Le nom du bourreau en latin et dans les langues romanes How to Name the Executioner in Latin and in Romance Languages?
Le présent article revient sur l’étymologie des noms du bourreau en latin et dans les langues romanes et s’interroge sur les moyens lexicaux mis en œuvre dans ces langues pour contourner le tabou qui condamnait au silence les mots le désignant originellement. On y explique ainsi que les langues romanes ont eu recours aux euphémismes créés par des tours périphrastiques, métonymiques ou métaphoriques et par des emprunts à des langues étrangères. On y propose en outre une étymologie nouvelle du latin crux ; l’étymologie de ce mot, obscure jusqu’alors, se révèle être un dérivé inverse du verbe lat. cruciō « mettre en croix, supplicier, torturer, tourmenter ».
The aim of this paper is to discuss the etymology of names given to executionners in Latin and Romance languages, and the lexical means used by these languages to circumvent the taboo which made the words that initially referred to the profession inutterable. It seeks to explain that said Romance languages used euphemisms by way of circumlocutions, metonymies, metaphors or loanwords to such an end. Furthermore, a new etymology of the latin crux is offered ; the etymology of this word, obscure until now, turns out to be a back-formed word based on the verb cruciō.
Introduction
1Quarante ans après l’exécution de Danton, l’académicien Antoine-Vincent Arnault se souvient de ses ultima verba adressés à l’exécuteur public Charles-Henri Sanson :
Effroyable pantomime ! Le temps ne saurait l’effacer de ma mémoire. J’y trouve toute l’expression du sentiment qui inspirait à Danton ses dernières paroles, paroles terribles que je ne pus entendre, mais qu’on répétait en frémissant d’horreur et d’admiration : « N’oublie pas surtout, disait-il au bourreau avec l’accent d’un Gracque, n’oublie pas de montrer ma tête au peuple : elle est bonne à voir » (Arnault, 1833, p. 99-100).
2Cette anecdote montre bien ce qu’est un bourreau. Sur le théâtre sanglant de l’exécution ou de la torture, il est relégué au rôle le plus secondaire, voire au rang d’élément du décor. C’est bel et bien Danton qui est sur le devant de la scène. Le bourreau n’est rien ; Arnault ne cite pas son nom et ne donne d’autre renseignement sur lui que celui de son ministère. La seule chose qui compte, c’est le geste qu’il fait : celui de laisser tomber le couperet sur la nuque de Danton avant que de montrer sa tête à la foule massée devant la sanglante estrade.
3Il est fascinant de voir à quel point le nom du bourreau peut disparaître alors qu’il désigne celui qui commet le geste du châtiment, même s’il ne constitue que la main d’une justice dont il n’est pas à l’origine du verdict. N’étant en effet, littéralement, qu’un exécuteur, sa présence, bien que nécessaire, est effacée par celle de la victime qui, elle, existe seulement parce que la victime est elle. En d’autres termes, on ne voit le condamné que pour son identité, tandis que celle du bourreau disparaît derrière son geste.
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Le droit de havage est un droit seigneurial transmis aux exécuteurs des hautes œuvres : il s’agit pour le bourreau, à date régulière, de percevoir un impôt en nature parmi les commerçants de sa localité en prenant, autant que sa main pouvait en contenir, des denrées telles que des céréales, des fruits, des légumes…
4Par ailleurs, il faut noter que dans le monde roman, la fonction de bourreau est, dès son apparition, vouée à un rejet, sinon lexical, du moins institutionnel. À Rome, le bourreau n’est autre qu’un esclave chargé de mettre à mort les condamnés ou bien de leur faire avouer leurs méfaits par des actes de torture, quoique les aveux obtenus par la quaestio ne fussent guère admis sous la République. Au Moyen-Âge, la charge dégradante de la mise à mort d’autrui n’est plus confiée à un esclave, donc à un individu qui ne fait pas partie du corps civique, mais à un bourreau professionnel qui, étant celui qui amène la mort dans sa localité en tant qu’exécuteur des hautes œuvres, subit un ostracisme qui l’amène très souvent à ne pas résider dans les murs de sa cité. Charge infâmante acceptée bien souvent par des condamnés trouvant là le moyen d’échapper à la peine capitale ou, plus tard, aux galères, l’activité de bourreau est récompensée par des privilèges, comme le droit de havage1 ou certaines exemptions, qui la rendent impopulaire. Il n’y a donc rien d’étonnant à constater qu’un tabou frappe la fonction de bourreau, puisqu’il est le méchant par excellence : il l’est dans son acception moderne au sens où son ministère est d’infliger douleurs et souffrances au supplicié, mais il l’est également dans son sens étymologique, étant donné que l’ancien français mescheant est le participe présent du verbe mescheoir qui signifie « mal tomber » ; or, nous l’avons vu, il n’est de pire représentation populaire de la malchance que la figure du bourreau, puisqu’il est celui qui apporte la souffrance et la mort. L’angoisse causée par le bourreau serre la gorge et empêche de le nommer, « comme si un interdit mystérieux et puissant empêchait le plus souvent d’en parler » (Bée, 1984, p. 71).
5Une figure aussi angoissante que celle du bourreau offrait, dès le Moyen-Âge, un candidat de choix pour endosser, en plus de son habit noir, le rôle du personnage antipathique par excellence. Or, si ce n’est dans le roman Dieu et nous seuls pouvons de Michel Folco, paru en 1991, qui établit de manière humoristique comment un enfant abandonné devient, à l’âge adulte, le fondateur d’une dynastie de bourreaux – et encore, le jeune homme devient bourreau bien malgré lui et l’auteur en prend le contre-pied en nous le présentant comme un personnage digne de pitié et de sympathie –, il n’existe guère d’œuvre littéraire où le bourreau tienne lieu de personnage antipathique à part entière. Alors même que Nicole Gonthier explique que l’iconographie médiévale représente avec un souci fort net de précision le personnage du bourreau en le pourvoyant de sa vêture ou de ses ustensiles de torture et de mort (Gonthier, 1998, p. 54), la figure de celui-ci brille par son absence dans la production littéraire du Moyen-Âge. Bernard Ribémont souligne à ce sujet que dans les œuvres où cette figure serait attendue, elle n’y paraît pas le moins du monde, mais précise bien que l’absence du bourreau dans la littérature n’est pas une preuve de son inexistence :
La littérature de fiction, ou didactique – la frontière entre les deux étant loin d’être étanche au Moyen-Âge – est un outil précieux mais dangereux pour l’historien. Si elle reflète un certain état de la société et des pratiques du monde qui lui est contemporain, elle les déforme aussi largement au gré des fantaisies et de l’imagination des auteurs, des cadres qu’impose la conformité à un genre – chanson de geste par exemple –, ou du poids éventuel de l’auctoritas (Ribémont, 2021, p. 9).
