Affectivité et modalités langagières Affectivity and linguistic modalities
Le présent article propose une mise au point sur les relations existant entre l’étude de l’affectivité dans le langage et celle des modalités langagières. Une première partie dresse une synthèse quant à la manière dont l’affectivité a pu être abordée en sciences du langage. Dans une seconde partie, on discute de la manière dont l’affectivité intervient dans l’étude des modalités, en s’attachant plus particulièrement à la place des valeurs appréciatives et axiologiques. Trois thèses sont soutenues, faisant contrepoint à celles émises par Gosselin (2010) : 1. L’appréciation et l’axiologie sont des jugements, sans que l’affectivité soit pour autant nécessairement modale ; 2. Leurs fonctions respectives se comprennent à partir d’une autre catégorie modale ; 3. Elles tendent à produire un effacement sémantique dans les énoncés modaux. Une troisième partie, enfin, évoque deux exemples d’analyse modale des valeurs axiologiques en cherchant à en tirer quelques réflexions épistémologiques.
This paper provides an update on the relationship between the study of affectivity in language and the study of linguistic modalities. In the first part of the paper, I report on the different ways in which affectivity has been approached in Linguistics. In the second part, I discuss how affectivity is involved in the study of modalities, with a particular focus on the appreciative and axiological values. As counterpoints to those put forward by Gosselin (2010), I argue three theoretical propositions: (i) appreciation and axiology are judgements, without affectivity necessarily being modal; (ii) their respective functions are understood from another modal category; (iii) they tend to produce a semantic blurring in modal statements. Finally, in the third part, I mention two cases of axiological value analysis, drawing some epistemological statements.
Introduction
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Le rapport entre ces deux types d’états fait débat, cependant. Jaegwon Kim tient leur distinction pour ordinaire (1998, p. 101), et Searle (1983) considère entre eux des « connexions », lesquelles supposent une distinction préalable au moins opératoire ; d’autres envisagent en revanche l’une ou l’autre inclusion, notamment Graham, Horgan & Tienson (2007). Pour une présentation générale de la question, voir Dewalque & Gauvry (2016).
1Il est admis dans les sciences cognitives, notamment en psychologie et en philosophie de l’esprit, que l’activité mentale humaine manifeste des états intentionnels (par exemple, penser ou désirer quelque chose) et des états phénoménaux, ou états affectifs (typiquement, ressentir du plaisir ou de la douleur)1. L’affectivité permet de subsumer une série de notions vagues plus anciennes, néanmoins très présentes dans l’échange social, partant dans le langage, telles que la sensation, l’émotion, le sentiment ou l’humeur. Cette affectivité est fondamentalement polarisée, c’est-à-dire qu’on en rend compte par des contrastes automatiquement chargés de signification qu’on appelle les valeurs affectives (anciennement : « états d’âme ») : plaisir et douleur, joie et tristesse, bien et mal, etc. Les valeurs affectives sont parfois en corrélation avec des états intentionnels. Elles conduisent alors à des appréciations et des axiologies. D’après le modèle de Laurent Gosselin (2010) sur lequel nous reviendrons plus en détail, les modalités appréciatives sont réputées relever de l’individu, tandis que les modalités axiologiques appartiennent à la sphère sociale. Autrement dit, lorsque les contrastes affectifs ont une incidence directe sur l’état intentionnel des individus, ils donnent lieu à des appréciations ; lorsqu’ils rejaillissent sur les représentations sociales (opinions, préjugés, …) ils forment des axiologies.
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Les actes de l’entendement pur — représentations, perceptions et jugements — « sont pensables sans aucune participation d’actes affectifs » (Husserl, 2009, p. 334). Pour une présentation, voir Lorelle (2018).
2On pourrait considérer, à la suite de François Jullien (2006), que l’affectivité elle-même, dans son ensemble, est victime d’une axiologie négative dans le savoir occidental, car elle fut longtemps considérée comme un obstacle à la connaissance. En particulier, sous l’aspect de la doxa, elle a été combattue dès l’origine par la philosophie. Qu’est-ce que la doxa, en effet ? Un ensemble de représentations sociales, partagées par une communauté et recouvertes par des valeurs axiologiques. Les opinions et les préjugés sont éloignés de la connaissance vraie précisément parce que des affects divers (intérêts, penchants, répulsions, …) participent ordinairement à leur formation. Il convient dès lors d’écarter les affects des états intentionnels qui conduisent à la connaissance, comme en témoignent encore les leçons de Husserl sur l’éthique2. Le savoir occidental s’est construit sur cette exclusion. Dans cette perspective, il y aurait lieu d’observer la façon dont l’affectivité a fait retour dans le savoir, de manière sporadique puis plus particulièrement à la fin du xixe siècle, à l’acmé du paradigme scientiste (avec l’ambition de refondation des sciences à la fois par la logique formelle et par la phénoménologie transcendantale).
3La linguistique générale, qui émerge à la faveur de ce mouvement scientiste (cf. Auroux, 1988), a été elle aussi confrontée aux questions que pose l’affectivité. Sans nous attaquer au problème général de la place de l’affectivité dans le savoir, ni même prétendre à retracer une histoire de ce retour dans les théories du langage, on se propose, dans la première partie de cet article, de poser trois balises en fonction desquelles l’affectivité a pu être intégrée aux modélisations théoriques et aux descriptions en sciences du langage. On discutera ensuite, dans une seconde partie, la manière dont l’affectivité intervient dans l’étude des modalités langagières, en s’attachant plus particulièrement à la place des valeurs appréciatives et axiologiques. Une troisième partie, enfin, développera quelques réflexions épistémologiques à propos de l’analyse de ces valeurs.
1. L’affectivité dans les sciences du langage : un repérage
4Il était sans doute difficile de concevoir la place de l’affectivité dans le langage avant les progrès de la psychologie comme science positive. Le projet de description linguistique que Charles Bally entreprit à son sujet au début du xxe siècle entendait en tout cas s’appuyer sur la psychologie de son temps. Il prenait pour cible « la langue d’aujourd’hui, dans ses manifestations les plus vivantes » (1909, p. 13) et semblait surtout utile à l’enseignement secondaire. Bally lui octroie le nom de « stylistique », tout en étant conscient que le terme risquait de prêter à confusion puisqu’il n’est pas question dans ce projet de porter l’étude sur la langue écrite des écrivains mais bien sur la langue parlée ordinaire. Il ne fallait donc pas confondre sa stylistique « linguistique » avec la stylistique littéraire.
