La magistrature française entre féminisation et managérialisation The french judiciary between feminisation and managerialisation
Aujourd’hui, l’intégration des femmes dans la magistrature française n’est plus un projet ou une question, puisque celles-ci représentent 69 % du corps judiciaire en 2020 et 76 % des élèves magistrats de la promotion 2021. Issues de carrières scolaires brillantes, ces étudiantes réussissent donc un concours considéré comme très difficile. Cependant, les inscrits masculins au concours d’entrée sont trois fois moins nombreux que leurs homologues féminines. Par ailleurs, la répartition des postes au sein de ce corps montre que, malgré des impulsions gouvernementales très nettes en faveur de la féminisation des postes de responsabilités depuis le début des années 2010, la place des femmes reste restreinte. Les travaux sur la féminisation des professions pointent trois problématiques majeures : le lien entre féminisation et dévalorisation des professions ; les épreuves que subissent les femmes confrontées à des métiers où dominent des valeurs viriles et les transformations que cela entraîne chez celles-ci ; un clivage au sein des métiers entre d’une part un versant réservé aux femmes auxquelles on attribuerait des tâches associées à l’image traditionnelle et plus ou moins fondée de « vertus » féminines – le « care » -, et d’autre part un versant considéré comme plus viril qui resterait l’apanage des hommes. En parallèle, on observe le très fort développement des outils du New Public Management au sein de l'institution judiciaire, ce qui bouleverse les conditions d'exercice de ces fonctions et le rapport au métier. Dans quelle mesure peut-on lier féminisation et managérialisation ?
Today, integration of women into the French judiciary is no longer a project or a question, since they constitute 69% of the judiciary in 2020 and 76% of the student magistrates of the class of 2021. Coming from brilliant academic careers, these female students are therefore succeeding in a competitive examination considered to be very difficult. However, in recent years, there have been three times fewer men than women taking the entrance exam. Furthermore, the distribution of positions within this body shows that, despite clear governmental impulses in favour of the feminisation of positions of responsibility since the beginning of the 2010s, the place of women remains limited. Research on the feminisation of professions highlights three major issues : the link between feminisation and the devaluation of professions ; the hardships suffered by women confronted with professions where masculine values dominate and the transformations that this entails for them ; a division within professions between, on the one hand, a side reserved for women to whom tasks associated with the traditional and more or less well-founded image of feminine "virtues" - "care" - are attributed, and, on the other hand, a side considered to be more virile, which would remain the prerogative of men. At the same time, the tools of New Public Management are being developed within the judiciary, which is changing the conditions under which these functions are performed and the relationship with the profession. To what extent can feminisation and managerialization be linked ?
Introduction
Alors que les institutions judiciaires sont souvent associées à la pérennité, à la tradition, à l'immuabilité, celles-ci ont connu, du moins en France, des transformations très profondes. En effet, derrière l'image quelque peu surannée des magistrats présidant des cours avec leur manteau d'hermine, illustrant un ancrage apparent dans la tradition, les tribunaux ont subi des bouleversements qui résultent à la fois des évolutions de la société et des réformes mises en place pour y répondre.
Parmi les défis qu'a eu à relever la Justice, la judiciarisation et la pénalisation croissantes d'actes les plus divers ont entraîné une conversion des tribunaux à des modes de fonctionnement où les compétences juridiques ne sont plus l'unique référence. La recherche de l'efficacité, l'engagement physique, les savoirs gestionnaires sont venus concurrencer les savoirs traditionnels exigés pour rendre une "bonne" justice.
Ce qui a pu être appelé la managérialisation de la Justice correspond non seulement à une réorganisation des services afin d'absorber et de traiter plus d'affaires, mais également à un changement culturel profond au sein de la profession de magistrat. Désormais, l'exigence d'une productivité croissante de l'appareil judiciaire contraint les magistrats à s'inscrire dans une logique de recherche d'efficacité qui contraint souvent à laisser de côté les fondements traditionnels de l'institution tels que le temps de réflexion, l'écoute, ou la recherche de la vérité.