6La figure du bourreau, par conséquent, non seulement n’inspire aucun personnage fictif particulier, mais encore semble s’effacer dans l’intégralité du corpus littéraire médiéval.
7Aussi est-il loisible de se demander ce qui se cache derrière le nom du bourreau – ou plus exactement derrière les noms du bourreau, puisque le même rejet s’observe dans tout le monde roman – pour qu’il soit ainsi frappé de ce tabou ? Pour mieux dire, comment nommer un individu dont on a peur de prononcer le nom ?
1. Comment nommer le bourreau à Rome ?
● Le carnifex : un « débiteur de viande »
8Le latin carnifex, icis, m désigne l’esclave chargé d’exécuter les esclaves et les étrangers criminels condamnés à mort. Daremberg et Saglio en donnent une définition très précise :
Bourreau. À Rome, d’après les règles de l’organisation de la justice criminelle, le bourreau était chargé de donner la question aux esclaves considérés comme témoins, et même sous l’empire, aux citoyens accusés d’un crime. De plus, le carnifex avait pour mission de procéder à l’exécution des peines corporelles sur les esclaves et les étrangers. Primitivement, cet office était rempli, pour les citoyens, sur la place publique, par le lictor du roi ou des consuls et parfois même par le tribun qui avait poursuivi le condamné ; mais la juridiction de ces derniers ayant été limitée par les lois de provocatio, ce ne fut qu’au cas d’aveu ou de flagrant délit, ou en matière de délits militaires, hors du pomerium, que le général ou gouverneur put faire exécuter par son licteur la peine de mort prononcée contre des non-citoyens. À Rome, les esclaves publics de la prison du Capitole, placée sous la direction des triumviri capitales, étaient chargés de l’exécution dans le cachot. […] Dans les autres cas, l’exécution avait lieu hors de la ville […]. Ce carnifex était d’ordinaire un esclave public, chargé plus spécialement du supplice des esclaves, toujours subi en dehors de Rome, sur un terrain où étaient plantées les croix, non loin de la porte Esquiline (Daremberg et Saglio, 1896, p. 925).
9Que désigne exactement le terme de carnifex ? Il s’agit d’un nom d’agent composé de rection verbale avec un premier membre carni- formé sur carō, carnis, f « la chair, la viande » où -i- et -u- entrent en concurrence chez Plaute où l’on trouve à la fois carnifex
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Poenulus, v. 368-369 : « Faut-il que je supporte qu’on dise cela en ma présence ? Malheureux que je suis, je suis au désespoir / si je n’ordonne pas qu’on le traîne chez le bourreau à la vitesse d’un quadrige ! ».
Mene ego illaec patiar praesente dici? discrucior miser,
nisi ego illum jubeo quadrigis cursim ad carnificem rapi.2
10et carnŭfex
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Asinaria, v. 892 : « Malheureuse que je suis, je suis morte ! Comme ce bourreau l’embrasse, garniture de cercueil ! ».
Peri misera ! ut osculatur carnufex, capuli decus.3
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Tite-Live, 2, 33, 6 : « Id cumulatum [ait] usuris primo se agro paterno auitoque exuisse, deinde fortunis aliis, postremo uelut tabem peruenisse ad corpus ; ductum se ab creditore non in seruitium, sed in ergastulum et carnificinam esse ». Nous traduisons par : « Cela, dit-il, en plus des intérêts, l’avait dépouillé d’abord du bien foncier qu’il tenait de son père et de son grand-père, puis de ses autres biens, puis qu’elle s’était étendue à son corps, comme une lèpre ; ce n’est pas dans la servitude que son créancier l’avait entraîné, mais dans une geôle et une salle de torture ».
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Plaute, Captivi, v. 131-132 : « Sed in ullo pacto ille huc conciliari potest,/ vel carnificinam hunc facere possum perpeti ». Nous traduisons par : « Mais il pourrait, d’une manière ou d’une autre, être ramené à ce point / et je pourrais même supporter qu’il fasse son office de bourreau ».
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Tertullien, De Pudicitia, 22 : « Nulla ad libidinem uis est, nisi ipsa; nescit quo libet cogi. Negationem porro quanta compellunt ingenia carnificis et genera poenarum? » Nous traduisons par : « Il n’existe aucune force qui pousse à la débauche, si ce n’est la débauche elle-même : elle ignore par quoi il lui plait d’être poussée. Combien faut-il, au contraire, de tortures inventives et de supplices différents pour pousser à sa réprobation ».
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Priscien, 8, 19 : « Sisenna : vitam cum dolore et insigni cruciatu carnificatus amisit, ‘carnificatus’ [id est] βασανισθείς [amisit] ». Nous traduisons par : « Sisenna : il perdit la vie dans la souffrance après avoir été exécuté au terme d’une torture innommable, [il l’a perdue] ‘après avoir été exécuté’ [c’est-à-dire] βασανισθείς ».
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Priscien, 8, 15 : « Ex his multa antiqui tam activa quam passiva significatione protulisse inveniuntur, et maxime ea, quae apud Graecos activa habentur et passiva : […] ‘carnificor’ ». Nous traduisons par : « À la suite de cela, on observe que les anciens ont produit de nombreux verbes de sens autant actif que passif, et surtout ceux qui sont employés par les Grecs aux voix actives et passives : torturer ».
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Plaute, Mostellaria, v. 55 : « O carnufic<i>um cribrum, quod credo fore ;/ ita te forabunt patibulatum per vias/ Stimulis, si huc reveniat senex ». Nous traduisons par : « Tamis de bourreaux, que j’ai bon espoir que tu deviennes un jour ; / Ils te mèneront par les rues en te perçant de leurs aiguillons après t’avoir suspendu à une fourche patibulaire/ Si le vieillard revenait ici ! »
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Charis, 1, 50, 4.
