« “Le jour où la démocratie meurt”1 ? Équilibre des pouvoirs et démocratie aux États-Unis à l’ère du “big lie” » “‘The Day Democracy Dies’? Balance of Powers and Democracy in the United States in the ‘Big Lie’ Era”

Saïd OUAKED 

https://doi.org/10.25965/flamme.1443

Le texte revient sur le rôle du Congrès en tant que branche principale du gouvernement, bénéficiant d’un statut prééminent dans la hiérarchie constitutionnelle. Le Congrès détient un pouvoir de contrôle particulier sur les autres branches du gouvernement. Cependant, malgré son rôle puissant en théorie, le Congrès n’a pas activé les leviers dont il dispose pour agir après les événements entourant l'élection présidentielle de 2020 et l’attaque du Capitole en janvier 2021. La réflexion soulève les défis auxquels le Congrès est confronté pour coordonner une réponse efficace et suggère que des réformes pourraient être nécessaires pour renforcer son rôle dans la protection et la préservation de la démocratie américaine. En fin de compte, une réflexion sur le fonctionnement des institutions et leur capacité à faire face aux défis politiques majeurs semble nécessaire.

The text discusses the role of Congress as the main branch of government, enjoying pre-eminent status in the constitutional hierarchy. Congress holds a special control over the other branches of government. However, despite its powerful role in theory, Congress has not used the tools at its disposal to act after the events surrounding the 2020 presidential election and the attack on the Capitol in January 2021. The article raises the challenges Congress faces in coordinating an effective response and suggests that reforms may be needed to strengthen its role in protecting and preserving American democracy. Ultimately, a reflection on the functioning of institutions and their ability to cope with major political challenges seems necessary.

Sommaire
Texte

« La démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. »
Abraham Lincoln

Note de bas de page 2 :

Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « FE2C-Équilibre des pouvoirs » qui a bénéficié du soutien financier d’UP-SQUARED, projet France 2030, PIA4 « Excellences sous toutes ses formes » (ANR-21-EXES-0013).

Introduction2

Note de bas de page 3 :

James Madison est considéré comme l’architecte et le « père de la Constitution » pour « son travail d’élaboration, de ratification, d’amendement et d’interprétation de la Constitution » (Schultz, 1980, p. 215).

1James Madison est l’architecte principal et reste considéré comme le « père » de la Constitution fédérale des États-Unis (1789)3. Dans des notes rédigées en 1829, il avance lui-même que le texte n’est rien de moins qu’un « miracle » (Madison, 1829). Deux siècles plus tard, des spécialistes de tous bords lui reconnaissent une dimension quasi-religieuse : Samuel Huntington décrit la Déclaration d’Indépendance et la Constitution comme les textes sacrés (« holy scripture ») de ce qu’il appelle la « religion civile états-unienne » (1983, p. 153) et Stanford Levinson parle d’un peuple organisé autour d’une foi « constitutionnelle » (« constitutional faith ») (1979, p. 134).

Note de bas de page 4 :

Il faut néanmoins nuancer cette idée. Le politiste Larry Sabato, par exemple, fait une série de propositions pour réformer la Constitution dans son ouvrage A More Perfect Constitution. Toutefois, il reprend lui aussi l’idée de la rendre « plus parfaite », validant le prédicat qu’elle le serait déjà. Enfin, le site faisant la promotion du livre reste dans la ligne d’une dimension religieuse du texte : « une grande partie de la Constitution devrait rester sacrée » (c’est moi qui souligne).

Note de bas de page 5 :

Le texte n’entrera en vigueur qu’en 1789 après ratification par 9 des 13 colonies.

2Cette approche illustre assez bien l’exceptionnalisme états-unien identifié par les observateurs qui continuent de qualifier la Constitution de « parfaite » (Sabato, 2007)4. D’ailleurs n’est-ce pas l’objectif affiché par les délégués des 13 colonies qui adoptent en 1787 un texte dont le préambule porte en son sein l’ambition d’une « union plus parfaite » (Constitution of the United States, 1787)5 ?

Note de bas de page 6 :

D’après David Fellman, ce credo rassemble effectivement, en théorie au moins, les idéaux et les valeurs qui cimentent la société états-unienne (1947).