5Son collègue Albert Sechehaye, qui avait publié en 1908 un ouvrage de linguistique générale portant sur la « psychologie du langage », reconnaissait que la stylistique occupe « une place intermédiaire entre la grammaire et la science ou plutôt l’art du style » (Sechehaye, 1908b, p. 155). Il voulait bien admettre que Bally ambitionnât à son endroit le projet d’une discipline linguistique, rigoureuse et objective. Cependant, au vu de la définition que celui-ci en donne — « La stylistique étudie les faits d’expression du langage organisé au point de vue de leur contenu affectif, c’est-à-dire l’expression des faits de la sensibilité par le langage et l’action des faits de langage sur la sensibilité » (Bally, 1909, p. 16) —, il est aisé de reconnaître (surtout dans la reprise explicative) l’ethos et le pathos de la rhétorique, soit les fonctions impliquant dans le discours l’affectivité, respectivement, d’un locuteur et de son interlocuteur. Aussi était-il commode que la visée de la rhétorique soit normative, ou réduite à un art, afin que la stylistique s’accaparât le projet positif d’une description des expressions de l’affectivité.
6Quelle autre dénomination aurait pu convenir pour un tel projet ? La sémantique, qu’Arsène Darmesteter (1886), Michel Bréal (1897) ou Antoine Meillet (1906) alléguaient dans leurs essais, était alors réservée à une approche d’ordre principalement historique (voir Delesalle, 1988), puisqu’elle s’employait à expliquer le changement de sens des mots. Or le projet de Bally relevait de la linguistique synchronique, sans pouvoir se résumer à une étude de lexique.
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« La modalité est la forme linguistique d’un jugement intellectuel, d’un jugement affectif ou d’une volonté qu’un sujet pensant énonce à propos d’une perception ou d’une représentation de son esprit. Ainsi la vue ou l’idée de la pluie peut provoquer dans l’esprit d’un agriculteur une croyance, une appréhension ou un désir : “Je crois qu’il pleut ; Je crains qu’il ne pleuve ; Je souhaite qu’il pleuve” » (Bally, 1942, p. 3).
7Notons également, pour éclairer cette même question, que Jean-Louis Chiss (1985, p. 91-92) voit rétrospectivement un apparentement possible entre le projet de Bally et la théorie de l’énonciation, en raison notamment de l’élaboration théorique que Bally proposait à propos d’un concept de « sujet parlant », de sa distinction entre « dictum » et modalité (introduisant ainsi dans la théorie linguistique la notion de « sujet pensant »3) et de ses analyses des termes évaluatifs.
8Comme on s’en avise, plusieurs remédiations s’offrent afin de disperser l’ambivalence d’une stylistique qui aurait en vue l’étude linguistique de l’affectivité. Les travaux qui, au xxe siècle, ont poursuivi ce projet peuvent être répertoriés sous trois grands axes théoriques. Un premier axe, pointé du doigt par Chiss, entend rendre compte de la variété des faits de parole selon des mécanismes spécifiques, éloignés des « contenus intellectuels » (comme les appelait Bally) de la langue. Une linguistique de l’énonciation, ou du discours, est alors le point d’arrivée de l’étude. Un second axe adhère toutefois plus étroitement avec la description déployée par Bally dans le Traité de stylistique française. Malgré les déclarations d’objectivité empirique, la langue parlée n’est guère attestée en tant que telle. Le discours ordinaire est pris pour point de départ, et la classification correspond à des notions reprises à la linguistique générale, telles que l’étymologie, la synonymie, les caractères intellectuels et affectifs, les effets par évocation, etc. Le projet de Bally relèverait en somme d’une sémasiologie étendue aux locutions et aux tournures : en partant d’emplois discursifs, il tendait bien à instruire une théorie générale du sens dans le langage, même si les significations liées à l’affectivité étaient visées en priorité. Un troisième axe, enfin, repartirait de cette théorie du sens, soutenue par les sciences voisines (psychologie, logique et philosophie, surtout), afin de mettre au jour les particularités de la langue française. Ce serait reconduire cette fois l’approche onomasiologique en l’étendant à une sémantique de la phrase, laquelle n’est pas autre chose en somme qu’une syntaxe construite et analysée à partir du sens. Bally ne prétendait pas étendre son investigation au-delà de la langue française, bien qu’il ne voulût pas davantage présenter « une caractéristique du français d’aujourd’hui » (1909, p. vii), ce qui eût exigé plus de systématisme que ce qu’il prétendait faire.
1.1. De la parole au discours
9Les travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni illustrent de façon éloquente la première orientation de recherche, celle qui, au départ d’une analyse de faits langagiers, cherche à dégager une nouvelle aire dans l’étude du langage, avec les velléités de spécification disciplinaire qui s’ensuivent. Comme bien d’autres linguistes, elle a poursuivi continûment la constitution d’une « linguistique de la parole » (ainsi que la désignait Saussure) à travers ces avatars que représentent, mutatis mutandis, la pragmatique, la linguistique de l’énonciation et la linguistique du discours.
10Certains ouvrages de Kerbrat-Orecchioni attestent de la domination séculaire de la logique sur la grammaire, puisqu’ils se pensent comme des alternatives à partir, et au sein même, du paradigme logico-grammatical. La connotation (Kerbrat-Orecchioni, 1977) puis L’implicite (Kerbrat-Orecchioni, 1986) sollicitent ainsi des notions issues de la logique afin de mettre en évidence d’autres significations que les contenus « intellectuels », « cognitifs » ou, pour évoquer un terme de la logique de Bertrand Russell que la linguiste emploie, « référentiels ». Ces significations peuvent rendre compte, au moins en partie, de l’affectivité dans le langage.
11C’est toutefois avec L’énonciation. De la subjectivité dans le langage (1980-2009), surtout, que la linguiste s’est attachée à l’étude de l’affectivité. À la suite de Bally dont elle se réclame, elle entend se limiter aux « manifestations les plus banales, dans le discours le plus “ordinaire” », en laissant à l’arrière-plan « les sophistications du discours littéraire » (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 36). Un inventaire est établi dans le deuxième chapitre, comprenant deux grandes catégories : les déictiques et les « subjectivèmes ». Définis comme des unités signifiantes qui, toutes grandeurs et toutes fonctions syntaxiques confondues, comportent un trait de subjectivité, ces subjectivèmes sont distribués en trois sous-catégories selon une caractérisation sémantique particulière au trait de subjectivité : celui-ci est affectif, axiologique ou modalisateur, les deux derniers partageant une fonction d’évaluation, quoique selon des polarités distinctes (bon/mauvais pour le deuxième, vrai/faux pour le troisième) (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 134).
12Il est remarquable qu’aussitôt après avoir inventorié les formes linguistiques de la subjectivité (ses « lieux d’inscription »), la linguiste en éprouve dans ce livre l’application à deux textes, l’un composé par un corpus de presse, l’autre étant de Georges Perec, afin de pointer les manques de cet inventaire : le discours est de réserve, inépuisablement. Le troisième et dernier chapitre confirme que le discours (journalistique ou littéraire) et sa théorisation linguistique constituent bien l’horizon d’attente de l’étude. Aussi l’inventaire ne correspond-il pas aux contraintes d’un système sémantique, ni ne prétend offrir un apport de poids à la linguistique générale, même si un concept inédit (celui de subjectivème) est proposé et que des rapports contrastifs sont suggérés, notamment entre axiologies et modalisations au sein de la catégorie de l’évaluation.