11et un second membre -fex, nom-racine formé sur faciō « faire » qui donne son f- à -fex. Ainsi que l’explique Françoise Bader (1962, p. 60), il existe autour de carnĭfex, comme pour presque tous les composés en -fex, tout un réseau lexical dans lequel on trouve carnĭfĭcīna qui désigne le nom du lieu d’exercice4 ou le type d’activité effectuée5, carnĭfĭcĭum pour le domaine d’activité « la torture6 », l’action elle-même de torturer exprimée par l’actif carnĭfĭcō7 ou le déponent carnĭfĭcor8 ou encore l’adjectif d’appartenance carnĭfĭcĭus « de bourreau, de supplice9 ». En outre, on trouve bien plus tard avec le suffixe productif -tor le nom d’agent carnĭfĭcātor « bourreau10 », ce qui, à époque tardive, résulte d’un procès logique où les noms d’agent sont très souvent réactualisés avec le suffixe -tor/-trix.
12Tout ce réseau lexical s’articule autour de carnĭfex comme nom servant à désigner le bourreau, mais n’a gardé aucune trace du sens premier de carnĭfex. En effet, les composés en -fex désignent presque toujours des noms d’artisans. Or ce ne serait pas le cas de carnĭfex. On peut comprendre que ce composé puisse signifier « faiseur de charogne », cārō, carnis, f signifiant, outre « la viande », « la charogne, la carcasse ». Le bourreau pourrait en effet produire des cadavres, mais cela ne fait guère de lui un artisan. En réalité, il faut y voir un ancien terme servant à désigner celui qui produit de la chair, qui découpe les morceaux, qui est un « débiteur de viande ».
13À partir de là, il est tout à fait vraisemblable de penser que carnĭfex ait pu désigner originellement la fonction de boucher, puis, par raillerie, celle du bourreau dont la tâche de débiteur de quartiers de viande était à peu de chose près la même, à moins que l’esclave chargé de cet office fût lui-même chargé de tailler la viande en pièces. Quoi qu’il en soit, cette étymologie nous permet d’avoir un éclairage tout à fait particulier sur le rôle de bourreau du carnĭfex : il s’agissait pour lui de mettre à mort le condamné en le découpant, c’est-à-dire, vraisemblablement par décollation, comme le prouve d’ailleurs l’emploi du verbe carnĭfĭcō chez Tite-Live :
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Tite-Live, 24, 15, 5 : « Lorsque les tribuns militaires annoncèrent à Gracchus qu’aucun ennemi survivant ne recevait plus de blessure, que les soldats décapitaient ceux qui gisaient à terre et qu’ils ne portaient plus à la main leurs épées, mais des têtes humaines, il leur ordonna aussitôt de donner l’ordre de jeter les têtes et de se jeter sur l’ennemi ».
Ubi tribuni militum Graccho nuntiaverunt, neminem stantem jam volnerari hostem, carnificari jacentes et in dextris militum pro gladiis humana capita esse, signum dari propere jussit projicerent capita invaderentque hostem11.
14En d’autres termes, carnĭfex apparaît comme un doublet du grec κρεουργός « boucher, coupeur de viande », composé formé sur l’adjonction d’un premier membre issu du grec κρέας « viande, chair crue » provenant de l’indo-européen *kréu̯h2-s- [nt.] « sang, chair sanglante », et d’un second membre -ουργός « l’artisan » provenant de l’indo-européen *u̯erǵ- « faire ». Il s’agit donc littéralement d’un « faiseur de viande ». Ce terme n’est pas attesté en grec antique comme nom du bourreau, mais l’on trouve dans l’Agamemnon d’Eschyle (v. 1592) l’expression κρεουργὸν ἦμαρ que l’on peut traduire par « jour meurtrier » et qui pourrait laisser entrevoir la possibilité d’un usage de κρεουργός dans la langue vulgaire comme un mot servant à désigner le bourreau.
● Le tortor : un « tordeur de membres »
15Outre le carnĭfex, les Romains disposent également d’un tortor, comme on le peut trouver sous la plume de Cicéron :
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Pro Cluentio, 117 : « Déjà la longueur de l’exécution avait fatigué la main du bourreau et lassé jusqu’aux instruments de la torture, que cette furie persistait encore. Alors un des témoins, distingué par son mérite et les honneurs dont le peuple romain l’a revêtu, dit qu’il ne s’agissait pas, il le voyait bien, de découvrir la vérité, mais d’arracher un mensonge » (trad. Nisard, M., 1840).
Cum jam tortor atque essent tormenta ipsa defensa neque tamen illa finem facere vellet, quidam ex advocatis, homo et honoribus populi ornatus et summa virtute praeditus, intellegere se dixit non id agi ut verum inveniretur, sed ut aliquid falsi dicere cogerentur12.
16Comme on le voit dans ce passage, le tortor n’est pas seulement en charge d’une exécution capitale, mais également des douloureux préludes à une mort suivant un aveu obtenu par dol. Sénèque donne un aperçu des tortures qui pouvaient être pratiquées à Rome :
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Lettres à Lucilius, 14, 5 : « Imagine dans ce lieu une geôle, des croix, des chevalets, un crochet, un pieu qui passe au travers d’un homme pour lui ressortir par la bouche, des membres écartelés par des chars lancés dans des sens opposés, et cette tunique, enduite et tissue de ce qui alimente les flammes ».
Cogita hoc loco carcerem et cruces et eculeos et uncum et adactum per medium hominem, qui per os emergeret, stipitem et distracta in diversum actis curribus membra, illam tunicam alimentis ignium et inlitam et textam13.
17La diversité de ces instruments montre bien qu’il n’est pas seulement question ici de faire périr le condamné mais de le tourmenter et de le supplicier afin d’obtenir de lui une confessiō qui permettra d’abréger ses souffrances, soit par l’arrêt définitif de la torture, soit par le soulagement d’une mise à mort.
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9, 51 : « ‘torsi’ quoque et ‘tortum’ et ‘torsum’ facit, itaque ‘tortores’ et ‘torsores’ dicuntur ».
