« I am determined to prove a Villain » : Portrait de Richard III en scélérat shakespearien « I am determined to prove a Villain »: Portrait of Richard III as a Shakespearean Villain

Muriel CUNIN 

https://doi.org/10.25965/flamme.1091

Le scélérat est un personnage-type du théâtre élisabéthain et jacobéen, dont certains personnages de Shakespeare sont des incarnations mémorables. Richard III (d’abord Richard Gloucester) en est l’une des plus célèbres. Comment expliquer la fascination exercée par ce personnage aussi monstrueux sur le plan moral que sur le plan physique ? En quoi est-il un scélérat ? En quoi sa scélératesse est-elle un ressort théâtral ?

Some of Shakespeare’s characters are memorable incarnations of the villain, a stock character of Elizabethan and Jacobean drama. Richard III, who first appears as Richard Gloucester, is one of the most famous examples. Since his mind is as monstrous as his body, how can he be so fascinating? What makes him a villain? Why does his villainy have such dramatic power?

Sommaire
Texte

Introduction

1Dans sa pièce Richard III, jouée pour la première fois vers 1592-1593, Shakespeare place au cœur de l’action l’un de ses plus célèbres scélérats, un personnage dont la cruauté et la laideur (physique et morale) n’ont d’égales que l’intelligence et l’humour cynique. Ce drame historique, qui est également une tragédie, est l’œuvre la plus longue de Shakespeare après Hamlet, et l’une des plus fréquemment représentées. Sa popularité sur scène s’explique en grande partie par l’habileté du dramaturge à créer un personnage de méchant particulièrement fascinant, une sorte de génie du mal appartenant pour toujours au trio de tête des grands « villains » shakespeariens avec Iago (Othello) et Edmund (King Lear). Contrairement à ces deux personnages, Richard se situe encore au début de la carrière de Shakespeare. Pourtant, on ne peut qu’être frappé par la complexité et par l’efficacité dramatique de ce scélérat autoproclamé qui est, avant tout, un personnage éminemment théâtral. Brosser le portrait de cet acteur par excellence suppose donc de partir à sa recherche, comme le fit Al Pacino dans son film Looking for Richard (1997), et, comme le réalisateur, de se laisser happer par le texte.

1. Qu’est-ce qu’un « villain » / scélérat ?

Note de bas de page 1 :

Sur ce point, voir par exemple Makarius (1969), qui montre combien le « trickster » se plaît à transgresser les interdits et à violer les tabous, et se présente avant tout comme un individu opposé à la collectivité.

Note de bas de page 2 :

Très populaire aux XVe et XVIe siècles, l’interlude, qui se confond parfois avec la Moralité, est une pièce brève, jouée le plus souvent à l’occasion d’une fête, et qui illustre la condition humaine. Elle est le plus souvent comique et s’organise fréquemment autour du personnage du Vice, qui rend le public complice de ses complots : l’interlude est donc, par essence, métadramatique. La Moralité en est proche, mais les personnages y sont des allégories.

Note de bas de page 3 :

Iniquity est le nom d’un personnage dans les interludes Nice Wanton (1560) et King Darius (1565). Toutes les citations de Richard III sont tirées de l’édition de Siemon (2009). Les autres citations de Shakespeare sont tirées de Wells et al. (2005). Sur la complexité du personnage du Vice, voir par exemple Suhamy (2005, p. 422-423), Spivack (1958), et Mares (1958).

Note de bas de page 4 :

Il s’agit « d’intermèdes dansés et agrémentés de dialogues grotesques », joués par des amateurs et transmis oralement (Laroque,1988, p. 54).

2Le scélérat (« villain ») est un personnage-type du théâtre élisabéthain et jacobéen, aux multiples origines. Il partage des traits communs avec le Vice, personnage de bouffon et/ou de tentateur que l’on peut apparenter au mythe du « trickster »1. Issu de la tradition populaire, le Vice est très présent dans les Moralités et les interludes2 de la fin du Moyen Âge. Richard lui-même se compare à lui en évoquant sa propre duplicité : « Thus, like the formal Vice, Iniquity, / I moralize two meanings in one word » (3.1.82-83)3. Comme le Vice, il commente volontiers l’action à laquelle il prend part, et établit une forte complicité avec le public à travers ses monologues. Son humour (noir) rappelle en outre que le Vice est avant tout un bouffon, probablement inspiré de ceux qui peuplent les « folk plays »4 médiévales.