1.2. Du discours au langage
13Pour aborder le second axe théorique de recherche, on commencera par rappeler que la sémiotique, du moins le courant qui, en France, s’inscrit dans le prolongement de la linguistique générale de Saussure et de Hjelmslev, procède à une analyse des textes et des discours, moins sous l’angle des particularités linguistiques que comme manifestations de pratiques sociales et culturelles. L’un de ses principaux objectifs est d’élaborer un système raisonné et explicite de concepts pour l’analyse, c’est-à-dire un métalangage cohérent, applicable à n’importe quel langage, y compris non verbal.
14Or il y a, pour cette sémiotique, un « tournant des passions », selon la formule d’Ablali (2003, p. 181). Précédemment, ses analyses souscrivaient aux objectifs de la logique dans sa variante pragmatique : « Depuis Sémantique structurale et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, les sémioticiens ont concentré leur effort particulièrement sur l’élaboration d’un appareillage conceptuel visant à décrire l’action des sujets narratifs sur le plan logico-sémantique » (Ibid., p. 189). Mais, progressivement, d’autres effets de sens, liés d’abord à l’analyse de la poésie, demandèrent à être construits par la théorie. La comparaison des termes répertoriés dans les deux tomes de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Greimas & Courtés, 1979 & 1986) peut témoigner du changement survenu. Dans le premier tome, le vocabulaire portant sur l’affectivité est très rare : Expressive (fonction ~) rappelle brièvement une fonction du schéma de Jakobson ; Subjective (valeur ~) pointe tout aussi laconiquement des propriétés « essentielles » chez le sujet (celles qui lui sont attribuées à l’aide de la copule être) ; Thymique (catégorie ~), articulée en euphorie et dysphorie, renvoie à la perception que l’homme a de son corps. Dans le second tome, en revanche, le lexique passionnel explose, à la fois par le nombre d’entrées qui s’y rapporte et par l’élaboration théorique qui lui est consacrée.
15Les passions y sont définies comme « une organisation syntagmatique d’“états d’âmes”, en entendant par là l’habillage discursif de l’être modalisé des sujets narratifs » (Greimas & Courtés, 1986, p. 162 [notice de Francesco Marsciani]). Ces passions, objets de travaux de plusieurs sémioticiens, notamment de la part d’Algirdas J. Greimas & Jacques Fontanille avec Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme (1991), rendent compte de l’affectivité dans son passage « du sentir au connaître » (tel est le sous-titre par lequel s’ouvre cet ouvrage). L’avarice et la jalousie en sont des exemples que les auteurs analysent méticuleusement, faisant valoir tout particulièrement que ces passions progressent dans un récit (soit attesté soit reconstruit par l’analyse) à travers l’emploi de diverses modalités. Ainsi, par exemple, quant à la figure du prodigue (inverse de celle de l’avare) : « le prodigue ne peut être, pour commencer, qu’un possédant conscient de l’être, selon le savoir-être ; la dissipation à laquelle il se livre n’est envisageable, en outre, que s’il est libre de se défaire de ses biens, selon le pouvoir-ne-pas-être » (Ibid., p. 142).
16Le « tournant des passions » ne va pas non plus sans que les sémioticiens interrogent le partage conceptuel qui soutient son avènement. Plusieurs divisions ont été proposées, certaines binaires, d’autres ternaires (par exemple, entre trois dimensions : pragmatique, cognitive et pathémique ; cf. Greimas & Courtés, 1986, p. 163 [notice de Francesco Marsciani]) ; et la multiplicité des termes associés à l’affectivité (thymique, pathémique, axiologique, phorique, passionnel, …) s’explique par son implication différenciée aux multiples niveaux du modèle d’analyse du sens. L’approche dite « tensive » de ce modèle, édifié peu à peu par Claude Zilberberg, finit par fixer sa place : la première. L’affectivité y est en effet au principe même de la distinction des catégories : l’intensité, qui en est le nom et la caractérisation la plus abstraite (ceci afin de la détacher de la subjectivité humaine et de l’élever au rang d’un opérateur formel), régit sa propre séparation avec l’extensité (nom et caractérisation abstraite de tout ce qui relève de l’étendue, spatiale comme temporelle, notamment le monde objectif) en vertu de la tension ou force qui la définit (cf. Zilberberg, 2006, p. 55). Dans la sémiotique tensive, l’affectivité n’est donc plus cantonnée à l’« habillage discursif » mais se trouve au fondement d’une théorie du langage, tant en ce qui concerne l’expression (la phonologie, pour ce qui regarde les langues) que pour ce qui relève du contenu (où l’analyse sémasiologique du français a valeur de métalangage universel).
1.3. Du langage à la langue
17Dans Les modalités en français. La validation des représentations (2010), Laurent Gosselin décrit les valeurs appréciatives et axiologiques en fonction de modalités propres à ces valeurs. La description ne vaut que pour la langue française car, premièrement, sa validité est fondée sur des tests d’acceptabilité sémantique liés à des énoncés dans cette langue et, deuxièmement, elle rend compte de « marqueurs » (unités signifiantes de toutes grandeurs) dont la distribution est spécifique au français. Mais, en outre, la description repose sur un modèle théorique (non lié à la langue française) capable de définir les modalités et de déterminer ce qu’il faut y inclure, notamment des modalités appréciatives et axiologiques. La démarche relève ainsi d’une onomasiologie, décrivant, au départ des concepts de modalité, d’appréciation et d’axiologie fixés par les doctrines psychologiques contemporaines, la variété des valeurs modales et des marqueurs afférents en français.
18Rappelons les trois thèses principales liées à l’affectivité dans le langage, comme celles-ci ont déjà pu servir à notre présentation introductive, que l’on doit à Gosselin. Première thèse : les catégories de l’appréciatif et de l’axiologique sont dépendantes de la catégorie plus générale de la modalité. Là donc où Kerbrat-Orecchioni envisageait de dissocier les traits axiologiques et les évaluations modalisatrices en tant que formes de la subjectivité dans le langage, Gosselin subsume les premiers dans les secondes, ou plutôt il élargit la conception des modalités de telle manière qu’elles intègrent désormais toute évaluation. Celles-ci ne sont, pas moins que les croyances et les probabilités, des manières de « valider » (par le jugement) les représentations contenues dans les énoncés. Deuxième thèse : l’évaluation appréciative et l’évaluation axiologique demandent à être distinguées l’une de l’autre (distinction qui n’apparaît pas clairement chez les sémioticiens, par exemple). Les appréciations dépendent de la subjectivité individuelle, tandis que les axiologies dépendent toujours de l’une ou l’autre institution (Gosselin, 2010, p. 80). En outre, les modalités axiologiques ont un caractère réflexif :
tout système axiologique porte sur lui-même un jugement, forcément positif, sous peine de contradiction. […] Il n’en va évidemment pas du tout ainsi avec les modalités appréciatives : qui tient la maladie en aversion ne considère pas nécessairement cette aversion elle-même pour désirable (Ibid., p. 344).