18Mais qu’est-ce exactement qu’un tortor ? Il s’agit d’un nom formé par dérivation affixale avec adjonction du suffixe de nom d’agent -tor sur la base verbale tor- issue du radical verbal torqu- du verbe torqueō « tordre ». Ce radical verbal provient de la racine italique *torku̯- « tourner » qui produit le pré-latin *torquimentom à l’origine du latin tormentum « instrument de torture, torture » à partir duquel sera formé l’ancien français torment, puis le français tourment. On trouve également en latin le neutre pluriel tormina issu du pré-latin *torqui-min-a qui désigne ce qui tord les intestins et torture l’abdomen, à savoir les coliques. On trouve enfin, sur le même radical, le verbe tortō « torturer, tourmenter », et plus tardivement, avec le même sens, le verbe tortiōnō, ainsi que dans le sens d’ « action de tordre » et dans le sens de « torture », le substantif tortūra. Il faut en outre noter la forme tardive torsor qu’emploie Priscien14.
19À partir de cette explication, il apparaît que le tortor était un bourreau-tortionnaire dont la charge était de tordre et de faire tourner les membres de ses victimes dans tous les sens pour faire prendre à ces membres un pli qui n’est pas naturel. Ainsi, le tortor n’est pas nécessairement employé pour mettre à mort un condamné, mais bien plutôt pour obtenir l’aveu d’une confessiō, même si sous la République l’appareil judiciaire veille à respecter le principe de l’intégrité de l’accusé ou du témoin, jugeant que des aveux obtenus sous la torture ne sont pas recevables du fait d’un éventuel épuisement du supplicié.
● L’excruciator : un « charcuteur »
20Les Romains, pour désigner le bourreau, emploient enfin un troisième terme : excruciātor, ōris, m. Il s’agit là d’un nom formé par dérivation affixale avec affixation du suffixe de nom d’agent -tor et du préfixe ex- qui apporte au radical verbal crucio « 1. Mettre en croix, crucifier 2. Faire périr dans les tortures, supplicier 3. Torturer, tourmenter » une nuance résultative, voire perfective, « tuer à force de tortures ». D’ailleurs, on retrouve le verbe excrucio chez César :
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De Bello Gallico, VII, 38, 9 : « Il fait voir les citoyens romains qui se trouvaient sous sa protection et son escorte ; il les dépouille d’une forte quantité de blé et de vivres puis il les fait mettre à mort après les avoir cruellement torturés. »
Ostendit cives Romanos, qui ejus praesidi fiducia una erant : magnum numerum frumenti commeatusque diripit, ipsos crudeliter excruciatos interficit15.
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Plaute, Cistellaria, v. 653-654 : « Nullam ego me vidisse credo magis anum excruciabilem/ quam illaec est. » Nous traduisons par : « Je crois que je n’ai jamais vu de vieille femme qui mérite plus la torture que celle-ci ! »
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Arnoble, Adversus gentes, 1, 40 : « Nemo umquam innocens male interemptus infamis est, nec turpitudinis alicujus commaculatur nota, qui non suo merito poenas graves sed cruciatoris perpetitur saevitatem. » Nous traduisons par : « Aucune personne innocente et mise à mort dans la violence n’est frappée par le déshonneur ni n’est souillée par la marque d’une quelconque indignité puisqu’elle a subi, non pas les châtiments qu’elle méritait, mais la cruauté du bourreau. »
21Le participe parfait de ce verbe, excruciātus, permet de qualifier une personne de « victime de tortures », de « suppliciée » ou bien une confessiō d’aveu « obtenu par dol » où le préfixe ex- se colore également d’une nuance causale. On trouve en outre l’adjectif excruciābilis16 « qui mérite d’être tourmenté » et les noms excruciātiō et excruciātus « torture, tourment ». Il existe aussi, mais plus tardivement, le nom d’agent cruciātor17 ainsi que le nom cruciātus « torture, supplice » et les verbes crucificō, d’où la création du nom d’agent crucifixor, et enfin crucifigō dont la formation résulte d’une confusion entre -ficō provenant de faciō et la forme -figō « ficher, enfoncer, planter, clouer » par influence biblique de l’épisode de la crucifixion. On doit d’ailleurs à ce terme, quoiqu’il n’existe point de forme *crucifīctor attestée, la formation de l’espagnol crucifictor et du français crucificteur qui ont tous deux, comme attendu, un sens plus précis et plus spécialisé que le simple bourreau, puisqu’ils désignent l’un et l’autre « celui qui crucifie, qui fait subir le supplice de la croix ».
22En synchronie, tout se passe comme si excruciātor était formé par adjonctions de suffixes au nom racine crux « croix, supplice » et, en effet, avec l’influence de l’image biblique, on se figure aisément sous les traits de l’excruciātor un homme chargé de fixer le supplicié sur une croix. Or, l’on sait que ce supplice ne nécessitait pas l’emploi systématique d’une croix puisque, comme l’écrit Anthony Rich, la crux est :
Une des machines dont se servaient les anciens pour punir de la peine capitale les criminels et les esclaves. On la faisait et on s’en servait de deux manières différentes. Dans l’origine, c’était une perche droite, se terminant en une pointe aiguë (en grec σταυρός, σκόλοψ), sur laquelle la victime était empalée, comme on le pratique encore dans l’Orient, châtiment indiqué par l’expression in crucem suffigere (Justin. XVIII, 7 ; Hirt. B. Afr. 66), ou in crucem sedere (Mæcen. ap. Senec. Ep. 101) ; mais, dans la suite, on y ajouta une pièce transversale de bois, comme dans notre croix, sur laquelle le condamné était fixé avec des clous ou attaché avec des cordes, puis abandonné jusqu’à ce qu’il mourût : supplice exprimé par des expressions comme crucifigere ou affigere et autres semblables (Tac. Ann. XV, 44 ; Petr. Sat. 111, 5). Il paraîtrait aussi, d’après d’autres passages (Plin. H. N. XIV ; pendere in cruce Petr. Sat. 112, 5), que les criminels y étaient quelquefois pendus comme à un gibet ou à une potence (Rich, 1859, p. 206).
