La (difficile) reconnaissance du génocide arménien par les États-Unis et l’équilibre entre les pouvoirs exécutif et législatif à Washington The (Difficult) Recognition of the Armenian Genocide by the United States and the Balance of Power Between the Executive and Legislative Branches

Julien ZARIFIAN 

https://doi.org/10.25965/flamme.1455

Cet article étudie l’opposition entre l’exécutif et le législatif dans le cadre du long et difficile processus de reconnaissance du génocide arménien par les autorités fédérales états-uniennes. Il analyse comment l’exécutif, dès les années 1970 et jusqu’à 2019, bloque tous les projets de loi visant à affirmer la réalité du génocide arménien au Congrès, essentiellement afin de ménager la Turquie, son alliée de l’OTAN. L’objectif est également de mettre en évidence les efforts considérables que les partisans de la reconnaissance du génocide doivent déployer pendant environ cinquante ans pour inverser la tendance.

This article examines the opposition between the Executive and Legislative branches in the long and difficult process of recognition of the Armenian Genocide by the U.S. federal authorities. It analyzes how, from the 1970s until 2019, the Executive blocked every bill aiming at affirming the reality of the Armenian Genocide in Congress, moslty in order to please Turkey, its NATO ally. The goal of this paper is also to highlight the huge efforts that the supporters of the recognition of the genocide have had to deploy, over about fifty years, to reverse the trend.

Sommaire
Texte
Note de bas de page 1 :

Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « FE2C-Équilibre des pouvoirs » qui a bénéficié du soutien financier d’UP-SQUARED, projet France 2030, PIA4 « Excellences sous toutes ses formes » (ANR-21-EXES-0013).

Introduction1

Note de bas de page 2 :

À titre d’exemple, on pourra se référer au projet même, et aux travaux, de la revue Congress & the Presidency, publiée depuis le début des années 1980 par le Center for Congressional and Presidential Studies d’American University, à Washington.

Note de bas de page 3 :

Ce fut très nettement le cas, en particulier, durant la Seconde Guerre mondiale et les premières décennies de la guerre froide, comme analysé dans l’ouvrage référence d’Arthur Schlesinger, The Imperial Presidency (Schlesinger, 1973).

Note de bas de page 4 :

La citation entre guillemets anglais est de John Locke, dans Second Treatise of Government (Vallet, 2008).

1La question de l’équilibre des pouvoirs institutionnels fédéraux aux États-Unis, notamment entre le Congrès et l’exécutif, fait l’objet de débats récurrents parmi les cercles académiques2. S’il est souvent admis que la Constitution octroie la plus grande part du pouvoir et de la légitimité politique au Congrès, dont les élus représentent directement les citoyens et les États de l’Union, il est également admis que l’exécutif a été en mesure d’inverser cette tendance, en particulier au cours du XXe siècle3. Il l’a fait notamment parce que « l’exécutif peut agir au-delà des pouvoir énumérés par la Constitution : “lorsque l’intérêt général est en jeu, l’exécutif doit avoir le pouvoir d’agir sans que la loi ne lui prescrive et parfois même contre elle” »4. Il l’a fait aussi parce que, progressivement, il a su établir « un lien direct avec l’opinion publique » (Vergniolle de Chantal, 2016). Ainsi, étudier la vie politique états-unienne et, plus précisément, les questions liées à la décision politique au niveau fédéral, implique nécessairement de comprendre cet équilibre fragile et évolutif entre les deux pôles, rythmé par des cycles de prédominance de l’un ou de l’autre. Réciproquement, étudier des questions liées à la décision politique permet également, bien souvent, de porter un regard sur cet équilibre et de tirer des enseignements sur celui-ci.

