La relation État-nation(s) en Colombie : le cas des rapports de force à propos d’une zone de réserve Campesina dans le Caquetá

Léo RAYMOND 

https://doi.org/10.25965/trahs.680

Cette étude analyse un conflit à propos de deux législations territoriales dans l’espace rural andin du Caquetá : le resguardo indigène et la Zone de Réserve Campesina « de fait ». Pour comprendre ces rapports de force, nous proposons de regarder ailleurs. Ailleurs, ce sont les autres et notamment l’État car ces rivalités de pouvoirs reflètent des relations particulières qu’entretiennent ces communautés avec l’État. Le constat est que les nouvelles conditions de possibilités, offertes par les accords de paix, éclairent des groupes qui, jusqu’ici, ont été marginalisés et maintenus à l’écart du pouvoir et entendent désormais véhiculer d’autres représentations ; ceci contribuant à réagencer les rapports de force et à faire émerger de nouveaux conflits. Ainsi, la paix n’est pas la fin des conflits mais constitue, plutôt, un nouveau paradigme des luttes de pouvoirs au sein de l’État en permettant à la politique d’être la continuation de la guerre par d’autres moyens.

Este estudio analiza un conflicto a propósito de dos figuras territoriales en el espacio rural andino del Caquetá : una propuesta de resguardo y una Zona de Reserva Campesina “de hecho”. Para entender estas relaciones de fuerza, proponemos de mirar por otra parte ; es decir los otros y especialmente el Estado porque estas rivalidades de poderes reflejan relaciones particulares que tienen esas comunidades con el Estado. Después de eso, constatemos que las nuevas condiciones de posibilidades, ofertas por el acuerdo de paz, iluminan grupos que hasta ahora fueron marginalizados y mantenidos fuera del poder y que quieren transmitir libremente, otras representaciones, lo que contribuye a remodelar las relaciones de fuerza y crear nuevos. Así, la paz no es el fin de los conflictos. Al contrario, constituye solamente, un nuevo paradigma de las luchas de poderes en el Estado-colombiano permitiendo a la política ser la continuación de la guerra por otros medios.

This study analyses a conflict between two territorials layouts in Caqueta’s Andean rural areas : a proposal to establish an indigenous resguardo and a Peasant Farmer Reserve Area. To understand the balance of power, we propose to look elsewhere. Elsewhere implies looking at others actors, in particular the State. Because these power struggles reflect the special relationships that these communities have with the State. As a result, we have seen that the new conditions and opportunities offered by the peace agreements shed light on groups that have so far been marginalised and kept away from power. They now want to push for others models, thereby rearranging the balance of power and creating new conflicts by encountering divergent conceptions. Peace is therefore not the end of conflicts, only constitute a new paradigm of power struggles within the Colombian Nation-State and allow for politics to be the continuum of war though other means.

Índice
Texto completo

D’une rivalité à un triptyque conflictuel

Note de bas de page 1 :

Departamento Administrativo Nacional de Estadística. En français, Département Administratif National de la Statistique.

Note de bas de page 2 :

Guamán Martínez, S. (2016). Territorio campesino: estudio de caso de la zona de reserva campesina cabeceras Orteguaza y San Pedro, en el departamento de Caquetá. Bogotá, Université Colegio Superior de Cundinamarca, p. 58.

Cette étude débute en Colombie, dans une partie amazonienne de la cordillère orientale. Au sein de cet espace rural et andin du département de Caquetá, situé sur les municipalités de Florencia (capitale du département de Caquetá), La Montañita, Doncello et Paujil, les populations rurales représentent, selon les études du DANE1 (2016), 57 384 personnes avec des indices de pauvreté s’élevant à 42,1 % et d’extrême pauvreté à 10,2 % ; celui des besoins basiques non satisfaits, en zone rurale indique, quant à lui, 10,2 % (Guamán Martínez, 2016, p58)2.

Note de bas de page 3 :

Parcours de vie d’un paysan, président de juntas, déplacé du Chocó et recoupé avec les descriptions de l’ouvrage: Gobernación del Caquetá, consultoria colombiana s.a ingeniores consultadores, Estudio de diagnóstico y formulación del plan de ordenamiento, manejo y recuperación de la cuenca del río San Pedro en los municipios de Florencia y la Montañita, departamiento del Caquetá. (1998). Bogotá, chapitre 9-2.

Note de bas de page 4 :

Information recueillie suite à des discussions avec les indigènes et les paysans de la zone, août 2016.

Note de bas de page 5 :

Ordre d’idée approximatif donné par la présidente d’ACOMFLOPAD, Elda Martínez car il n’y pas de chiffre sûr - aucun recensement précis n’ayant été fait, ni pour les paysans ni pour les indigènes, dans la zone, depuis des années à cause de la présence des FARC-EP. Discussions officieuses et constats établis avec Elda Martinez, présidente de l’Association Cordillère des municipalités de la Montañita, FLOrencia, Paujil et Doncello (ACOMFLOPAD), Florencia, août 2016.

Note de bas de page 6 :

Le cabildo est un territoire politico-administratif, formé par des populations indigènes.

Dans cette partie rurale, les premiers occupants, des paysans, sont arrivés du Chocó, dans les années 1950, suite à la Violence (1948-1958) et au conflit armé3. Ils y ont colonisé environ 170 000 hectares de terres, mais en revendiquent 227 000 dans le cadre de la législation territoriale de la zone de réserve campesina (ZRC). Cependant, d’autres acteurs ont investi cet espace. Dès 2006, ce sont des communautés indigènes du département de Cauca, Guambianos (aussi appelés Misak) puis, en 2008, 8 familles Nasa (aussi appelés Paez)4 qui sont venues « coloniser le territoire paysan ». Actuellement, ils seraient 150 personnes5, dépassant le nombre de 15 familles, qui ont pu s’autogouverner, sous la forme juridique du cabildo6.

Arango et Sanchez (1998 : 93) nous rappellent que « la notion de peuple indigène est une catégorie sociale de relation qui désigne un secteur particulier de la société nationale, qui descend des peuples originels qui vivaient en Amérique avant l’arrivée des Européens ». Cette catégorie sociale est d’ailleurs reconnue, tout comme les roms et les afro-descendants dans la Constitution colombienne de 1991.

Note de bas de page 7 :

Il existe aussi un différend avec le peuple Embera Chami qui dispose depuis 40 ans, d’un resguardo de 600 hectares au sud de la zone. Ces tensions sont dues au fait que certains paysans colonisent le territoire indigène, si bien que ces derniers, en deux ans ont peu à peu quitté le territoire. Il ne reste plus, aujourd’hui, que deux familles. Néanmoins, l’association ACOMFLOPAD semble prête à travailler étroitement avec les indigènes et à empêcher la continuation du processus de colonisation clandestin car, une fois la zone constituée, la répartition et la légalisation du foncier devraient orienter et fixer les paysans, diminuant ainsi la pression exercée sur le resguardo. Ces engagements sont possibles grâce à des liens humains observés entre paysans et Embera Chami bien plus amicaux et forts qu’avec les Nasa, alors même que les conceptions du monde sont bien plus divergentes. Nous avons décidé de ne pas analyser plus en profondeur ce phénomène, car il relève d’intérêts particuliers et divergents ne correspondant pas aux volontés de l’association. Néanmoins, nous y ferons parfois référence pour rappeler que si la zone de réserve campesina est une figure qui tend à rassembler, elle n’en demeure pas moins un acteur au sein duquel il existe des processus qui lui échappent encore.

Note de bas de page 8 :

Certaines zones de réserve campesina se définissent comme « de fait », c’est-à-dire qu’elles s’autoproclament sans l’aval de l’État.

