Construction discursive des valeurs sociales complexes et sémantisme des valeurs modales épaisses. Retour à une vie normale Discursive construction of complex social values and semantics of thick modal values. A return to normal life

Olga GALATANU 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.434

Cet article a pour objectif de proposer et argumenter la thèse de l’existence de trois niveaux de complexité des valeurs modales lexicalisées : valeurs modales fondamentales ou fines (bien, mal, beau, laid, etc.), valeurs modales épaisses (cruauté, vertu, liberté, égalité, normalité, etc.), valeurs sociales complexes (démocratie, république, etc.). Le cadre théorique dans lequel s’inscrit cette thèse se situe à l’interface d’une approche sémantique unifiée des modalités et de la modalisation discursive, la Théorie sémantique unifiée de la Modalisation Discursive (TMD), et des approches philosophiques qui s’interrogent sur les distinctions fait/valeur, concept (éthique) fin/concept (éthique) épais. Cette approche théorique des valeurs modales et des valeurs sociales est l’un des développements habilités par la Sémantique des Possibles Argumentatifs (SPA). Nous allons illustrer notre propos avec l’analyse d’une valeur sociale complexe, une/la vie normale, qui incorpore dans son sémantisme la valeur modale épaisse normalité et qui se charge dans l’inter-discours actuel de valeurs axiologiques positives.

This article aims to propose and argue the thesis of the existence of three levels of complexity of lexicalized modal values: fundamental or thin modal values (good, bad, beautiful, ugly, etc.), thick modal values (cruelty, virtue, freedom, equality, normality, etc.) complex social values (democracy, republic, etc.). The theoretical framework in which this thesis is inscribed is located at the interface of a unified semantic approach of modalities and discursive modalization, the unified semantic Theory of Discursive Modalisation (TMD), and philosophical approaches that question the distinctions between fact and value and thin ethic concept and thick ethic concept. This theoretical approach to modal values and social values is one of the developments enabled by the Semantics of Argumentative Possibilities (SAP). We will illustrate our point with the analysis of a complex social value, a/the normal life, which incorporates in its meaning the thick modal value normality and which is loaded in the current inter-discourse with positive axiological values.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Nous avons proposé la notion de valeurs sociales complexes et l’avons investie dans plusieurs travaux sur les discours édifiants (voir par exemple Galatanu, 1994, 1997). Nous allons préciser ici sa place dans l’analyse des modalités et la positionner ainsi par rapport aux valeurs modales épaisses.

Note de bas de page 2 :

La Sémantique des Possibles Argumentatifs (Galatanu, 2003, 2007, 2018a)

Note de bas de page 3 :

Nous empruntons le terme épais à la philosophie pour proposer un concept inédit, à notre connaissance : celui de valeur modale épaisse, que nous allons expliciter dans le cadre de cet article.

1C’est à l’interface d’une approche sémantico-discursive, la sémantique des possibles argumentatifs (Galatanu, 2003, 2018a, 2018b) et des approches philosophiques qui s’interrogent sur les distinctions fait/valeur et sur les concepts épais (thick concepts)/concepts fins (thin concepts), que nous inscrivons notre proposition théorique sur les valeurs et formes modales. Sans prétendre expliciter et argumenter tous nos choix épistémologiques et théoriques dans l’élaboration de la SPA, cet article défend et illustre, dans le cadre de cette approche théorique du sens linguistique, une sémantique unifiée des modalités et de la modalisation discursive (désormais la TMD) (cf. Galatanu, 2000, p. 80-102, 2002a, p. 17-32, 2018a, p. 69-90). Nous avançons l’idée que la TMD est susceptible de proposer un principe explicatif du fonctionnement des valeurs modales lexicalisées et de leur rôle dans la (re)construction discursive des systèmes de valeurs dans différentes langues et cultures. Les sources d’émergence de cette approche sont en partie de nature empirique, issues de l’analyse des discours édifiants ou de la dimension édifiante des discours et de l’analyse sémantique des mots mobilisés dans la construction de cette dimension, notamment des valeurs sociales complexes1. Mais elles sont aussi de nature théorique. Ainsi nos propositions se veulent des réponses à plusieurs interrogations fondatrices de notre cadre théorique général, à l’interface de la sémantique et de l’analyse du discours2, sur la place et le fonctionnement du concept de valeur modale dans la langue et dans le discours, mais aussi sur le rôle des valeurs modales épaisses3 dans l’appréhension de l’humain dans et à l’égard du monde que le langage conceptualise.

1. Pour une Théorie sémantique unifiée de la Modalisation et des modalités Discursives (TMD)

2La TMD telle qu’elle est esquissée à l’heure actuelle (Galatanu, 2018a, p. 69-90) entre en résonance avec le questionnement philosophique sur les distinctions fait/valeur, concepts épais/concepts fins et, dans le même temps, propose des réponses à l’interrogation plus proprement linguistique sur la pertinence même du concept de modalité (Ducrot, 1993).

1.1. Concepts descriptifs, concepts évaluatifs et modalités

Note de bas de page 4 :

Correspondant aux pôles des zones d’expérience évaluative (cf. Galatanu, 1997, 2000, 2002a, 2002b et la section 2 de cet article).

3En tant qu’approche sémantique, la TMD a comme objectif central de rendre compte du rôle du concept de modalité dans l’explication de la génération du sens discursif, habilitée par les significations des entités linguistiques, en particulier, des entités lexicales. Corrélativement, elle a pour objectif de rendre compte de la circulation des valeurs modales fondamentales4, à travers la mobilisation de mots comme bien, mal, beau, laid, devoir, possibilité, certitude, etc. dans les discours. Ces valeurs, qui correspondent aux concepts fins dans la réflexion philosophique (cf. Hare, 1952 ; Putnam, 2002 ; Williams, 1985), jouent, selon notre hypothèse de départ, un rôle fondateur dans la (re)construction sémantique toujours recommencée et dans la propagation des valeurs sociales, en particulier des valeurs sociales complexes comme démocratie, république, patrimoine, éducation, laïcité, etc.

Note de bas de page 5 :

La Sémantique des Possibles Argumentatifs (SPA), qui forme le cadre général, épistémologique et théorique de l’approche TMD, est une approche à l’interface de la sémantique et de l’analyse du discours, interface envisagée comme un espace de manifestation simultanée de la signification des entités linguistiques et du sens discursif (Galatanu, 2018a, 2018b).

Note de bas de page 6 :

Nous soulignons qu’il s’agit du concept d’ontologie tel que le propose la philosophie et non de celui présent dans les démarches des informaticiens pour l’extraction des connaissances (Bachimont, 2006), et encore moins d’une ontologie sémasiologique, textuelle (Condamines et alii, 2005 ; Rastier, 2004) ou sémantique (Galatanu, 2016, 2017a, 2017b ; Rochaix, 2014, 2017, 2020).

4Ces objectifs de nature linguistique, plus précisément sémantico-discursive5, de la TMD entrent en résonance avec la réflexion philosophique sur le descriptif et l’évaluatif et sur la possibilité même de construire une ontologie6 en dehors d’une composante évaluative et donc prescriptive du monde.

Note de bas de page 7 :

Fait/valeur, la fin d’un dogme, traduction en français, 2004.

Note de bas de page 8 :

Ethique sans Ontologie (notre traduction).