19La troisième thèse reste implicite et ne serait peut-être pas maintenue en cas d’explicitation : il semble que les modalités appréciatives et axiologiques épuisent les moyens d’expression affective ; ou plutôt que tous les moyens d’expression de l’affectivité sont justiciables d’une description modale. Des mots en apparence aussi peu liés à la modalisation que plaisir, bonheur, cadeau, fête, château ou merveilleusement, par exemple, sont bien pour Gosselin des marqueurs de modalités appréciatives.
20Pour conclure cette première partie, soulignons que l’état des lieux qui vient d’être dressé ne se veut nullement exhaustif mais s’est contenté d’illustrer les différentes postures épistémiques envisageables à l’égard de l’affectivité dans le langage. Le balisage est ordonné à la fois par une sorte de dynamique interne (de la parole à la langue en passant par le discours et le langage) et par la chronologie des travaux, de sorte qu’on peut admettre que les choix théoriques et descriptifs de Gosselin constituent aussi des réponses face aux choix opérés par ses prédécesseurs, parmi lesquels se comptent Kerbrat-Orecchioni et les sémioticiens de l’école de Paris.
21Il n’en reste pas moins qu’une certaine convergence apparaît dans la description linguistique. L’affectivité paraît être toujours liée à l’évaluation et à la modalisation. On se propose d’examiner ces liens à nouveaux frais dans la seconde partie de l’article.
2. Approche sémiotique de l’affectivité modalisée
22Nous allons avancer trois thèses qui rompent avec les apparences sur lesquelles nos prédécesseurs ont établi leurs propositions théoriques.
231° L’évaluation n’implique pas de catégorisation modale distincte de la catégorisation de modalités mieux admises dans la tradition savante, telles la probabilité ou la volonté.
242° L’appréciation et l’axiologie relèvent d’ailleurs de catégorisations modales différentes, quand bien même elles ne permettent pas leur spécification.
253° L’affectivité n’est pas nécessairement liée à la modalité mais, lorsqu’elle est en rapport avec une modalité, elle agit toujours de la même façon : elle tend à effacer le prédicat modalisé. Ainsi peut s’expliquer le rapprochement allégué entre appréciation et axiologie.
26Ces trois thèses s’opposent point par point à celles qui se dégagent des propositions théoriques de Gosselin. Une opposition aussi directe est avant tout une manière de rendre hommage au travail de ce linguiste, en prenant avec le sérieux qui se doit les thèses qui sont les siennes. La masse de réflexions et d’analyses contenues dans Les modalités en français est en effet considérable. Non seulement la démarche est nourrie de lectures approfondies en philosophie, logique, sémiotique et linguistique sur le sujet (conçu largement), mais elle aboutit en outre à un système descriptif soutenu par un modèle théorique explicite et bien servi par les représentations graphiques (tableaux, arbres et schémas) qu’offre ce modèle. De telles avancées facilitent la discussion, si même elles ne la stimulent.
27La présente recherche invite elle aussi au dialogue sur ce sujet entre linguistique et sémiotique, déjà amorcé ailleurs (Badir, à paraître). Son objectif se place dans le prolongement des travaux antérieurs des sémioticiens, c’est-à-dire qu’en contribuant à une théorie du langage elle entend se situer en amont de la démarche de Gosselin, sans faire retour sur les particularismes d’une langue, même si c’est bien à partir et en fonction des discours en langue française que se construisent les arguments en vue de l’édification théorique.
2.1. L’affectivité, catégorie sémantique non modale
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Rappelons brièvement à quoi renvoient ordinairement ces catégories modales : les modalités aléthiques permettent de rendre compte de ce que l’on juge objectivement vrai (ex. : C’est un livre marron) ; les modalités épistémique donnent à voir les perceptions subjectives (ex. : C’est un gros livre) ; les modalités bouliques expriment la volonté (ex. : Je veux lire ce livre) ; et les modalités déontiques manifestent des normes (ex. : Vous devez lire ce livre) ; les exemples donnés entre parenthèses sont repris à Gosselin (2010, p. 80).
28Une affectivité manifestée chez le sujet par une polarisation entre l’agréable et le désagréable, ou entre le plaisir et la douleur, ou encore entre l’euphorie et la dysphorie, peut se retrouver impliquée dans n’importe quelle catégorisation modale. Comme la combinaison de modalités distinctes est envisageable sans difficulté, et dans la mesure où l’affectivité est rattachée chez Gosselin à des modalités spécifiques (appréciative et axiologique), il suffirait de tenir pour vraisemblable la combinaison de ces modalités avec n’importe laquelle des quatre autres catégories modales (aléthique, épistémique, boulique et déontique4) pour que notre assertion se vérifie. On se propose d’en faire le test pour la modalité appréciative. Aux deux premiers exemples fournis par Gosselin (2010, p. 109), qui portent sur des lexèmes, on ajoutera ainsi, en suivant (provisoirement) la logique de son modèle, quelques autres liés à des verbes en usage modal où l’analyse combine une modalité appréciative avec une autre modalité :
[1] bicoque : mod. aléthique et mod. appréciative
[2] faible : mod. épistémique et mod. appréciative
[3] prendre plaisir à faire (= faire quelque chose d’agréable) : mod. aléthique et mod. appréciative
[4] gagner à faire (= pouvoir faire quelque chose d’agréable) : mod. épistémique et mod. appréciative
[5] désirer faire (= vouloir faire quelque chose d’agréable) : mod. boulique et mod. appréciative
[6] se recommander de faire (= devoir faire quelque chose d’agréable) : mod. déontique et mod. appréciative
29En [3]-[6], la chose à faire serait le mal, ou bien faire quelque chose serait remplacé par souffrir, que cela n’en serait pas moins agréable aux yeux du locuteur.
30La paraphrase donnée entre parenthèses confirme la présence de la modalité avec laquelle l’appréciation est combinée ; elle ne garde pas trace en revanche du caractère modal de cette appréciation sinon sous la forme d’une implication : quelque chose est agréable parce que le locuteur la juge telle.