De cette cohabitation paysans-indigènes naît un conflit7, surtout avec les Nasa, qui nous a interpellé en raison de sa localisation et de son contexte social. En effet, il est éloigné des institutions étatiques et des centres urbains. De plus, ce sont deux communautés qui cultivent la terre de la même façon. Dès 2012, une initiative paysanne se constitue puis se conforte par la création, le 25 mars 2015, de la zone de réserve campesina « de hecho8 » de l’Association Cordillère des Municipalités de Florencia, Paujil et la Montañita (ZRC d’ACOMFLOPAD). Face à cela, les indigènes ayant peur pour leur avenir et leur future prise en compte, en tant qu’ethnie, par les autorités et les paysans, ont à leur tour, lancé un projet de resguardo (territoire collectif) à la place de leur cabildo.

Note de bas de page 9 :

Expression qui renvoie au terme « transcendental », fondamental dans la philosophie kantienne notamment in Kant, E. (2006). Critique de la Raison pure. Paris, Éditions Flammarion, texte de 1781.

Or, si de telles initiatives surgissent dans cet espace c’est que les projets sont porteurs de sens pour chacune des communautés. Mais, de quelles volontés, de quels besoins relèvent-ils ? Nous faisons, ici, l’hypothèse que le conflit a surgi ailleurs et, notamment, parce qu’il y a une pression sur le monde rural colombien, ce qui crée une « course au territoire » de la part d’acteurs dont les « conditions de possibilités9 » juridique, sociale, territoriale et politique sont distinctes. Ces situations différentes créent des tensions entre les deux communautés qui oscillent entre alliance et division suivant la situation, preuve que ces conditions ne sont pas le seul facteur du conflit et qu’il faut appréhender un conflit de manière dynamique, dans un continuum espace-temps.

Note de bas de page 10 :

Misat, Nasa, ACOMFLOPAD, Asojuntas Danubio. (20 août 2016). Reunión de concertación territorial entre ACOMFLOPAD (corregimiento el Danubio) y los pueblos indígenas Nasa y Guambianos, Cabildo Chalambuansun.

Note de bas de page 11 :

Misat, Nasa, ACOMFLOPAD, Asojuntas Danubio. (20 août 2016). Reunión de concertación territorial entre ACOMFLOPAD (corregimiento el Danubio) y los pueblos indígenas Nasa y Guambianos, Cabildo Chalambuansun.

Le 21 août 2016, suite à une réunion tenue la veille, entre les deux parties et au cours de laquelle est démontrée « La nécessité de la défense du territoire face à l’invasion extractiviste, le manque d’investissement, d’infrastructure, de services »10, un accord tacite est signé par les peuples indigènes, concernés par la légalisation de la future zone de réserve campesina, qui stipule qu’en prenant part aux processus de la zone, leurs besoins, en tant qu’ethnie, seront pris en compte11.

Note de bas de page 12 :

Discussions officieuses et constats établis avec Elda Martinez, présidente de l’Association COrdillère des municipalités de la Montañita, FLOrencia, Paujil et Doncello (ACOMFLOPAD), Florencia, août 2016.

Pourtant, au début de l’année 2017, les cabildos Nasa et Guambianos, qui ont changé de gouverneur, relancent l’idée de mettre en place un resguardo pour leur communauté12, réactivant ainsi les tensions avec la proposition de zone de réserve campesina. Aussi, pour comprendre ces rapports de force, nous nous proposons de regarder « ailleurs ».

Ailleurs, c’est aussi les autres et notamment l’État, non pas que tout soit question de rapport à l’État ou qu’il soit l’acteur dominant et incontournable dans ces conflits, nous le verrons par la suite, mais ces rivalités se font « au sein de l’exercice du pouvoir de l’État et de ses politiques de différence » (Osejo Varona, 2011 : 36) et reflètent donc les relations particulières qu’entretiennent les deux communautés avec l’État mais, aussi, avec les acteurs et les institutions qui le composent.

Il faudra alors les mettre en perspective avec une histoire nationale complexe et un contexte tout aussi particulier, à savoir : la présidence de Juan Manuel Santos et les accords de paix avec les FARC-EP. Ceux-ci ont amené une nouvelle conception du politique, du territoire et des relations État-nation, notamment dans le monde rural. C’est donc face à une situation stagnante et violente depuis plus d’un demi-siècle que le nouveau Président a décidé d’opérer un changement : le dialogue avec « l’autre », avec les « autres ». Cela marque pour certains groupes de population et certains territoires, de nouvelles « conditions de possibilités », une nouvelle chance d’être intégrés à l’échiquier politique mais, aussi, au développement économique et social de la Colombie.

Note de bas de page 13 :

Entretien avec Carolina Hernandez, direction du développement rural, Département National de Planification, 9 février 2017.

Ainsi, grâce aux accords de paix signés le 24 novembre 2016, après révision due au plébiscite du 2 octobre qui avait vu le « non » l’emporter à hauteur de 50,23 % (avec une participation de 37,37 % sur 35 millions de Colombiens appelés à voter) « c’est la première fois depuis 60 ans que le monde rural est devenu une priorité »13. Le fait que ces accords de paix portent sur cinq aspects majeurs : le développement rural, la participation politique, la fin du conflit, les problèmes liés aux drogues et aux victimes, doit être une opportunité pour l’État colombien comme pour l’ensemble de la société civile. Ils doivent permettre de dépasser des problèmes structurels et de construire ainsi un État-nation(s) qui réponde aux besoins et enjeux de chacun.

Note de bas de page 14 :

Juan Manuel Ospina reprend l’idée d’un journaliste du Nouvel Obs : « La Colombie n’est pas un pays en développement mais en construction » lors du Foro II : « Colombia por la paz», Conférence Internationale: « Tierras y Territorios en las Américas: Acaparamientos, Resistencias y Alternativas », du 23 au 26 août 2016 à l’Université Externado de Colombie, Bogotá, 24 août 2016.

De fait, plus que d’être un pays en développement, la Colombie est un projet d’État, un pays en construction14 qui, grâce à ces changements historiques, doit pouvoir offrir à tous les acteurs (communautés, entreprises, scientifiques, organisation, communauté internationale, etc.) de nouvelles perspectives, tant économiques que sociales. Cela nous amène à nous interroger sur les conséquences qu’auront ces bouleversements sur la nation et le territoire colombien.

On peut dès lors questionner l’influence du contexte colombien actuel sur le réagencement des luttes paysannes des zones de réserve campesina et comment cela se traduit en terme de relation État-Nation.

Il s’agira donc d’analyser les relations de pouvoirs entre tous les acteurs mobilisés par ces rapports de force, c’est-à-dire d’analyser les

« "jeux stratégiques entre des libertés", qui font que les uns essaient de déterminer les conduites des autres, à quoi les autres répondent en essayant de ne pas les laisser déterminer leur conduite ou en essayant de déterminer, en retour, la conduite des autres » (Foucault, 1994 : 729).

Nous mettrons aussi en valeur différentes stratégies des acteurs pour le contrôle du territoire ; chaque groupe utilisant des méthodes et représentations adaptées aux enjeux les concernant.

En effet, c’est bien

« lorsque l’espace est envisagé en tant qu’enjeu, [qu’] il devient l’objet de la géopolitique. Dans cette perspective, l’espace n’intéresse plus tant pour ce qu’il est, comme dans la géographie classique ou politique, que pour ce qu’il représente » (Rosière, 2003).

Ici, nous admettrons que le territoire est une « espèce d’espace » pour reprendre le terme de George Perec (1974) qui « résulte de projets qui mettent en synergie acteurs-actions-espaces, dans une dynamique de changement » (Loudiyi, Mardon, Measson, Chometon, 2013 : 162). Mais, le territoire n’est pas seulement issu d’une action concrète, il peut être issu d’un imaginaire, rattaché à la terre, comme le souligne, entre autres, Dario Fajardo : « par territoire on entend l’ensemble des relations et des représentations qui se construisent à partir de la terre » (Fajardo, 2002).

