enjeux psychologiques et sociaux de la relation soignant-soigné que la technologie semble devoir prendre place. Dans une seconde et une troisième partie, nous analysons les propos des participant-e-s en regard de la théorie de l’attachement. Les personnes, par les fonctionnalités qu’elles envisagent à la technologie, montre bien à quel point la technologie peut se faire amplificatrice des enjeux psychologiques et sociaux inhérents – pour ce qui nous intéresse dans cet article – au traditionnel colloque singulier.
Accéder à un programme de RE à distance : oui, mais sans transformation de la relation soignant-soigné
Pour les participant-e-s, la participation à un programme de RE depuis le domicile doit rester une pratique temporaire, associée à une notion de nécessité temporaire : soit la personne n’a que peu de temps – liée à un emploi du temps déjà fortement impacté par la pathologie chronique (rendez-vous médicaux, rééducation etc.) et le fait de ne pas se déplacer facilite sa pratique et donc sa régularité ; soit la personne a des difficultés physiques (douleurs, impossibilité de conduire, etc.) entravant ses capacités de mobilité et l’outil lui permet de maintenir son RE à domicile. Patients comme professionnels intègrent à leurs propos l’idée d’usage d’une interface numérique dans la relation soignant-soigné comme solution pour maintenir le lien entre les deux parties. Ils attribuent ainsi à la technologie un usage social clairement établit comprenant un contexte, une durée et une fonction, celle de maintenir la relation à distance.
Ces éléments constituent les paradigmes premiers de leurs échanges. Les deux groupes ne se sont jamais croisés et pourtant ils sont partis du même point de vue. Celui-ci révèle l’attachement des patient-e-s comme des professionnels au colloque singulier : une relation bilatérale et de confiance entre le professionnel et son patient. La technologie dans ce contexte n’est pas attendue en lieu et place d’une transformation de la relation soignant-soigné, mais plus comme un support pour la faire perdurer, la renforcer, dans le temps et dans l’espace.
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Extrait des notes des participant-e-s (groupe « patient-e-s »).
Ainsi, les patients soulignent toute l’importance pour eux d’accéder à la prescription d’un programme de RE en consultation individualisée, faisant l’objet d’un bilan complet – d’une évaluation initiale préalable (physique et même pourquoi pas psychologique) – personnel, adapté à leur situation : « avec un interlocuteur qui doit avoir une bonne connaissance de notre pathologie ; avec un kinésithérapeute pour avoir un programme selon les besoins du corps ; un entretien médicalisé au préalable »6.
Les professionnels estiment également « qu’un bilan préalable à l’usage individualisé et personnalisé » est une condition d’accès au programme de RE à l’effort via interface numérique depuis le domicile.
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En Haute-Vienne par exemple, ce sont environ 17% des foyers qui ne sont pas équipés d’une connexion internet, majoritairement au sein de foyer où les gens vivent seuls et de plus de 60 ans. (INSEE, EPCV 1996-2004).
Les réflexions de nos participant-e-s ne se tournent que rarement vers la question des possibilités techniques d’accès. Ils éludent rapidement la question en précisant, comme en accord tacite entre eux, que les personnes ne devront pas avoir à acquérir de matériel spécifique. L’accès à l’application doit pouvoir se faire soit par ordinateur, tablette ou smartphone pour élargir les possibilités d’accès à un maximum d’utilisateurs potentiels. Et aucun matériel « de sport » ne doit être rendu nécessaire. Le numérique symbolise dans leurs discours un risque d’inégalité sociale d’accès : il faut que les personnes soient déjà équipées7.
« Il faut qu’ils puissent mobiliser des objets du quotidien : pas de matériel compliqué à acheter, peu de matériel à mobiliser, avec des exercices assez simples pour faciliter l’auto-évaluation par le patient de sa posture au fur et à mesure de sa pratique ». (Un professionnel Activités Physiques Adaptées, extrait du carnet de terrain)
Pour une médiation sociale, plus qu’une médiation technique : favoriser un attachement sécure dans la relation soignant-soigné
Pour les participant-e-s la technologie numérique permettant à des personnes d’accéder à un programme de RE depuis leur domicile, ne doit pas être envisagée comme une médiation technique, mais comme une médiation sociale. Les usages fonctionnels du numérique, ce que le numérique permet de faire – ici suivre un programme de RE à domicile – ne doivent pas prendre le pas sur le sens accordé par les personnes à leur pratique, au « pratiquer » un programme de RE à domicile.