5Dans son ouvrage The Collapse of the Fact/Value Dichotomy7, Putnam (2002) remet en cause cette dichotomie, et par voie de conséquence s’interroge aussi sur la distinction descriptif/prescriptif dans le classement des actes de langage. L’idée est reprise dans Ethics without Ontology8 (2005, p. 78-79). Le résultat de sa réflexion est l’acceptation d’une distinction (et non d’une dichotomie) fait/valeur, et d’autre part, l’affirmation du pluralisme de la conceptualisation du monde et ipso facto du relativisme ontologique. Comme le montrent Corriveau-Dussault (2007) et Kyle (2016), dans Internet Encyclopaedia of Philosophy, le terme de concept épais (thick concept), pour rendre compte de l’imbrication du factuel et de l’évaluatif dans la conceptualisation du monde et dans les termes (entendre « mots ») pour la dire, avait déjà été introduit par Bernard Williams (1985), mais la distinction entre concepts épais et concepts fins (le dernier terme se référant à des concepts évaluatifs abstraits de leur contexte factuel) a des racines plus anciennes, dans celle proposée par Hare (1952) entre « primarily evaluative words », des mots évaluatifs primaires et « secondarily evaluative words », des mots évaluatifs secondaires. Dans un ouvrage de 1997, Hare précise que les premiers peuvent être identifiés avec les concepts fins et les derniers avec les concepts épais (p. 54).

Note de bas de page 9 :

Pour la notion de conceptualisation sémantique, voir Bellachhab (2012, 2014) et Galatanu (2007, 2018).

6Ce qui nous intéresse tout particulièrement dans l’approche de Hare est le fait que la distinction proposée par Williams en 1985 concerne chez Hare, de manière explicite, les mots qui désignent les concepts. Les concepts de Williams et de Putnam apparaissent ainsi comme des conceptualisations sémantiques9, produisant des représentations sémantiques lexicales.

7Sans essayer de faire le point et une réduction terminologique des nombreux débats autour de cette problématique philosophique du factuel/descriptif/l’être et de l’évaluatif/prescriptif/le devoir être, on peut essayer de donner, en résonance avec les approches mentionnées, une réponse linguistique, précisément sémantique et pragmatique, aux interrogations qui sous-tendent ces débats. Notre réponse, dans le cadre de la SPA, est définitoire de la théorie sémantique unifiée de la modalisation et des modalités discursives.

8En SPA, la signification des mots comporte une configuration argumentative complexe qui imbrique le descriptif et l’évaluatif, pour les mots axiologiquement monovalents (cruauté, méchanceté, gentillesse, etc.), ou le descriptif et un potentiel d’orientation axiologique, pour les mots bivalents axiologiquement (comme la grève, la vie, la normalité et tant d’autres).

Note de bas de page 10 :

Pour une explicitation détaillée de ce positionnement de la SPA par rapport aux sémantiques argumentatives et aux sémantiques du stéréotype, voir Galatanu (2018a, p. 47-69).

Note de bas de page 11 :

Pour une explication détaillée des postulats et hypothèses internes de la théorie SPA, nous renvoyons à l’ouvrage de synthèse La sémantique des possibles argumentatifs. Génération et (re)construction du sens linguistique (Galatanu, 2018a, p. 158-261).

9Le modèle de représentation de la signification lexicale s’inscrit dans deux filiations et s’en distingue10. Il comporte trois strates à statuts différents : le noyau qui représente une configuration argumentative vectorielle (un enchaînement argumentatif vectoriel) de propriétés essentielles à la reconnaissance du mot par la communauté linguistique et culturelle, un ensemble ouvert des stéréotypes, associations argumentatives des propriétés essentielles avec d’autres représentations sémantiques, plus cinétiques car ancrées dans le cinétisme culturel, et un ensemble ouvert de possibles argumentatifs, généré par le dispositif noyau – stéréotypes, associations du mot avec l’un des éléments de ses stéréotypes. Les Possibles Argumentatifs sont des potentialités discursives, des séquences discursives virtuelles habilitées par la signification lexicale11. Mentionnons aussi que les propriétés essentielles comme les éléments des stéréotypes qui leur sont associés sont des mots du lexique d’appartenance du mot décrit par la représentation sémantique. Le point le plus important qui fait résonance à la réflexion philosophique autour de la distinction descriptif/évaluatif est l’imbrication du descriptif et de l’évaluatif à tous les niveaux de la configuration signifiante du mot. Nous pensons que les apports de la SPA résident dans deux éléments, d’ordre linguistique, concernant directement l’évaluation du monde conceptualisé par les significations des entités lexicales :

Note de bas de page 12 :

Nous utilisons le terme et le concept d’affordance, par analogie avec le concept en psychologie tel qu’il est défini par Gibson (1977), pour parler des potentialités d’usage et de sens discursif d’un mot. Ces potentialités sont présentes, selon les hypothèses de la SPA, dans la signification du mot, apprise et partagée par une communauté linguistique et culturelle à un moment donné de son histoire.

  • cette imbrication peut être présente dans la signification des entités lexicales (crime, vertu, méchanceté, bien) ou « décalée », sous la forme d’un potentiel axiologique ; par exemple, pour les mots qui désignent des artefacts, comme table, maison, le potentiel axiologique réside dans leur valeur pragmatique, correspondant à leurs affordances12 d’utilisation, mais aussi, dans la sphère de l’expérience subjective esthétique, à leurs affordances de plaire ou non.

  • l’inscription explicite de l’évaluation parmi les éléments qui configurent la signification d’un mot peut être présente dans la strate nucléaire ou dans la strate des stéréotypes. Par exemple, la valeur éthique positive bien est inscrite dès la strate du noyau dans la signification du mot vertu, tout comme la valeur éthique négative mal l’est dans le noyau de signification de crime. En revanche, la valeur éthique bien est inscrite parmi les associations stéréotypiques des éléments du noyau du mot démocratie, noyau qui comprend des propriétés essentielles pour la reconnaissance de ce mot qui désigne une manière de gouverner un peuple (Cozma & Galatanu, 2019, p. 47). L’imbrication est portée par un potentiel ouvert, abstrait des occurrences situées.

10L’approche de l’imbrication du descriptif et de l’évaluatif en SPA est issue de nombreuses études empiriques qui ont conduit à la formulation de ses deux postulats fondateurs.

11Le premier, issu de l’adhésion à l’idée de départ des sémantiques argumentatives, formulée dans sa première version, l’Argumentation dans la Langue (Anscombre & Ducrot, 1983), est que le sens discursif est argumentatif, c’est-à-dire qu’il autorise toujours un faisceau d’enchaînements argumentatifs et rend difficiles ou bloque d’autres enchaînements. Le corollaire de cette idée, à la fois hypothèse observationnelle et, dans l’approche SPA, postulat empirique, est que ce sens argumentatif est habilité par la signification des entités lexicales. La SPA formule ainsi des hypothèses internes qui permettent la construction du modèle que nous venons de présenter.

Note de bas de page 13 :

Galatanu (2018a, p. 20 et 188-190).

Note de bas de page 14 :

Cf. Garric & Longhi (2012) et Longhi (2008).

12Le second postulat, qui différencie la SPA des autres approches en sémantique argumentative, concerne la dimension descriptive de la signification lexicale, entendue comme le résultat d’une conceptualisation intersubjective ou subjective du monde. La SPA parle ainsi « d’objets sémantiques13 », qui sont des objets discursifs14, proposés par les actes discursifs, mais stabilisés dans le noyau. Cette stabilisation est plus forte pour les catégories naturelles et bien moins forte pour les faits sociaux, les valeurs sociales.

13Le principe explicatif du fonctionnement du sens linguistique est son cinétisme discursif et sémantique, avec chaque occurrence de parole qui propose, ne serait-ce que pour le temps de cette occurrence, non seulement un sens discursif en cotexte et en contexte, sens argumentatif et orienté axiologiquement, mais aussi la signification lexicale de l’entité mobilisée : confirmée et confortée par le sens discursif ou, au contraire, affaiblie, ou déconstruite et reconstruite.