Cette transformation n'est pas la seule à l'œuvre dans cette institution. Le déploiement des outils technologiques, la montée en puissance des exigences de sécurité et le rôle croissant du Ministère de l'Intérieur et des services de police dans les politiques pénales ont également contribué à ces mutations. La montée en puissance des logiques de productivité à travers la managérialisation et la gestion s'est traduite par une centralisation renforcée des tribunaux, qui prend des formes diverses : imposition de politiques pénales décidées par la Chancellerie, ou par le gouvernement ; soumission des tribunaux à des évaluations comparées - benchmarking - ; contrôle renforcé sur les procureurs, dont les pouvoirs ne cessent de croître au sein des juridictions. Tant à travers les moyens - limités - accordés à la Justice, que par l'imposition de priorités de travail et de modalités de réponse pénale, le gouvernement impose sa direction aux magistrats.
Parallèlement, on constate que la magistrature française s'est très largement féminisée depuis la fin des années 1980. La proportion de femmes magistrates est passée de 28,5 % du corps en 1982 à 50,5 % en 2001 (Sénat, 2002). Ce mouvement qui s'accentue est donc concomitant du processus de managérialisation. S'agit-il d'une simple coïncidence ou bien faut-il voir des rapports de cause à effet entre ces deux processus de natures a priori différentes ?
Les travaux sur la féminisation des professions pointent que celle-ci est souvent associée à trois problématiques majeures (Le Feuvre et Lapeyre, 2005 ; Malochet, 2007) : le lien entre féminisation et dévalorisation des professions ; les épreuves que subissent les femmes confrontées à des métiers où dominent des valeurs viriles et les transformations que cela entraîne chez celles-ci (Pruvost, 2007) ; un clivage au sein des métiers entre d’une part un versant réservé aux femmes auxquelles on attribuerait des tâches associées à l’image traditionnelle et plus ou moins fondée de « vertus » féminines – le « care » -, et d’autre part un versant considéré comme plus viril qui resterait l’apanage des hommes.
Qu'en est-il au regard du mouvement de managérialisation qui a pu lui aussi déboucher sur une dévalorisation du statut de magistrat ? L'objet de cet article n'est pas d'évaluer l'impact général de la féminisation sur le fonctionnement de la magistrature mais davantage de chercher à comprendre si ce mouvement a pu faciliter l'introduction puis la généralisation des logiques bureaucratiques et technocratiques dans les tribunaux.
Pour ce faire, nous expliciterons tout d'abord en quoi a pu consister, pour la justice pénale, cette conversion au paradigme managérial et ses conséquences sur le métier de magistrat, qu'il soit du siège - les juges - ou du parquet -les procureurs et leurs adjoints. On insistera d'ailleurs sur ce second type de professionnels de la justice, car leur place s'avère de plus en plus importante au sein des juridictions. Ensuite nous confronterons les mécanismes mis à jour avec les trois problématiques associées au développement de la féminisation des professions.
Il est à noter que cette présentation est dans une large mesure exploratoire. En effet, si nous disposons de nombreux travaux empiriques sur les transformations de la justice depuis les années 1990 jusqu'à nos jours (Bastard et Mouhanna, 2007), si nous avons pu observer ces mutations dans des secteurs particuliers de la justice, tels que la justice des mineurs (B& M, 2011) ou l'application des peines (Mouhanna 2015), largement considérées comme les plus proches du care au sein de la justice pénale, en revanche nos travaux ne s'appuient pas sur une exploitation systématique de la dimension genrée des problématiques étudiées. Celle-ci n'apparaissait pas spontanément comme une cause essentielle de la managérialisation. Néanmoins, il semble que le déploiement de celle-ci alors que le corps connaît simultanément une forte féminisation, invite à reconsidérer cette question.
I- La conversion des magistrats au paradigme managérial
Aujourd'hui, le Ministère de la Justice ne demande plus seulement aux magistrates et aux magistrats de prendre de "bonnes" décisions. Elle exige également d'eux une productivité croissante, dans un contexte de maintien des budgets et de recrutements limités. C'est du moins le mouvement que l'on peut observer dans le domaine pénal, depuis la fin du siècle précédent et jusqu'au début des années 2020. Il faut en effet rappeler que jusque dans les années 1990, les tribunaux sont dominés par une logique casuistique et qualitative.