Pour répondre à la problématique que nous nous sommes posée, nous nous attacherons à éclairer le fait que la paix ne signifie pas la fin des conflits et à analyser le réagencement des relations de pouvoirs à partir des zones de réserve campesina au sein de l’État-Nation colombien.

I- La paix : fin des conflits ? Étude de cas de la Zone de Réserve Campesina de l’Association COrdillère des municipalités de la Montañita, FLOrencia, Paujil et Doncello (ACOMFLOPAD)

Note de bas de page 15 :

Gobierno nacional, FARC-EP, Países garantes. (12 novembre 2016). Acuerdo Final para la terminación del conflicto y la construcción de una paz estable y duradera. La Havane, p. 11.

La conjoncture nationale actuelle doit aller en direction d’un élargissement des protagonistes des dialogues ; elle offre, de fait, de nouvelles voies et voix, tant pour le gouvernement que pour les populations rurales, au travers de leurs organisations, masquées, jusqu’alors, par la place médiatique prise par les acteurs armés. De nouveaux intérêts et points de vue surgissent alors au sein des discussions, ce qui génère de nouveaux points de discorde et de conflits entre les opérateurs spatiaux15.

A- Des territoires à investir, synonymes de nouvelles pressions territoriales

En conséquence, si ces nouvelles lectures, visions et discussions sont une opportunité majeure pour les communautés, elles le sont tout autant pour l’État et d’autres acteurs que nous allons désormais étudier.

Le rural, là où s’est enraciné et développé le conflit armé et les problèmes structurels qui lui sont liés, représente pas moins de

Note de bas de page 16 :

Ibid., p. 417.

« 42 millions d’hectares aptes pour les activités agricoles et forestières et est la source de ressources naturelles qui offrent des avantages comparatifs pour le pays comme les hydrocarbures, les minerais et la biodiversité »16.

C’est donc, avant tout, un espace d’enjeu majeur pour l’État et les acteurs économiques, des espaces à investir. Investir dans les deux sens : le premier, ramenant à la présence : on investit un espace, un lieu de part une présence physique ou virtuelle ; le second, fait écho à une connotation monétaire ; nous parlons d’investissements étrangers, de fonds d’investissements, d’investissements économiques, etc. Les deux forment une paire.

En effet, dans le cas étudié, la sortie territoriale des FARC-EP doit permettre l’entrée de l’État et des capitaux pour le développement. L’entrée physique ou virtuelle permet alors la pénétration financière. Pour l’État, l’enjeu est donc de « rentrer » dans ces espaces, de les occuper, de les promouvoir pour que les investissements affluent et qu’ils puissent se développer. Pour les acteurs économiques, l’enjeu réside dans la capacité de l’État à « ouvrir » ces mêmes espaces, pour qu’eux-mêmes puissent y développer des activités économiques.

1- L’exploitation des ressources, un fléau territorial

Note de bas de page 17 :

Andrés Felipe López Galvis utilise cette notion lorsqu’il évoque les projets de l’État dans les territoires marginalisés en Colombie. En effet, l’État se déploie ou est présent dans ces territoires, grâce aux axiomes et à la capacité de pénétration des capitaux privés. Il y a donc des alliances de circonstances entre acteurs étatiques et acteurs privés, chacun ayant des intérêts à arriver jusque dans ces territoires.

Note de bas de page 18 :

Entretien avec Mónica Camacho, Agence Nationale des Terres, Centre National Administratif, Bogotá, 9 février 2017.

Par conséquent, il y a une alliance de circonstance entre les sphères politiques et économiques dans ces territoires, une forme de « partenariat public-privé »17. Ces opportunités étatico-privées se fondent sur un modèle néolibéral et extractiviste. Grâce aux accords de paix, c’est toute l’économie qui devrait être bénéficiaire. En se basant sur les études du Département National de Planification, le journal El Economista (27 septembre, 2016), rapporte que la paix devrait amener une hausse de 1,9 % du PIB. Selon la même source du 22 juin 2016, ce serait une envolée de 5,9 % que connaîtrait le PIB colombien avec la disparition totale des FARC-EP, comme acteur armé. Le premier secteur concerné, de par son poids dans l’économie, sera celui des hydrocarbures qui rapporte 60 % des rentes du pays et dont les gisements recouvrent environ 80 % du territoire national18. De manière générale, c’est tout le secteur extractiviste et minéralo- énergétique qui sera favorisé.

Note de bas de page 19 :

El Economista. (27 septembre 2016). Con la paz en Colombia, el PIB puede crecer hasta 1.9%, Bogotá, consultation le 24 janvier 2018.
http://eleconomista.com.mx/economia-global/2016/09/27/paz-colombia-pib-puede-crecer-hasta-19

L’autre grand bénéficiaire devrait être le domaine agricole. En effet, la restructuration du rural ne sera pas seulement bénéfique pour les petites et moyennes exploitations grâce à la redistribution de la terre, régulation du cadastre et autres aides. Il est vrai que la stabilité du pays permettrait son ouverture et représenterait, également, une opportunité pour les grandes exploitations agricoles, grâce aux Investissements Directs Étrangers (IDE) qui devraient être multipliés par trois durant la prochaine décennie19.

Note de bas de page 20 :

Entretien avec Carolina Hernandez, direction du développement rural, Département National de Planification, 9 février 2017.

Note de bas de page 21 :

La minga est un travail communautaire issu des traditions indigènes. Ici, c’est une marche nationale contestataire.

On peut ici mettre en avant la loi sur les Zones d’Intérêt de Développement Rural Économique et Social (ZIDRES) qui consiste, pour l’État, à acheter des terres et à les offrir au capital privé dans des zones où il y a peu de production20. Le développement se fait donc au travers d’investissements qui permettent de mettre en valeur des espaces jusqu’alors peu aménagés, voire délaissés car, non rentables pour l’État colombien. Se dessine aussi, en toile de fond, l’idée d’une accélération des accords économiques avec d’autres pays, dont le Traité de Libre Commerce avec les États-Unis d’Amérique, toujours souhaité par Santos, et qui avait cristallisé les revendications de la Minga Nacional21, le 12 Octobre 2008 - la population y voyant la continuation d’une domination du Nord sur le Sud et une forme de néocolonialisme.

Ainsi, les accords de paix constituent-ils « un nouvel eldorado néolibéral ». Néanmoins, si l’économie est la raison d’être du système capitaliste, le jeu ambigu, auquel se livrent, depuis quelques décennies déjà, les pays et la communauté internationale, se situe entre développement économique et protection de l’environnement.

2- La préservation de l’environnement, autre pression spatiale

De fait, l’autre enjeu majeur de ces accords réside dans la conservation de la nature. Les FARC-EP étaient territorialisées dans des zones à forte concentration en ressources économiques (pétrole, émeraude, or, etc.) mais, aussi, à grandes qualités environnementales. C’est pourquoi, leur sortie doit coïncider avec l’entrée de l’État qui doit assurer le contrôle et la préservation de certains espaces, qu’il juge en accord avec la communauté internationale, de grande qualité éco-systémique.

Note de bas de page 22 :

Ministerio de Ambiente, Vivienda y Desarollo Territorial. (1er juillet 2010). Decreto Numero 2372, Bogotá.

Dans cette logique, il a développé tout un réseau de parcs protégés, depuis les années 1970 et, surtout, au cours de la décennie 1990, où dans la Constitution, la biodiversité était un atout de la propriété et de la nation. Le Président Álvaro Uribe, a suivi cette trame politique en créant le Système National d’Aires Protégées (SINAP)22 dans un contexte de forte pression internationale, de prise en compte des problématiques environnementales, de contrôle du territoire.

Note de bas de page 23 :

7 lois environnementales sur 33 que possède la Colombie ont été votées depuis la présidence de Santos.