2Le cas de la reconnaissance du génocide arménien, question d’importance relative à Washington, mais recouvrant néanmoins de réels enjeux politiques, géopolitiques et mémoriels, ne déroge pas à cette règle. La reconnaissance formelle de ce génocide, commis en 1915-1916 par les autorités de l’Empire ottoman contre les sujets arméniens de l’Empire, n’a été finalisée qu’en 2019 pour le Congrès (par un vote des deux chambres) et 2021 pour l’exécutif (par une déclaration officielle du président Joe Biden), après des décennies de combat politique. Ce combat, démarré dans les années 1970 par les Arméniens-Américains et leurs alliés au Congrès, visant à contrecarrer le négationnisme de la Turquie et ses relais à Washington, s’est matérialisé, en grande partie, par une opposition entre l’exécutif et le législatif, en désaccord sur la question. En effet, alors que beaucoup, au Congrès, sur l’impulsion des élus proches des Arméniens-Américains, étaient régulièrement prêts à prendre position (et l’ont d’ailleurs fait, à plusieurs reprises, dès les années 1970), l’exécutif s’y refusait et bloquait toute tentative des législateurs, essentiellement pour ménager la Turquie, alliée de l’OTAN et opposée à toute reconnaissance internationale du génocide. Par conséquent, si la (non-)reconnaissance du génocide arménien par les États-Unis des années 1970 à 2021 est, pour une part importante, déterminée par des enjeux géopolitiques, elle s’insère également dans des dynamiques politiques et institutionnelles à Washington, tout en permettant un regard original sur celles-ci. L’objectif de cet article est ainsi de revenir sur ces décennies de blocages et de luttes politiques pour cette reconnaissance et sur l’importance du cadre politico-institutionnel dans lequel elles ont lieu. Plus spécifiquement, cet article vise à étudier comment la non-reconnaissance par les États-Unis du génocide des Arméniens est en partie déterminée par les tensions entre l’exécutif et le législatif – sur fond d’activisme de différents acteurs en faveur ou contre la reconnaissance –, mais aussi ce qu’elle révèle de l’équilibre des pouvoirs au sein de l’État fédéral états-unien. Il s’agira tout d’abord d’étudier comment cette question devient progressivement, à partir des années 1970, un enjeu (géo)politique, puis comment deux camps se mettent en place à Washington, pour ou contre la reconnaissance du génocide. Il s’agira ensuite d’analyser les principaux traits, temps et illustrations de cette confrontation, largement incarnée, au niveau institutionnel fédéral, par une opposition entre l’exécutif et le Congrès. Cette opposition est forcément à nuancer car l’ensemble des deux chambres du Congrès n’était pas systématiquement en faveur de la reconnaissance du génocide – et aussi parce que, même si elles étaient peu visibles et impactantes, des divergences existaient parfois au sein de l’exécutif. Cependant, elle est néanmoins centrale, durable et structurante, et son étude permettra de tirer des enseignements sur les rapports entre les deux branches et sur l’équilibre de leurs pouvoirs respectifs.

1. Le génocide arménien, un crime longtemps oublié

Note de bas de page 5 :

C’est d’ailleurs vraisemblablement la première fois que ce concept est utilisé dans l’arène internationale (Tusan, 2014).

Note de bas de page 6 :

Ici appliquée au génocide des Arméniens, la « mémorialisation » est, pour reprendre la définition de Denis Peschanski dans une version courte, la « mise en récit publique d’un passé convoqué dans le présent et pour l’avenir » (Peschanski, 2013).

Note de bas de page 7 :

Sur l’importance des commémorations de 1965, voir notamment : Avedian, 2019.

3La reconnaissance d’un génocide par un État est un acte politique peu habituel et difficilement classable. Sa raison d’être pose d’emblée question, ainsi que ses modalités. En effet, pourquoi et comment un État se retrouve-t-il à se positionner sur la réalité génocidaire d’un épisode de violence de masse ? De plus, que doivent faire les autorités pour trancher politiquement la question ? Le cas de la reconnaissance par les États-Unis du génocide arménien permet d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions. Alors que l’élimination des populations arméniennes de l’Empire ottoman est un fait public, abondamment documenté par la presse internationale lorsqu’ils sont commis (Kloian, 1985), ils tombent peu à peu dans l’oubli à partir des années 1920. Les Arméniens rescapés se reconstruisent difficilement en diaspora ou en Arménie du Caucase, soviétique à partir de 1921. La République de Turquie, fondée en 1923 et héritière de l’Empire ottoman, cherche à oublier et faire oublier le crime originel sur lequel elle se construit, tandis que l’État et les populations s’approprient définitivement les biens des victimes (Hovannisian, 1994). Les grandes puissances, qui avaient pourtant fortement dénoncé les massacres quand ils avaient lieu – la France, le Royaume-Uni et la Russie dénonçant conjointement un « crime contre l’Humanité » dès juin 19155 – ne saisissent pas réellement la portée et la dimension universaliste de l’extermination des Arméniens, et donc l’importance de la mémorialiser6 et de tenter de rendre justice aux victimes. Le contexte n’est guère propice, en particulier aux États-Unis où le rejet de la Société des Nations par le Congrès et le retrait en 1921 du président Woodrow Wilson, chantre de l’internationalisme, matérialisent un retour à l’isolationnisme, confirmé, de fait, par la crise de 1929. Ce sont la conceptualisation du crime de génocide suite à la Shoah, la Convention sur le génocide adoptée par l’ONU en 1948, puis le cinquantième anniversaire du génocide arménien en 1965 et les grandes manifestations qui l’accompagnent7, qui changent progressivement la donne. Peu à peu, les Arméniens du monde entier, et notamment aux États-Unis, se mobilisent. Ils dénoncent le crime de 1915, et surtout le refus de la Turquie de l’admettre et de s’engager dans un processus visant à rendre justice aux victimes et à leurs descendants.