31Mais est-ce bien par une modalité spécifique que s’est exprimée l’appréciation ? On peut en douter. Pour cela, il faudrait qu’il existe des marqueurs non seulement qui soient strictement appréciatifs (nullement susceptibles de témoigner de la combinaison de l’appréciation avec une autre modalité) mais encore qui expriment la modalité de façon « extrinsèque », c’est-à-dire où ce qui est modalisé est distinct de l’opérateur de modalisation (Gosselin, 2010, p. 96-97), ce qui exclut les lexèmes bicoque, faible, etc. Or il ne nous semble pas que l’existence de tels marqueurs soit évidente. Pour reprendre les marqueurs qui ont été proposés en exemples par Gosselin (détester, risquer de, mériter de, malheureusement), et en les attachant au fait objectif exprimé par Je fais la vaisselle :
[7] Je déteste faire la vaisselle (= je peux faire quelque chose de désagréable pour moi) : mod. épistémique et mod. appréciative
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Il est imaginable que le risque soit pour les autres, mais il s’agit alors d’une interprétation ironique et nous tombons d’accord avec Gosselin de ne pas prendre en considération ce type d’interprétation dans l’élaboration théorique. Même observation pour l’exemple [10].
[8] Je risque de faire la vaisselle (= il est possible que je fasse quelque chose de désagréable pour moi5) : mod. aléthique et mod. appréciative
[9] Je mérite de faire la vaisselle (= je dois faire quelque chose de désagréable pour moi) : mod. déontique et mod. appréciative
[10] Je fais malheureusement la vaisselle (= je fais quelque chose de désagréable pour moi) : mod. aléthique et mod. appréciative
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L’exemple donné par Gosselin est : Je suis heureux que Pierre soit venu. Notre exemple [10] est du même acabit puisqu’il peut être paraphrasé, sans modification sémantique notable, sous la forme Je suis malheureux de faire la vaisselle. Gosselin entendait faire contraster l’exemple donné avec cet autre, qui exprimerait selon lui une appréciation simple : Heureusement que Pierre est venu. Pourtant cet exemple lui aussi peut être paraphrasé en « objectivant » le jugement : Il est heureux que Pierre soit venu. Quelque chose est bien perdu dans cette paraphrase mais ce n’est pas en raison de la présence de l’adverbe heureusement : la construction exclamative adverbe + que introduit — toujours en s’en tenant provisoirement au modèle descriptif de Gosselin — une modalisation épistémique (= je pense qu’il est heureux que Pierre soit venu).
32Dans [10], on peut en effet considérer qu’un jugement subjectif se porte sur un jugement objectif, comme Gosselin en prévoit le cas (2010, p. 320)6. On constate ainsi que les marqueurs donnés en exemples ne permettent pas de se faire un avis positif sur le détachement d’une modalité appréciative.
33La description générale qu’en propose Gosselin ne l’offre pas davantage à nos yeux :
Comme les modalités épistémiques, les modalités appréciatives relèvent de la subjectivité, des jugements subjectifs portés sur le monde. Simplement le sujet n’est plus envisagé là comme source de croyances, mais de désirs. Pour autant, ces modalités n’expriment pas directement les désirs eux-mêmes (ce sera le rôle des modalités bouliques) ; elles servent à dire le désirable, i.e. à évaluer les objets et les procès sous l’angle des désirs (et des aversions) qu’ils sont susceptibles de susciter (2010, p. 332-333).
34Cette description produit un contraste déséquilibré entre les modalités. Supposons avec Gosselin que les modalités expriment des jugements sur (ou au sujet) des représentations (2010, p. 54). Les croyances et les désirs sont bien alors des types de jugements ou, aussi bien, des modalités du jugement, et ce jugement porte sur des représentations. Le désirable ne peut correspondre à ce cadre définitionnel ; le désirable est forcément l’objet du jugement, la représentation sur laquelle celui-ci porte. Il n’est donc pas vrai que les appréciations « servent à dire » le désirable, si par là il faut entendre « expriment directement » un jugement. Dans aimer le bœuf bourguignon, l’objet désirable est le bœuf bourguignon, non pas le verbe d’appréciation aimer. L’explicitation introduite par « i.e. » ne laisse aucun doute : la modalité appréciative est rapportée à sa catégorie (« évaluer »), tandis que l’objet est pris lui-même sous d’autres modalités, la « susceptibilité », autrement dit la capacité, à susciter un désir. Le désirable, en effet, manifeste simplement la potentialité d’un désir. On peut contester qu’il y ait là manière à spécifier une modalité autonome.
35Avant de proposer une alternative pour la description modale de l’appréciation et de l’axiologie, il convient de revenir au point de départ qui a conduit à la mise en doute de leur modélisation chez Gosselin, à savoir leur lien à l’affectivité. Il ne nous paraît pas en effet que l’affectivité demande à être liée essentiellement au désir (comme c’est le cas chez Gosselin pour les modalités appréciatives, les modalités axiologiques ne faisant que socialiser et stabiliser ce qui est désirable).
- Note de bas de page 7 :
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Nous suivons ici la lecture éclairante de Parret (1990).
36L’enseignement qu’on voudra suivre au sujet de cette question délicate est celui de Kant, dont Gosselin fait aussi grand cas, jusque dans le vocabulaire retenu (jugement, représentation sont des concepts presque « originairement » kantiens). Commençons par délier l’affectivité du désir. Chez Kant, il est évident — un tableau récapitulatif à la fin de l’Introduction de la troisième Critique en témoigne — que le désir conduit la raison pratique, tandis que le sentiment de plaisir (ou de déplaisir) est inhérent au jugement esthétique, qu’on ferait mieux d’appeler appréciation esthétique (pour le distinguer nettement du jugement par l’entendement). L’affectivité, pour sa part, intervient deux fois dans le tableau général des pouvoirs de l’esprit7. Elle a d’abord, au début de la première Critique, un rôle à jouer dans la connaissance où elle sert de complément de l’entendement : l’affectivité s’y présente comme sensibilité passive à partir de laquelle l’entendement juge des représentations des choses. Dans ce premier rôle, elle ne produit aucun jugement ; elle serait plutôt au principe même de la structure d’un sujet (le sujet se définit par la possibilité d’être affecté). Ensuite, dans la troisième Critique, son rôle se complique. L’affectivité n’est plus seulement affaire de sensibilité passive mais provoque chez le sujet, comme si elle avait déjà constitué sa subjectivité et l’avait rendue inaliénable, des sentiments de plaisir et de déplaisir. L’affectivité devient alors la capacité des sujets à rendre leurs sentiments universellement communicables : « l’affect […] “rassemble” la subjectivité, non plus en tant que structure d’un sujet individuel mais en tant que structure de la “raison humaine dans son entier” » (Parret, 1990, p. 44).
- Note de bas de page 8 :
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On ne s’accorde pas non plus avec Kerbrat-Orecchioni pour considérer que les adjectifs subjectifs tels grand ou loin soient évaluatifs, quoique non axiologiques (Gosselin les tient pour des marqueurs d’une modalité épistémique). Dans Prends la grande échelle, l’adjectif renvoie à la réceptivité sensible (à la perception) du sujet, même dans le cas où il permettrait de spécifier une parmi plusieurs échelles. Un jugement s’y attache uniquement lorsqu’il est posé en tant que tel, par exemple dans Prends cette échelle, elle est grande.