14Cette explication des mécanismes linguistiques, sémantico-discursifs, nous semble répondre aux interrogations et à la réflexion de Putnam sur le pluralisme et sur le relativisme conceptuel qui remettent en cause l’ontologie philosophique. Cette dernière rendrait compte des objets du monde et non de la perception et la conceptualisation de ces objets, notamment dans et par les langues :

Note de bas de page 15 :

Traduction : Il existe cependant un autre lien entre le pluralisme caractéristique des langues naturelles et les problèmes soulevés par mes exemples de relativité conceptuelle. Car si « l’ontologie » d’une langue naturelle donnée, ignorant les sous-langues optionnelles que nous y ajoutons parfois, est en grande partie obligatoire pour les locuteurs de cette langue, et alors que pratiquement toutes les langues naturelles ont des termes pour les tables et les chaises, certaines langues quantifient parfois des « objets » qui leur sont propres. De cette manière, elles illustrent la possibilité que nous avons pu démontrer, par la relativité conceptuelle, de différentes extensions de nos notions ordinaires d’objet et d’existence.

There is, however, a further connection between the pluralism characteristic of natural languages and the issues raised by my examples of conceptual relativity. For while the “ontology” of a given natural language, ignoring the optional sublanguages that we sometimes add to it, is for the most part obligatory for speakers of that language, and while virtually all natural languages have terms for tables and chairs, etc., certain languages do sometimes quantify over “objects” which are unique to those languages. In this way, they illustrate the possibility which we have seen to be demonstrated by conceptual relativity, the possibility of different extensions of our ordinary notions of object and existence. (Putnam, 2004, p. 49)15

15La proposition, dans le cadre de la SPA, d’ontologies sémantiques (Galatanu, 2017a, 2017b ; Rochaix, 2017, 2020) et de parcours argumentatifs (Rochaix, 2020) dans leur lecture, entre en résonance avec la réflexion de Putnam.

16Dans la réflexion que nous menons sur les valeurs sociales complexes et sur la fonction des concepts épais dans leur construction, le double point de vue observationnel des langues de la SPA, envisagées comme des instruments (mécanismes sémantico-discursifs) de conceptualisation du monde, mais aussi, dans la filiation des sémantiques argumentatives, comme instruments de communication et d’évaluation plurielle des objets du monde ainsi conceptualisés, conduit, comme on l’a vu, à l’élaboration du principe explicatif du fonctionnement du sens linguistique. Le cinétisme du sens discursif et la (re)construction de la signification lexicale, toujours recommencée, à l’interface de ces deux formes de manifestation simultanée du sens linguistique qui est l’acte de parole (Galatanu, 2017a, 2018a), confortent le pluralisme et le relativisme conceptuel de Putnam.

Note de bas de page 16 :

Voir, par exemple, la reconstruction des valeurs travail (Galatanu, 2009 ; Heranic, 2017) ou démocratie (Cozma & Galatanu, 2019), ou même enseignement (Frugoni, 2007), enseignant (Galatanu, 2018a), science (Nikolenko, 2011).

17Puisque ce cinétisme discursif et sémantique est congruent avec le cinétisme culturel, on partira de l’hypothèse que les valeurs sociales complexes, qui forment l’objet central de cet article, sont tout particulièrement dynamiques. Leur étude exige ainsi la description de la signification des entités lexicales qui les dénomment, mais également l’analyse de leur construction discursive qui les conforte ou les remet en cause, les déconstruit pour les reconstruire16.

1.2. Modalités, modalisation et sémantique argumentative

18La problématique des valeurs se retrouve en linguistique dans les approches des modalités et dans l’étude de la modalisation comme l’un des concepts autour desquels s’organise l’analyse du discours. Tout en reconnaissant la place et l’intérêt de la linguistique des modalités, Ducrot s’interroge sur la pertinence de ce concept, compte tenu de l’hypothèse fondatrice des sémantiques argumentatives, sur l’orientation argumentative de tous les énoncés et sur ce qui habilite dans la langue cette orientation. En fait, Ducrot apporte ici la même objection à la distinction entre concepts objectifs et concepts subjectifs que celle de philosophes comme Hare, Williams et Putnam. C’est en répondant à l’interrogation de Ducrot (1993) sur la pertinence du concept de modalité que la SPA propose une approche sémantique unifiée de la modalisation et des modalités discursives (Galatanu, 2000). Par ailleurs, Ducrot fait remarquer que sur le plan des valeurs modales, l’extension du domaine des valeurs aléthiques ou ontiques, reprises à Aristote, à d’autres domaines, comme le domaine déontique et le domaine épistémique (Gardiès, 1983), a ouvert la voie aux valeurs axiologiques. Ces valeurs, que l’on peut définir dans la perspective du philosophe Lavelle (1950, p. 4-6) comme les ruptures de l’indifférence, « par laquelle nous mettons toutes les choses sur le même plan et nous considérons toutes les actions comme équivalentes », ne peuvent pas être distinguées de la représentation linguistique du monde, dans la perspective d’une sémantique argumentative et encore davantage si cette sémantique se veut aussi ascriptiviste, puisque tout énoncé autorise un faisceau d’enchaînements argumentatifs et rend peu probables, sinon improbables, certains autres enchaînements argumentatifs.

Note de bas de page 17 :

Nous signalons que Hare avait également abordé cette problématique.

19De la même façon, cette perspective théorique avance que tout acte de langage est une prise de position et que la distinction entre F (force illocutionnaire) et P (contenu propositionnel) n’est pas pertinente17 – puisque tout acte de parole n’a pas seulement une force illocutionnaire et un contenu propositionnel – mais aussi une décision du locuteur d’appliquer cette force à un contenu propositionnel (acte de subscription, que nous pouvons traduire par adhésion), qui constitue l’élément neustique ( Ducrot, 1993).

20L’objection principale de Ducrot à la pertinence de la distinction entre F et P proposée par Searle s’appuie sur la présence de la subjectivité dans le dictum, l’énoncé qui forme le contenu propositionnel de l’acte.

Note de bas de page 18 :

Rappelons qu’il s’agit des propriétés essentielles à la reconnaissance du mot par les locuteurs d’une langue et d’une communauté linguistique.

21Nous avons réagi à cette position « qui rendrait caduque, voire inconcevable, l’étude de certaines entités linguistiques comme porteuses, de par leur signification, de valeurs modales », en montrant que « si le sens discursif est de nature argumentative, sa fonction argumentative ne s’appuie pas sur les mêmes mécanismes langagiers pour toutes les entités linguistiques mobilisées. Autrement dit, “l’autorisation” de certains enchaînements discursifs et “l’interdiction” d’autres enchaînements n’est pas inscrite dans la signification lexicale de la même façon, ni au même niveau […] » (Galatanu, 2000, p. 83-84). Les valeurs modales, ou pour le dire autrement, les évaluations des objets du monde conceptualisés par la langue et reconceptualisés par les occurrences de parole, id est par ce que nous appelons le sens discursif, ne sont pas habilitées par le même niveau d’inscription dans les significations des mots ; la nature de cette inscription n’est pas non plus la même pour toutes les entités lexicales. Elles peuvent être inscrites dans le noyau même de signification de celles-ci, parmi leurs propriétés essentielles18, comme dans le cas des concepts fins ou valeurs fines ou encore primaires, comme bon, mauvais, bien, mal, etc., ou des mots qui désignent les pôles de la zone modale déontique, par exemple, devoir, ou encore de la zone aléthique, pouvoir. Elles peuvent être inscrites dans le noyau et/ou les stéréotypes des valeurs modales épaisses, comme crime, viol, vertu, délit. On peut aussi s’interroger sur l’inscription des valeurs éthiques uniquement dans les stéréotypes. C’est le cas des valeurs sociales complexes bivalentes axiologiquement, comme grève, ou des mots qui désignent les institutions au sens de Searle (2007, 2010), comme monnaie. L’imbrication du factuel (en SPA, nous l’appréhendons comme la dimension descriptive de la signification) et de l’évaluatif (avec son orientation prescriptive) n’est pas présente dans le sémantisme des mots au même niveau et n’habilite pas l’orientation argumentative et axiologique du sens discursif de la même manière.