Note de bas de page 5 :

Les tragédies de Sénèque (Ier siècle après JC) ont été traduites en anglais à partir de 1559 par Jasper Heywood. Les élèves des « grammar schools » (dont Shakespeare faisait partie) les lisaient en latin. Titus Andronicus, Richard III, et Hamlet en portent l’empreinte.

Note de bas de page 6 :

Macbeth, autre tyran sanguinaire, tiendra plus tard des propos similaires, le cynisme en moins : « I am in blood / Stepped in so far that, should I wade no more, / Returning were as tedious as go o'er » (Macbeth, 3.4.135-137).

3Mais Richard tient également du tyran sanguinaire et dévoré d’ambition propre aux tragédies de Sénèque, notamment le Lycus d’Hercule Furieux5. Non seulement il ne recule devant aucun meurtre pour accéder au trône, mais une fois devenu roi il règne par la terreur. L’un de ses ennemis voit en lui le plus grand des tyrans de la terre (« excellent grand tyrant of the earth », 4.4.51), et lui-même affirme « I am in / So far in blood that sin will pluck on sin. / Tear-falling pity dwells not in this eye » (4.2.63-65)6. Le mot « blood » et ses dérivés, « bloody » et « bloodless », sont omniprésents dans cette pièce qui, malgré une violence scénique bien moindre que celle de la très sénéquéenne Titus Andronicus ou, plus tard, de Hamlet, King Lear, ou Macbeth, est marquée par la cruauté et la perversité de son anti-héros.

Note de bas de page 7 :

Richard III est la quatrième pièce de ce que l’on nomme la Première Tétralogie, les trois premières étant les trois parties de Henry VI, qui forment trois pièces distinctes. Le personnage de Richard apparaît déjà dans la deuxième et la troisième partie de Henry VI, qui se notent respectivement 2 Henry VI et 3 Henry VI.

4Enfin, il est placé sous l’influence de Machiavel, auquel il fait d’ailleurs référence dans la troisième partie de Henry VI, où il prétend en effet pouvoir donner au penseur italien des leçons de manœuvres politiques : « [I can] set the murderous Machiavel to school » (3 Henry VI, 3.2.193)7. Shakespeare ne se réfère pas tant ici à la pensée complexe d’un théoricien finalement assez mal connu des Élisabéthains (Le Prince (1532) était alors censuré en Angleterre) qu’à l’image simplifiée que s’en faisaient nombre de ses contemporains. Chez les dramaturges anglais de l’époque, le nom de Machiavel est avant tout synonyme de rouerie et de manipulation, et renvoie plus spécifiquement au type du scélérat politique, si efficace sur le plan dramatique. Prêt à tout pour s’emparer de la Couronne, puis pour la conserver, Richard en est la parfaite incarnation.

5Placé sous cette triple influence, il complote, intrigue, manipule, ne recule devant aucune vilénie, et commente ses actes avec délectation.

2. Autoportrait de Richard en scélérat

Note de bas de page 8 :

La description de 3 Henry VI sur le frontispice de sa première édition (probablement une édition pirate) en 1595, le montre clairement : « The True Tragedy of Richard, Duke of York, and the Death of Good King Henry the Sixth, with the whole Contention between the two houses Lancaster and York ».

6Quand Richard fait irruption sur scène, à l’ouverture de la pièce, le public de Shakespeare le connaît déjà bien. En effet, il s’est fait remarquer dans les deux pièces précédentes de la tétralogie, qui ont remporté un très vif succès auprès des Londoniens. Toutefois, son évolution est notable : dans 2 Henry VI, il est encore simplement Richard Gloucester, un membre de la famille d’York parmi d’autres, bien décidé à en découdre avec les Lancastre alors que débute la Guerre des Deux Roses, mais ni plus ni moins inquiétant que les autres personnages qui l’entourent. La pièce ne fait d’ailleurs jamais mention d’une quelconque difformité physique à son propos. Dans 3 Henry VI, il commence à se démarquer du reste de sa famille8, et sa singularité naissante s’exprime, comme souvent chez Shakespeare, par un long monologue dans lequel, soudain, il évoque sa laideur, sa soif de pouvoir, et les talents d’hypocrite qui lui permettront de parvenir à ses fins. C’est le premier autoportrait d’un vrai méchant, mâtiné d’un brin de vantardise : ne dit-il pas qu’il tuera plus que la sirène et que le basilic, qu’il renverra Machiavel sur les bancs de l’école, qu’il sera aussi bon orateur que Nestor, qu’il sera plus rusé qu’Ulysse, qu’il se hissera à la hauteur de Sinon, l’espion de la guerre de Troie, qu’il enverra le caméléon se rhabiller, qu’il sera plus protéiforme que Protée lui-même ?