Note de bas de page 24 :

Des fonctionnaires du ministère de l’Environnement lors de la Cumbre Agraria Etnica y Popular au ministère de l’Intérieur sur les thèmes de l’exploitation minéralo-énergétique nous ont informé que « les impacts associés à l’exploitation minière résultent de problématiques d’extractivisme illégal », Bogotá, 2 février 2017.

Note de bas de page 25 :

Dans des espaces ruraux déconnectés, au cœur de la ZRC d’ACOMFLOPAD, par exemple, les populations notent dernièrement un accroissement de la déforestation dû « au relâchement de l’étreinte » des FARC-EP comme autorité territoriale.

Désormais, la Colombie entend développer cette normativité23 en protégeant les territoires de sortie des FARC-EP et en offrant, par la même occasion, un développement soutenable, « une croissance verte », par la réduction de l’exploitation agressive et illégale de l’exploitation minière24, de la déforestation25, etc. – ceci, en garantissant de meilleures conditions de vie aux populations présentes dans ces territoires, à haute valeur écologique.

Ce sont donc des opportunités à la fois locales, nationales et internationales, seules vraies solutions pour garantir la paix territoriale et la paix sociale en Colombie, qui sont pensées, depuis l’arrivée au pouvoir de Santos et, notamment, dans le cadre des accords de paix.

Note de bas de page 26 :

Raymond, L. (2017). La relation État-Nation(s) en Colombie : le cas des relations de pouvoirs à propos d’une Zone de Réserve Campesina dans le département de Caquetá. Paris, sous la direction de Barbara Loyer, Institut Français de Géopolitique, Université Paris 8.

Néanmoins, il persiste des représentations et des projections plus pessimistes, qui voient dans ces perspectives autant de pressions masquées. En effet, en reprenant les mêmes secteurs cités plus haut, et qui bénéficieront des accords de paix et de la stabilité sociale et politique, nous pouvons voir sur la carte (ci-dessous)26 les emprises spatiales qu’auront ces projets et investissements et que les communautés assimilent comme de nouvelles pressions sur leur territoire, leur culture.

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Ainsi nous pouvons dire qu’au sein des espaces étudiés, il existe diverses approches de développement et de protection qui font, notamment, ressortir deux enjeux : ceux issus de la protection des écosystèmes et de leurs dynamiques, et ceux liés aux retombées sociales et économiques (Laslaz, Gauchon, Duval-Massaloux, Héritier, 2010) de leur exploitation et, qui dans notre travail sont génératrices de conflictualités, à cause des différents types d’exclusions créés, qui sont autant de pressions exercées sur les communautés.

Il existe, par conséquent, des visions antagonistes du développement : l’une, locale, par et pour le pays, grâce à un fort appui des petites et moyennes productions ; et une autre de grande envergure, censée donner à la Colombie un rôle plus central dans l’économie-monde. Mais le doute persiste quant à la faisabilité de cette cohabitation de deux modèles antagonistes, avec un risque non négligeable de voir le modèle le plus puissant, aspirer, désarticuler et broyer le second, au niveau des capitaux et du pouvoir.

De plus, les logiques économiques, environnementales, sécuritaires et d’infrastructures dont proviennent les pressions sont, également, des formes de présence et, donc, de contrôle territorial de la part de l’acteur étatique. Ainsi, par nature, le territoire en lui-même, n’est pas excluant ou facteur de pression mais, la symbolique que lui confèrent les acteurs au travers des desseins et qui en détermine l’usage, l’est. Par conséquent,

« la question du territoire doit aussi être analysée du point de vue des acteurs, de leur rapport au territoire, car celui-ci détermine largement leur participation au conflit. Il faut donc faire apparaître ce que sont les territoires des acteurs. Car chacun des acteurs des conflits d’aménagement agit en fonction d’une logique d’acteur particulière, avec des objectifs, des stratégies et des modalités d’action spécifiques » (Subra, 2008 : 240).

Par ailleurs,

« ces conflits d’aménagement sont d’autant plus fréquents que le territoire, et en particulier le territoire proche, est de plus en plus perçu dans un contexte de mondialisation, de crise environnementale et identitaire, comme une ressource décisive et son contrôle comme un enjeu majeur pour de nombreux acteurs. Le recouvrement des projets d’appropriation » (Subra, 2008 : 243).

Note de bas de page 27 :

Entretien avec James, guérillero chargé de l’organisation sociale dans le Frente Tercero « Osvaldo Patiño », FARC-EP, La Montañita, Caquetá, 26 février 2017.

Aussi, plus encore que les projets, eux-mêmes, ce sont, avant tout, les orientations politiques et la manière de voir et de faire de l’État qui sont assimilées comme des pressions, par les communautés, car elles s’opèrent et sont décrites toujours de façon similaire, à savoir : une arrivée de l’État dans les territoires marginaux, en coordination ou directement, pour des intérêts externes et sans tenir compte des nécessités des acteurs locaux. « Ce sont des projets de développement autres que ceux voulus par les communautés »27.

B- La « course au territoire »

Puisque les problèmes et les pressions s’exercent sur l’espace, les mécanismes de résistance et de défense mis en place par les communautés empruntent la même stratégie. La réponse à la pression spatiale de l’État est donc une autre pression spatiale : celle des communautés. Nous assistons alors, à une « course au territoire » censée les protéger par un « blindage territorial », celui-ci s’effectuant avec et par l’outil juridique, à disposition de chaque communauté.

1- « Le blindage territorial » : se servir de la loi contre l’État

Note de bas de page 28 :

Entretien avec Alexis Calderón, biologiste et chargé de la socialisation du projet hydroélectrique, Florencia, 23 février 2017.

Note de bas de page 29 :

« On a perdu confiance dans les autorités locales car elles n’ont jamais appliqué ce que mettait en place l’État central », propos d’un représentant paysan à la première réunion régionale sur la substitution des cultures illicites, La Montañita, 25 février 2017.

Ce blindage territorial est indissociable de la pression perçue par les communautés et de la relation qu’elles nouent avec les acteurs étatiques. Alexis Calderón nous confiait que ces populations n’avaient aucune confiance dans l’État, quelle que soit l’échelle, « elles ne croient pas dans les institutions »28 ; fait confirmé par les paysans eux-mêmes29. Les communautés rurales sont conscientes que l’aide circonstancielle que peuvent leur apporter les collectivités territoriales ou la médiatisation n’est souvent pas suffisante pour empêcher la réalisation des projets.

Elles savent, également, qu’en dehors de ces contextes particuliers, où elles arrivent à jouer avec les clivages internes de l’État, la relation qu’elles entretiennent avec les collectivités territoriales et les institutions est, bien souvent, compliquée. Les décisions continuent à se prendre sans elles, au profit, bien souvent, d’autres intérêts privés, économiques et politiques.

Note de bas de page 30 :

Entretien avec Marieta Toro, chargée des relations internationales à Marcha Patriótica, Bogotá, 2 février 2017.

Par ailleurs, les communautés sont persuadées que « l’application des accords ne sera pas totale »30. L’intégration à l’État et la participation promises ne se font que de manière ponctuelle ou du moins, pas autant que l’espéraient les communautés et les doutes et pressions que, nous avons étudiés précédemment, confirment leur théorie.

En conséquence, il demeure une stratégie pour se protéger : se servir de l’État contre lui-même (Israël, 2009). En effet, si le droit est la plupart du temps perçu comme « une arme politique au service et dans les mains du pouvoir, [il peut aussi être] caractérisé par une forme de réversibilité » (Israël, 2009 : 17).

De facto, « outil de régulation ou de répression, le droit est aussi, sous certaines conditions, un registre d’action qui mérite d’être pleinement intégré au répertoire de la contestation » (Israël, 2009) et peut donc se retourner contre l’État.