À cette époque, et alors que les contentieux adressés à la Justice ne cessent d'augmenter, la magistrature reste, dans son immense majorité, fidèle à des modes de fonctionnement traditionnels. En particulier, les dossiers judiciaires sont examinés un par un, avec une certaine attention. La plupart des dossiers poursuivis par le procureur arrivent tôt ou tard en audience. Mais en contrepartie, le manque de moyens contraint les procureurs à laisser de côté un certain nombre d'affaires. Le classement d'opportunité, c'est-à-dire la faculté de ne pas prendre en compte un dossier parce que le cas est considéré comme insuffisamment grave ou ne constituant pas une infraction caractérisée, est utilisé pour gérer les flux. Les procureurs se servent de cette disposition légale pour ne pas traiter un grand nombre d'affaires, qui sont ainsi "classées", c'est-à-dire mises de côté. Dans certaines juridictions, jusqu'à 75 % des plaintes ne font l'objet d'aucun traitement judiciaire. Les magistrats estiment ne pas avoir les moyens, notamment en termes d'effectifs, et préfèrent préserver leurs modes traditionnels de fonctionnement.
Toutefois, cette position s'avère peu tenable sur le moyen terme et de nombreuses critiques émergent dès les années 1980 sur le manque d'efficacité de l'institution judiciaire. Parmi les reproches - souvent contradictoires - adressés aux magistrats, le manque de réponses aux demandes du public et aux victimes occupe une place importante, à côté du laxisme ou de la partialité en faveur des puissants. Les tensions se font plus vives à mesure qu'augmente le nombre de délits enregistrés. En effet, le développement des équipements des ménages, comme les voitures, s'accompagne d'une délinquance qui leur est liée. Par ailleurs, on observe une augmentation des recours à la Justice, que ce soit au civil ou au pénal.
Face à cette montée des demandes et aux critiques, le premier réflexe des magistrats va être de réclamer davantage d'effectifs. Mais les moyens alloués à l'appareil judiciaire restent modestes. Jusqu'en 2020, ils ne représentent que 2 % du budget de l'Etat, en comptant les dépenses de l'Administration Pénitentiaire - i.e. les prisons - qui constituent environ la moitié des crédits. Les ressources accordées restent donc très limités. Outre le classement sans suite, la lenteur des procédures accentue la méfiance vis-à-vis de la Justice.
Durant les années 1980 et 1990, diverses expérimentations tentent de remédier à cette impasse. Les procureurs "inventent" notamment une nouvelle façon de traiter les affaires, autre que le passage devant un tribunal. Ce qu'on appelle dès lors la troisième voie consiste à convoquer les auteurs de délits mineurs devant un représentant du parquet pour lui faire un rappel à la loi, c'est-à-dire le sermonner, ou bien l'encourager à réparer les torts qu'il a causés (Aubert, 2010). De plus en plus de personnes sont prises en charge par ce dispositif qui permet d'économiser du temps de juge, puisque les gens ne passent pas en audience. Mais ce n'est qu'une première étape.
Une autre innovation se déploie à partir du début des années 1990. Sous ses aspects techniques, celle-ci va profondément transformer à la fois les pratiques et les modes de pensées des magistrats du parquet. Constatant que beaucoup de temps est perdu entre les bureaux de police et les tribunaux parce que l'essentiel de la transmission des dossiers se fait par courrier, certains parquets se décident à adopter un mode de fonctionnement plus moderne. Au lieu de continuer à suivre ce circuit papier, qui permet de prendre son temps et si besoin de réfléchir sur un cas particulier, les innovateurs vont choisir de privilégier la rapidité et l'efficacité. Cela se traduit concrètement par la mise en place de plateaux téléphoniques au sein desquels des membres du parquet sont positionnés pour répondre aux appels des policiers et gendarmes. Lorsqu'une personne est interpellée par la police, après les premiers éléments d'enquêtes recueillis - sous 24 ou 48 heures -, les policiers doivent téléphoner au parquet, lui faire un compte-rendu des faits et de la personnalité de l'auteur, puis attendre que le parquetier ou la parquetière prenne une décision de sanction ou d'orientation de l'affaire.