I’ll drown more sailors than the mermaid shall;
I’ll slay more gazers than the basilisk;
I’ll play the orator as well as Nestor,
Deceive more slily than Ulysses could,
And, like a Sinon, take another Troy.
I can add colours to the chameleon,
Change shapes with Proteus for advantages,
And set the murderous Machiavel to school
(3 Henry VI, 3.2.186-193).

Note de bas de page 9 :

Quelques années plus tard, Hamlet reprendra quasiment les mêmes mots à propos de son oncle, le perfide Claudius, en apprenant qu’il a assassiné son père : « meet it is I set it down, / That one may smile, and smile, and be a villain » (1.5.108-109).

7Désormais, Richard condense ainsi toutes les caractéristiques du scélérat : la duplicité (« I can smile, and murder whiles I smile », 182)9, les talents d’acteur (« and wet my cheeks with artificial tears », 184), l’ambition dévorante (« I’ll make my heaven to dream upon the crown », 168), et le goût du sang (« [I’ll] hew my way out with a bloody axe », 181).

Note de bas de page 10 :

« [The Vice] is on intimate terms with his audience and cracks jokes with individual members of it. He acts as a presenter and chorus, introducing other characters to the audience and commenting on them aside. […] In these direct comments to the audience the Vice often foretells the action of the play or lets the audience into his confidence » (Mares, 1958, p. 14).

Note de bas de page 11 :

On songe ici aux sorcières de Macbeth, et à leur formule célébrant le renversement des valeurs : « fair is foul, and foul is fair » (1.1.10).

Note de bas de page 12 :

Le corps féminin est perçu, à l’époque de Shakespeare, comme un corps qui fuit. Les traités médicaux le décrivent comme plus humide que le corps masculin et l’associent à la production de toutes sortes de fluides et de liquides. On retrouve par exemple ce motif dans The Tempest, où le navire qui prend l’eau est comparé à une fille en chaleur (« as leaky as an unstanched wench », 1.1.41).

Note de bas de page 13 :

Les pièces de Shakespeare n’étaient pas destinées à être publiées mais à être jouées, et l’architecture particulière des théâtres publics élisabéthains étant dépourvue de décor et d’éclairage artificiel (il s’agissait de lieux à ciel ouvert), ceci donnait au texte une importance primordiale tandis que l’aspect visuel des spectacles restait au second plan. Les pièces de Shakespeare doivent donc être écoutées, et non pas seulement lues. Le public élisabéthain était d’ailleurs désigné par le terme audience, et non spectators.

8Mais si cet autoportrait de Richard en jeune loup demeure assez conventionnel, l’écriture de Shakespeare s’affermit et se fait plus tranchante dans la pièce suivante, celle qui porte le nom du roi que Richard deviendra bientôt. Le bossu entre sur scène en claudiquant et, d’emblée, annonce le programme de la pièce dans son monologue d’ouverture (1.1.1-41), comme le fait le Vice dans les pièces que celui-ci anime10. Dans son monde à l’envers11, la paix n’est que faiblesse : son mépris pour ce qu’il nomme « this weak piping time of peace » (1.1.24) ne passe pas seulement par les mots qu’il emploie, mais aussi par l’allitération en [p], renforcée par un accent tonique très marqué sur la première syllabe de « piping » et sur le monosyllabe « peace ». Le son du luth, qui a remplacé la musique martiale (« dreadful marches », 8), lui semble, littéralement, dégoulinant et donc efféminé (« the lascivious pleasing of a lute », 13 : on remarque l’omniprésence des liquides [l])12. Le repos du guerrier ne le concerne pas, lui, l’être difforme qui fait fuir les femmes et aboyer les chiens sur son passage, comme ils le font en présence d’un être démoniaque : « dogs bark at me as I halt by them » (23). Là encore, le rythme saccadé du vers, entièrement composé de monosyllabes et donc fortement accentué, fait entendre au spectateur un Richard qui semble cracher son dépit13. Aussi, puisqu’il ne peut faire l’amour il fera la guerre et sera « donc » (« therefore ») un vrai scélérat :

And therefore, since I cannot prove a lover
To entertain these fair well-spoken days
I am determined to prove a villain
And hate the idle pleasures of these days
(28-31).