2- Des territoires, qui, à leur tour, sont vecteurs de nouvelles pressions

Note de bas de page 31 :

Entretien avec Daniel Pécaut, Directeur d'études à l'EHESS, Paris, 4 novembre 2016.

Note de bas de page 32 :

Entretien avec James, guérillero chargé de l’organisation sociale dans le Frente Tercero « Osvaldo Patiño », FARC-EP, La Montañita, Caquetá, 26 février 2017.

Note de bas de page 33 :

Discussions officieuses et constats établis avec Elda Martinez, présidente de l’Association COrdillère des municipalités de la Montañita, FLOrencia, Paujil et Doncello (ACOMFLOPAD), Florencia, août 2016.

Le processus de zone de réserve campesina apparait dès 2012, par le biais des FARC qui sont revenues dans ce territoire où elles ont une influence depuis 30-40 ans31, après huit ans d’absence. Face à la désarticulation et à la disparition du tissu organisationnel des paysans, ceux-ci ont décidé d’orienter les juntas32. De fait, l’initiative de zone de réserve campesina est alors récupérée puis lancée le 25 Mars 2015 par Marcha Patriótica33 grâce à l’actuelle présidente de l’association, Elda Martinez et à Maecha, tous deux étant, pourtant, extérieurs au territoire.

Pour poursuivre, cette réactivation de l’organisation territoriale voulue par les FARC-EP est, aussi, à lire dans un contexte d’ouverture des négociations avec l’État et donc, d’une possible sortie et délaissement du contrôle des territoires, dans le cadre d’accords de paix. Il devenait alors nécessaire pour la guérilla d’organiser sa base sociale pour que les communautés paysannes s’opposent à l’arrivée dérégulatrice et agressive de l’État, dans ces territoires, et qu’elles constituent un socle rassemblé, solide et capable de se mobiliser pour faire appliquer les accords signés et soutenir, ainsi, leur transition politique. En ce sens, les limites ne sont pas anodines car elles reprennent, plus ou moins, le territoire d’expansion du frente tercero et, surtout, s’appuient sur une forme d’essentialisation territoriale, capable de rassembler les paysans (cf. carte : Une figure d’aménagement territorial toujours stigmatisée, Léo Raymond, 2017 : 158) : sentiment d’abandon car aucune route pénétrante, pas de connexions ; même caractéristiques sociodémographiques (population agricole), économiques (pauvreté, économie de subsistance, production de coca parfois) et géographiques (milieu andin, climat tropical).

Note de bas de page 34 :

Information recueillie suite à des discussions avec les indigènes et les paysans de la zone, août 2016.

Note de bas de page 35 :

Ils seraient 150 personnes. Ordre d’idée approximatif donné par la présidente d’ACOMFLOPAD, Elda Martinez car il n’y pas de chiffre sûr ; aucun recensement précis n’ayant été fait ni pour les paysans ni pour les indigènes dans la zone depuis des années à cause de la présence des FARC-EP. Discussions officieuses et constats établis avec Elda Martinez, présidente de l’Association COrdillère des municipalités de la Montañita, FLOrencia, Paujil et Doncello (ACOMFLOPAD), Florencia, août 2016.

Cependant, d’autres acteurs ont investi cet espace. Dès 2006, ce sont des communautés indigènes du département du Cauca et du Valle del Cauca, les Guambianos (aussi appelés Misak) puis, en 2008, 8 familles Nasa (aussi appelés Paez)34 qui viennent « coloniser le territoire paysan »35 s’autogouvernent sous la forme juridique du cabildo.

Note de bas de page 36 :

Entretien avec Sofia Lara Largo, Université Paris Diderot, Paris, 9 janvier 2017.

Ces populations indigènes ont décidé de mettre en œuvre une démarche pour obtenir leur reconnaissance en tant que resguardo, celui-ci leur attribuant plus de bénéfices et leur assurant la prise en compte par l’État de leurs besoins et revendications. En effet, le cabildo est la forme d’organisation politico-administrative indigène alors que le resguardo est l’espace territorial, physique, délimité, légalisé par un titre qui appartient à la communauté. D’après la Constitution, il est inaliénable, de caractère communautaire (il n’y a pas de titre de propriété individuelle donc, en théorie, pas de commerce de terres36), exempt d’impôts (loi du 15 octobre 1928), permet la consultation préalable à propos de multiples projets et, surtout, reçoit des aides étatiques pour développer des projets (loi 60 de 1993, puis loi 715 de 2001) (Laurent, 2011 :150).

Note de bas de page 37 :

Il y a, depuis environ 40 ans, un resguardo de 500 hectares réservé au peuple Embera Chami dans le sud de la zone.

Or, les deux initiatives ne sont pas superposables exerçant ainsi une pression sur l’autre qui vient s’ajouter aux autres pressions déjà existantes. Pourquoi, dans ce cas, ne pas créer une zone de réserve campesina et retirer un périmètre, celui du resguardo ? Cela n’est pas envisageable car cela ne ferait que repousser l’éclosion du conflit. Effectivement, les communautés indigènes, qui connaissent une démographie croissante, peuvent demander à faire élargir leurs territoires, au détriment de la zone de réserve campesina grâce/à cause de « conditions de possibilités » aujourd’hui hiérarchisantes. A terme, cela générerait donc un problème avec les paysans. De plus, avoir un resguardo au sein de la zone (c’est déjà le cas en contrebas avec la présence du resguardo Embera Chami)37 c’est aussi cohabiter et dialoguer à propos de la faisabilité, ou non, de projets transversaux avec un groupe ethnique qui a bien plus de poids politique et médiatique dans le pays et qui, pour les paysans, représente une pression de fait, puisqu’ils disposent de 24,5 % du territoire alors que, d’après le recensement de 2005, ils ne représentent que 3,4 % de la population (1,4 million). Enfin, c’est aussi et surtout revoir l’image idéalisée d’un territoire uniforme peuplé, de bout-en-bout et uniquement, de paysans, avec la même conception du politique, de l’État. Ce serait revoir le principe de territorialité et de son unité socio-spatiale.

Note de bas de page 38 :

Misat, Nasa, ACOMFLOPAD, Asojuntas Danubio. (20 août 2016). Reunión de concertación territorial entre ACOMFLOPAD (corregimiento el Danubio) y los pueblos indígenas Nasa y Guambianos, Cabildo Chalambuansun.

Note de bas de page 39 :

Ibid.

À ce sujet, rappelons que le 21 août 2016, à la suite de la réunion, un accord tacite, signé entre les deux parties (paysans et indigènes), avait convenu du fait que les peuples indigènes, concernés par la légalisation de la future zone de réserve campesina, pouvaient prendre part aux processus de la zone et que leurs besoins, en tant qu’ethnies, devaient être pris en compte38. Cet accord naquit de la prise en considération de problématiques dépassant le seul cadre de ce conflit local entre les deux populations, comme le rappelle les intervenants de la réunion du 20 août 2016 : « La nécessité de la défense du territoire face à l’invasion extractiviste, le manque d’investissement, d’infrastructures, de services »39.

De fait, si la volonté de s’organiser face à l’abandon puis à la pression spatiale externe apparaissait comme facteur explicatif à l’utilisation de ces législations (celle de la zone de réserve campesina et celle du resguardo contre l’État (et ses projets), ils ne sont plus suffisants pour expliquer la réactivation, au début de l’année, de ce conflit identitaire, conflit qui « repose sur une « peur existentielle ». Une peur que la substance même, l’identité même du groupe, menacée plus ou moins fantasmatiquement, n’aboutisse à sa disparition » (Thual, 1995 : 5).

Note de bas de page 40 :

Terme qu’utilisent les populations pour parler de ces législations territoriales qui leur permettent de se protéger des acteurs externes et de leurs projets qui pour elles, paraissent hostiles à leur mode de vie et territoire.