37La conception kantienne de l’affectivité permet d’interpréter le double rôle que celle-ci est amenée à jouer dans le langage. Elle n’est porteuse d’un jugement dans aucun de ces rôles et ne peut dès lors induire une (ou plusieurs) modalité à part entière. D’une part, l’affectivité est inhérente à l’énonciation en tant que celle-ci est la marque de ce que le discours affecte un sujet en le constituant précisément comme tel. On ne voudra donc pas accepter, contrairement à Gosselin (2010, p. 340), que des interjections comme Hélas ! ou Super ! expriment des appréciations. Quand bien même le langage est le résultat d’un apprentissage et suppose une maîtrise, ce que le sujet exprime par là est simplement la façon dont une action ou une situation l’affecte, et il n’y a pas lieu d’y considérer un jugement (lequel ne peut être qu’intentionnel)8. D’autre part, l’affectivité d’un sujet constitué s’énonce dans la communication des sentiments. Cette communication va pouvoir être liée à une expression modale, ainsi que nous allons le montrer dans la prochaine section.
2.2. Assomptions appréciatives et projections axiologiques
38Nous avons fait observer, à la suite de Gosselin, que l’affectivité peut intervenir dans des énoncés relevant de toute catégorie modale. On voudrait à présent dire pourquoi l’appréciation et l’axiologie s’expriment de façon dominante par le moyen de modalités particulières, en observant que ces modalités sont différentes pour l’une ou pour l’autre.
39Avant d’y venir, il nous faut introduire notre propre modèle théorique des modalités (présenté dans Badir, 2020). Même si les principales catégories modales de la tradition logique et linguistique sont reprises dans tout modèle, celui-ci analyse leur articulation par des critères chaque fois spécifiques et permet en outre d’y adjoindre des catégories moins traditionnelles (comme c’est le cas, dans le modèle de Gosselin, pour les modalités appréciatives et axiologiques).
- Note de bas de page 9 :
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Pour proposer une paraphrase de ces distinctions en les croisant : les modalisations objectivantes suscitent l’exposition d’une preuve alors que les modes objectivés appellent le constat ; les modalisations subjectivantes peuvent rencontrer l’adversité, là où les modes subjectivés admettent souvent des concessions.
40Notre modèle prévoit huit catégories modales organisées par un critère unique mais doublement applicable, en raison des deux prédicats nécessairement opératoires, selon nous, dans toute modalisation : le prédicat modalisant (ou verbe modal) et le prédicat modalisé (ou prédicat objet). Ce critère oppose la pensée et le fait selon une catégorie participative ; l’opposition joue de cette façon : la pensée seule vs le fait, y compris le fait de la pensée. Le prédicat modalisant est alors soit subjectivant (par la pensée seule) soit objectivant (par le fait). Le prédicat modalisé est pour sa part soit subjectivé soit objectivé ; mais ces deux grands types sont encore découplés par ce qu’en sémiotique on appelle des « modes d’existence » : absence ou présence, par la pensée ou en fait9. La dernière ligne du tableau ci-dessous indique l’effet modal qui résulte des modes d’existence, c’est-à-dire, dans les termes de Gosselin, les différents types de jugement auxquels correspondent les catégories modales. Les catégories modales elles-mêmes sont représentées par un verbe modal typique ; la valeur de ce verbe est métalinguistique et ne peut donc couvrir ses usages (variés) dans le discours. Quant au choix du prédicat modalisé, il est indifférent au classement bien qu’il soit d’usage d’en prévoir deux grands types, faire et être, de manière à répondre à la fois des procès (faire) et des états (être). Chaque verbe modal demande donc à être suivi d’un prédicat objet pour représenter une modalité, par exemple, pour des instanciations subjectivantes, faire faire et faire être.
Figure 1 : Système sémiotique des catégories modales
Modes subjectivés |
Modes objectivés |
|||
Modes |
Modes |
Modes potentialisés |
Modes |
|
Modalisations subjectivantes (par la pensée seule) |
CROIRE |
VOULOIR |
SAVOIR |
FAIRE |
Modalisations objectivantes (par le fait) |
PARAÎTRE |
DEVOIR |
POUVOIR |
S’AVÉRER |
Effets modaux |
représentations |
projections |
assomptions |
instanciations |
41L’appréciation consiste, bien souvent, en un type particulier d’assomption objectivante. On le saisit nettement à partir d’un verbe modal typique, tel aimer ou détester. Par exemple, Cécile aime cultiver son jardin est une manière d’assumer dans un monde possible, sans que le lien avec la réalité soit prédéterminé (Cécile peut être en train de cultiver son jardin ou non), l’action en question, à savoir que Cécile cultive son jardin. Une telle assomption est accompagnée d’un sentiment de plaisir chez le locuteur quoiqu’elle ne dépende pas uniquement de sa pensée ; elle est donnée par lui pour objectivable, autrement dit elle se soutient d’autre chose que sa seule pensée, par exemple de ce que Cécile puisse elle aussi assumer une telle chose, ou de l’observation d’actions passées de Cécile. Même l’énoncé J’aime cultiver mon jardin suppose une forme d’objectivation : si je n’ai jamais mis les pieds dans mon jardin, je ne saurais faire une telle assomption (alors qu’il resterait envisageable de dire Je veux cultiver mon jardin, car cela ne dépend que de mes intentions).
42L’axiologie est quant à elle en rapport avec la projection objectivante. Aucun verbe modal typique ne permet de l’exprimer en français, de sorte que l’on peut mettre en doute la capacité de l’axiologie à exprimer une modalité. Symptomatiquement, le seul verbe qui nous paraît l’endosser, mériter de, est ambivalent par rapport à la polarisation du plaisir et du déplaisir, sans que l’ironie y prenne part — on verra un moyen de le justifier dans la prochaine section. Néanmoins, des locutions verbales telles que avoir raison de, avoir le droit de, ou des tournures impersonnelles comme il est regrettable que tendent à conférer aux projections objectivantes une charge affective plus prégnante que dans des verbes modaux typiques tels que devoir ou permettre de. Par exemple, Pierre mérite d’être excommunié est une projection de l’excommunication de Pierre, projection donnée pour objectivable, c’est-à-dire partageable par d’autres locuteurs, et accompagnée d’un sentiment de déplaisir.
43Notre description de l’axiologie s’accorde avec celle de Gosselin. Une modalité axiologique ou, dans nos termes, une modalité axiologisée, oriente l’action ou tend vers une situation finale en fonction d’une actualisation mentale favorable (ou défavorable) : tel acte ou tel état de choses est appelé (ou non) à se réaliser parce que les raisons de le vouloir sont bonnes (ou non). L’axiologie peut viser des états de choses et des procès qui ont eu lieu dans le passé de la même façon que d’autres obligations : la projection les fait précéder par des raisons, bonnes ou mauvaises, qui appellent ou non à leur réalisation.
