Introduction des journées d’étude de Leuven (Louvain) - 26-27 avril 2003
Si le syncrétisme est le versant objectif de la correspondance intersémiotique, la synesthésie en est le versant « subjectif ». La synesthésie, dans sa définition courante est un phénomène d’association et d’interaction, chez un même sujet, d’impressions venant de domaines sensoriels différents. Et notamment, elle marque l’expérience esthétique de tout sujet confronté avec l’œuvre d’art. On peut distinguer deux types de synesthésies : d’une part la synesthésie intersensorielle quand elle repose non pas sur une simple juxtaposition polysensorielle mais sur une synergie ou une concomitance de sens spécifiques (comme la vision et l’ouïe dans l’audition colorée) et d’autre part la synesthésie encore incorporée qui active le sens intime du corps global comme nœud de la vie sensorielle du sujet. La psychologie expérimentale (surtout R.E. Cytowic, Synesthesia, A Union of the senses, 1996) a formulé des critères diagnostiques pour la synesthésie, mais la théorie sémiotique de la synesthésie, dans le cadre d’une sémiotique du sensible et du corps, n’est pas encore vraiment construite.
Une conception métaphorique de la synesthésie peut être rejetée d’emblée. L’expérience synesthésique n’est pas la simple prédication d’un comme si, l’instauration d’une relation de métaphoricité qui se réduirait à une simple sémantisation du sensible. De fait, suivant la suggestion d’Aristote dans ses récits psychologiques (surtout les Parva Naturalis), l’aisthèsis koinè dépasse de loin le sémantisme des signes ; elle concerne la sensibilité elle-même : le comme si est senti, donc vécu. Si l’on veut dépasser la conception métaphorique de la synesthésie, il faut ancrer le phénomène dans la sensibilité elle-même. Une autre conception, celle-là plus cognitiviste, peut également être mise en question. Elle soutient que l’interaction des sens se réalise comme le produit de l’imagination du sujet : les affinités entre les qualités sensibles seraient alors des projections cognitives.
Dans ces journées d’études, on souhaite exploiter une perspective différente de la métaphorique et de la cognitiviste. La matière dont les œuvres d’art et les objets de perception en général sont constitués induit, dans des conditions spécifiques, l’expérience synesthésique. Si la matière est le support sensible des phénomènes sémiotiques, ses effets ressortissent déjà à la sémiose. La matière ne se laisse pas résorber dans la constitution des formes sémiotiques mais elle impose également ses qualités propres, tels les tons, les timbres, les rythmes, les textures. Certaines de ces qualités matérielles incitent à la synesthésie. Plusieurs questions émergent dans cette perspective. La matière est-elle atomiste ou holistique ? La matière se donne-t-elle comme un conglomérat de qualités chaotiques ou bien est-elle organisée ? La matière est-elle nécessairement « formée » ou comporte-t-elle une certaine « immatérialité » ? En outre, la force de la matière devrait être définie selon l’impact et l’intensité. Dans quelle mesure le mou, le lisse, le rugueux, le fluide mais également le dégoûtant, l’abject et l’informe relèvent-ils de la synesthésie ?
Ces journées d’étude pourraient ainsi contribuer non seulement à une conception plus adéquate de la synesthésie mais également à la construction d’une sémiotique objectale (voire « naturelle ») où le subjectif est considéré non pas dans sa structure identitaire mais comme effet de la donnée objectale, effet de la présence de choses mondaines, qu’elles soient de nature ou de culture.