Ce conflit entre indigènes et paysans entremêle donc d’autres éléments et, ces territoires, tout autant que de définir et de s’opposer à un « autre » externe, permettent de se construire en tant que soi, en tant qu’identité propre : il y a le « nous » face à « l’externe » mais il y a aussi le « nous » interne face à l’autre communauté. Par conséquent, ce blindage40, s’il caractérise la relation conflictuelle qu’entretiennent les communautés avec l’État, également, l’objet de tensions entre les communautés.

Tout d’abord, un essentialisme communautaire, c’est-à-dire que chaque communauté se construit et se conforte dans le vécu de sa propre histoire, de son présent et de ses perspectives d’avenir. Les paysans, en raison de leurs conditions collectives alimentent une identité de l’opprimé contribuant, ainsi, à se différencier de l’autre communauté. C’est le même mécanisme qui, dans les années 1970, « dans un contexte de désintégration des communautés traditionnelles et de déclin des politiques d’intégration par assimilation » (Gros, Strigler, 2006 : 166) a poussé les indigènes à se différencier des paysans. En effet, même « si dans la nouvelle stratégie révolutionnaire il est beaucoup question de paysans, de réforme agraire et du droit à la terre, la population indienne est rarement évoquée » (Gros, 1997 : 144), elle sera même stigmatisée plus tard : « la guérilla n’a pas été garante des indigènes, il a donc fallu répondre par la forme « organisative » mais aussi de manière violente » (guérilla Quintin Lame) pour se protéger. Cet essentialisme alimente donc la pression interne identitaire ; il est, de plus, favorisé par une situation sociale, politique et territoriale différentielle.

Or, la Colombie, depuis la Constitution de 1991, est un État multiculturel et multiethnique. Cependant, les paysans ne font pas partie des ethnies et des cultures qu’elle reconnaît. De fait, ils n’ont pas accès directement à des droits politiques et territoriaux différenciés et, à ce titre, relèvent, pour le Ministère du Travail, de la catégorie des « travailleurs agraires ». Cette invisibilisation a engendré et renforcé la structuration d’une résistance paysanne, comme identité différenciée des autres groupes populationnels colombiens. Les paysans ont, par ailleurs, su se mobiliser au cours de leur histoire, (marchas cocaleras, mouvements armés et associatifs, alliance avec des institutions scientifiques et coopération internationale, etc.) et ont fini par obtenir, en 1994, la loi 160 qui institue la législation des zones de réserve campesina, qu’ils se sont rapidement appropriés comme un mécanisme identitaire, d’auto-défense et d’auto-gouvernance face aux acteurs externes. En ce sens, la « trilogie “ terre, communauté, identité “ héritée du modèle indien est ainsi réactualisée sous de faux airs d’originalité et d’émergence ethnique » (Cunin, 2004 : 144).

Cependant les paysans, au travers de cette législation, ne disposent pas de la consultation préalable, celle-ci étant un droit fondamental de participation indigène, issu de la Convention 169 de l’Organisation Internationale du Travail, permettant de décider de l’avenir de certains projets sur leurs territoires. Les paysans ont, eux, un outil législatif nommé consultation populaire, mais qui ne repose pas sur des droits ethniques et culturels différentiels. Elle constitue seulement un moyen d’expression et de dialogue mais, en aucun cas, un pouvoir décisionnel même si ceci est à nuancer car ce processus ne peut pas toujours s’opposer à l’État, et en cas de refus communautaire la décision revient à la Cour Constitutionnelle colombienne qui étudie, au cas par cas, les projets pour savoir s’ils respectent les droits ethniques des communautés et s’ils sont en accord avec la Constitution Nationale. C’est une des raisons pour lesquelles les paysans œuvrent, actuellement, pour bénéficier de la reconnaissance de leurs droits fondamentaux au même titre que les ethnies et cultures déjà répertoriées par l’État (Quesada Tovar, 2013 : 5).

Note de bas de page 41 :

Selon Sergio Bord (Entretien Bogotá, 7 février 2017), la présence indigène est ainsi favorisée dans les parcs naturels nationaux au détriment des populations paysannes, encore stigmatisées.

A la situation politico-territoriale (favorable) dont dispose la communauté indigène sur les paysans il faut ajouter des représentations sociétales et étatiques plus favorables qui perçoivent les colons paysans comme des destructeurs de la nature en opposition aux indigènes, « bons sauvages » qui préservent leur environnement (Osejo Varona, 2011 : 39) : ceci facilite donc leur présence41 et leur capacité à acquérir de nouveaux territoires dans des écosystèmes sensibles, engendrant et alimentant, ainsi, une forme de ségrégation socio-spatiale.

Mais, plus encore, c’est la condition économique, qu’ont actuellement les indigènes, qui vient accroitre, un peu plus, leur domination et leur pression sur les paysans. Nous ne disons pas, par-là, que les indigènes jouissent d’une situation économique et sociale abondante mais, cette condition, leur sert de stratégie territoriale.

En effet, « depuis 1993, un pourcentage des revenus de la nation est transféré aux resguardos indigènes pour que, sous l’égide de leurs autorités, les habitants mettent en œuvre des projets de développement en accord avec leurs besoins » (Laurent, 2011 : 150). Ainsi, par exemple, l’ethnie Nasa, utilise l’argent de l’État pour acheter des propriétés afin de subvenir à son augmentation démographique.

Note de bas de page 42 :

Information trouvée in Ministerio de Cultura. (2010). Nasa (Paez), la gente del agua, República de Colombia, Bogotá, 2010, consultation le 24 janvier 2018.
http://observatorioetnicocecoin.org.co/cecoin/files/Caracterización%20del%20pueblo%20Nasa.pdf

Note de bas de page 43 :

Les Senú sont l’ethnie la plus grande de Colombie avec plus de 220 000 personnes in DANE. (2007). Colombia, una nación multicultural. Bogotá, p21. Consulté le 24 janvier 2018, p. 21, consulté le 24 janvier 2018. https://www.dane.gov.co/files/censo2005/etnia/sys/colombia_nacion.pdf

Note de bas de page 44 :

Discussions officieuses et constats établis avec Elda Martinez, présidente de l’Association COrdillère des municipalités de la Montañita, FLOrencia, Paujil et Doncello (ACOMFLOPAD), Florencia, août 2016.

Note de bas de page 45 :

Ibid.

Note de bas de page 46 :

Information recueillie suite à des discussions avec les indigènes et les paysans de la zone, août 2016.

Note de bas de page 47 :

Entretien avec Carlos Duarte, professeur à l’Institut des études interculturelles de l’Université Pontificale de la Javeriana à Cali, Bogota, 2 février 2017.

Note de bas de page 48 :

Par exemple, le foncier dans le Valle del Cauca est l’un des plus chers d’Amérique latine à cause du prix de vente du sucre et, donc, de production qu’il suppose, nous rapporte le journal El Tiempo. (10 juin 2005). El misterio de los precios de la tierra, Bogotá, consultation 24 janvier 2018.
http://www.eltiempo.com/archivo/documento/MAM-1624777

Selon le recensement du Département Administratif National de la Statistique (DANE)42, le peuple Nasa est le second peuple indigène de Colombie, avec plus de 180000 personnes43. Leur accroissement dans le territoire de la zone de réserve paysanne, depuis leur installation, est évident car le nombre d’indigènes et de propriétés achetées a augmenté44. Ils ont même, selon les paysans, développés une politique nativiste visant à « repeupler la Colombie45 », terre qu’ils considèrent comme la leur46. Cela passe par la stratégie du pepeo (achat de terre pour créer par la suite un resguardo) qui, à cause d’une pression foncière intense dans le Cauca et le Valle del Cauca47, dont ils sont originaires, les pousse à venir « coloniser » des départements, que l’imaginaire national décrit comme dépeuplés et vides, mais, où, surtout, le prix du foncier est bien plus accessible.48

Ainsi, cette situation différentielle en matière de reconnaissance, de consultation, d’auto-détermination, d’auto-gouvernance et de conditions sociales et politiques traduit des « conditions de possibilités » distinctes qui sont, aujourd’hui, le moteur d’une « course au territoire » de la part des deux communautés (paysanne et indigène), dans le but de se protéger - chacune utilisant les armes à sa disposition et créant ainsi une pression sur l’autre.