C’est en tant que « média », en tant qu’intermédiaire que l’usage du numérique prend sens dans les échanges des participant-e-s. L’application numérique devient un objet favorisant l’interaction, permettant de conserver un lien, malgré la distance physique. Telle une relation miroir entre les deux groupes de participant-e-s, c’est finalement de l’importance d’une relation d’attachement sécure entre les patient-e-s et les professionnels dont il a été question lors des focus group.
Certains travaux soulignent déjà les apports de la théorie de l’attachement dans la compréhension des enjeux spécifiques à la relation soignant-soigné. Ils reposent tous sur un même constat : l’un des besoins premiers des êtres humains est le besoin de l’autre, et la maladie vient renforcer ce besoin. Inspirés des travaux de J. Bowlby, nous envisageons ici l’attachement comme l’adoption d’un comportement qui vise le maintien de la proximité d’un individu identifié comme apportant une certaine sécurité, une protection.
Cette notion permet de mieux comprendre ce qui peut se jouer dans une relation soignant-soigné. La démotivation, que nous savons courante dans les programmes de RE, apparaît ici dans les propos des participant-e-s comme étant fortement liée à la perte de l’autre prenant soin, entraînée par le retour à domicile. Mais, dans les deux groupes, aucun n’entretenait la croyance selon laquelle la technologie pourrait alors venir compenser cette perte. Certain-e-s patient-e-s, évoquant l’expérience du confinement dans le contexte de crise sanitaire, précisaient d’ailleurs que les exercices d’activité physique en ligne proposés au sein de leur association, en vue de maintenir en distanciel des temps d’activité jusqu’alors proposés aux personnes en présentiel, n’avaient pas rencontré de vif succès. Alors comment la technologie numérique pouvait-elle être envisagée comme médiatrice dans la relation soignant-soigné ?
Les patient-e-s ont d’abord recherché dans leur description de la technologie idéale les fonctionnalités qui leurs permettraient d’adopter un comportement de proximité avec le professionnel – réaliser les exercices « en lien » avec le professionnel, remplir le contrat tacite entre les deux – et un comportement de signalisation – alerter, communiquer, se sécuriser – au-delà de la distance physique effective.
Pour eux, le comportement de proximité devait pouvoir venir de fonctions de rappels à la pratique de RE. De leur point de vue, l’outil numérique doit ainsi pouvoir envoyer des notifications de rappel : « sms, mails de rappel, courriers d’informations avec le planning de la semaine ». Tout doit permettre de rappeler l’utilisateur à son engagement dans le programme de RE en lien avec le professionnel prescripteur. Les personnes précisent régulièrement lors de leurs échanges, les risques de perte de motivation du fait de l’absence de lien : la lassitude à réaliser des exercices seuls au domicile pouvant entraîner « un manque de volonté », une difficulté en tous cas à maintenir les efforts effectués pour retrouver ou maintenir leur condition physique recherchée, dans la durée. Ils précisent ainsi qu’idéalement, l’interface numérique devrait permettre de réaliser certains exercices en direct via un système de visioconférence, avec un animateur relais du professionnel, plus que sur podcast. Mais en cas de solution numérique privilégiant le podcast, il s’agirait simplement de recevoir des encouragements au cours de la pratique, pouvant prendre la forme de scores, de notifications d’encouragement, de signal d’objectifs atteints.
Le comportement de signalisation, a lui été abordé sous l’angle de l’enjeu principal de sécurité qui a fortement marqué les échanges. La sécurité lors de la pratique seul-e d’un exercice de RE depuis le domicile a été relevée comme une limite majeure du projet ADEPINA. La peur de mal faire (et que l’exercice soit quelque part inutile), la peur de se faire mal (par un mauvais mouvement ou une mauvaise posture), la peur d’avoir besoin d’une assistance (en cas de troubles cardiaques, par exemple), de faire un malaise pendant la pratique ont souvent été évoqués.