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L’idée d’Ernout et de Meillet est reprise, la précision d’une origine punique en moins, par De Vaan (2008, p. 147-148) et n’offre guère qu’une collection de données disparates, comme l’éventualité erronée de cognats celtiques et la possibilité d’une origine non-indo-européenne : « IE cognates : Ir. crúαch [f.] ‘heap, hill’, Gaul. *krouka ‘summit’, whence *krōkka, krūk(k)a ‘id.’, W. crug ‘cippus, tumulus’, Co. OBret. cruc ‘hill’, Bret. crug ; OIc. hryggr, OE hrycg, OS hruggi, OHG (h)rukki ‘back’ ; OIc. hrúga, hraukr ‘heap’, OE hrēac, MoDu. rook. Originally an i-stem ? Leumann explains the suffix of cruc-iāre as based on the dat. sg. crucī, and crucius as a back-formation to cruciāre ; but this is not a common procedure in Latin. The Celtic and Gm. Forms are often reconstructed as *kr(e)u-k-, but we find vacillating vocalism within Gm. ; also, the meanings ‘backbone’ and ‘heap’ are not necessarily connected. Even if the words in *kruk- from Latin and Italo-Celtic belong together, the root structure does not look PIE (and a root enlargement k is unknown), and might be interpreted as a non-IE substratum word borrowed into Italo-Celtic. But Latin may also just have borrowed the word from a contemporary language ». Le rapprochement sémantique entre la colline et la croix semble en effet assez discutable, voire malaisé, d’autant plus que les termes celtiques cités proviennent d’une racine indo-européenne en -a, en l’occurrence *krā(u)- « entasser », et que l’on voit assez mal comment cette racine aurait pu produire un nom en -u en latin. Quant à l’origine non-indo-européenne de crux, on ne pourra que déplorer le manque de pugnacité de cette explication qui consiste à renoncer à une résolution indo-européenne sur le simple motif que l’on ne l’a pas trouvée.
23Si tel était le cas, il existerait une racine indo-européenne *kreu̯k-, qui n’aurait guère été productive qu’en latin, ce qui semble peu pertinent. Alfred Ernout et Antoine Meillet envisagent quant à eux la possibilité d’un emprunt à une langue étrangère contemporaine des Romains, comme le punique (Ernout et Meillet, 2001, p. 153) ; l’intuition était intéressante puisqu’effectivement le terme de crux n’apparaît chez les Romains qu’après les guerres puniques, ce qui laisserait présager d’une origine punique du mot crux. On se rappellera alors avec intérêt les supplices infligés par les Carthaginois à Regulus revenu à Carthage pour annoncer que Rome ne se rendrait pas et à qui l’on infligea, d’après Aulu-Gelle, le supplice de l’obscurité pendant une semaine puis des paupières cousues, pupilles face au soleil, ou, d’après Silius Italicus et Appien, celui d’une cage hérissée de pointes à l’intérieur, empêchant Regulus de se reposer et le faisant périr par faute de sommeil. Toutefois, il n’existe aucune racine sémitique **k-r-k permettant d’expliquer une telle origine18.
24En revanche, il est tout à fait possible de voir en crux un dérivé secondaire, devenu certes nom-racine en synchronie, mais toutefois dérivé de la racine indo-européenne *(s)ker- « couper, trancher » (Pokorny, 1959, p. 935) – cette racine a donné le germanique commun *skarpaz « couper, trancher » qui a donné le vieil haut allemand scarf « aiguisé, tranchant » que l’on retrouve dans l’allemand Scharfrichter « le bourreau », c’est-à-dire littéralement « le juge qui tranche » – sur degré Ø avec une suffixation adjectivale en -u-, tel que *kr-u-, qui permet la formation du slave commun *krŷ « le sang » (Derksen, 2008, p. 254), le grec κρύος « froid » ou encore le latin crus « la jambe », désignant sans nul doute, originellement, non « la jambe », mais « le cuisseau », c’est-à-dire le muscle du membre postérieur considéré comme pièce de viande, puis avec une suffixation nominale en -k-, tel que, selon moi, *kr-u-k- « lanière de chair sanglante ». Il est alors aisé de comprendre la formation du verbe cruciō (<*kr-u-k-yō « larder ») à partir duquel a été rétroformé le nom crux « torture » (<*kr-u-k-s).
25De là, on comprend que le terme crux, bien loin de désigner une simple croix, désigne le supplice lui-même, supplice à l’origine cruel, sanglant ; d’où il appert que le bourreau excruciator est un bourreau qui charcute ses victimes et même, d’après les emplois du latin, un bourreau qui supplicie ses victimes pour les humilier. Le crucifiement est un supplice infâmant, tout d’abord parce qu’il est public, et ensuite parce qu’il est long et douloureux. Si l’on en croit ce que dit Anthony Rich, le crucifiement entraîne une asphyxie lente à laquelle s’ajoutent des membres garrotés par des cordages ou cloués à la structure en bois et qui est précédée de flagellations. On se souvient en effet de la répression de la révolte des esclaves menés par Spartacus, dont les 6000 survivants furent crucifiés le long de la via Appia, certains étant même enduits de poix et enflammés pour servir de torches humaines et d’exemples. Ainsi donc, l’excruciātor est le bourreau chargé d’une mise à mort au terme de douleurs insupportables infligées pour l’exemple.
2. Quel devenir pour le bourreau dans les langues romanes ?
● Reste-t-il des traces des noms latins du bourreau dans les langues romanes ?
26Il est fort étonnant de constater que dans les langues romanes les termes carnifex, tortor et excruciātor n’aient pas été véritablement conservés. En effet, même si l’on observe une conservation des termes crucificteur en français et crucifictor en espagnol, ces noms, comme nous l’avons dit, ont connu une spécialisation due à la culture biblique de l’Occident chrétien. Un crucificteur n’est plus un simple bourreau, mais celui qui fait subir le supplice de la croix. De même, les termes carnifice en espagnol ou italien ou encore castigateur (du latin castigare « châtier » avec suffixe de nom d’agent -teur) sont considérés comme des archaïsmes qui ne sont plus guère employés.