Les communautés se sont donc servies de l’État contre lui-même pour s’en protéger. Elles ont su s’accaparer une figure territoriale qui, dans un premier temps, avait été créée par l’État pour aménager son territoire en concentrant, dans certaines aires, des panels de populations. Cette appropriation a servi, par la suite, comme figure de protection face à l’État comme réponse à son abandon, puis à la pression qu’il exerce dans l’espace et dans l’imaginaire des populations. Enfin, ce blindage territorial est, également, un blindage identitaire dans le sens où, en Colombie, territoire et identité se confortent l’un et l’autre, se construisent l’un dans l’autre et contribuent à faire naître des tensions identitaires et territoriales.

II- La politique, nouvelle guerre contre l’État ?

L’ouverture des espaces de dialogues avec les communautés laisse entrer de nouveaux intérêts qui génèrent des conflits car les communautés rurales ont, désormais, leurs mots à dire et imaginent les projets tout autrement, notamment, en terme de retombées sociales. Moment historique pour elles, comme pour l’État, cela doit permettre de reconnecter et d’intégrer des territoires et des populations - il n’en demeure pas moins que cela ne se fait pas sans accrocs puisque chacune d’elles a sa perception des choses, largement influencée par l’histoire individuelle et collective de chaque groupe. L’État voit donc dans ces projets une forme d’intégration alors qu’elles les perçoivent d’une manière tout autre. De fait, bien plus que des conflits que l’on pourrait qualifier de conflits d’aménagement, ils sont en fait, une opposition à un modèle économique et social : à l’État lui-même.

Se met donc en place un jeu complexe d’intégration/exclusion, reconnaissance/négation qui renvoie, avant tout, à un sentiment d’exclusion politique, social, économique et spatial véhiculé par les communautés, à cause des politiques de l’État. Nous notons alors une exclusion de l’État comme acteur et comme institution légitime. Pourtant, paradoxalement, cette exclusion se fait par l’intégration de l’État puisque, pour se servir du droit, il faut être acteur de l’État pour être reconnu selon les critères étatiques - ceci perpétuant et restructurant également, l’existence d’un pouvoir alternatif (associatif désormais) complexe, qui lutte à la fois au sein et en dehors de l’État.

Dans un contexte, où la passation d’arme idéalisée du mouvement armé des FARC-EP aux organisations sociales paysannes est en train de se mettre en œuvre, nous pouvons légitimement nous demander si la politique ne devient pas la nouvelle guerre contre l’État ?

A- De la résistance à la résilience

La paix ne fait donc pas disparaître les conflits ni les rivalités de pouvoirs mais contribue, au contraire, à les amplifier, à les remodeler. En effet, les dialogues, favorisés par la paix, sont autant de points de vue contradictoires qui se rencontrent et débattent pour trouver des compromis, des accords. Mais, ces échanges sont d’une autre nature car, la paix fait basculer les rapports de force : à la violence physique et psychologique de la guerre se substitue l’opposition discursive et politique des dialogues.

La paix, pour ainsi dire, est un processus qui se construit par l’échange pacifique entre plusieurs acteurs, et il ne s’agit donc pas, seulement, pour les acteurs directs du conflit, de sortir d’une opposition armée mais bien plus, d’offrir des perspectives viables, à l’ensemble des opérateurs spatiaux colombiens. Pour les communautés rurales, victimes collatérales du conflit, qui ont été prises à partie, stigmatisées, exclues, l’enjeu est également, de passer de la résistance à la résilience, c’est-à-dire la capacité que les communautés, les individus ont à résister aux chocs traumatiques qu’elles ont subis au cours de leur histoire, à les encaisser, les assimiler, les transformer dans le but de (re)structurer, (re)produire des relations et formes d’organisations socio-spatiales, nécessaires à la continuation et à la préservation de leur identité individuelle et collective, mais aussi, à la (ré)intégration future, d’une société dans une perspective d’avenir commun.

Si la violence est devenue l’instigatrice de l’ordre politique (Serje, 2012), c’est parce que la communauté a su (re)créer un tissu socio-spatial, par un jeu de conformation de l’identité et du territoire : « cette déstructuration [de la société] a contribué à créer des formes autonomes d’organisation politique et de production symbolique entre les classes subalternes » (Uribe, 2004 : 113). Ainsi, identité et territoire, sont autant des mécanismes de résistance que des mécanismes de résilience. Ils ont permis, par une prise de conscience d’une condition collective, de structurer des relations à l’intérieur, le « nous » et, de définir l’extérieur, l’« autre ». Par conséquent, nous avons été partiels jusqu’ici car, « c’est seulement en termes de négation qu’on a conceptualisé la résistance. Telle que vous la comprenez, cependant, la résistance n’est pas uniquement une négation : elle est processus de création ; créer et recréer, transformer la situation, participer activement au processus, c’est cela résister » (Foucault, 1994).

De fait, ces communautés ne sont pas enfermées dans un état de résistance stérile face à l’extérieur (surtout face à l’État). Il paraît désormais essentiel de les analyser d’un point de vue plus ouvert et de dire qu’elles étaient, plutôt, dans une phase de ré-existence où elles amortissaient le choc par des mécanismes « d’existence et de récréation d’existence » (Solá Pérez, 2016 : 45) d’un « nous » protecteur en opposition à « l’autre ». Les accords de paix doivent leur permettre de passer dans une seconde phase, celle où, à partir de ces mécanismes, elles pourront reprendre ou faire leur place dans la société colombienne ; encore faut-il que cette dernière le veuille.

B- D’un État parfait sur le papier à son application réelle ?

De fait, ces nouvelles potentialités ne sont pas une fin en soi, parce qu’elles ne sont, pour le moment, qu’une porte entrebâillée vers l’avenir que les communautés, notamment paysannes, doivent pousser ; il subsiste, par conséquent, nombre de luttes à poursuivre, qui sont autant d’avancées à saisir.

L’opportunité principale qu’ouvrent les accords réside dans l’intégration de communautés qui se sont construites dans l’image d’un État absent et qui, pour y remédier, ont su par des alliances avec des acteurs externes (nationaux et internationaux), développer un canal associatif pour faire pression sur l’État et ainsi, obtenir une reconnaissance politique et territoriale (cas des indigènes et des afro-descendants). À ce titre, grâce à la nouvelle Constitution de 1991, les communautés ethniques ont obtenu des législations territoriales d’auto-gouvernance. En revanche, pour les paysans, la reconnaissance n’est pas encore aussi avancée malgré les multiples mobilisations et, si elles bénéficient, également, d’une figure territoriale qu’elles ont su s’approprier pour se protéger de l’État, elles n’en demeurent pas moins dans des « conditions de possibilités » qui les placent, hiérarchiquement, en deçà des autres ethnies et cultures reconnues par la Constitution de 1991.

Cependant, ces législations ont, outre le fait de développer une identité territoriale, légitimé un double pouvoir alternatif à l’État qui, compte tenu de leur isolat réel et imaginaire, les ont poussées à développer leur propre économie, organisation, règles, etc. Ce pouvoir alternatif se base sur l’idée qu’un blindage territorial doit être mis en place pour protéger à la fois le territoire, ses ressources mais aussi et surtout, une communauté qui, par sa relation à l’espace et à son histoire, se perçoit comme une culture différenciée de celle des autres citoyens de la nation. C’est pourquoi, aujourd’hui, les accords de paix doivent permettre de recentrer ce double pouvoir alternatif au profit d’une intégration des canaux institutionnels. Cependant, là où, certains, comme l’État, parlent d’intégration, d’autres comme les communautés rurales y voient plutôt une nouvelle conquête territoriale à leur détriment et au profit d’une économie mondialisée.