9Avant d’en arriver à cette conclusion, Richard a mené une démonstration d’une logique impeccable, en trois parties parfaitement organisées sur le plan rhétorique. Le premier temps, introduit par le mot « now » (1), plante le décor et décrit avec dédain la période de trêve qui suit le couronnement de son frère aîné, Edouard IV (1-13). La guerre, associée à l’hiver (« the winter of our discontent », 1), s’oppose à la paix, associée à l’été (« glorious summer », « this son of York », 2 : le jeu de mots sur son et sun est évident) ; mais pour Richard, le passage de la première à la deuxième est une véritable décadence : la Guerre, allégorie masculine en anglais (« grim-visaged War has smoothed his wrinkled front », 9, je souligne), n’est plus qu’une créature efféminée cabrolant dans la chambre d’une dame (« he capers nimbly in a lady’s chamber », 12). Le deuxième temps du monologue (14-27), introduit par « but I » (14) et ponctué par l’anaphore de ce même pronom personnel (« but I » ; « I », 16, 18 ; « why, I », 24, où le pronom semble redoublé), évoque tout ce qui démarque Richard du reste d’une humanité qu’il méprise parce qu’elle jouit de cette misérable paix : son « moi » s’y oppose radicalement au « nous » initial (« our », 1, 3, 5, 6, 7, 8), signifiant clairement son désir de se détacher du reste de la maison d’York. Le troisième et dernier temps (28-41), introduit par « therefore » (28), lui sert ainsi à conclure qu’il peut à présent déployer sa vilénie, et présenter au public les intrigues et les machinations qu’il ourdit afin de n’être plus que lui-même, « myself alone » (3 Henry VI, 5.6.84).

10S’il lui avait fallu plus de 190 vers dans 3 Henry VI, une quarantaine suffisent ici. Ce monologue d’ouverture (cas unique dans le canon shakespearien) reprend, en le condensant avec une énergie rageuse, l’essentiel de ce qui composait celui de 3 Henry VI. Avec une différence, cependant : dans la pièce précédente, Richard accusait sa mère de sorcellerie et la rendait responsable de sa difformité physique (3 Henry VI, 3.2.153-162) ; ici, il ne s’en prend qu’à lui-même. Son autoportrait physique est, en effet, dénué de la moindre complaisance : il n’a pas de mots assez durs pour décrire sa laideur et c’est un anti-portrait qu’il dessine, traversé de manques et de négations (« not shaped for sportive tricks », « nor made to court », « want love’s majesty », « curtailed of », « unfinished », « unfashionable », 14-22, je souligne). Dans le monologue précédent il évoquait tout ce qu’il était capable de faire, ici il parle de tout ce qu’il n’a pas.

3. Le scélérat face à lui-même

Note de bas de page 14 :

« On Murder Considered as one of the Fine Arts », texte publié en 1827 dans Blackwood’s Magazine.

11On aurait tort, cependant, de chercher une motivation purement psychologique à sa scélératesse. Certes, à l’instar d’Edmund, le bâtard de King Lear, Richard revient longuement sur ce qui le rend différent, sur ce sentiment d’être incomplet (« unfinished », 20), laissant entendre que ce vide ne peut être comblé que par une fuite dans la violence et le mal. Toutefois, l’explication n’est pas suffisante, pas plus que ne l’est celle de la libido dominandi. Car Richard est également fasciné par le mal pour le mal. Pour lui, l’assassinat devient quasiment un des beaux-arts, pour reprendre l’expression qu’utilisera plus tard Thomas De Quincey au sujet d’un célèbre tueur en série14. De ce point de vue, Richard pourrait être qualifié aujourd’hui de psychopathe.