27Enfin, tortor, à partir duquel a été formé le verbe tortiono, se retrouve au Moyen-Âge en concurrence avec son doublet tortionarius qui a donné le français tortionnaire. Ce terme a désigné le bourreau du Moyen-Âge jusqu’au XIXe siècle, comme on le rencontre par exemple dans Le Capitaine Fracasse : « Quelle belle attitude il eut sous la barre du tortionnaire, lorsqu’il fut roué en pleine place d’Orthez ! » (Gautier, 1863), mais dès le XIXe siècle, ce terme perd son sens propre pour ne conserver qu’un sens figuré désignant celui qui commet à l’encontre d’autrui des outrages physiques ou moraux avec une certaine volonté de causer la douleur, ainsi qu’on le trouve sous la plume de Gustave Flaubert dans une lettre à Ernest Feydeau à propos de la mort de son ami Théophile Gautier, persécuté par les tortures psychologiques infligées par des éditeurs :
Fais bien sentir qu’il a été exploité et tyrannisé dans tous les journaux où il a écrit ; Girardin, Turgan et Dalloz ont été des tortionnaires pour notre pauvre vieux, que nous pleurons. Moi, je ne me console pas de sa perte (Flaubert, 1872, p. 448).
28C’est d’ailleurs ce qui est en train d’advenir pour le terme bourreau. La peine de mort abrogée, et la « question » et autres tortures juridiques étant tombées en désuétude pour les mêmes raisons qu’à l’heure de la République romaine, le bourreau ne fait plus partie des réalités de notre époque, et nous ne le retrouvons guère que dans des expressions imagées et hyperboliques comme bourreau d’enfants, bourreau de travail, bourreau d’argent ou encore bourreau des cœurs, pour désigner des personnes qui, respectivement, maltraitent des enfants, s’infligent une quantité très importante de travail, dépensent leur argent avec libéralité et prodigalité ou encore provoquent avec facilité chez les autres un certain sentiment amoureux sans pour autant accorder leurs faveurs à quiconque, multipliant ainsi les chagrins d’amour de leurs conquêtes. Ajoutons que le terme de bourreau n’est plus guère employé aujourd’hui au sens propre que pour désigner les responsables et les exécuteurs de la « solution finale » ou bien des personnes connues pour la cruauté de leurs crimes, le bourreau étant alors passé de l’autre côté du couteau.
● Les tours périphrastiques pour éviter de donner un nom
29Le français, notamment du Moyen-Âge jusqu’au début du XIXe siècle, emploie volontiers, pour désigner le bourreau, des périphrases évitant de prononcer ce nom. C’est ainsi que l’on retrouve, notamment dans les textes juridiques, les termes de maître des hautes œuvres, d’exécuteur des hautes œuvres ou encore d’exécuteur de la haute justice.
30Ces expressions désignent le bourreau soit par le terme « maître », qui précise ainsi que le bourreau doit être docte en l’art de la torture – le bourreau est une sorte d’artisan qui doit savoir quels instruments utiliser et sur quelles parties du corps afin d’infliger des douleurs assez fortes pour obtenir des réponses aux questions posées, mais suffisamment supportables pour que le supplicié ne succombe pas à force d’insoutenables souffrances –, soit par le terme exécuteur issu du latin exsecutor, nom d’agent déverbal issu de exsequor « accomplir », qui désigne donc dans la plus grande des neutralités celui qui réalise une action, en taisant volontiers le genre d’action à mener. Quant aux hautes œuvres, elles désignent les tâches dévolues au bourreau et se distinguent des basses œuvres ; celles-ci concernent principalement les travaux de voierie, l’abattage des chiens errants, le nettoyage des latrines et des égouts, tandis que celles-là désignent ce qui se pratique sur un échafaud, à savoir tout ce qui relève de la torture, des expositions de prisonniers ou des mises à mort.
31Ces tours périphrastiques, que l’on rencontre surtout dans le langage juridique, davantage que dans le sermo cotidianus, semblent désigner la personne du bourreau sans véritablement en dire le nom ; et même, ces expressions, puisque contenant davantage de mots, paraissent donner plus de précisions que les substantifs simples. C’est une idée fausse. Quand les termes latins donnaient d’emblée le programme de l’exécution ou de la torture – l’un tord les membres de sa victime lorsque l’autre en fait du hachis –, ces périphrases ne mentionnent ni mort ni torture. Que font ces expressions si ce n’est effacer la cruauté d’une insoutenable réalité ? N’est-ce pas le rôle que joue un euphémisme, qui « atténue l’expression de réalités choquantes ou pénibles » (Bonhomme, 1998, p. 77). En réalité, pour reprendre le mot de Jean-Paul Courthéoux qui n’étendait pas son propos aussi loin dans le temps mais s’intéressait aux technonymes contemporains comme les fameux personnels d’entretien « techniciens de surface », ces périphrases euphémiques trahissent l’existence même d’un tabou sur la fonction de bourreau :
À la limite même, les euphémismes participent à la création d’une langue de bois, de jargon « sociologiquement correct », voire de « politiquement correct » de plus en plus répandu. Certains y voient même une forme de terrorisme intellectuel créant des tabous, des « sanctuaires du non-dit » (Courthéoux, 1998, p. 702).
● Désigner le bourreau par son habit : la métonymie au secours du tabou
32L’impopularité de la fonction des bourreaux poussait les populations à les bannir des murs de la ville, mais également à en marquer son exécuteur d’un signe distinctif pour qu’il puisse être reconnu de tous et être évité plus facilement. Ainsi, le costume du bourreau devait être visible et le meilleur moyen de parvenir à cet effet était d’imposer une couleur. Le rouge, couleur hautement symbolique puisque rappelant celle du sang qu’il faisait couler, ou le noir, couleur traditionnellement employée pour symboliser la mort, ont de ce fait été particulièrement utilisés. Il faut alors noter que dans certaines langues romanes, les noms du bourreau sont formés à partir de noms de couleurs qui, selon toute vraisemblance, pourraient tout à fait provenir de la couleur des costumes qu’ils portaient.
33C’est ainsi que le roumain désigne le bourreau par le terme călău que l’on fait venir du rromani kaló « noir », apparenté au sanskrit *kāla « noir » et issu du proto-dravidien *kār « noir ». Il faut tout de même nuancer ce propos en rappelant que le terme călău, provenant d’une langue dravidienne, était utilisé par des populations venues du nord de l’Inde dont la peau était particulièrement brune par rapport à celle des populations valaques médiévales. Sachant que l’infâmante tâche du bourreau était confiée le plus souvent à des personnes en marge de la société, ne craignant aucunement un rejet qu’elles connaissaient déjà de toutes manières et que c’est donc tout naturellement aux populations rromani qu’échoit généralement la tâche d’exécuter les hautes œuvres de la justice, on peut se demander si le terme de călău désigne bien la couleur de l’habit du bourreau ou bien celle de son visage, d’autant plus qu’en rromani, l’adjectif kaló signifie « brun, foncé, bronzé » et « noir, nègre, Africain » (Calvet, 1993) lorsqu’il est substantivé.