22Pour revenir aux approches linguistiques (cf. Bally, 1913) et philosophiques (cf. Lavelle, 1950), la mobilisation des entités linguistiques ou des formes linguistiques (par exemple verbales, mais aussi marqueurs de « modalités de phrase ») qui convoquent par leurs significations et leur sens des valeurs rend pertinent l’usage du concept de modalité dans une analyse des discours qui rend compte de leur matérialité linguistique. Même si l’orientation argumentative et axiologique est potentiellement présente dans tous les énoncés, elle est marquée par la mobilisation des entités linguistiques de manière explicite ou se situe au niveau du potentiel bivalent de la signification. Mais quelle que soit la manière de convoquer ou d’évoquer les valeurs modales dans le discours, « le champ de la modalisation discursive peut être abordé et défini en termes de fonctions discursives que la mobilisation de certaines formes modales (entités linguistiques) et la convocation de certaines valeurs modales (prises de position du sujet parlant) par ces formes modales, rendent possible. » (Galatanu, 2000, p. 82).

23L’approche TMD propose ainsi un programme de recherche sur le champ de la modalisation en termes de fonctions modales ou évaluatives de l’acte de parole dans son ensemble : contenu sémantique, et par voie de conséquence, sens discursif du contenu propositionnel et valeur interactive ou illocutionnaire. Ces fonctions modales se retrouvent au niveau de la valeur complexe illocutionnaire, envisagée comme une configuration de valeurs modales correspondant aux attitudes intersubjectives qui sous-tendent l’intention illocutionnaire y compris sa décision d’appliquer cette force illocutionnaire à un contenu propositionnel, pour reprendre les termes de l’interrogation de Ducrot. Nous avons argumenté ailleurs (Galatanu, 1984, 2000) le fait que la fonction modale que nous appelons modalisation d’énoncé (le marquage linguistique d’attitudes modales incidentes au contenu propositionnel) et celle que nous appelons modalisation d’énonciation ou illocutionnaire (configuration d’attitudes qui fondent l’intersubjectivité dans l’acte de parole) ne peuvent pas être dissociées sur le plan sémantique. L’inscription par un marqueur linguistique explicite d’une attitude modale incidente au contenu propositionnel investit l’énoncé d’une force illocutionnaire et, inversement, le marquage linguistique de la force illocutionnaire est porteur d’une évaluation du contenu propositionnel. Par ailleurs, l’approche du phénomène d’indirection dans la réalisation des actes de parole proposée par Anquetil (2013) nous conduit vers la même conclusion sur la nature sémantique commune des modalisations d’énoncé et d’énonciation.

24Le tableau 1 (d’après Galatanu, 2002a) présente de manière synthétique le champ de la modalisation discursive qui forme l’objet de recherche de la TMD. Nous précisons que le choix du terme attitude modale pour parler de l’évaluation se justifie si l’on entend par « attitude » « un état mental et neuropsychologique de préparation à l’action » (Allport, 1935). Une théorie des attitudes comme le modèle tripartite de Rosenberg (1960), révisé par Zanna & Rempel (1988), est également congruente avec notre choix d’utilisation de la notion d’attitudes modales (cognitives, affectives et conatives, c’est-à-dire dispositions à agir de façon favorable ou défavorable). Pour ce qui est des valeurs modales illocutionnaires, leur complexité correspond à l’idée avancée par ces chercheurs en psychologie sociale sur la présence simultanée des trois classes d’attitudes dans le passage à l’acte.

Note de bas de page 19 :

Ce tableau reprend les définitions des concepts fondateurs de la TMD (Galatanu, 2002a, p. 20 et Galatanu, 2018a, p. 89) en les réinterrogeant et en les précisant pour corriger certaines ambiguïtés sur le niveau d’incidence de la modalisation.

Tableau 1 : La modalisation discursive (d’après Galatanu, 2002a)19

Fonction modale (discursive évaluative)

Valeurs modales

Formes modales

Modalisation d’énoncé

Valeurs modales fines

-Valeurs ontologiques

°aléthiques

°déontiques

- Valeurs de jugement de vérité

°épistémiques

°doxologiques

- Valeurs axiologiques

°éthiques-morales

°esthétiques

°intellectuelles

°hédoniques-affectives

- Valeurs finalisantes

°volitives

°désidératives

Étiquettes nominales et verbales (modalisation intrinsèque, interne aux significations lexicales = modalités épaisses)

Exemples : méchanceté, criminalité, vertu, démocratie, patrimoine, etc.

Modalités de re

(modificateurs sémantiques, Ducrot, 1995) :

- des prédicats nominaux (qualifiants nominaux)

- des prédicats verbaux (caractérisants verbaux) (Cristea et alii, 1977)

Exemples : crime odieux, geste admirable, jouer du piano parfaitement, etc.

Modalités de dicto

Exemples : j’aime lire, je pense qu’il est intelligent, heureusement il est arrivé à temps, etc.

Modalisation d’énonciation

Configurations de valeurs modales fines spécifiques des classes de forces illocutionnaires

Exemple

ORDONNER

SP veut faire savoir à D

SP veut que D fasse P

ET

SP pense pouvoir (avoir le pouvoir de) faire faire P à D

ET

SP pense que D pense que SP peut (a le pouvoir de) faire faire P à D

ET

SP pense que P peut être fait (est faisable)

DONC

SP veut faire que D ne puisse pas ne pas faire P

DONC

SP fait savoir à D (1), (2), (3), (4), (5), (6)

Où SP = le sujet parlant, D= le destinataire de l’ordre, P= l’acte qui fait l’objet de l’ordre (prédiqué dans son contenu propositionnel)

Modalités illocutionnaires (marqueurs linguistiques des intentions illocutionnaires) [marqueurs discursifs illocutionnaires]

1.3. Valeurs modales fines, valeurs modales épaisses, valeurs sociales complexes

Note de bas de page 20 :

Autrement dit, des concepts descriptifs et des concepts évaluatifs, des mots évaluatifs primaires porteurs de concepts fins et des mots évaluatifs secondaires, porteurs de concepts épais.

Note de bas de page 21 :

Cf. Martin (1990).

25Pour conclure sur notre cadre théorique à l’interface des traditions philosophiques autour de la problématique du factuel et de l’évaluatif20 d’une part, et de l’approche linguistique des valeurs et des modalités d’autre part, nous avançons plusieurs définitions conventionnelles a posteriori21 de concepts susceptibles d’être mobilisés dans les analyses en TMD : valeurs modales fines/primaires/fondamentales, valeurs modales épaisses, valeurs sociales complexes. Nous soulignons le fait que ces définitions sont proposées dans le cadre d’une approche en sémantique linguistique et ont un statut opérationnel pour les analyses dans ce cadre. En revanche, elles mettent à profit non seulement les résultats issus des analyses empiriques, mais aussi les dispositifs théoriques d’au moins deux disciplines qui se rencontrent dans ce lieu géométrique qu’est l’évaluation des objets du monde ou, pour reprendre le point de vue et la terminologie de la SPA, des objets sémantiques construits par les langues.