12Il n’est pas seulement différent, il se revendique comme tel, il le clame haut et fort, dès 3 Henry VI, en une phrase toute simple qui annonce clairement le « but I » à venir : « I am myself alone » (5.6.84), affirmation radicale d’une différence qui n’est pas tant pour lui une solitude qu’une supériorité sur le commun des mortels. Je suis moi, et moi seul, je suis unique, je ne dois rien à personne, je suis, comme le dira plus tard Shakespeare dans Coriolanus, auteur de moi-même (« as if a man were author of himself », 5.3.36). Cet orgueil démesuré va pourtant, à la fin de la pièce, se retourner littéralement contre lui-même, quand, après avoir vu défiler devant lui (ou dans son esprit) les fantômes de tous ceux qu’il a tués, Richard se retrouve seul face à lui-même, à la fois juge et coupable, déchiré entre moi et moi, lors d’une scène qui tient autant de la psychomachie que de la schizophrénie :

What do I fear? Myself? There’s none else by.
Richard loves Richard; that is, I am I.
Is there a murderer here? No. Yes, I am.
Then fly! What, from myself? Great reason why?
Lest I revenge. What, myself upon myself?
Alack, I love myself. Wherefore? For any good
That I myself have done unto myself?
O, no. Alas, I rather hate myself,
For hateful deeds committed by myself.
I am a villain. Yet I lie; I am not.
Fool, of thyself speak well. Fool, do not flatter (5.3.182-193).

Note de bas de page 15 :

La Bible, Exode, 3 :14.

13« Myself upon myself » : le dédoublement de personnalité tient en ces mots. Richard s’affronte lui-même et, tout en affirmant « I am I », sorte de version blasphématoire du « je suis celui qui suis » divin15, ne sait plus qui il est : « I am a villain. Yet I lie. I am not ». Le monologue se transforme en un dialogue imaginaire sous forme de questions-réponses entre deux moi qui se heurtent et se contredisent, sans parvenir à rétablir l’unité de l’être. Qui est le véritable fou ? Est-ce le Richard d’avant, sûr de lui-même (« fool, of thyself speak well ») ou est-ce le nouveau Richard, confronté à sa propre vilénie (« fool, do not flatter ») ? Pour la première (et la dernière) fois de la pièce, il est rattrapé par sa conscience, et, bien qu’il tente de la repousser comme une marque de lâcheté (« coward conscience », 179), il est forcé d’admettre qu’assailli par les ombres, il n’est plus que l’ombre de lui-même :

By the Apostle Paul, shadows tonight
Have struck more terror to the soul of Richard
Than can the substance of ten thousand soldiers…
(5.3.216-218)

14Ce monologue en forme de dialogue imaginaire est le reflet inversé du monologue d’ouverture. La détermination initiale (« I am determined to prove a villain », 1.1.30) a fait place au doute le plus absolu (« every tale condemns me for a villain », 5.3.195), la haine des autres (« and hate the idle pleasures of these days », 1.1.31) à la solitude du scélérat (« there is no creature loves me », 5.3.200), l’énergie débordante et la certitude de triompher (« determined », 1.1.30) au désespoir et à la certitude d’être perdu (« I shall despair », 5.3.200). Si, dans le monologue d’ouverture, Richard dessinait un autoportrait impitoyable de sa laideur physique, c’est désormais sa laideur morale qu’il évoque sans pitié :

And if I die, no soul will pity me.
And wherefore should they, since that I myself
Find in myself no pity to myself?
(5.3.201-203)

15Le « I » triomphant de la scène d’ouverture, qui revendiquait sa différence comme une force, lui est devenu insupportable. Richard ne sait même plus s’il veut toujours être le méchant de la pièce et ne reconnaît plus celui qu’il voit dans le miroir. Il est arrivé au bout de la route, et mourra le lendemain pendant la bataille de Bosworth.

4. Portrait du scélérat en séducteur

Note de bas de page 16 :

En cela aussi, Richard est semblable au Vice ou au Fou des « folk plays » qui, traditionnellement, finit par séduire la dame de la pièce. Voir Mares (1958, p. 17-18).

Note de bas de page 17 :

Littéralement, ce mot désigne un hérisson, mais il renvoie ici à la bosse que Richard a sur le dos et au poil hérissé du sanglier. Par ailleurs, « hog » désigne un cochon sauvage. Le sanglier, considéré par les Élisabéthains comme l’incarnation de la sauvagerie, était l’emblème héraldique de Richard.