34On peut également voir derrière le romanche sbir une désignation réalisée à partir de la couleur de l’habit du bourreau. En effet, ce terme est issu de l’italien sbirro, lui-même issu du latin birrus « pardessus à capuche » et apparenté à burrus « roux, rouge ». Le sbir est celui qui est encapuchonné d’une pièce de tissu rouge. Cela permet de confirmer ce que dit déjà Ziwès (1960, p. 109) : on propose traditionnellement de faire venir bourreau du verbe de l’ancien français bourrer « frapper » que l’on trouve encore aujourd’hui dans l’expression « bourrer de coups (de poing) », mais en réalité, on pourrait tout à fait imaginer que sur l’adjectif burrus, a, um « roux » ait été formé un substantif burra « le vêtement rouge, le tablier », à partir duquel un adjectif *burralis « qui porte un vêtement rouge ou un tablier » (qui, phonétiquement, peut fournir à l’ancien français le nom bourrel) devient le bourreau du français moderne. Hannele Klemettilä écrit à ce sujet :
It is possible that some executioners wore aprons to protect their clothes from blood when performing their duties, especially punishments involving mutilation. In iconography, an apron linked the hangman to the lower classes and manual labour. It could also refer to the polluting aspect of his occupations (2006, p. 150).
35Plus vraisemblable que la couleur rouge – qui, après tout, n’était pas la couleur officielle du bourreau en France au Moyen-Âge (Klemettilä, 2006, p. 62), le type de vêtement, à savoir le tablier, peut être à l’origine du terme bourreau. Le bourreau ne serait pas celui qui s’habille en rouge, mais celui qui porte un tablier pour ne pas se tacher du sang qu’il s’apprête à verser. En effet, comme nous le pouvons voir sur ce folio du Livre d’Heures d’Étienne Chevalier représentant le martyre de saint Jacques le Majeur, le bourreau, bien que portant un pantalon rouge, revêt surtout un tablier blanc, semblable à un tablier de boucher. De la sorte, si l’habit ne fait pas le moine, tout du moins, la bure fait le bourreau.
Figure 1. Jean Fouquet, Le Livre d'Heures d’Étienne Chevalier : Les Suffrages des Saints, Martyre de saint Jacques le Majeur, entre 1452 et 1460.
Photo © RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda.
● Appeler le bourreau par le geste qu’il fait
36Dans certaines langues romanes, on a plutôt désigné le bourreau par un terme rappelant l’action qu’il accomplit sur l’échafaud. C’est ainsi que l’on trouve de façon tout à fait explicite et intelligible le jersiais pendard qui ne désigne pas, comme en français, le gibier de potence qui mérite d’être pendu, mais bel et bien, à l’autre bout de la corde, celui qui pend le condamné. Le terme est en réalité une traduction littérale de l’anglais hangman, soit « l’homme qui pend ».
37De même, en portugais, les condamnés à mort risquent d’être malmenés par un enforcador qui rappelle le latin furca « la fourche (patibulaire) » dont Anthony Rich nous dit qu’il s’agit d’« un gibet ou [d’une] potence, instrument pour infliger la peine capitale ; les esclaves et les voleurs y étaient pendus » (Rich, 1859, p. 292) – radical sur lequel ont été adjoints le préfixe en- et le suffixe de nom d’agent -dor. L’enforcador est donc celui qui place le condamné sur la fourche patibulaire, qui suspend le condamné.
38L’espagnol verdugo semblerait quant à lui provenir phonétiquement d’une forme latine *vertucus qui serait un nom d’agent déverbal formé par adjonction du suffixe -ucus sur le verbe vertere « retourner, tourner sens dessus dessous ». Le verdugo espagnol est donc le tortionnaire qui tord les membres dans tous les sens pour supplicier sa victime.
39C’est également le cas de l’italien boia et du romanche boier qui proviennent tous deux, selon moi, d’une forme non attestée de latin vulgaire *bojarius formée par adjonction du suffixe de nom d’agent -arius au latin boia « carcan, entrave », emprunté au gec. βοείη « entrave pour les bœufs », lui-même formé sur βοῦς « bœuf ».
● Des réminiscences du carnifex
40La péninsule ibérique offre deux termes qui rappellent le sens de carnifex. On trouve en effet le catalan botxí et le galicien buxeu (Carré Alvarellos, 1951) qui proviennent tous les deux de l’ancien français bouchier « boucher » désignant, à partir du XIIe siècle, le métier de bouche chargé de la découpe des viandes, puis, dès le XIIIe siècle, celui du bourreau. Les bourreaux galiciens et catalans de la fin du Moyen-Âge pratiquent donc encore des tortures où l’on amputait les suppliciés de certains de leurs membres, ou bien des exécutions où la décollation était de rigueur. On trouve également le maltais bojja (Busuttil, 1900, p. 327). Aussi est-il curieux de remarquer que plus de mille ans après la formation lexicale de carnifex, on reproduit cette formation lexicale en suivant la même comparaison.
41En réalité, il est probable qu’il y ait une confluence de deux termes à l’origine du sens de bourreau pour l’ancien français bouchier. En effet, il existe un homonyme bouchier formé par dérivation suffixale sur le nom busche « pièce de bois », issue du latin vulgaire *busca, lui-même issu du vieux francique *buska « morceau de bois ». Le bouchier, selon Godefroy, est le « gardien du bûcher » (Godefroy, 1881, p. 695). Cet extrait de la Légende dorée (Maz. 1333, f° 46c) nous laisse entrevoir l’entrelacs lexical qui s’est formé sur le terme bouchier : « donc fu il osté de ce tourment et fu ravi et mené a un tourment de feu et blasmoit en reprenant les demeures des bouchiers a luy faire poyne ». Or, la pratique du bûcher comme exécution de la peine capitale en Europe occidentale, mise en pratique sous l’Empire romain pour mettre à mort les premiers chrétiens, devient quasiment systématique au Moyen-Âge pour punir la sorcellerie, l’hérésie et l’homosexualité. Ainsi, le bourreau du sud de l’Occident chrétien au Moyen-Âge, n'est pas seulement un débiteur de viande, c’est aussi un rôtisseur qui attise le feu.