Pour les premiers participants à ces dispositifs, et pour ses promoteurs, les intérêts de ce nouveau système sont multiples. Premièrement, les substituts du procureur ne travaillent plus sur des dossiers papiers en volume souvent importants, comportant des procès-verbaux plus ou moins pertinents pour l'enquête, et souvent anciens. Ce processus est long, ennuyeux et les magistrats ont l'impression de travailler sur des cas obsolètes, puisque les faits ont pu avoir lieu plusieurs semaines, voire plusieurs mois avant leur lecture. A contrario, grâce au téléphone, ils ont l'impression d'être dans l'immédiateté. Par ailleurs, comme la présentation téléphonique par le policier est limitée à 8 ou 10 minutes, cela représente un gain de temps considérable par rapport à celui nécessaire pour la lecture. On pense que ce dispositif va favoriser le rapprochement entre les magistrats et des policiers qui sont assez critiques quant à son efficacité.
Sous ses apparences anodines, cette évolution technique change profondément les pratiques des magistrats. Autrefois cantonnés à une tâche de lecture et de réflexion encouragée par le décalage temporel qui existait entre le moment où les faits étaient commis et celui de leur prise de décision, ils se trouvent désormais soumis à une logique de l'urgence et de la rapidité. Après le compte-rendu policier de 8 minutes c'est en deux ou trois minutes qu'ils doivent décider des suites de l'affaire. En effet d'autres appels sont en attente. Ils n'ont pas le loisir de prendre du temps. Et non seulement ils effectuent ces choix cruciaux pour l'avenir de la personne mise en cause, mais ils gèrent simultanément l'organisation de ces suites judiciaires. Ainsi ils attribuent directement des dates de rendez-vous d'audience ou au parquet lorsque les faits commis le nécessitent selon eux. Loin du sentiment de supériorité et de domination attaché traditionnellement à l'image du magistrat, ils s'acquittent de tâches pouvant être considérées comme subalternes.
Une autre question concerne l'autonomie et l'indépendance des magistrats. A cet égard, il convient de revenir sur la position particulière du parquet français. Celui-ci regroupe des magistrats qui sont issus de la même école que celle formant les juges. Plus encore, au cours d'une même carrière, un magistrat peut parfaitement passer plusieurs fois du corps du parquet à celui des juges. La grande différence entre les deux statuts est que les juges sont constitutionnellement indépendants, notamment du pouvoir politique, alors que les membres du parquet sont hiérarchiquement rattachés au Ministère de la Justice (Lazerges, 2006).
Malgré cette différence, les membres du parquet ont longtemps défendu leur autonomie de choix en s'appuyant sur leur proximité avec leurs collègues juges (Mouhanna, 2001). Jusqu'à la fin des années 1990, une majorité d'entre eux revendiquait s'appuyer sur leurs propres appréciations pour prendre des décisions. Leurs successeurs affectés au nouveau dispositif ne sont pas du tout dans le même état d'esprit. Ils n'ont de toutes façons plus le temps pour élaborer une décision. Dès lors, ils vont s'appuyer essentiellement sur des barèmes, établis avec leur autorité de tutelle, pour orienter les affaires présentées au téléphone. Ces barèmes, à partir de critères chiffrés - taux d'alcool dans le sang en matière de conduite en état d'ivresse, gramme de produits stupéfiants illégaux détenus, jours d'arrêts de travail en cas de violences - établissent des sanctions ou des orientations pénales. Comme on peut le voir, ils sont utilisés pour des raisons pratiques d'efficacité et de rapidité. Mais, simultanément, leur adoption réduit de facto la marge d'appréciation et de décision de chaque magistrat. De concepteur d'une sanction, celui-ci devient exécutant d'une norme définie a priori.