En effet, cette nouvelle conjoncture nationale n’est pas seulement favorable aux communautés rurales. Elle offre de nouvelles perspectives à d’autres acteurs et à d’autres logiques (économiques, scientifiques, environnementales). Or, celles-ci, de par leurs manières de faire et de voir, sont parfois représentées comme de nouvelles pressions sur des territoires jusqu’alors marginalisés. Les populations locales constatent qu’à la pression (légale ou illégale) militaire et répressive se substituent d’autres types de pressions économiques et extractivistes, notamment. Ces nouvelles entrées ne sont pas explicitées dans les accords de paix ou dans la politique renouvelée de Santos qui avancent plutôt des objectifs sociaux mais elles leur sont sous-jacentes, voire en constituent un moteur indéniable dans le cadre d’un État néolibéral.

Par conséquent, des visions contradictoires sont en passe de se rencontrer et de rentrer en conflit dans ces territoires à propos du rôle que l’État doit y jouer. Pour cela, nous assistons, et c’était là le point de départ de notre étude, à une course au territoire de la part des communautés rurales, relancée indirectement par Santos après les deux mandats d’Álvaro Uribe qui avaient empêché les ethnies tout comme les paysans d’amplifier ou de créer de nouvelles figures territoriales. Cependant, compte tenu des conditions de possibilités distinctes de chaque communauté, cette course au territoire, bien souvent individualiste d’un point de vue communautaire, tout autant que de se protéger et de délimiter le « nous » des « autres », l’intérieur de l’extérieur, est génératrice d’une nouvelle pression sur les autres communautés rurales extérieures au projet territorial.

Note de bas de page 49 :

Nous reprenons, ici, le titre de l’ouvrage de Clastres, P. (1974). La société contre l’État, recherches d’anthropologie politique. Paris, Éditions du Seuil.

Note de bas de page 50 :

Entretien avec James, guérillero chargé de l’organisation sociale dans le Frente Tercero « Osvaldo Patiño », FARC-EP, La Montañita, Caquetá, 26 février 2017.

Face aux nouveaux doutes et pressions que constituent la présidence de Santos et les accords de paix pour les communautés, nous n’assistons pas au démantèlement du pouvoir alternatif dans sa totalité. Si l’acteur armé se démobilise peu à peu, on constate que la place de résistance vacante qu’il laisse derrière lui est récupérée par les opérateurs associatifs, seul moyen pour eux de se protéger des manières de faire de l’État. Néanmoins, cette résistance doit être lue de manière plus positive et non pas à travers la vision réductrice employée par certains acteurs étatiques. En ce sens, ce ne sont pas des sociétés contre l’État49, au contraire, elles l’ont recréé grâce à leur mode d’organisation ; elles l’ont ainsi amené, tiré jusqu’à elles en son absence. Ce sont plutôt des sociétés qui désirent faire valoir d’autres points de vue au sein d’un État qui se réclame comme démocratique. Pour cela, cette vision opposée ne doit pas disparaître ; penser autrement ne doit plus être un délit50 bien au contraire. Il doit y avoir accès aux dialogues avec des sphères de pouvoirs installées depuis les indépendances.

Note de bas de page 51 :

« Les organisations paysannes font face à l’État avec leurs propositions qui sont les mêmes que celles des FARC » in Ibid.

L’intégration de la guérilla des FARC-EP, dans la lignée des accords de paix, pourrait alors redistribuer les cartes dans le monde rural mais, plus largement, en Colombie. En effet, elle constitue pour les communautés qui partagent ses idées51 et qui lui sont associées, une vraie opportunité d’exprimer leurs revendications auprès des canaux institutionnels ; l’enjeu étant alors, de convaincre l’État qu’elles ne sont pas seulement des acteurs rebelles mais, plutôt, des acteurs clefs capables de faire avancer toute la société colombienne.

Leur montée en puissance au travers de la zone de réserve campesina qui propose d’appliquer, à une échelle plus globale, d’autres modèles sociaux qu’elles ont su créer au cours de leur histoire cabossée doit nous amener à ne plus analyser ces communautés et leurs modes d’action seulement comme des processus de résistance mais plutôt, compte tenu d’une histoire répressive et douloureuse, comme des communautés en phase de résilience. La résistance devient alors une « ré-existence » (Solá Pérez, 2016) qui intervient comme première étape d’un processus de reconstruction communautaire.

De fait, ce processus de résilience, s’il est, avant tout, produit et créé par les communautés elles-mêmes, n’en demeure pas moins une opportunité nationale susceptible de construire une paix durable et stable. Dans cette quête, elles véhiculent d’autres conceptions de la politique, du multiculturalisme, d’autres relations sociales, d’autres perceptions de l’espace, d’autres logiques de faire et de voir, en somme, d’autres priorités : le bien-être, en tant qu’aspiration d’un État-Nation démocratique et humaniste, ce qui ne manque pas de venir se heurter aux conceptions et logiques qui dominent actuellement.

Enfin de compte, la paix n’est pas la fin des conflits, bien au contraire. Les accords de paix constituent seulement un nouveau paradigme des luttes de pouvoirs au sein de l’État-Nation colombien et permettent à la politique d’être la continuation de la guerre par d’autres moyens.

Après l’indépendance, la construction de la République, le développement, le multiculturalisme, la paix seraient-ils devenus le nouveau discours englobant de l’État-Nation ? La réponse ne paraît pas aussi simple que cela car la paix ne s’achète pas ou ne se met pas en place par la force ; elle se construit, pas à pas, tous ensemble. Mais, elle ne rassemblera pas toute la nation, ne se construira pas de manière positive, si les problèmes structurels qui ont mené à la situation du conflit armé persistent et, surtout, si les sphères de pouvoirs illégales accolées à des intérêts économiques qui n’ont aucun avantage à délaisser la force au détriment de la discussion comme régulateur du politique, au risque de perdre le pouvoir, ne sont pas neutralisées.

Note de bas de page 52 :

Sofia Monsalve de la FIAN International, parle de « conscience des États au travers de leur soutien mais aussi de leurs entreprises transnationales, ONG, etc. ; conférence Internationale: « Tierras y Territorios en las Américas: Acaparamientos, Resistencias y Alternativas », du 23 au 26 août 2016 à l’Université Externado de Colombie, Bogotá, 24 août 2016.

Note de bas de page 53 :

Entretien avec James, guérillero chargé de l’organisation sociale dans le Frente Tercero « Osvaldo Patiño », FARC-EP, La Montañita, Caquetá, 26 février 2017, 14h.

Cela souligne aussi que tout ne dépend pas des communautés et pose question quant au rôle des pays garants des accords mais aussi, du reste de la communauté internationale52 car, derrière les discours, les communautés attendent que tous les acteurs (internationaux y compris) œuvrent, réellement, à l’application des accords de paix et à la garantie d’une vraie transition et ouverture démocratique53. Ce n’est qu’au prix de tous ces efforts partagés que les guérilleros que nous avons rencontrés au cours de cette étude ne verront pas leurs enfants reprendre les armes et que les processus de paix deviendront, pour le peuple colombien, une acceptation du passé, une potentialisation du présent et une construction de l’avenir, d’un avenir où l’État sera, enfin, vraiment, le reflet de ses préceptes constitutionnels…

Note de bas de page 54 :

Interjection utilisée pour exprimer le souhait que quelque chose se réalise. Dans notre cas, de nombreux entretiens se sont conclus sur cette parole. Cela montre à la fois l’espoir et les doutes qui entourent cet accord de paix et le futur de la Colombie.

¡Ojalá54 !