26Les valeurs modales fines/primaires ou encore fondamentales seront définies comme des valeurs qui, référées à des champs d’expérience humaine (éthique, esthétique, cognitive, affective, de relations sociales), n’incorporent dans les significations des mots qui les désignent, ni le référent individuel ou collectif de « la rupture de l’indifférence », pour reprendre l’expression du philosophe Lavelle (1950), ni la représentation sémantique des objets du monde auxquels elles sont susceptibles d’être incidentes. Ce sont les valeurs qui polarisent la préférence dans la logique binaire des valeurs axiologiques, et les quatre valeurs des carrés de la logique modale (Greimas, 1976 ; Greimas & Courtés, 1979) pour les zones de l’aléthique, le déontique, du jugement de vérité : beau, laid, bien, mal, pouvoir (capacité interne et autorisation), devoir, possible probable, etc.

27Les valeurs modales épaisses/secondaires seront définies comme les valeurs qui, référées à des classes/catégories d’actions, comportements, attitudes, n’incorporent pas les classes de contextes de manifestation de ce factuel imbriqué à l’évaluatif dans les mots qui les désignent : méchanceté, vertu, gentillesse, etc., mais aussi, les valeurs modales illocutionnaires : prier, demander, avouer, accuser, etc.

Note de bas de page 22 :

Voir l’analyse du mot « enseignant » dans Galatanu (2018a, p. 298-309).

28Les valeurs sociales complexes seront définies comme des valeurs modales épaisses référées à des classes de contextes, voire à des contextes précis, du factuel individuel et social, voire institutionnel. Le factuel et les valeurs modales imbriquées dans la signification des mots qui les désignent conceptualisent le monde social, voire institutionnel au sens de Searle (2007, 2010), tout en le créant par l’attribution d’un statut-fonctions (Searle, 2007). Les représentations conceptuelles et sémantiques des mots qui désignent les valeurs sociales complexes sont postulées comme le résultat d’un acte déclaratif (Searle, 1969, 2010) qui crée du réel social en le décrivant. C’est le cas de la laïcité, de la démocratie, de la république, mais aussi de l’enseignant22 dans les textes officiels qui lui attribuent un statut-fonctions toujours renouvelé.

2. L’émergence d’une valeur sociale complexe axiologiquement positive : retour à la/une vie normale

29L’analyse des valeurs modales lexicalisées (valeurs modales fines ou fondamentales, épaisses ou valeurs sociales complexes) s’appuie sur la triangulation de plusieurs sources de données :

Note de bas de page 23 :

Le Grand Robert de la langue française (2021), le Petit Robert (2000), Le Robert dico en ligne, le Larousse (2021) et le Larousse. Dictionnaire étymologique et historique du français (2006).

Note de bas de page 24 :

Cf. Galatanu (2018a, p. 268-270).

  • les énoncés définitionnels des dictionnaires du français et leurs illustrations, en sachant que nous considérons le dictionnaire explicatif comme un discours expert de l’usage du lexique d’une langue à un moment donné de son histoire23 : corpus 1 (pour normalité, normal (e) et vie) ; nous précisons que les données issues du dépouillement de ces dictionnaires ont été soumis à une démarche introspective s’appuyant sur un test sémantique pour valider le statut de propriété essentielle des éléments nucléaires24.

  • des énoncés tirés de bases de données, en l’occurrence, pour cette étude, de FRANTEXT : corpus 2, constitué de 102 occurrences de « une vie normale », entre 1918 et 2018, et 131 occurrences de « la vie normale », entre 1832 et 2018 (dont beaucoup dans des énoncés définitionnels) et de 123 occurrences de normalité, entre 1840 et 2018 ;

  • des discours soumis à une analyse sémantico-discursive : corpus 3 formé de 3 articles de presse : (a) https://twitter.com/Hugo_SeptierHugo Septier Journaliste BFMTV, (b) La Montagne (le plus grand quotidien d’information locale et régionale en Auvergne et Limousin : Covid-19. Mois d’avril à la maison et retour progressif à la « vie normale » à partir de mi-mai, les principales annonces d’Emmanuel Macron., (c) LADEPECHE.fr Covid-19 : quand pourra-t-on espérer un retour à la vie normale en France ?

2.1. Construction de la signification de normalité

30Nous appréhendons la normalité comme une valeur modale épaisse, au sens précisé plus haut (1.3.) : la signification de ce mot incorpore des valeurs aléthiques et déontiques fondamentales et un potentiel axiologique bivalent, orienté vers le pôle positif, mais aussi négatif, s’il s’agit du respect, de la conformité à une règle sociale qui est discursivement rejetée. À la complexité modale du mot s’ajoute l’imbrication de ces valeurs et des classes/catégories d’actions, comportements, attitudes ou de fonctions biologiques, quand il s’agit de la normalité comme état de santé.

31La figure 1 présente cette complexité à la fois modale et des zones d’expérience subjective et sociale concernées (santé, vie sociale, vie privée).

Figure 1 : représentation du noyau de la valeur modale épaisse lexicalisée de normalité

Figure 1 : représentation du noyau de la valeur modale épaisse lexicalisée de normalité

32Parmi les représentations sémantiques associées à ces éléments nucléaires et formant l’ensemble ouvert des stéréotypes du mot, on peut mentionner : santé, sans anomalie physique, légitimité, sans ostentation, monotonie, sécurité, non excellence…

33Dans le corpus recueilli à partir de la base de données FRANTEXT, les déploiements discursifs activent l’une des zones d’expérience : l’état de santé, le respect des règles sociales, des lois juridiques, ou les routines de la vie au quotidien, la conformité aux normes étant orientée axiologiquement de manière explicite ou implicite. Ainsi, l’exemple 1 propose une normalité de la vie de tous les jours à valeur axiologique positive implicitée par l’opposition à la sphère d’influence du père, alors que dans l’exemple 2, la valeur axiologique négative de la normalité est explicitée par le cotexte, tout comme dans l’exemple 3. Les exemples 4 et 5 activent une normalité désirée, positive sur le plan affectif et éthique. L’exemple 6 explicite le potentiel négatif de la normalité dans la sphère des comportements réguliers, voire routiniers. Enfin, l’exemple 7 mobilise une normalité aléthique déployée dans le discours avec une orientation axiologique affective négative.

[1] « C’était un pas de plus vers la normalité. Ma vie est moins une tentative de sortir de la sphère paternelle qu’un combat (presque) sans fin pour devenir comme les autres. » (PUECH Jean-Benoît – Présence de Jordane (2002), « Jordane et moi », p. 22)

[2] « […] où l’on apprend que Thérèse est amoureuse et de qui… un énarque plus vrai que nature, c’est tout. […] où diable Thérèse avait-elle déniché un pareil spécimen de normalité ? […]. » (PENNAC Daniel – Aux fruits de la passion (1999), 2 – I Où l’on apprend que Thérèse est amoureuse et de qui, p. 22)

[3] « […] Organisation : soumission à la forme, à son unité. […] L’adulte qui tient à tout prix à faire preuve de sa normalité (le « normopathe » selon Joyce McDougall) serait-il un pervers monomorphe… et plutôt triste ? … » (PONTALIS Jean-Bertrand - En marge des jours (2002), p. 66)

[4] « […] pour tenter – sans succès – d’alerter ses parents sur les dysfonctionnements du quotidien. Je retrouve aussi ce désir effréné de normalité que l’on a, enfant, face à des parents différents… Cette obsession de la normalité était un enjeu extrêmement important pour nous, “les enfants de 68”. » (LINHART Virginie – Le jour où mon père s’est tu (2008), 5 La faute à..., p. 79)