44En revanche, le différend sur l’appréciatif est patent. Quand Gosselin le conçoit comme la modalité subjective correspondant à l’axiologie (une sorte de désir avec un aspect « descriptif », ce que nous caractériserions comme une actualisation mentale), elle est selon nous tout aussi objectivante (« institutionnelle », selon Gosselin) que l’axiologie, et se qualifie comme une particularisation d’assomption (correspondant à peu près à la modalité « épistémique », chez Gosselin). La conception kantienne du sentiment sert d’appui à notre description de l’appréciatif : le sentiment individuel se donne en fonction d’un sensus communis ; on aime faire telle chose ou être dans telle situation parce qu’il y a des raisons objectivables pour cela. Dans le cas contraire, l’opposition au sens commun demande à être renforcée. L’assomption consistant à aimer faire la vaisselle se dira de manière plus sensée sous la forme [12] que [11] :
- Note de bas de page 10 :
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On conviendra qu’un point d’exclamation précédant un énoncé pris en exemple signale que sa recevabilité sémantique est hasardeuse. Un point d’interrogation, comme en [22], en pointe le caractère douteux.
[11] ! Il aime faire la vaisselle10
[12] Lui, il aime ça, faire la vaisselle !
- Note de bas de page 11 :
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« Par où sera jamais ma douleur apaisée / Si je ne puis haïr la main qui l’a causée » (Corneille, Le Cid, Acte III, Scène III, vv. 805-806). Et, un peu plus loin : « Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir, / Je ne consulte point pour suivre mon devoir ; / Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige » (vv. 819-821).
45Le différend à propos de la qualité soit projective soit assomptive de l’appréciatif éclate dans un exemple : l’interprétation du conflit cornélien. Gosselin y considère une tension entre deux types de désirable : « le désirable non dérivé (épouser Rodrigue) s’oppose et se neutralise avec l’indésirable dérivé de l’axiologique (épouser le meurtrier de son père) » (Gosselin, 2010, p. 342). Or, à notre avis, il n’y a rien de désirable à épouser Rodrigue et Chimène s’en défend vigoureusement ; le tragique est qu’elle soit seulement capable de l’aimer11. Le conflit oppose un devoir et un pouvoir, non un devoir et un vouloir.
2.3. Effacement modal dans les valeurs appréciatives et axiologiques
46Par delà leur intégration à des modalisations objectivantes, l’appréciation et l’axiologie partagent bien cependant quelque chose en commun : elles tendent à effacer le prédicat modalisé. À nouveau, notre diagnostic diffère de celui de Gosselin. Celui-ci observe que « des expressions comme “aimer le bœuf bourguignon”, “aimer le Bourgogne”, “aimer Rameau“, “aimer Rabelais”, se laissent gloser par des formules qui en expriment les procès sous-jacents : “aimer manger du bœuf bourguignon”, “aimer boire du Bourgogne”, “aimer écouter la musique de Rameau“, “aimer lire les œuvres de Rabelais” » (Gosselin, 2010, p. 334) et cette restitution permettrait, d’après le linguiste, de faire la part entre le locuteur responsable de l’appréciation et le bénéficiaire du procès jugé désirable. Par exemple, dans Pierre aime les poires, l’appréciation des poires paraît à première vue attribuable à Pierre, alors qu’en restituant le procès sous-jacent Pierre aime manger des poires, l’appréciation doit revenir au locuteur d’un procès profitable à Pierre. Selon notre description de la modalité appréciative, ce problème s’évanouit de lui-même : avec ou sans prédicat explicite, l’assomption ne peut être que le fait du locuteur. Mais l’observation de Gosselin reste valable : le procès afférent à une appréciation tend à s’effacer dans le discours.
47La recherche de stabilisation propre au sensus communis en est la cause. Gosselin reconnaît qu’« il n’est pas toujours possible de restituer la prédication exprimant le procès sous-jacent sans sombrer dans le ridicule (“aimer une femme”) » (Ibid.), mais sans s’interroger sur cette difficulté. La raison en est simple, pourtant : la variété des procès et des situations en rapport avec une femme ne la rend pas moins, selon le sens commun, aimable. Autrement dit, l’effacement du prédicat modalisé n’a pas d’effet seulement en discours mais aussi dans les expériences relatives aux objets visés (si l’on me concède la généralité du concept d’objet, même pour désigner une femme). Détester une femme, en revanche, appellerait dans l’interlocution une explicitation des raisons afin que le sens commun se restaure sur un cas non seulement particulier mais encore surprenant. La locution est d’ailleurs peu recevable sans contexte ; on dira mieux détester cette femme.
48Une différence de construction syntaxique peut confirmer la façon dont l’appréciation se démarque sur ce point des autres modalités, ou même par rapport à des énoncés non modalisés. Soit la situation suivante : après le dîner, une convive rejoint l’hôte en cuisine et montre son intention de faire la vaisselle. L’hôte pourrait dire alors :
[13] Laisse, je le fais
[14] Laisse, je vais le faire
[15] Laisse, je peux le faire
[16] Laisse, je veux le faire
[17] [sur un ton désobligeant :] Laisse, je sais le faire
49mais
[18] Laisse, j’aime la faire
[19] Laisse, j’aime faire ça
50Dans [13]-[17], faire la vaisselle demeure un procès situé, alors qu’avec [18] et [19] il s’agit d’un objet général susceptible d’être apprécié. Cette généralité neutralise les modes d’existence des procès dans lesquels l’objet est susceptible d’être employé.
51Semblablement, l’axiologie porte sur des objets généralisables, institutionnalisés par la religion, la loi, la morale, les mœurs, etc., même lorsqu’ils sont exemplifiés par un objet (une personne, une situation, un procès) particulier. En comparaison, la modalité du devoir n’est pas nécessairement soumise à ce régime de généralisation. Ainsi, une inférence vis-à-vis d’une situation particulière suffit à comprendre une projection objectivable, fût-elle reconnue pour désagréable, comme en [20], alors qu’elle ne peut suffire à expliquer la modalité axiologisée présente en [21] :
[20] Fido doit être puni s’il recommence
[21] Fido mérite d’être puni s’il recommence
52En [20], la projection d’une situation finale (la punition) résulte strictement de la condition énoncée, laquelle tient lieu d’objectivation. En [21], en revanche, la modalisation prend appui sur le sensus communis : un système éducatif, pénal ou moral est supposé avoir institué, préalablement à la projection énoncée, et indépendamment de toute considération pour le bénéficiaire (tenu ou non pour responsable de ses actes), le rapport entre la condition et la situation finale. Cette institution résiste à la négation de la modalisation, mais l’énoncé [21] prend alors un tour concessif, preuve supplémentaire de la résistance du présupposé axiologique.