16Avant sa chute finale, il aura malgré tout exercé sur le spectateur, et sur un certain nombre de personnages, un mélange troublant de répulsion et de fascination. Car, en dépit de sa laideur physique et surtout morale, il parvient à séduire. Et celui qui est séduit l’est parfois à son corps défendant. C’est le cas de Lady Anne, dont il réussit à gagner la main16 alors même qu’elle suit le cercueil de son beau-père, assassiné par Richard, qui a également tué son époux. Cette scène (1.2) est un affrontement de bout en bout : la jeune femme l’insulte, lui crache au visage, l’accable de malédictions (les premières d’une longue série), il lui répond avec force sarcasmes, et elle finit par céder, vaincue. Bien qu’elle prétende qu’elle ne se donne pas mais que c’est lui qui la prend (« to take is not to give », 1.2.190), elle est fascinée, malgré elle, par Richard. Ironiquement, alors qu’elle voudrait avoir les yeux d’un basilic pour tuer son adversaire d’un simple regard (« would they were basilisks to strike thee dead », 153), c’est sa volonté à elle qui est pétrifiée. Les insultes qu’elle adresse à Richard sont celles que lui adressent toutes les femmes de la pièce : c’est un démon (« fiend », 34 ; « devil », 45, 73 ; « minister of hell », 46 ; « unfit for any place but hell », 111), un sanglier (« hedgehog », 10417), un crapaud (« toad », 150). Avant qu’il entre en scène, Anne le comparait déjà implicitement à toutes sortes d’animaux féroces et de bêtes venimeuses :

More direful hap betide that hated wretch
That makes us wretched by the death of thee
Than I can wish to wolves, to spiders, toads
Or any creeping venomed thing that lives.
(1.2.17-20)

Note de bas de page 18 :

« Bottled » évoque la protubérance et renvoie donc à la bosse de Richard.

Note de bas de page 19 :

Voir l’introduction de Siemon dans l’édition utilisée (2009, p. 110-111).

Note de bas de page 20 :

Loin de la vision joyeuse et festive du grotesque carnavalesque tel que le décrit Bakhtine (1965), Richard incarne davantage la version noire du grotesque évoquée, notamment, par Farnham (1971), pour qui le grotesque roman mêle le comique et le sinistre, ou par Kayser (1963), qui associe la difformité et la monstruosité au grotesque.

17Le bestiaire associé à Richard comporte également le chien (qui revient régulièrement dans la pièce) et l’araignée (« bottled spider »18, 1.3.241 et 4.4.81). Ainsi, dans la mise en scène de Bill Alexander, en 1984 (Royal Shakespeare Company), le personnage, incarné par Antony Sher, tout de noir vêtu, portait une tunique à deux longs pans et s’appuyait sur deux cannes, ce qui lui donnait l’allure d’une araignée à six pattes19. Associé à l’animalité du début à la fin de la pièce, Richard subit un processus d’hybridation qui fait de lui un parfait représentant du versant le plus sombre du grotesque20. Sa monstruosité physique va donc de pair avec sa monstruosité morale : « since the heavens have shaped my body so, / Let hell make crooked my mind to answer it » (3 Henry VI, 5.6.78-79). Son corps n’est qu’un amas informe, « [a] lump of foul deformity » (1.2.57), « an indigested and deformd lump » (3 Henry VI, 5.6.51), autrement dit un chaos (»« like to a chaos» , 3 Henry VI, 3.2.161).

Note de bas de page 21 :

Par exemple, dans la mise en scène de Thomas Ostermeier (Schaubühne, 2015), Lars Eidinger portait une sorte de casque à mentonnière, une attelle cervico-thoracique, un appareil dentaire et de grosses chaussures qui rendaient la marche difficile. Dans la mise en scène de Steven Pimlott (Royal Shakespeare Company, 1996), David Troughton était constamment penché sur le côté et marchait avec une jambe raide.

Note de bas de page 22 :

Voir Cottegnies (2000).

Note de bas de page 23 :

C’est-à-dire un esprit malfaisant.

Note de bas de page 24 :

David Troughton récitait le monologue d’ouverture en costume de bouffon, bonnet à grelots sur la tête et marotte à la main. Plus récemment, Jean Lambert-Wild (Théâtre de l’Union, 2016) utilisait son personnage de clown blanc pour incarner le rôle.