Toutes les fonctionnalités attendues de la technologie désignaient le professionnel prescripteur comme garant principal de la sécurité pendant la pratique, y compris à distance. La blessure potentielle est un marqueur clair du sentiment d’insécurité des patient-e-s concernant la pratique sportive seul-e-s à domicile : il pourrait y avoir un risque à effectuer un programme de RE à domicile, plus qu’un bénéfice pour la santé. Et ce risque, de leur point de vue, devrait être porté par le professionnel.
C’est précisément là tout l’enjeu de l’attachement au professionnel dans le contexte d’un programme de RE à domicile. Les personnes doivent pouvoir sentir la présence sécurisante de l’autre, malgré son absence physique. Pour ce faire, ils ont besoin d’être assuré de pouvoir solliciter l’autre, envoyer à l’autre un message d’alerte : les fonctionnalités évoquées par les patient-e-s allaient du mail sécurisé pour pouvoir interpeller le professionnel en cas de douleur, à des dispositifs de téléassistance similaire aux solutions déployées pour les personnes âgées (tel que présence verte).
Notons que de leur côté, les professionnels n’adoptent aucun discours contradictoire. Ils endossent volontiers ce rôle de garant de la sécurité du patient. Ils envisagent la prescription comme un engagement au bon déroulement du programme de RE et souhaite même pouvoir accéder au retour quasi-direct du patient lors de sa pratique. En effet pour eux, l’outil doit permettre d’organiser une interaction entre le patient et le professionnel via l’interface numérique, avec la possibilité pour le prescripteur de recevoir un retour quant au travail effectué sur l’application par le patient (quantité, ressenti subjectif, douleur etc.), accessible à tout instant sous forme de questionnaire à chaud, de scores, ou même d’un temps intermédiaire où il serait possible au professionnel de voir comment le patient effectue les mouvements qui lui posent des difficultés (avec un retour visuel, soit par enregistrement, soit par visioconférence) ; et pour le patient d’obtenir un retour différé de la part du professionnel.
« Pour le professionnel, ce qu’il est important de savoir, c’est : comment le patient, vit-il son activité ? Est-ce qu’il y prend du plaisir ? Est-ce qu’il comprend ce qu’il fait ? Est-ce qu’il le fait pour lui et pas pour le thérapeute ? » (Un kinésithérapeute, extrait du carnet de terrain)
Les professionnels sont en fait en attente d’un véritable outil de e-suivi qui viendrait faire écho à la définition actuelle de la relation soignant-soigné et largement véhiculée par la Haute Autorité de Santé (HAS) : fondée sur la personnalisation de la prise en charge et le développement et/ou le renforcement des compétences du patient. En tant que médiateur social de leur relation, le support technologique est alors pensé plus spécifiquement par les professionnels, non plus uniquement comme un médiateur social, mais aussi comme un instrument d’éducation du patient. Le dispositif devrait donner la possibilité pour le patient d’accéder à des recommandations ou des documents d’éducation à l’activité physique adapté en fonction de leur pathologie (« bibliothèque de données explicatives, vulgarisées sur la santé, la pathologie etc.). L’outil devient donc dans leur vision de ce qu’il devrait être, un relai du travail d’éducation traditionnellement réalisé par les professionnels lors des consultations.
Initier le déplacement progressif du lien d’attachement du professionnel vers l’Autre
Les interactions sociales directes (échanges par mail, téléconsultation etc.) ou indirectes (notifications, envoie d’une échelle de ressenti subjectif au thérapeute etc.) présentées comme apports essentiels de la technologie numérique favorisant la réalisation d’un programme de RE à domicile a, en réalité, pour principal enjeu de permettre aux personnes accompagnées de se rassurer progressivement quant à leurs capacités physiques (ressentir des améliorations), puis de leur permettre de se tourner vers la pratique d’une activité physique régulière, hors du domicile.
Les professionnels participant-es-s envisagent l’outil comme un tremplin vers d’autres pratiques sportives : soit en ligne (« penser à l’interopérabilité avec d’autres applications grand public ») soit en présentiel (« retour en salle, rejoindre un club, des associations sportives etc. »). Les patient-e-s, portés par le thérapeute lors de la phase de RE, doivent pouvoir petit à petit se porter seul-e-s, tout en maintenant dans le temps une activité physique adaptée à leur pathologie. Ce résultat vient interroger une question centrale de l’usage : l’appropriation par les patient-e-s du dispositif et plus spécifiquement l’intégration durable des apports de l’outil dans sa vie quotidienne à venir.