4Progressivement, l’accent est également mis sur la reconnaissance du crime comme un génocide, par les autorités d’Ankara, qui s’y opposent avec véhémence, et par les institutions internationales et les États où les citoyens d’origine arménienne vivent et sont les plus actifs. C’est en particulier le cas des États-Unis, où ces enjeux s’y cristallisent également du fait de l’importance géopolitique et symbolique du pays, et de la relation diplomatique très forte entre Washington et Ankara depuis les premiers temps de la guerre froide, durant lesquels la Turquie devient membre de l’OTAN, en 1952, et s’impose comme un allié géopolitique essentiel, aux confins de l’URSS et du Moyen-Orient. Pour les Arméniens-Américains, il s’agit d’une question de principe : leur pays ne peut se rendre complice du négationnisme d’État de la Turquie, qui se professionnalise dans les années 1960-1970, alors même que le juriste à l’origine du concept de génocide, Raphael Lemkin, a affirmé le caractère génocidaire des massacres de 1915 et l’a utilisé dans ses travaux (Becker, 2018) et que, progressivement, de plus en plus de spécialistes se positionnent également. Ainsi, quand elle émerge véritablement en tant que telle, la question de la reconnaissance par les États-Unis du génocide arménien aurait pu être réglée rapidement, si l’exécutif s’était d’emblée prononcé clairement. Cela n’a pas été le cas. Au contraire, sur l’impulsion du département d’État, c’est une politique de refus de reconnaissance qui se met en place dans les années 1970 dans le contexte de la stratégie ultra-réaliste voulue, dans le domaine des relations internationales, par le tandem formé par Richard Nixon (président de 1969 à 1974) et Henry Kissinger (conseiller à la sécurité nationale de 1969 à 1975 et secrétaire d’État de 1973 à 1977). C’est cette politique de refus de reconnaissance que les Arméniens cherchent à contrer en sollicitant le Congrès. Leur objectif est qu’une loi de reconnaissance contraigne l’exécutif ou, à tout le moins, permette une prise de position officielle émanant de l’État fédéral.

2. Les Arméniens-Américains, la Turquie et la reconnaissance du génocide aux États-Unis

Note de bas de page 8 :

Les résidents états-uniens ayant déclaré une ascendance arménienne dans le recensement de 2020 sont environ 460 000. Mais la plupart des spécialistes les évaluent à environ un million, chiffre qui est souvent avancé depuis le début des années 2000. Voir par exemple : Tölöyan, 2005.

Note de bas de page 9 :

Sur le lobby arménien-américain, voir : Zarifian, 2014.

Note de bas de page 10 :

Parmi les soutiens les plus célèbres et engagés du lobby arménien au Congrès, dont la grande majorité est démocrate, on peut citer, par exemple et sans ordre hiérarchique ou chronologique, les Représentants Adam Schiff, Nancy Pelosi, Howard Berman et Frank Pallone Jr. ainsi que les Sénateurs Ted Kennedy, Joe Biden, Bob Dole et Robert Menendez.

5La lutte politique au sujet de la reconnaissance du génocide débute ainsi aux États-Unis, principalement à Washington – tout en se déployant également parfois au niveau local et au niveau des États fédérés. Cette lutte se polarise fortement et voit s’affronter deux camps : la communauté arménienne-américaine dite « organisée » (c’est-à-dire, essentiellement, les organisations de lobbying qui s’en réclament) et la Turquie, le plus souvent au travers de ses relais washingtoniens. Les Arméniens-Américains sont relativement peu nombreux (autour d’un million selon la plupart des estimations8), mais les communautés qu’ils constituent, notamment dans les régions de Los Angeles, Boston, Fresno (en Californie centrale), New York ou Détroit, sont bien intégrées et actives, au niveau social, économique, culturel et politique. Particulièrement diverses (s’agissant de l’origine des membres, de leur niveau socio-culturel, de leur rapport aux États-Unis et à l’Arménie, de leur maîtrise de la langue arménienne, etc.), ces communautés et leurs membres se fédèrent néanmoins autour de quelques thématiques d’importance pour eux, comme le génocide de 1915. Sa reconnaissance par les États-Unis devient une revendication collective majeure dès les années 1970. Cette revendication est portée politiquement, pour l’essentiel, par deux groupes de pression : l’Armenian National Committee of America (ANCA) et l’Armenian Assembly of America (AAA)9. L’ANCA est liée au parti politique arménien Tashnagtsoutiun ou Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA) et est issue d’une tradition ancienne d’activisme politique, dans l’Empire ottoman puis dans le monde entier, et notamment à Washington. Elle s’appuie sur une base militante et sympathisante relativement importante, et met ainsi en avant le fait de pratiquer un lobbying « grassroot », qui incite les Arméniens-Américains à interagir directement avec les décideurs, notamment dans le cadre de campagnes d’appels téléphoniques ou d’envois massifs de courriers ou d’e-mails aux élus. L’AAA, qui a été fondée au début des années 1970 par des personnalités arméniennes-américaines, est souvent perçue comme plus « élitiste », notamment parce qu’elle a tendance à s’appuyer davantage sur l’activisme de quelques personnes influentes. En termes de statut fiscal, seule l’ANCA opère sous un statut dit 501(c)(4), lui permettant de faire du lobbying son activité principale. L’AAA est une organisation dite 501(c)(3), ce qui la limite dans ses activités politiques. Par exemple, elle ne peut pas soutenir officiellement des candidats lors de campagnes électorales, contrairement à l’ANCA. Les deux organisations sont donc assez différentes, mais se sont avérées complémentaires. Elles sont parvenues à bien s’intégrer au paysage lobbyiste de Washington, et notamment à s’attacher le soutien d’élus du Congrès10, rassemblés de manière formelle depuis 1995 au sein du Congressional Armenian Caucus (groupe parlementaire non partisan de soutien à l’Arménie et aux Arméniens), mais aussi tisser des alliances avec d’autres lobbies, et, plus ponctuellement, interagir avec les sphères intellectuelles et les médias.