De plus, ces barèmes sur lesquels se reposent les membres du parquet ne sont pas propres à chaque parquetier. Ils résultent au mieux d'un travail collectif, ou bien alors d'une règle imposée par le procureur. Ainsi le substitut se trouve soumis à un système décisionnel qu'il ne maîtrise pas. Contre toute attente les revendications d'indépendance se sont en grande partie éteintes. Au contraire, les substituts de la première génération à utiliser ce système se disent "plus sécurisés" par l'existence de ces barèmes. Dans une période où les magistrats sont critiqués pour leur supposé "laxisme" et où les affaires de récidives sont mises en avant par une partie du personnel politique et des médias, certains d'entre eux préfèrent ne pas se distinguer en produisant des décisions en rupture. Dans ce cadre, le barème représente une sécurité puisqu'il s'inscrit dans une approche collective, impersonnelle, déresponsabilisée.
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Les tribunaux sont comparés entre eux, notamment leur taux de réponse pénale par rapport aux affaires qui leur sont soumises, ainsi que le nombre de dossiers traités par magistrat.
Après le temps des innovations locales - 1980-1999 - vient le temps des innovations centrales, émanant du Ministère de la Justice. Voyant se développer le souci de la productivité au sein des tribunaux, les juges acceptant de suivre les parquets dans leurs initiatives, l'Administration Centrale du Ministère instaure à partir de 1999 des obligations pour les parquets : ceux-ci devront rendre compte de leur activité. Par la suite, des outils de mesure et de comparaison de la productivité sont rapidement mis en place pour comparer les tribunaux entre eux. Une fois les dispositifs locaux d'accélération du temps mis en place, l'acceptation de ces instruments de contrôle nationaux s'impose sans problèmes (Bastard et alii, 2016). La compétition entre parquets et entre tribunaux s'instaure, l'évaluation chiffrée et le benchmarking1 se généralisent.
Les conséquences de cette mutation rapide d'une justice du cas par cas à une justice de traitement de flux sur les magistrats sont multiples. En premier lieu, elle conduit plus ou moins consciemment à encourager la pénalisation des activités, une préférence pour la répression, des sanctions plus dures et une extension du filet pénal (Chantraine et alii, 2007). En effet, la répression s'évalue beaucoup plus facilement que la prévention. Deuxièmement, le passage d'une logique où prime la réflexion à celle d'une course à la productivité enferme le magistrat dans un statut de simple exécutant, avec des problématiques de résistance physique propre à des activités moins prestigieuses. Troisièmement, la normalisation des décisions et le temps réduit consacré à chaque tâche rapproche le travail du parquet dans ce cadre à un travail "à la chaîne", avec des similitudes entre le positionnement du magistrat et de l'ouvrier spécialisé. Quatrièmement, la distance entre les concepteurs et évaluateurs des politiques judiciaires d'une part, et exécutants d'autre part, accentue le sentiment d'une dépossession du métier.
Acceptée dans un premier temps, cette mutation va générer un mécontentement croissant, fondé notamment sur le sentiment de déclassement social qui se manifeste de plus en plus au sein des tribunaux. Les protestations se multiplient à partir des années 2010. Elles s'expriment d'ailleurs sous des formes inédites au sein de la magistrature, ce qui conforte par ailleurs le sentiment d'un déclassement : sit in devant les tribunaux, manifestations de rue, slogans porteurs de revendications.
II- La féminisation et la managérialisation : quels liens ?
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Loi du 11 avril 1946.
Bien avant que ne surgisse ce mouvement de managérialisation de la justice, celle-ci a connu une révolution d'une toute autre nature : celle de la féminisation du corps des magistrats. L'ouverture aux femmes intervient formellement en 19462. Il faudra encore plusieurs années avant que celles-ci ne soient pleinement acceptées par la hiérarchie des cours et des tribunaux. En 1959, elles ne sont que 271 sur 4 525 magistrats de l'ordre judiciaire (Fillon, 2022). De nombreux témoignages montrent les obstacles matériels et les préjugés qu'ont dû surmonter les nouvelles magistrates pour se faire accepter en tant que telles dans l'institution judiciaire, et plus encore au parquet, symbole d'autorité de l'Etat, qu'en tant que juge du siège (Boigeol, 1999).