L’enjeu est de permettre au patient de bénéficier d’un programme de RE à domicile, en lien avec les professionnels, certes, mais sans enfermer le patient dans un attachement « pathologique » durable, empêchant la séparation avec le professionnel. Le patient, pour obtenir des bénéfices physiques sur le long terme en lien avec le programme de RE, doit poursuivre au-delà du programme et rester motiver à maintenir une activité physique adaptée.
Les professionnels expriment alors l’importance du déplacement progressif du lien d’attachement au thérapeute vers l’Autre que représentent « d’autres patient-e-s », « des associations », « des clubs de sports ». Ils suggèrent d’introduire cette porte ouverte vers l’extérieur dès le début du programme de RE à domicile : par exemple, il est suggéré que la technologie puisse favoriser la création du lien entre les patients participant-e-s. L’idée serait de créer une communauté, une interface de communication type forum d’échange entre patient-e-s utilisant les mêmes fonctionnalités numériques.
L’objectif principal est de ne pas enfermer le patient dans une relation unique avec le professionnel pour l’inviter à se tourner vers des paires, à créer du lien social (« Il faut rendre ça social »), pourquoi pas avec une animation sur un temps collectif de temps à autre (exemple : une séance de sport collective tous les mois de proposée en visioconférence ; ou avec un défi collectif avec des scores, un classement etc.). Ces échanges ne seraient pas forcément organisés « par pathologie », l’outil est envisagé comme un moyen de revenir à « la vrai vie ».
« On parquent trop les patients dans une pathologie. C’est bien dans un contexte de soin, mais la vie c’est d’être les uns avec les autres ». (Un kinésithérapeute, extrait du carnet de terrain)
Les patient-e-s rejoignent les professionnels : il leur semble prioritairement important d’avoir un dispositif qui favorise la motivation à plusieurs, encourage aux prises de contacts entre les utilisateurs : « d’avoir la possibilité de communiquer même en dehors de la pratique, par messagerie, ou sur une application » (entre participants et avec les professionnels). Que l’application créer du lien avec les membres, les poussant vers des activités en groupe, et petit à petit hors du domicile. Cette dimension rejoint une réalité importante du contexte social des malades chroniques, à ne pas négliger. Le soutien social est un élément central de l’état de santé subjectif et objectif de la personne, il est même un déterminant social majeur. Les patient-e-s participant-e-s positionnent cet enjeu à plusieurs reprises dans leurs discours : « Les gens ils veulent pratiquer en groupe, tout seul ce n’est pas simple » (Femme, groupe « patient »).
Conclusion
Produire une technologie numérique n’a rien de neutre. En fonction de la nature des relations au cœur desquelles elle s’insère, les bénéfices attendus pourraient bien s’en trouver modifier par l’usage même qui en sera fait. La médiation n’est pas technique, elle est sociale. L’objet numérique vient rappeler la relation à chaque instant et en favorise l’extension, mais aussi l’amplification : tout ce qui faisait la relation sans la technologie sera en réalité perpétuée et amplifiée par la technologie.
Le potentiel d’usage de la solution numérique d’accès à un programme de RE à domicile à destination de patient-e-s atteints d’une maladie chronique, tel qu’anticipé par les patient-e-s et les professionnel-le-s ayant participé au focus group organisés dans le cadre du projet ADEPINA, semble étroitement lié à une attente d’extension de la relation soignant-soigné à travers le temps (en dehors des temps de consultation) et l’espace (à distance, depuis le domicile). La technologie est attendue en lieu et place d’une perpétuation de la relation soignant-soigné traditionnelle et non d’une transformation de celle-ci ou d’une remise en cause des rôles de chacun. La technologie semble devoir correspondre aux attentes respectives des deux parties et de leurs rôles identifiés : le professionnel en tant que garant de la sécurité des traitements qu’il propose à ses patient-e-s ; le patient en tant qu’acteur progressif de sa prise en charge.
La technologie est souvent vectrice de représentation en termes d’innovation ou de changement, mais l’être humain vit entouré d’objets qu’il a produit lui-même et qui portent de manière intrinsèque sa réalité physique, autant que sa vie sociale et sa vie psychique. Ces focus group montre que c’est au carrefour de ces trois dimensions (physique, sociale et psychique) que prend réellement corps l’usage à venir d’une technologie.