[5] « […] des clichés, des portraits de studio, d’hommes, de femmes et d’enfants, de grands-parents et de bébés joufflus ; parfois une prise de vue de vacances, du bonheur et de la normalité de leur vie d’avant tout ça. […] » (LITTELL Jonathan – Les Bienveillantes (2006), ALLEMANDES I ET II, p. 122)

[6] « […] aux allées et venues insipides de la femme, à sa régularité de métronome aux séances de gymnastique et à ses flâneries vagues sur les boulevards, sa normalité accablante. […] » (GARAT Anne-Marie – Pense à demain (2010), XXV Vendredi 29 novembre, p. 607)

[7] « […] Et puis, il y avait cette expérience de voir son père, un homme d’une intelligence supérieure, redevenir comme un enfant. C’est la normalité de la vie, mais ça a été très marquant pour moi. […] » (BOLTANSKI Christian, GRENIER Catherine – La vie possible de Christian Boltanski (2007), CHAPITRE 10 Entre dérisoire et drame, p. 149)

2.2. La vie normale, une valeur sociale complexe

34Pour illustrer l’épaisseur sémantique des valeurs sociales complexes qui, selon notre définition, sont des valeurs modales épaisses référées à des classes de contextes du factuel individuel et social, voire institutionnel, nous avons choisi l’expression la/une vie normale, très fréquente dans les discours médiatiques, politiques et dans les échanges interpersonnels depuis l’installation de la pandémie de Covid-19. Le factuel et les valeurs modales imbriquées dans la signification de l’expression vie normale conceptualisent et évaluent en même temps, selon notre hypothèse, le fonctionnement quotidien de la vie des membres d’une communauté humaine, fonctionnement envisagé comme naturel, partagé, routinier, donc « normal », dans ses rapports à tous les éléments qui configurent la signification de vie humaine : l’état de santé, le travail, les besoins et les désirs, les plaisirs, etc.

35Le tableau 2 propose la représentation du noyau de signification du mot vie référée à l’être humain. Cette restriction de la sphère biologique représente en même temps un élargissement de la zone sémantique à la sphère de l’expérience subjective (affective et intellectuelle) et de l’expérience sociale de l’homme. Elle diffère ainsi de celle proposée par Cozma (2009, p. 184), dans sa thèse de doctorat portant sur le discours de la bioéthique, qui concerne uniquement la sphère biologique de l’humain. La deuxième colonne inscrit les valeurs modales imbriquées aux éléments descriptifs du noyau. La troisième décline des associations stéréotypiques dérivées des propriétés essentielles du noyau. Sans noter dans la quatrième colonne les possibles discursifs argumentatifs (PA) qui associent le mot vie à l’un de ses stéréotypes, nous avons inscrit uniquement le potentiel axiologique de ces PA.

Tableau 2 : Représentation de la signification de vie (humaine)

Note de bas de page 25 :

Quand la signification de <naissance> est déployée avec une orientation vers le pôle axiologique négatif, ce déploiement est de type transgressif : <naissance POURTANT pas joie/tristesse/inquiétude/maladie/mort>. Cette forme transgressive ne remet pas en cause le lien argumentatif <naissance DONC joie, vie, avenir>, mais montre juste que ce lien est transgressé.

Noyau

Valeurs modales

Stéréotypes nucléaires

Potentiel axiologique

Un être humain

Aléthiques

Bon/mauvais/

Normal

Banal

Extraordinaire

D’exception

Bivalent

DONC

Organisme

Aléthiques

Santé

Normale

Anormalités

Pathologies

Développement

Handicap

Fragilité

Bivalent

DONC

Naissance

Aléthiques

Normale

Prématurée

Difficile

Positif25

ET

Espace de temps (durée)

Aléthiques

Courte

Longue

Moyenne

Normale

Bivalent

ET

Fonctions biologiques

Aléthiques

Normalité

Anormalités

Se nourrir

Boire

Croître

Mûrir

S’accoupler

Enfanter

…..

Bivalent

ET

Affects

Aléthiques

Hédoniques-affectives

Émotions

Normales/anormales

Amour

Sympathie

Empathie

Haine

Joie

Souffrance

….

Bivalent

ET

Cognition

Aléthiques

Epistémiques

Doxologiques

Capacités

Normalité

Anormale(s)

Intelligence

Bêtise

Croyances

Connaissances

….

Bivalent

DONC

Appartenance à une communauté

Déontiques

Obligations

Devoirs

Interdits

Liberté

Respect

Transgression

Normalité

….

Bivalent

ET

Activités

Déontiques

Pragmatiques

Travail

Réussite

Échec

Effort

Collaboration

Normalité

….

Bivalent

ET

Évolution

Aléthiques

Intellectuelles

Affectives

Pragmatiques

Normale

Développement

Progression

Compréhension

Compassion

……

Positif

DONC

Vieillissement

Aléthiques

Hédoniques

Affectives

Normal

Anormal

Faiblesse

Vulnérabilité

Maladies

Incapacité

Dépendance

…….

Négatif

DONC

Mort

Aléthiques

Affectives

Normale

Regret

Souffrance

Apaisement

Deuil

…..

Négatif

Note de bas de page 26 :

Pour une présentation plus détaillée du connecteur argumentatif POURTANT, voir Ducrot (1995) et Carel (2011). Pour les fonctions de ce connecteur en SPA, voir Galatanu (2018a).

36La valeur modale épaisse de normalité apparaît dans le tableau parmi les stéréotypes nucléaires, puisqu’elle représente la conformité aux lois naturelles (valeurs aléthiques), ou aux règles et normes de vie en société (valeurs déontiques), aux habitudes, routines de comportement. Elle apparaît aussi sous une forme transgressive : < règle établie/loi naturelle connue/habitude ou routine POURTANT26 accomplissement non conforme>.

37À partir de ces deux représentations (normalité et vie humaine), nous pouvons maintenant proposer la représentation sémantique de vie normale.

Tableau 3 : Représentation sémantique de vie normale

Noyau

Valeurs modales

Stéréotypes nucléaires

Potentiel axiologique

Un être humain

Aléthiques et déontiques

Évolution, vieillissement, mort

Intelligent/bête

Travailleur/paresseux

Bon/mauvais

Bien portant/malade

Honnête /malhonnête

…..

Bivalent

Donc

Conforme aux normes de l’humanité

Aléthiques, Déontiques,

Épistémiques

Pragmatiques

Intellectuelles

Morales

Tous pareils

Tous différents

Connaissance du monde

Transformation

Paix/guerre

…….

Positif

Donc

Caractéristiques physiques conformes

Aléthiques

Sans handicap,

Pouvoir fonctionner,

….

Positif

Donc

Caractéristiques physiologiques conformes

Aléthiques

Besoin de manger/boire/ marcher/dormir, procréer, évolution, vieillissement,

Maladies

Guérisons

Mort

……………..

Positif et / ou négatif

Donc

Caractéristiques mentales conformes : cognition et affects

Aléthiques

Compréhension,

Curiosité

Intelligence

Amour

Émotions,

Volonté

…………..

Positif

Donc

Intégration dans une communauté

Déontiques

Morales

Communauté, Pays, Famille,

Amis, Collègues,

Partage d’une langue

Partage d’une culture,

…..

Positif

Donc

Activités conformes aux normes de la communauté

Pragmatiques

Hédoniques

Affectives

Intellectuelles

Esthétiques

Morales

Travailler,

Se reposer,

Réussir,

Voyager

Manifestations culturelles

Fêtes

…..