Note de bas de page 11 :

Pour plus de détails au sujet du lobbying turc à Washington, et ses nombreuses facettes, voir : Zarifian, 2018.

Note de bas de page 12 :

« The Turkish government has spent millions on Washington lobbying over the past decade, much of it focused on the Armenian genocide issue » (Eggen, 2010).

Note de bas de page 13 :

Voir par exemple : Parlak, 2019.

6Face au camp arménien, les opposants à la reconnaissance par les États-Unis du génocide, sont nombreux et également bien organisés11. Contrairement à la partie arménienne qui ne pouvait que très peu et tardivement s’appuyer sur l’État arménien (indépendant de l’URSS depuis 1991 et peu influent), une part considérable de l’effort de lobbying a été le fait des autorités d’Ankara. Les représentants officiels de l’État turc, avec l’ambassade de Washington comme tête de pont, se sont souvent directement investis auprès des décideurs états-uniens pour les inciter à ne pas reconnaître le génocide. L’activisme a également été sous-traité à des cabinets de lobbying, moyennant des contrats onéreux. À tel point qu’un article du Washington Post de 2010 concluait, se focalisant sur la décennie 2000 : « Le gouvernement turc a dépensé des millions de dollars en lobbying à Washington au cours de la dernière décennie, en grande partie sur la question du génocide arménien »12. L’État turc a également cherché à influencer les médias et les milieux universitaires, en créant et en finançant des centres de recherche, tels que l’Institute of Turkish Studies de Princeton, et a parfois essayé d’influencer des journalistes pour les inciter à ne pas reconnaître le génocide (Smith, Markusen, Lifton, 1995). Dans le même temps, le rejet de la reconnaissance du génocide aux États-Unis a aussi été mis en œuvre par des organisations turques-américaines, se réclamant de la communauté turque des États-Unis, estimée entre 300 000 et 500 000 individus13. C’est le cas notamment de la Turkish Coalition of America (TCA), créée en 2007. Ce camp opposé à la reconnaissance du génocide peut aussi parfois compter sur le soutien du Congressional Caucus on Turkey and Turkish Americans, fondé formellement en 2001, sur celui de divers lobbies, notamment liés au monde économique états-unien (en particulier le complexe militaro-industriel), ainsi que, moins formellement, de nombre de hauts fonctionnaires des départements d’État et de la Défense, acquis à la cause de l’alliance américano-turque et mobilisés pour la défendre.

3. La reconnaissance du génocide arménien comme point d’achoppement entre le Congrès et l’exécutif : grands traits et premiers temps

Note de bas de page 14 :

Sur les prérogatives établies par la Constitution en matière de politique étrangère, on peut se référer au passage suivant, à la page 24 de l’ouvrage référence de Charles-Philippe David, Louis Balthazar et Justin Vaïsse, La politique étrangère des États-Unis : « C’est en effet au Congrès qu’il appartient : d’assurer une défense commune ; de réglementer le commerce avec les nations étrangères ; de définir et punir les crimes commis en haute mer et les offenses contre la loi des nations ; de lever et entretenir les armées et la marine de guerre ; de déclarer la guerre. Il faut ajouter à cela les pouvoirs généraux du Congrès qui ont une incidence en matière de politique étrangère, à savoir le pouvoir de proposer et de voter les lois, le pouvoir de dépenser et le pouvoir d’enquêter. En vertu des sections 2 et 3 de l’article II de la Constitution, le président est investi d’un certain nombre de fonctions : il est commandant en chef des armées et de la marine ; il a le pouvoir de conclure les traités ; il nomme les ambassadeurs et consuls et les ambassadeurs étrangers sont accrédités auprès de lui. On notera cependant que l’exercice de ces pouvoirs est limité par la nécessaire intervention du Congrès. Ainsi, si le président négocie les traités, c’est au Sénat qu’il appartient de les ratifier, à la majorité des deux tiers ; les nominations sont en général subordonnées à la confirmation du Sénat, à la majorité simple » (David et al., 2003).