Note de bas de page 25 :

C’était notamment le cas de Simon Russell Beale dans la mise en scène de Sam Mendes (Royal Shakespeare Company, 1992).

Note de bas de page 26 :

Partie d’un dialogue versifié dans laquelle s’enchaînent des répliques très brèves, n’excédant pas un vers, et de longueur à peu près identique. Voir par exemple la scène avec Anne, 1.2.49-227, ou la scène avec Elizabeth, notamment 4.4.212-219 et 343-367.

Note de bas de page 27 :

Cet aspect métadramatique est un autre point commun que partage Richard avec le Vice : jusqu’au XIVe siècle, le mot anglais « vice » est souvent utilisé comme synonyme de « visage » et il est probablement lié au mot « vizor » (masque). Le Vice avait traditionnellement le visage peint ou dissimulé par un masque (voir Mares, 1958, p. 29).

18D’où vient, alors, la fascination qu’il exerce ? Pour le spectateur (et pour l’acteur), la réponse est évidente : c’est un personnage très complexe et, par là même, éminemment théâtral. Son apparence physique est un véritable défi pour le comédien chargé de l’incarner21, tout comme l’ambivalence fondamentale qui le caractérise : Richard est aussi laid qu’il est fascinant, aussi effrayant qu’il est drôle. Car le rire provoqué par ce grotesque noir comporte une dimension macabre que l’on retrouve, à des degrés divers, chez la plupart des bouffons shakespeariens22, et qui prend, chez ce « cacodemon »23 (1.3.143), un tour proprement diabolique. Depuis une trentaine d’années, il est donc devenu fréquent de mettre en scène un Richard particulièrement ambigu habillé en bouffon ou en clown, avec toute l’ambivalence que cela implique24, et capable de faire rire une salle pourtant glacée d’effroi25. En effet, Richard est d’une intelligence supérieure, autre trait typique du scélérat shakespearien, ce qui fait de lui un adversaire redoutable. Il manie la rhétorique à la perfection, transformant les échanges avec ses ennemis en joutes verbales impitoyables rythmées par la stichomythie26, usant et abusant de l’équivoque et du double sens, annonçant et commentant ses méfaits grâce au monologue et à l’aparté. En outre, il ne craint jamais d’aller trop loin (la scène de séduction de Lady Anne en est le parfait exemple) et surtout, c’est un acteur-né qui donne à la pièce une dimension fortement métadramatique. Souvenons-nous que l’acteur, dans la Grèce antique, est désigné par le terme hypocritès. Souvenons-nous également que le mot « shadow », en anglais élisabéthain, désigne également le comédien : si Richard aime tant à contempler l’ombre de son corps difforme (« [I] have no delight to pass away the time / Unless to see my shadow in the sun », 1.1.25-26 ; « shine out, fair sun, till I have bought a glass, / That I may see my shadow as I pass », 1.2.265-266), c’est que le spectacle le plus réjouissant à ses yeux est celui dont il est l’acteur et le metteur en scène27. Cette ombre doublement difforme, puisqu’elle est la projection, déformée comme toute ombre, d’un corps lui-même mal proportionné, est le point de départ des projets de Richard. Avant de tomber le masque, il se plaît donc à jouer, avec une hypocrisie consommée, toutes sortes de rôles : celui du frère protecteur alors qu’il s’apprête à envoyer son frère aîné à la mort (1.1), celui de l’oncle modèle portant ses jeunes neveux sur son dos alors qu’il est sur le point de les faire assassiner dans la Tour de Londres (3.1), ou encore celui du citoyen confit en dévotion alors qu’il s’emploie à duper le lord-maire (3.7). Cette dernière scène s’apparente d’ailleurs à une véritable pièce dans la pièce, préparée auparavant par une répétition en bonne et due forme avec son âme damnée, le duc de Buckingham :

RICHARD
Come, cousin, canst thou quake and change thy colour,
Murder thy breath in middle of a word,
And then again begin, and stop again,
As if thou were distraught and mad with terror?
BUCKINGHAM
Tut, I can counterfeit the deep tragedian…
(3.5.1-5)