Les reproches qui leur sont adressés sont d'ordres divers : elles manqueraient d'autorité pour s'imposer face aux délinquants mais aussi aux professionnels de l'ordre et de la force que sont les policiers ; elles seraient sujettes à la subjectivité et à la sensibilité, empêchant le prononcé de peines sévères ; elles manqueraient de disponibilité, notamment en raison de la maternité ; leur présence de plus en plus massive traduirait - et accélèrerait - la dévalorisation de l'institution et de la fonction de magistrat (Boigeol, ibidem).
En ce qui concerne plus précisément l'accès aux postes les plus élevés, Anne Boigeol observe un décalage entre les carrières masculines et féminines jusque dans les années 1970. Par la suite, les femmes vont peu à peu conquérir les postes plus élevés, même s'il reste aujourd'hui des différences, surtout lorsque l'on considère qu'elles sont beaucoup plus nombreuses que leurs collègues hommes. Elles sont surtout présentes dans la hiérarchie des petites juridictions, les plus grandes restant l'apanage des seconds.
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Ministère de la Justice, Baromètre Egalité femmes-hommes- Mars 2021.
Aujourd'hui, les femmes représentent 69 % des magistrats de l'ordre judiciaire, soit 6 273 personnes sur un total de 90903. Cette proportion élevée n'est pas surprenante dans la mesure où elles représentent plus de 70 % des élèves de l'Ecole Nationale de la Magistrature sans interruption depuis 2001.
Source : ENM-profil de la promotion 2021
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ENM-profil de la promotion 2021.
Il ne s'agit pas d'une politique délibérée de l'Ecole, d'une part parce que le concours de recrutement n'opère pas de discrimination sexuée, d'autre part parce que, depuis longtemps, les femmes sont beaucoup plus nombreuses que les hommes à se présenter à ce concours. Par exemple, en 2020, 515 candidats à l'entrée se trouvaient face à 1884 candidates4, avec des proportions similaires depuis au moins le début des années 1990. Ce décalage dans le recrutement fait de la féminisation de la magistrature un mouvement croissant et continu, comme le montre la pyramide des âges de la profession.
Face à ce phénomène déjà ancien, trois interrogations, classiques dans le champs des études portant sur les genres, se posent pour ce corps qui se veut particulier. Nous les articulerons avec les analyses proposées précédemment sur la managérialisation de l'institution judiciaire et sur les mutations qui en ont résulté pour les professionnels.
Parmi ces trois questionnements, l'un renvoie à un clivage au sein des métiers entre, d’une part un versant réservé aux femmes auxquelles on attribuerait des tâches associées à l’image traditionnelle et plus ou moins fondée de « vertus » féminines – le « care »-, et d’autre part un versant considéré comme plus viril qui resterait l’apanage des hommes. Cette séparation a pu s'esquisser aux débuts du mouvement de féminisation des tribunaux, sous l'impulsion de hiérarques masculins qui voulaient à la fois préserver les femmes et assurer l'autorité des magistrats. Mais la contention des éléments féminins à des postes de juge des enfants ou juges de l'application des peines n'a pas fonctionné longtemps (Boigeol, 1999). Et tous les observateurs ont pu constater que très rapidement les femmes ont prononcé des peines tout aussi dures que leurs collègues masculins. Le partage annoncé n'apparait pas opérant.
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Ministère de la Justice, Baromètre Egalité femmes-hommes- Mars 2021.
Certes, le parquet est resté relativement longtemps un univers plus viril que le reste de la magistrature. Au milieu des années 1990, les femmes ne représentent que 23 % des procureurs de petits parquets, 11 % dans les parquets moyens, et 6 % des grands parquets (Boigeol, ibid). Depuis, le nombre de membres féminins des parquet a progressé, mais reste en deçà des évolutions attendues eu égard à la féminisation générale de la profession. En 2021, elles occupent seulement 31 % des postes de procureurs de grands tribunaux et de procureurs généraux5.