7La constitution de ces deux camps se met en place progressivement dès les années 1970, voire, pour les prémices, à la fin des années 1960, mais c’est surtout à partir des années 1980 que les enjeux se précisent et prennent un tour que l’on peut qualifier de politico-institutionnel. En effet la lutte a pour arène plusieurs lieux du pouvoir fédéral (ainsi que certains États fédérés) et inclut de nombreux acteurs politiques qui parfois s’opposent. Principalement, et même si d’importants désaccords peuvent exister au sein de ces deux pôles, ces oppositions ont lieu entre le Congrès et l’exécutif. Le Congrès, et en particulier la Chambre des Représentants, est très tôt sensibilisé à la question du génocide arménien par les Arméniens-Américains et des majorités de Représentants sont souvent prêtes à s’engager en faveur de la reconnaissance. À l’inverse, l’exécutif, à de très rares exceptions près, se range du côté de la Turquie, son alliée de l’OTAN, et opte pour une position de non-reconnaissance qui débouche sur des pressions systématiques sur le Congrès afin qu’aucune loi de reconnaissance ne soit votée. Ainsi, la polarisation turco-arménienne autour de cette question prend aux États-Unis, au moins en partie, la forme d’une opposition, voire d’un certain antagonisme, entre l’exécutif et le législatif. Tandis que le premier est censé être le garant de l’unité et de l’intérêt nationaux, notamment en matière de politique étrangère, le second a des prérogatives constitutionnelles importantes dans ce domaine14 et veille, par ailleurs, à représenter les citoyens, en particulier s’agissant de la Chambre, et donc à relayer leurs demandes. Ici, les autorités de l’exécutif considèrent qu’il s’agit d’une affaire impactant la politique étrangère et l’intérêt national, qu’elles ont tendance à considérer comme une chasse gardée, tandis que beaucoup de membres du Congrès estiment qu’ils n’ont pas à subir le diktat de l’exécutif sur ce genre de question, qui ne relève pas que de la politique étrangère – domaine que beaucoup, par ailleurs, veillent à ne pas désinvestir.

Note de bas de page 15 :

En avril 1965, pour le cinquantenaire du génocide, Gerald Ford, alors Représentant du Michigan, prit la parole en séance et expliqua : « Mr. Speaker, with mixed emotion we mark the 50th anniversary of the Turkish genocide of the Armenian people. In taking special notice of the shocking events in 1915, we observe this anniversary with sorrow in recalling the massacres of Armenians and with pride in saluting those brave patriots who survived the attacks to fight on the side of freedom during World War I » (89 Cong. Rec 8890, 1965).

8Dès les premières tentatives du Congrès de voter des textes valant reconnaissance du génocide, l’exécutif manœuvre afin d’empêcher ces votes. Le premier exemple significatif a lieu au milieu des années 1970, dans le cadre de débats autour d’une résolution de reconnaissance (la première d’une longue liste de textes de ce type), qui sera finalement votée par la seule Chambre des Représentants en 1975. Cette résolution, impulsée par les militants arméniens-américains, fut portée en particulier par les Représentants démocrates George Danielson de Californie (dont l’épouse était arménienne-américaine), Henry Helstoski du New Jersey (dont la circonscription était peuplée de nombreuses familles d’origine arménienne), puis Thomas « Tip » O’Neill, du Massachussetts, « poids lourd » du parti démocrate et président emblématique de la Chambre (et dont l’assistante parlementaire, Linda Melconian, était d’origine arménienne et a œuvré au succès de la résolution (Arkun, 2016)). Le projet de loi fut fortement et longuement combattu par l’exécutif. Lors de débats, des membres du Congrès expliquèrent sans détour que le département d’État de Henry Kissinger s’y opposait (94 Cong. Rec 9245, 1975), et cette opposition généra une reformulation du texte de la résolution qui, lorsqu’elle fut votée par la Chambre ne mentionnait plus l’État perpétrateur du crime (« Armenian National Committee », 1975). Puis, l’administration Ford se mobilisa également, avec succès, pour que le texte ne soit pas voté au Sénat et donc ne devienne jamais une loi (« ANC Chides », 1976). Ce schéma se répéta ensuite pendant des décennies : les membres du Congrès proches des Arméniens-Américains, le plus souvent des Démocrates (sans doute plus sensibles que beaucoup de Républicains aux questions liées aux droits de l’homme et à la mémoire, et aussi majoritaires dans les régions les plus peuplées d’Arméniens-Américains, comme Boston ou la Californie), s’organisaient pour voter des textes de loi de reconnaissance du génocide, mais faisaient systématiquement face à l’opposition de l’exécutif. Il en fut ainsi quelle qu’ait été l’appartenance politique des présidents en question et ceci alors même que tous, au moins depuis le président Gerald Ford15, avaient reconnu le génocide avant leur élection et avaient souvent même promis de le faire une fois élus. Ils prirent même l’habitude, à partir des années 1980, d’adresser un message aux Arméniens-Américains chaque 24 avril, commémorant les massacres mais dans lequel ils évitaient invariablement d’utiliser le terme « Armenian Genocide », qui devint littéralement tabou parmi l’exécutif. Dans le même temps, ces présidents et leur cabinet montèrent à plusieurs reprises au créneau pour contrecarrer les initiatives du Congrès qui, du fait de la crispation de l’exécutif – et de la Turquie –, se multiplièrent et se firent plus pressantes.