Positif

38Le bilan de cette (re)construction de la signification de vie normale et du potentiel axiologique de son déploiement dans le discours fait apparaître un potentiel positif dans toutes les zones d’expérience humaine et sociale, à l’exception des sphères biologiques, la vie normale étant soumise dans cette sphère aux lois naturelles. La vie normale semble être vécue comme une valeur sociale complexe à orientation axiologique positive dans une plus grande mesure que la normalité de la vie et des individus.

39Les énoncés recueillis dans FRANTEXT confirment ces résultats issus de l’analyse lexicographique. Dans l’espace de cet article, nous allons nous arrêter à l’illustration de l’étude des déploiements discursifs argumentatifs (DA) dans les énoncés recueillis pour une vie normale. Sur les 102 énoncés datés de 1918 à 2018 (donc avant la pandémie), seuls deux énoncés rejettent une vie normale, ou plutôt une personne, dans un contexte donné, rejette les routines d’une vie normale, comme dans l’exemple 8.

[8] « […] Cette irrémédiable crevasse que rien ne pouvait plus faire se rejoindre sa vérité à lui et sa vérité à elle : elle continuait et voulait continuer à vivre une vie normale. Tolstoï était furieux quand on lui disait : « maintenant c’est l’heure de te mettre à table et on t’a préparé ceci pour le manger » […] » (DU BOS Charles – Journal : t. 2 (1924-1925) (1925) JANVIER 1925, p. 287)

40Dans les DA des énoncés étudiés, une vie normale est associée à liberté (ex. 9), à l’apaisement, au mariage et à une vie productive (ex. 10), à une vie moins fiévreuse et moins luxueuse (ex. 11), à pouvoir marcher dans la rue et voyager à l’issue d’une maladie (ex. 12), pouvoir faire du sport (ex. 13), à reprendre ses études (ex. 14 et 15), manger à sa faim et être en bonne santé (ex. 16), à une vie pacifique et sereine (ex. 17), à plaisanter, s’amuser, rire, jouer (ex. 18).

[9] « [car je vois bien qu’avec ma santé je n’aurai jamais une vie normale, comme je l’aurais souhaité : travail, liberté […] » (REWELIOTTY Irène-Carole – Journal d’une jeune fille (1946) 1943, p. 125)

[10] « […] Elle n’hésiterait pas. Elle saisirait l’occasion de retourner à une vie normale et à une vie apaisée, à une vie de tourtereaux promis au plus beau des mariages, à une vie de nouveau productive. […] » (BOUILLIER Grégoire – Le dossier M. Livre 1 (2017) Niveau 9 – PARTIE XVIII – Livre 1 APRÈS ET PENDANT, p. 827)

[11] « […] Nous allons revenir peu à peu à une vie normale, moins fiévreuse et moins luxueuse. L’après-guerre se termine et le gaspillage va passer de mode. […] » (LAZARD Christian – Journal : 1930, 2012)

[12] « […] De retour chez moi, je viens tout juste de recommencer à marcher dans la rue sans canne anglaise, lentement, certes, mais c’est peu à peu le retour à une vie normale. […] Le 27 août, je partirai de nouveau à New York, où je dois reprendre mes cours. » (DOUBROVSKY Serge – Un homme de passage (2011) ELISABETH II, p. 450)

[13] « […] On t’explique : vous allez être amputé au-dessus du genou, c’est la hauteur idéale pour l’appareillage et vous pourrez bientôt mener une vie normale. Et puis, au centre de rééducation, tu demandes au médecin quand tu pourras rejouer au tennis et il te regarde comme si tu étais devenu fou […] » (CARRÈRE Emmanuel – D’autres vies que la mienne (2009), p. 135)

[14] « […] Les médecins qui s’occupaient de lui pensaient qu’il pouvait maintenant reprendre ses études, avoir une vie normale. […] » (ROUBAUD Jacques – Impératif catégorique : récit (2008) §42 Au retour du voyage, je m’étais remis à de la mathématique – B — DEUXIÈME TIERS DE BRANCHE, p. 121)

[15] « […] ma sœur Milou avait pu reprendre une vie normale et suivre des études de psychologie. […] » (VEIL Simone – Une vie (2007) IV Revivre, p. 128)

[16] « […] Mais parmi ceux qui restaient, il y avait quand même des hommes, qui peu de temps auparavant vivaient une vie normale, mangeaient à leur faim, ils devaient être en bonne santé. […] » (LITTELL Jonathan – Les Bienveillantes (2006) MENUET (EN RONDEAUX), p. 724)

[17] « […] Les propriétaires, en revenant, trouveront un foyer à l’aspect étranger, mal à l’aise, auquel il faudra redonner une vie normale, une vie pacifique et sereine. » (SCHROEDER Liliane – Journal d’Occupation, Paris, 1940-1944 : Chronique au jour le jour d’une époque oubliée (2000) 17 octobre – DEUXIÈME CAHIER 16 MAI 1941-14 NOVEMBRE 1942, p. 103)

[18] « […] Mais l’obsession ne nous a jamais envahis. Nous avons mené une vie normale, plaisantant, nous amusant, riant, partageant parfois des fous rires, jouant avec Marc. […] » (SCHWARTZ Laurent – Un mathématicien aux prises avec le siècle (1997) L’extermination des Juifs, but de guerre – Chapitre V LA GUERRE AUX JUIFS - PREMIÈRE PARTIE Années de jeunesse, p. 219)

41Enfin, l’exemple 19 fait apparaître la valeur axiologique positive dans la sphère de la morale et de l’éthique qu’incorpore l’expression une vie normale.

[19] « […] En envoyant tout cela, il voyait juste ; M. De Coantré aurait pu très bien avoir eu une vie normale, digne et satisfaite ; il eût suffi qu’il consentît au petit effort de tenir sa place […] » (MONTHERLANT Henry de – Les Célibataires (1934) DEUXIÈME PARTIE (VIII), p. 871)

42Dans tous ces exemples qui illustrent le fonctionnement discursif d’une vie normale comme valeur sociale complexe positive, cette orientation positive est construite en opposition avec une perte préalable ou potentielle des valeurs modales épaisses, par exemple la liberté, ou des capacités physiques, le pouvoir faire, de mener une vie humaine satisfaisante.

2.3. Retour à une vie normale

43Nous avons avancé l’hypothèse que les représentations conceptuelles et sémantiques des mots ou expressions qui lexicalisent les valeurs sociales complexes, incorporant une imbrication de factuel individuel et/ou social, référé à des classes de contextes, et des valeurs modales fines et épaisses, fonctionnent comme des contenus propositionnels d’actes déclaratifs (Searle, 2007, 2010). Selon Searle, ces actes ont une double direction d’ajustement entre le monde et la parole, créant du réel social en le décrivant.

44Comme la démocratie, la république, la laïcité, l’enseignant et l’éducation, la vie normale satisfait aux conditions d’imbrication du factuel et de l’évaluatif et d’incorporation des classes de contextes du factuel évalué qu’une valeur sociale complexe, telle que nous l’avons définie, doit remplir. En revanche, on peut s’interroger, compte tenu de la complexité du factuel concerné (tous les aspects de la vie humaine), sur le statut « déclaratif », au sens de Searle, de la vie normale, sur son pouvoir incitatif, voire normatif, id est, sur les affordances de sa signification d’intervenir dans le monde social comme une institution au sens de Searle, dotée d’un pouvoir déontique.