Cela nous amène au deuxième questionnement, qui concerne les épreuves que subissent les femmes confrontées à des métiers où dominent des valeurs viriles et les transformations que cela entraîne chez celles-ci. Il semble clair que pour se faire accepter au parquet, symbole à la fois de l'autorité de l'Etat sur l'appareil judiciaire et de la sévérité de la puissance publique face aux personnes mises en causes, les femmes ont dû déployer une image de force, d'efficacité, et d'intransigeance. Si le déploiement des nouveaux modes de traitement des affaires, fondé sur la rapidité, que nous avons décrit ci-dessus, a pu se réaliser, c'est bien parce que les promoteurs de ces politiques ont pu trouver des substituts volontaires pour se lancer dans une telle révolution des pratiques et de la culture.
Bien entendu, il serait réducteur de n'attribuer qu'aux femmes la responsabilité entière de ce bouleversement. Toutes nos observations, menées lors de divers travaux (Mouhanna, 2001 ; Bastard et Mouhanna, 2007 ; Bastard et alii, 2016) montrent que ce sont tout autant des hommes que des femmes qui ont participé physiquement à cette activité de réponse rapide. L'effet d'âge est indiscutable, puisque c'est à de jeunes recrutés volontaires que l'on a proposé ce défi auquel ils ont adhéré, défi intellectuel et culturel, mais aussi défi physique, car il fallait "tenir le rythme".
- Note de bas de page 6 :
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Dans la police, seules 24% des commissaires et officiers sont des femmes, et 18% des Gardiens de la Paix.
Mais dans ce cadre, les jeunes éléments féminins des parquets n'ont pas voulu être en reste. Elles ont elles aussi relevé ce défi, dans toutes ces dimensions. Elles devaient montrer leur efficacité, leur résistance physique, leur capacité à adhérer à des politiques sévères, autant, voire plus que leurs collègues masculins. Elles ont accepté de s'engager dans ce mouvement sans voir, comme la majorité des membres de la magistrature, qu'il conduisait à terme à un appauvrissement de leur travail et du statut du magistrat. Elles se sont investies dans ces postes compliqués qui supposent une confrontation directe, au téléphone, et permanente avec des métiers d'autorité - policiers, gendarmes - qui restent encore attachés à des valeurs viriles et où les hommes dominent encore6.
- Note de bas de page 7 :
- Note de bas de page 8 :
En ce sens, stratégies individuelles et mouvements collectifs se conjuguent pour participer, dans l'univers des représentations, à un déclassement des magistrats. Individuellement, ces engagements ont participé à l'appauvrissement du métier et à la conversion managériale. Collectivement, et cela nous renvoie à notre troisième interrogation, la féminisation du corps a bien participé à accentuer la dévalorisation de la magistrature, encouragé par les critiques des politiciens engagés dans le populisme pénal (Salas, 2005), mais aussi par le virilisme revendiqué des syndicats policiers les plus conservateurs. Il est d'ailleurs intéressant de considérer, à cet égard, que le Président le plus engagé contre les magistrats et leur supposé laxisme est aussi celui qui a le plus poussé, à travers sa garde des Sceaux, à féminiser davantage la hiérarchie judiciaire. Tout en imputant à ces "petits pois" les faillites du système de sécurité français7, il a encouragé à la nomination de femmes, notamment dans les parquets généraux et à la tête des directions du Ministère de la Justice,8.
- Note de bas de page 9 :
La justice pénale s'est donc trouvée engagée dans un processus où la managérialisation a su profiter de cette bonne volonté des jeunes magistrats, quel que soit leur sexe, pour s'imposer. Les magistrates n'ont, pas plus que leurs collègues masculins, mesuré les conséquences de leur engagement. Aujourd'hui, alors que la dépréciation de la magistrature continue à faire florès au sein du gouvernement9, la féminisation demeure associée à la dévalorisation du métier. Elle participe de la construction de l'image d'une justice "laxiste", "gentille", qui "remet les voyous dehors" alors même que tous les chiffres des condamnations ou des incarcérations montre que cet appareil judiciaire est de plus en plus sévère. Ici encore, sont associées, de manière caricaturale, féminité, bienveillance, manque de sévérité. A l'inverse, le policier reste associé aux valeurs viriles de l'autorité, de la force et de l'action contre une délinquance qui ne cesse de faire peur.