4. Une confrontation législatif-exécutif tenace et multiforme, au-delà des périodes, contextes et clivages

Note de bas de page 16 :

Pour plus de détails sur cet épisode, voir : Zarifian, 2019.

9Les cas de bras de fer entre l’exécutif et le législatif sur la question du génocide arménien, et donc de succès de l’administration à bloquer des projets de lois de reconnaissance, sont nombreux (ils se recensent par dizaines). Parmi les épisodes les plus significatifs et révélateurs, on peut citer celui de 1989-1990, qui se déroule essentiellement au Sénat, puisque la version du même texte présentée à la Chambre est immédiatement enterrée. Le célèbre sénateur républicain Bob Dole, proche des Arméniens-Américains de longue date, décide d’y porter le projet de résolution S.J.Res.212, dont le titre est « Designating April 24, 1990 as National Day of Remembrance of the Seventy-Fifth Anniversary of the Armenian Genocide of 1915-1923 »16. Après des débuts prometteurs et malgré les efforts considérables de Dole et des lobbyistes arméniens-américains, qui avaient obtenu le soutien initial d’une soixantaine de sénateurs, la résolution est rejetée au terme d’un long processus. Elle l’est du fait du blocage d’un autre sénateur non moins célèbre, un Démocrate du Sud, Robert Byrd, mais aussi de l’opposition forte et organisée de l’exécutif (pourtant alors républicain, comme le sénateur Dole). Cette opposition se manifeste notamment par l’engagement direct, contre la résolution, du conseiller à la sécurité nationale (NSA) du président Bush, Brent Scowcroft et du secrétaire d’État James Baker. Dans le même temps, l’exécutif va jusqu’à rappeler à Washington son ambassadeur en Turquie, Morton Abramowitz, afin que, selon ses propres termes, il « […] passe des mois à faire du lobbying auprès d’environ soixante sénateurs pour qu’ils rejettent la résolution » (Abramowitz, 2010).

Note de bas de page 17 :

Il s’agit de Madeleine Albright, James Baker, Warren Christopher, Lawrence Eagleburger, Alexander Haig, Henry Kissinger, Colin Powell et George Shultz.

10Deux autres exemples caractéristiques sont ceux des grandes campagnes d’opposition à la reconnaissance des administrations George W. Bush et Barack Obama, menées en particulier entre 2005 et 2010. En janvier 2007, les élus proches des Arméniens introduisent à la Chambre des Représentants le projet de résolution H.Res.106, qui affirme la réalité du génocide. Rapidement, le projet est soutenu officiellement (« sponsored ») par plus de 200 Représentants – même s’il est intéressant de noter que 25 d’entre eux retirent leur soutien durant le processus, vraisemblablement du fait des pressions de la Turquie et de l’exécutif (« Affirmation of the United States », 2007). Dans le contexte de la guerre en Irak, les autorités d’Ankara pèsent de tout leur poids pour empêcher le texte de loi d’être voté. Elles menacent notamment de cesser leur coopération avec les États-Unis s’agissant de cette guerre. L’administration George W. Bush déploie dès lors des efforts de lobbying importants. Le jour du passage de la résolution à la commission où elle devait être examinée (le House Foreign Affairs Committee), le président lui-même « […] est apparu sur la pelouse sud de la Maison Blanche avant le vote et a imploré la Chambre de ne pas se saisir de cette question » (Lee Myers, Hulse, 2007). De même, selon la presse arménienne des États-Unis, le jour précédant ce vote en commission, la Maison Blanche tente de faire nommer au sein de cette même commission, un opposant à la résolution, le Représentant républicain du Missouri Roy Blunt (Koushakjian, 2012). La Secrétaire d’État d’alors, Condoleezza Rice, et d’autres personnalités liées à l’exécutif, s’engagent également très fortement. La Secrétaire Rice décrit les efforts déployés dans son ouvrage publié en 2011, No Higher Honor. Elle explique notamment qu’elle avait « supplié » la présidente de la Chambre, la Démocrate Nancy Pelosi, de faire quelque chose pour empêcher le vote, sans succès (Rice, 2011). Parallèlement, huit anciens secrétaires d’État signent et diffusent une lettre s’opposant à la résolution17. La commission des Affaires étrangères vote néanmoins le texte, ce qui témoigne de la détermination et de l’influence des soutiens au projet de loi, mais d’une assez courte majorité (27-21) (« Affirmation of the United States », 2007). Après ce passage en commission, le pressions sur les élus de la Chambre ne diminuent pas et les porteurs du projet de loi décident de pas le présenter au vote, pressentant qu’il ne pourrait recueillir la majorité des suffrages et il est ainsi enterré.