19De fait, la pièce est traversée, comme souvent chez Shakespeare, de références métadramatiques soulignant que Richard, non content d’être un acteur accompli, est également un metteur en scène efficace. Car c’est bien lui, du moins jusqu’au mitan de l’acte IV, qui dirige l’action et l’essentiel des autres personnages. Plusieurs des scènes dans lesquelles il apparaît sont construites en trois temps, à l’image de celle qui ouvre la pièce. Il commence par un monologue dans lequel il expose ses intentions, puis il passe à l’action quand sa victime entre en scène, et enfin, il conclut par un commentaire sarcastique sur la crédulité de celui qu’il vient de défaire (« Go, tread the path that thou shalt ne’er return ; / Simple, plain Clarence », 1.1.117-118 ; « Was ever woman in this humour wooed ? / Was ever woman in this humour won ? », 1.2.230-231 ; « Relenting fool, and shallow, changing woman », 4.4.431). Ainsi le monologue d’ouverture prend-il des allures de programme théâtral quand Richard déclare : « Plots have I laid, inductions dangerous » (1.1.32). Le mot « plot » désigne en effet l’intrigue au sens de complot, mais aussi l’intrigue d’une pièce, et « induction » désigne le piège, mais aussi le prologue. En dévoilant au public le complot qu’il a ourdi contre Clarence (1.1.33-40), il prépare donc ce qui se jouera dans la suite de la scène (1.1.42-116) et annonce la mort programmée d’un frère trop crédule. La scène se termine par une transition vers la scène suivante quand il expose son plan concernant Lady Anne : « For then, I’ll marry Warwick’s youngest daughter. / What though I killed her husband and her father ? » (1.1.153-154). Jusqu’à l’intervention de Richmond (à partir de l’acte IV), Shakespeare établit ainsi une correspondance absolue entre les machinations de Richard et la construction de la pièce, dont le caractère métadramatique est sans cesse souligné. Dans les trois premiers actes, Richard apparaît dans neuf scènes et en conclut huit, prenant systématiquement le spectateur à témoin du sinistre projet qu’il élabore et met à exécution : c’est sous sa direction que l’intrigue se déroule. Parce qu’il est le reflet de l’ombre monstrueuse projetée par un corps difforme, le plan (« plot ») de Richard ne peut qu’être monstrueux lui aussi. Cette ombre sinistre recouvre et anéantit un à un tous les adversaires de Richard, jusqu’au moment où ce dernier doit affronter d’autres ombres, celles de toutes ses victimes, qui le renvoient face à lui-même (« myself upon myself », 5.3.186). Il a fini de chanter les litanies de sa difformité (« descant on my own difformity », 1.1.27) : le masque de l’acteur (« shadow ») est tombé, arraché par ces ombres terrifiantes (« shadows tonight », 5.3.216). Il ne lui reste plus qu’à quitter la scène, après avoir écrit sa propre histoire (« myself upon myself ») et fait de son titre royal le titre de la pièce.

Conclusion

Note de bas de page 28 :

Sa pièce, The History of Richard III (1557), est, avec les Chronicles of England, Scotland and Ireland de Raphael Holinshed (1577), la source principale de Shakespeare.

20Omniprésent, manipulant ses adversaires comme des marionnettes, commentant l’action, fascinant et répugnant, grotesque et séduisant, sadique et drôle, Richard est un méchant extrêmement efficace sur le plan dramatique, en comparaison duquel le gentil Richmond, vainqueur de la bataille de Bosworth et futur Henry VII, semble bien falot. Mais c’est avant tout une création théâtrale, éloignée de celui qui fut le véritable Richard III, dont la propagande Tudor et Thomas More28 noircirent délibérément le caractère afin de justifier rétrospectivement la prise de pouvoir de Richmond, fondateur de la dynastie des Tudors et père d’Henry VIII. En 2012, la découverte à Leicester de son squelette, introuvable depuis sa mort en 1485, permit d’en apprendre plus sur le personnage historique et de découvrir notamment que, si sa difformité physique avait été fortement exagérée par les chroniques du XVIe siècle, il ne s’agissait pas non plus, comme on l’avait cru jusque-là, d’une invention pure et simple, sa colonne vertébrale étant effectivement très déformée par une scoliose sévère. La Société des Amis de Richard III (Richard III Society) continue de défendre la mémoire de ce roi à la sinistre réputation, dont Shakespeare a fait un méchant que l’on adore détester.