45Nous avons essayé de répondre à cette question en analysant le fonctionnement de cette valeur sociale complexe durant la pandémie de Covid-19. Nous allons illustrer cette analyse avec les résultats obtenus à partir du corpus 3 mentionné au préambule de la section 2. En fait, les nombreux discours des médias, des politiques et des instances sanitaires, les débats publics et privés, mobilisent cette valeur dans les argumentations des mesures sanitaires et de leur respect ou dans la projection sociale post-crise.

46Dans le tableau 4, nous avons regroupé dans la colonne 2 les déploiements discursifs de nature argumentative (DA) de une/la vie normale (DAVN), tels qu’ils apparaissent dans les trois textes qui forment notre corpus 3 (les textes concernés sont marqués par les lettres (a), (b), (c) (cf. supra 2.), présentés dans la première colonne. Dans la colonne 3 nous avons présenté les déploiements discursifs argumentatifs du confinement : DAC. Ces DAC, auxquels on oppose les DAVN, renforcent la valeur positive de ces derniers. Par un jeu de différentes formes d’implicites argumentatifs (Galatanu, 2018b), les DAVN, par opposition aux DAC, évoquent la valeur positive de la vie normale, « la vie bonne », souhaitable pour la communauté linguistique et culturelle que forment les Français.

Tableau 4 : La/une vie normale, une valeur sociale complexe

DA

Textes

DAVN

Une vie normale

DONC

DAC

Texte a

  • Un relâchement des mesures de contrôle

  • Une vie sans restriction

  • C’est utile que je me fasse vacciner

Il faut conserver les mesures actuelles

Texte b

  • Réouverture progressive du pays

  • Maintenir les écoles ouvertes

  • Retrouver l’art de vivre à la française

  • Lieux de culture et de convivialité

  • Rouvrir les bars, les cafés, les restaurants et lieux culturels

Confinement adapté

Restrictions complémentaires

S’enfermer pour limiter les rencontres

Le couvre-feu

Texte c

  • Situation plus confortable

  • La vie d’avant

  • Les cours en présence

De nouvelles mesures de restriction

Quatre semaines de fermeture des établissements scolaires

Distanciation physique

Mesures strictes

La France enchaîne de longs mois de restrictions

Restaurants, bars et lieux de culture restent désespérément fermés

Contrôle drastique

Note de bas de page 27 :

Nous espérons pouvoir étendre cette recherche non seulement à de grands corpus (médiatiques, réseaux sociaux, discours politiques, etc.), permettant une approche quantitative, mais également à d’autres espaces francophones (Québec, Côte d’Ivoire, Belgique), permettant une comparaison de la construction discursive de cette valeur sociale complexe dans des contextes culturels diversifiés.

47Ces trois textes, même s’ils sont représentatifs des discours médiatiques, politiques, etc., id est de l’inter-discours de la crise pandémique, ne peuvent évidemment pas permettre la généralisation de nos conclusions et des hypothèses interprétatives sur les affordances d’une fonction « normative » de l’expression une vie normale, en tant que valeur sociale complexe telle que définie ci-dessus (cf. 1.3.) : d’incitation, voire de prescription d’un état du monde social tout en le décrivant. Néanmoins, ce que l’on peut voir dans cette recherche exploratoire, c’est que la valeur modale épaisse de la normalité appliquée à la vie (de tous les jours) des membres de la communauté linguistique et culturelle française de France27 est construite discursivement par opposition aux éléments de sa configuration signifiante qui sont contrariés par la situation de pandémie actuelle. La normalité de l’alimentation, par exemple, n’étant pas remise en cause durant cette crise qui n’a pas empêché l’approvisionnement de la population malgré les difficultés de production et de livraison, n’apparaît pas comme dans un certain nombre des énoncés de la base FRANTEXT (exemples 19 et 20).

48Nous avons ainsi réexaminé les DA de « une vie normale » dans le corpus 2 en restreignant la période aux années 2000-2018 qui ont précédé le déclenchement de la pandémie. Sur les 31 énoncés analysés, 4 seulement (soit 12,9%) déploient la vie en collectivité, tous les autres concernant la vie de chaque individu, normale parce qu’elle est ou devrait être comme la vie des autres individus (sur le plan physique et psychique, ou des activités humaines, des actes de tous les jours (manger, bouger), des relations intimes et donc privées (de femme, de mère, etc.). Pour conforter l’hypothèse observationnelle que nous avançons sur l’activation du potentiel discursif <vivre en collectivité> et de son enchaînement argumentatif <DONC selon les rituels de la collectivité>, dans cette situation de crise qui la met en danger, nous avons appliqué un test sémantique à l’ensemble des énoncés des corpus 2 et 3 : l’acceptation/versus/le rejet de la combinaison avec, ou la substitution par le groupe nominal qualifiant des prédicats nominaux ou caractérisant des prédicats verbaux : avec les autres. En revanche, la combinaison avec le groupe nominal comme les autres est acceptée par tous les énoncés, qu’il s’agisse de déploiement du vécu individuel ou du vécu collectif, puisqu’elle active justement la « norme », « la règle », « la loi naturelle », « la normalité » :

[20] « […] Mais ils sont isolés eux aussi et doivent ne pas pouvoir mener une vie normale non plus. […] » (SCHROEDER Liliane – Journal d’Occupation (2000), p. 118)

[20’] « […] Mais ils sont isolés eux aussi et doivent ne pas pouvoir mener une vie (normale) avec les autres non plus. […] » (SCHROEDER Liliane – Journal d’Occupation (2000), p. 118)

[21] « […] Didier était héroïque ; seul de toute la maisonnée à avoir un semblant de ce qui s’appelle une vie (normale) avec les autres, il se levait à des heures honnêtes pour suivre son apprentissage chez […] » (LAFON Marie-Hélène – L’Annonce (2009), p. 52)

[*21’] « […] Didier était héroïque ; seul de toute la maisonnée à avoir un semblant de ce qui s’appelle une vie normale, il se levait à des heures honnêtes pour suivre son apprentissage chez […] » (LAFON Marie-Hélène – L’Annonce (2009), p. 52)

49Dans le corpus 3, de même que dans les débats télévisés ou radiodiffusés et dans les discours politiques qui se croisent pour gérer et/ou expliquer les contraintes sanitaires et/ou leur allègement, les DAVN, la fréquentation des cafés et restaurants, les lieux culturels, les voyages, les manifestations de joie et/ou de colère, les fêtes, ont tous un potentiel sémantique et discursif de vie collective, vie avec les autres et, dans ce sens, organisent des « faits institutionnels » (Searle, 2007, 2010) de la vie quotidienne.

Conclusion

50Si notre hypothèse sur les affordances normatives, voire prescriptives de « une vie normale (à la française) » est juste, une/la vie normale fonctionne, sémantiquement et socialement, comme une valeur sociale complexe telle que nous l’avons définie dans cet article et dans l’ensemble des travaux sur les valeurs sociales complexes qui l’ont nourri (cf. bibliographie). En tant que telle, cette lexicalisation d’une valeur sociale complexe comporte dans la configuration de sa signification la valeur modale épaisse <normalité> imbriquée à des classes de factuel (qui définissent la vie de l’homme) et des classes de contextes de réalisation de ce factuel que cette configuration incorpore. Parmi ces classes de factuel, ce sont les actes de socialisation quotidienne et leurs contextes spécifiques de la culture française telle qu’elle s’est construite et telle qu’elle marque actuellement la société française qui sont les plus saillants discursivement et socialement.

51Le cinétisme sémantique qui suit et/ou impulse le cinétisme culturel, selon les postulats et hypothèses de la sémantique des possibles argumentatifs, est potentiellement à l’origine de la promotion et de la saillance d’autres classes de factuel et de contextes de ce factuel.