11De la même manière, quelques années plus tard, l’administration Obama s’opposa à toute reconnaissance officielle du génocide et tout vote du Congrès en ce sens. Le rapport de la présidence Obama au génocide arménien est complexe. Plus que n’importe quel autre président, Barack Obama, lorsqu’il était candidat, s’était engagé à reconnaître le génocide s’il était élu. Il l’avait fait avec force, sans ambiguïté, en expliquant notamment que le génocide arménien était un « fait largement documenté », que les États-Unis méritaient un président qui « parle honnêtement » de ce sujet et qu’il serait ce président (DeYoung, 2015). Les plus hauts responsables de son administration, comme le vice-président Joe Biden ou les secrétaires d’État Hillary Clinton (2009-2013) et John Kerry (2013-2017), avaient également défendu la cause de la reconnaissance lorsqu’ils étaient sénateurs. Pourtant, tout au long des deux mandats, le président et son administration refusèrent de reconnaître le génocide et s’opposèrent systématiquement à sa reconnaissance par le Congrès, visée dans le cadre de pas moins de huit projets de lois différents. Dans les huit cas, le département d’État, en particulier, se mobilisa contre ces projets de loi. Par exemple, en 2009, la secrétaire d’État Clinton s’opposa personnellement à l’un d’entre eux et indiqua publiquement : « nous travaillerons dur pour que ce projet de loi n’atteigne pas l’hémicycle de la Chambre » (« Obama Administration », 2010). Quant au président Obama, contrairement à ses engagements de campagne, il n’utilisa jamais le « G Word » – expression parfois utilisée par les observateurs, avec plus ou moins d’ironie, pour souligner la stratégie d’évitement sémantique de l’exécutif. En 2009, il prit la décision de ne pas le faire et d’utiliser, pour se référer au génocide, le terme arménien « Medz Yeghern », parfois employé dans cette langue pour évoquer le génocide, et pouvant être traduit par « grand crime ». Par ailleurs, en avril 2015, pour le centenaire du génocide, commémoré dans le cadre de très nombreux événements dans le monde entier, et notamment à Erevan, il n’envoya en Arménie qu’une délégation « relativement peu visible » (« Century Later », 2015), pour reprendre les termes du Chicago Tribune, menée, de manière un peu surprenante, par le ministre des Finances, Jacob Lew, accompagné de l’ambassadeur des États-Unis en Arménie. Par contraste, les membres du Congrès participèrent massivement aux événements organisés sur le sol états-unien et quatre d’entre eux se rendirent même aux commémorations à Erevan.

5. La reconnaissance du Congrès en 2019… préfigurant celle de l’exécutif en 2021

12Ces différents épisodes montrent la constance de l’exécutif sur cette question, et combien il parvient à imposer ses vues au Congrès. Ils témoignent néanmoins également de la persévérance des Arméniens-Américains et de leurs alliés à Capitol Hill, et des efforts que l’exécutif ne doit cesser de déployer pour bloquer la reconnaissance du génocide. Ces efforts soutenus et multiformes ne résisteront pas à une énième tentative, en 2019, par le camp arménien mené par ses soutiens emblématiques au Congrès, comme le Représentant Adam Schiff ou le Sénateur Bob Menendez. Les partisans de la reconnaissance avaient compris que le contexte était favorable : la seconde partie de mandat du président Trump était particulièrement erratique, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan était perçue de manière de moins en moins favorable aux États-Unis (notamment du fait de son opposition à Israël et à l’Occident en général) et les relais du camp turc à Washington, notamment au sein du département d’État, s’amenuisaient.

13Ainsi, les soutiens des Arméniens-Américains au Congrès décidèrent de proposer simultanément deux « Identical Bills », prenant la forme de « Simple Resolutions », la S.Res.150 et la H.Res.296. Il s’agissait deux textes de loi analogues mais non contraignants ou normatifs (« Non Binding »). Ce type de texte permet au législatif de se prononcer sans que le président ait à signer le texte de loi ni que celui-ci modifie, s’il ne le souhaite pas, sa politique sur la question. Prudence et pragmatisme étaient donc de mise dans le camp arménien, même si les intitulés des résolutions, « Affirming the United States record on the Armenian Genocide » pour la Chambre, et « A resolution expressing the sense of the Senate that it is the policy of the United States to commemorate the Armenian Genocide through official recognition and remembrance » pour le Sénat (« A resolution expressing », 2019 et « Affirming the United States », 2019), étaient explicites et valaient reconnaissance formelle du Congrès. Les débats débutèrent en octobre 2019. Ils furent rapides à la Chambre, qui s’était déjà prononcée par le passé et était, en 2019, acquise à la cause de la reconnaissance. Le caractère écrasant de la majorité (le texte étant adopté à une majorité de 405 voix pour, 11 contre, et trois abstentions (« US House Votes », 2019)) fut toutefois remarquable. Le vote du Sénat, inédit, fut plus compliqué. Le leadership républicain au Sénat se montra très réticent à faire avancer le processus législatif pour ce texte. Si bien que, après des mois de tergiversation et alors qu’en décembre, c’est-à-dire à la fin de la session parlementaire, le texte n’était toujours pas placé à l’ordre du jour du Sénat, son soutien principal à la Chambre haute, le Sénateur du New Jersey Bob Menendez, s’engagea à utiliser l’outil parlementaire du « Consentement unanime » (« Unanimous Consent » en anglais), jusqu’à ce que le texte passe (« ANCA Welcomes Overwhelming », 2019). Le consentement unanime peut être utilisé par un sénateur pour accélérer les procédures relatives au texte de loi en question. Ce procédé présuppose que l’ensemble des sénateurs soit d’accord avec le texte et, si aucun sénateur ne s’oppose au consentement unanime, la résolution est adoptée par le Sénat. Mais si un ou plusieurs sénateurs s’y opposent, elle est rejetée. L’intérêt de cette procédure – mais également la principale source de ses critiques – est qu’elle accélère les processus et ne nécessite pas un vote formel du Sénat. Grâce à l’utilisation de ce procédé, la S.Res.150 put être adoptée, mais après trois blocages consécutifs par des sénateurs proches du président Trump qui, dans la tradition de l’exécutif, était fermement opposé au passage du texte. Ce vote du Sénat, bien qu’obtenu difficilement, fut immédiatement qualifié d’historique par l’ensemble des observateurs, et permit au Congrès des États-Unis de reconnaître la réalité du génocide de 1915, après des décennies de blocage présidentiel.