[22] ? Fido ne mérite pas d’être puni s’il recommence
[23] Fido ne mérite pas d’être puni, même s’il recommence
53Une axiologie fonctionne elle aussi par effacement modal : son actualisation par la pensée dans l’énoncé est prétexte à confirmer l’existence d’un objet (général et abstrait) déjà-là.
- Note de bas de page 12 :
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Ces considérations mériteraient d’être approfondies en fonction de la pragmatique topique que Georges-Elia Sarfati a développée depuis 1996, où la notion de sens commun connaît une élaboration sémiotique à travers la notion de topos. En particulier, il serait intéressant de regarder dans quelle mesure les trois étapes formelles du sens commun (le canon, la vulgate et la doxa) correspondent ou non aux modes de transformation de l’appréciation (la « norme thymique », chez Sarfati, 2007, p. 75) en axiologie.
54On peut toutefois observer que l’appel au sensus communis est plus prégnant dans les axiologies que dans les appréciations. C’est ce qui explique que mériter (de) demeure ambivalent à l’égard de la charge affective (agréable ou désagréable) de l’objet modalisé : l’appel à l’institution suffit à sa fonction. Les axiologies sont concurrentes les unes vis-à-vis des autres, alors que les appréciations sont simplement distinctives. Par exemple, bien que faire la vaisselle, le Bourgogne et Rabelais soient dotés d’une charge affective culturellement stabilisée, il est aisément envisageable d’assumer la charge affective opposée, en appelant la discussion ou l’argumentation. En revanche, les tâches ménagères sont mauvaises, le vin et la littérature sont bons ; mieux encore : l’économie domestique est inférieure, la production culturelle, supérieure, non pas l’une par rapport à l’autre mais absolument. Telles sont les axiologies : elles tendent vers des états d’objet absolus, non différentiels. Toute atteinte à leur endroit est une directe remise en cause du sensus communis lui-même12.
55L’effacement modal dans les appréciations et les axiologies conduit à l’instauration de valeurs, dans un sens que les sémioticiens qualifient précisément d’« axiologique » (Greimas et Courtés, 1986, p. 249 [notice de Jean Petitot]). La différence de degré d’effacement, élevé dans les axiologies, moindre dans les appréciations, donne à situer les valeurs appréciatives à mi-chemin entre les valeurs différentielles, propres au système sémantique d’une langue, et les valeurs absolues fondées par les axiologies.
3. L’analyse modale des valeurs appréciatives et axiologiques
56Même si les valeurs appréciatives et axiologiques peuvent relever de l’analyse d’une langue (Galatanu, 2000), leur vivier naturel s’étend à la surface des discours. La possibilité de leur analyse ressortit alors d’une approche prenant pour objet d’analyse les discours, quel que soit l’horizon de cette analyse (sociologique, philosophique, anthropologique, sémiotique, rhétorique, etc.). Une telle approche s’appuiera nécessairement sur une théorie du langage, implicite ou explicite, permettant l’« extraction » de ces valeurs.
57Avec cette troisième partie, nous voudrions montrer brièvement, à travers deux exemples dont l’étude a été menée ailleurs (Badir, 2021 et Badir, 2018), que l’approche sémiotique, par sa visée d’une théorie du langage explicite, est en mesure d’analyser les valeurs appréciatives et axiologiques du discours. Elle va consister précisément à mettre en avant le fonctionnement modal auquel les valeurs appréciatives et axiologiques sont liées, en dépit de l’effacement qu’elles exercent sur lui. L’approche sémiotique demeure ainsi fidèle à son habitus épistémique de dévoilement (ou description critique) : le fonctionnement que le discours entend cacher, l’analyse le révèle.
58Dans le premier exemple, la responsabilité critique n’est pas même le fait de l’analyse sémiotique ; le dévoilement consiste seulement à montrer comment la portée de divers discours critiques peut être coordonnée par l’entremise de la théorie des modalités. Ce premier exemple concerne les migrants. Dans le discours politique actuel des gouvernants (en France et en Belgique comme dans d’autres pays européens) et dans les discours journalistiques dominants, les migrants sont des objets (des objets de discours) dont la charge axiologique négative est vive. Ils offrent ainsi un substitut aux étrangers, pour lesquels les discours critiques ont largement amoindri la charge axiologique négative : ils héritent en effet de leur statut stabilisé (dans ces discours, les migrants sont destinés à le rester) tout en étant aisément objectivable par les circonstances. Comment les discours critiques thématisent-ils leur opposition à ces discours axiologiques ? En mettant en évidence divers conflits modaux inhérents au procès de la migration : migration volontaire ou non (migration environnementale pour laquelle il est débattu si elle est rendue nécessaire), migration clandestine (= devoir ne pas migrer) vs droit à la migration (= ne pas devoir ne pas migrer), migration assumée (= pouvoir migrer de façon valorisée), instanciation de rôles (passeurs = savoir faire migrer ; victimes = ne pas savoir ne pas migrer), etc.
59Commençons, afin de présenter le second exemple, par observer que la comparaison menée à plusieurs reprises par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique entre les « mœurs aristocratiques » et les « temps démocratiques » sollicite des valeurs axiologiques mais que certaines de ces valeurs, telle la liberté, se retrouvent paradoxalement des deux côtés de la balance. L’analyse modale de ces valeurs montre alors que leur seule hiérarchisation peut conduire à des systèmes socio-politiques distincts. Autrement dit, il est possible de considérer que l’aristocratie, non moins que la démocratie, défende la liberté, l’égalité et la fraternité, quoique dans d’autres proportions, pourvu que dans ces valeurs axiologiques on reconnaisse des modalités complexes d’action : « pouvoir vouloir agir » définit dans les deux régimes la liberté, « devoir pouvoir agir » l’égalité, et « vouloir devoir agir » la fraternité. L’analyse sémiotique permet dès lors de décrire la concurrence de systèmes politiques en dégageant à partir des valeurs axiologiques qu’ils défendent les fonctions modales sous-jacentes aux actions sociales (avec les priorités qu’ils leur accordent).
60À partir de ces deux exemples, on induira que l’analyse, ou toute autre forme de discours critique, est en mesure de rétablir les modalités dont les appréciations et les axiologies tendent à effacer l’effet sémantique dans le discours. Notre étude confirme donc que les appréciations et les axiologies sont en rapport avec les modalités sans toutefois qu’elles y aménagent des modalités spécifiques, car, premièrement, leur spécificité demande à être rapportée à l’affectivité et, deuxièmement, celle-ci demande à être distinguée du jugement, soit radicalement, soit (en suivant l’hypothèse de la sémiotique tensive) comme source de tout acte intentionnel, mais en tout cas pas comme une composante interne au jugement — et tel est sans doute le fond du désaccord de la position qui a été ici défendue en regard du modèle de Gosselin.