● Emprunter des termes à des langues étrangères
42Enfin, pour éviter d’avoir à prononcer le nom du bourreau dans leurs propres langues, les peuples romans ont surtout eu recours à l’emprunt de termes à des langues étrangères, afin que le mot soit totalement démotivé. En outre, les verba vicaria employés pour désigner le bourreau sont la plupart du temps empruntés à des langues qui ne sont aucunement indo-européennes, et qui ne permettent donc pas, si l’on ne connaît pas la langue d’origine, de comprendre la signification exacte du nom.
43Ainsi, on rencontre l’italien aguzzino dont le sens premier est « geôlier », puis, par extension « bourreau, tortionnaire » ; ce mot, emprunté par l’italien au catalan algutzir « gendarme », est issu de l’arabe الوَزِير (*al-wazīr) « le serviteur, le ministre » (Pianigiani, 1907, p. 31).
44Il en va de même pour le portugais et l’espagnol algoz « bourreau ». Ce terme est emprunté à l’arabe الغُزّ (*al-guzz) qui désigne les mercenaires turcs incorporés dans l’armée mais non-musulmans. On se doute alors qu’à l’heure de la conquête musulmane de la péninsule ibérique par les armées omeyyades, des mercenaires non-musulmans se sont livrés – comme d’ailleurs la plupart des mercenaires qui ne se battent pas seulement pour la solde qu’ils reçoivent et le butin de guerre qu’ils peuvent amasser – à de cruelles exactions envers la population civile (pillages, viols, meurtres…), ce qui explique l’emprunt à l’arabe de l’espagnol, faisant passer un mot du sens de « mercenaire » à celui de « bourreau ». Ce terme arabe provient lui-même du turc oğuz, pluriel de ok « flèche », ce pluriel désignant premièrement un faisceau de flèches. Il est à noter que le portugais algoz a donné l’indonésien algojo, résultat de la colonisation de l’Indonésie par le royaume du Portugal de 1511 à 1605.
45Le même procédé s’observe avec le roumain gealat « bourreau », emprunté au turc ottoman جلاد (*cellât) « bourreau, exécuteur », lui-même emprunté à l’arabe جَلَّاد (*jallād) « fouetteur, marchand de cuir ». Enfin, le français géhenneur est formé par dérivation suffixale sur le nom commun géhenne « enfer » qui résulte d’une dérivation impropre par antonomase du nom propre Géhenne (<gr. Γεέννα « Géhenne » < araméen ܓܗܢܐ *gēhannā < hébreu גֵּיהִנּוֹם (*gêhinnôm) « vallée de Hinnom »).
Conclusion
46Il s’agissait ici de se demander comment nommer un « personnage » dont la cruauté de la profession était telle que l’on répugnait à l’appeler par son nom, puisqu’en effet, on a observé que les mots qui servaient à désigner le bourreau dans les langues romanes, n’étaient pour ainsi dire jamais issus des termes latins le désignant, ce qui est à tout le moins fort étonnant pour des mots romans. Au contraire, les termes issus du latin – crucificteur, tortionnaire… – ont subi une spécialisation lexicale ou un amoindrissement du sens. Les mots qui sont apparus pour les supplanter, soumis à un tabou évident, ne désignent le bourreau que de manière oblique : périphrases, métaphores, métonymies et emprunts sont autant de moyens mis en œuvre de manière tacite pour ne point avoir à prononcer un nom considéré comme annonciateur d’une cruauté prochaine. Au sujet de ce tabou, Klemettilä propose finalement cette explication :
- Note de bas de page 19 :
-
« Les chroniqueurs de la fin du Moyen-Âge ont habilement exploité ces techniques pour exprimer leurs opinions sur la violence et les divers agents de la loi. Ils évitaient généralement de mentionner le bourreau pour des raisons de décence et lorsqu’ils en parlaient, sa présence véhiculait un message fort défavorable sur l’équité de la peine ou des circonstances de la cérémonie » (trad. de l’auteur).
Late medieval chroniclers quite skilfully exploited these techniques when expressing their opinions about judicial violence and various agents of law. They usually avoided mentionning the hangman for reasons of decency, and when they showed him, his presence carried a very unfavourable message about the justness of the sentence or circumstances in the ceremony (Klemettilä, 2006, p. 106)19.
47Le tabou qui frappe la figure du bourreau n’est pas celui d’une damnatio memoriae qui viserait à faire oublier qu’il existe un bourreau, mais bien plutôt un silence craintif. Même si tout le monde connaît son existence, on évite d’en prononcer le nom par superstition.
48En réalité, il suffit, pour comprendre ce silence, de lire les vers du Moniage Guillaume cités par Bernard Ribémont (à paraître, p. 12) :
- Note de bas de page 20 :
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« Quels que soient les gens qui s’en affligent, ils les pendent tous sans exception à un grand arbre qui se dresse sur le chemin. Le baron Gaidon en remercia Dieu et dit : ‘Dieu le père qui dois tout juger, à présent je pourrai dormir en sécurité. Soyez-en grandement remercié seigneur Guillaume’ » (trad. de l’auteur).
Trestoz les pendent, qui qu’en doie anoier,
A .I. grant arbre qui sor la voië siet.
Li bers Gaidons en a Deu gracïé :
« Dex », dist il, « père qui tot as a jugier,
Or porrai ge a-seür someillier.
Sire Guillelmes, granz merciz en aiez »20 ! (v. 2444-49)
49Derrière le geste du bourreau – qui n’est d’ailleurs pas un bourreau de métier dans l’extrait cité –, il y a toujours la volonté de Dieu ; ce n’est pas le bourreau qui décide de mettre à mort ou de torturer le criminel ou le condamné, mais Dieu. Le bourreau n’est que l’outil de la volonté divine et ne saurait donc constituer un personnage à part entière. Ainsi, le nom du bourreau doit s’effacer derrière la superstition et la crainte respectueuse de Dieu.