14Toutefois, tout aussi historique que fut le vote, il ne marqua pas véritablement la reconnaissance officielle du génocide par les États-Unis, car l’exécutif maintint, comme cela avait été indiqué par la présidence Trump, sa ligne de non-reconnaissance. Ce n’est qu’en avril 2021 que le président nouvellement élu Joe Biden brisa le tabou et fut le premier président des États-Unis à tenir sa promesse de campagne de reconnaître le génocide. Il le fit dans le cadre d’une proclamation écrite, le 24 avril 2021, en utilisant le « G Word » à deux reprises, au tout début et à la toute fin du texte.

Conclusion

15La lutte pour la reconnaissance du génocide arménien par les autorités fédérales états-uniennes frappe par son intensité et sa durée. Contrairement à la France, où la question fut tranchée en 2001 par un vote du parlement accepté par l’exécutif (après, certes, plusieurs années d’atermoiements), les liens avec la Turquie, la capacité d’influence de ses soutiens à Washington, ainsi que, sans doute, un rapport malaisé à la mémoire des pages sombres de l’Histoire, font que les États-Unis ont tergiversé pendant des décennies. Cette lutte qui, dès la fin des années 1960, a mis aux prises la communauté arménienne dite « organisée » et ses amis à Washington, à la Turquie et ses alliés, recouvre également des dimensions institutionnelles. Très tôt, des acteurs institutionnels états-uniens, représentant différents pôles du pouvoir fédéral, ont été amenés à se prononcer pour ou contre cette reconnaissance et, peu à peu, à incarner eux aussi cette lutte. Schématiquement et à quelques nuances près, c’est parmi l’exécutif que se sont trouvés les opposants les plus fermes à l’affirmation du génocide, et, au sein de l’exécutif, c’est le département d’État qui, toutes périodes confondues, fut le chantre de cette opposition. À l’inverse, le Congrès, et en particulier la Chambre des Représentants, était beaucoup plus enclin à se prononcer en faveur de la reconnaissance du génocide et, surtout, c’était parmi le Congrès qu’on trouvait les soutiens les plus acquis à cette cause, sans lesquels les lobbies arméniens-américains n’auraient pu la maintenir à l’agenda et sous les feux des projecteurs à Washington.

16Cette opposition entre l’exécutif et une part importante du Congrès sur cette question, étalée sur plusieurs décennies, en dit long des équilibres entre ces deux pôles structurants du pouvoir et de la vie politique aux États-Unis. Le demi-siècle de bras de fer politique et institutionnel à Washington pour la reconnaissance du génocide arménien montre tout d’abord la force de l’exécutif, qui impose ses vues sur ce dossier. Il le fait car il parvient à imposer l’idée – très discutable – que la reconnaissance du génocide arménien est une question de politique étrangère, en lien direct avec l’intérêt national des États-Unis, et qu’elle est à ce titre de son ressort. Ce cas illustre donc parfaitement l’effacement du Congrès au profit de la « présidence impériale », conceptualisé par Arthur Schlesinger au début des années 1970, dans le contexte de l’embourbement au Vietnam et du scandale du Watergate (Schlesinger, 1973). Cet effacement demeure toutefois relatif et on observe que le législatif parvient à maintenir la question à son agenda (et donc dans le paysage politique washingtonien), à voter parfois des textes de reconnaissance à la Chambre basse et en commission, et même, finalement, en 2019, à voter dans les deux Chambres un texte pourtant refusé par l’exécutif. Mais, d’une part, ce texte et ceux votés par la seule Chambre des Représentants ou en commission, sont obtenus au prix d’efforts considérables, déployés durant des décennies, et, d’autre part, on observe que ces textes ne contraignent pas l’exécutif, qui maintient la ligne politique qui est la sienne tant qu’il le souhaite. Ce n’est que quand ce dernier, en l’occurrence par la voix du président Joe Biden, décide de modifier cette ligne, qu’il le fait.