3La perfection que l’on attribue à la Constitution tient principalement en trois points : la séparation des pouvoirs, le système de freins et contrepoids (checks and balances) et le partage du pouvoir entre État fédéral et États fédérés. Ce système visait à trouver l’équilibre idéal entre les objectifs et impératifs nationaux et locaux. L’autre priorité était de rendre cet équilibre des pouvoirs et des responsabilités indissociable de la démocratie et de l’état de droit. La Constitution n’a jamais été une finalité mais plutôt le moyen d’accéder à l’idéal démocratique états-unien. Cet idéal est clairement exposé dans la Déclaration d’Indépendance et peut être résumé par le texte du « crédo américain » (Page, 1926, p. 2) : « un gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ; dont les pouvoirs sont issus du consentement des gouvernés […] ; une union parfaite […] établie sur les principes de liberté, d’égalité, de justice et d’humanité6 ».

Note de bas de page 7 :

Voir Hamilton et al., 2005.

Note de bas de page 8 :

Ce concept n’est pas nouveau puisqu’il a servi à décrire les techniques de désinformation dans la propagande nazie (Higgins, 2021).

4Ce projet démocratique états-unien repose évidemment sur l’idée que les institutions créées par la Constitution sont chargées de mettre en œuvre un système dont l’objectif est de garantir ces exigences : auto-détermination, égalité de traitement, justice. On se rend compte, à la lecture des publications des principaux architectes de la Constitution7, combien la question de la représentativité du peuple au sein des institutions – au cœur de leur légitimité – est essentielle. Comme le démontrent les éléments constituant les dossiers sur les tentatives de manipuler les résultats de l’élection présidentielle de 2020, D. Trump et un cercle de proches collaborateurs ont tenté d’inverser l’issue du scrutin en déversant un torrent de déclarations et d’accusations mensongères, stratégie qualifiée de « gros mensonge » (« Big Lie ») (Cassidy, 2016)8. Cette stratégie, usant de désinformation massive mais aussi de mécanismes d’État impliquant des ressources publiques, a créé une pression sans précédent sur les institutions et les valeurs fondamentales sur lesquelles elles reposent. Il convient donc de s’interroger sur le fonctionnement de ces institutions et leur réaction face à ce défi politique majeur (Morgan, 1974 ; Dippel, 2015).

Note de bas de page 9 :

Sauf indication contraire, les soulignements (caractères gras et/ou soulignés) de toutes les citations sont les miens.

5S’agissant des institutions états-uniennes, il n’est pas inhabituel d’entendre parler de « branches égales » (equal branches). Au moment des débats sur la mise en accusation au Congrès de Donald Trump de 2021, dans le cadre de la seconde procédure de destitution, on a ainsi pu entendre le Représentant Adam Schiff (D-Ca) parler de « co-equal branches » (York, 2019). Le site officiel du système judiciaire fédéral présente de façon très claire, bien que schématique, une vision assez largement répandue9 :

The U.S. Constitution establishes three separate but equal branches of government: the legislative branch (makes the law), the executive branch (enforces the law), and the judicial branch (interprets the law). The Framers structured the government in this way to prevent one branch of government from becoming too powerful, and to create a system of checks and balances (U.S. State Courts, n. d.).

Note de bas de page 10 :

Tous les membres élus au Congrès doivent prêter le serment de protéger la Constitution : « I do solemnly swear (or affirm) that I will support and defend the Constitution of the United States against all enemies, foreign and domestic; that I will bear true faith and allegiance to the same; that I take this obligation freely, without any mental reservation or purpose of evasion; and that I will well and faithfully discharge the duties of the office on which I am about to enter. So help me God » (U.S. Senate, n. d.).

6Cette perspective est souvent relayée par les médias et les élus qui utilisent cette formule à l’envi. Pourtant, elle ne correspond ni à la réalité textuelle de la Constitution, ni aux intentions des auteurs du document fondateur de la nation. Dans une première partie, nous aborderons la question de la prééminence du pouvoir législatif dans la Constitution, qui le place bel et bien au sommet d’une hiérarchie institutionnelle : le Congrès est effectivement le seul à détenir des pouvoirs ultimes (c’est-à-dire sans possibilité de recours), dont celui de destituer les fonctionnaires et élus fédéraux et le pouvoir de lever des impôts et d’allouer des ressources. Cette position – unique – confère au Congrès des droits et des devoirs particuliers, notamment dans la défense des institutions, comme le stipule le serment que font tous les membres élus du Congrès (Roston, 2024)10.

7Pierre Mélandri, l’historien des États-Unis écrivait il y a 20 ans que les Américains ont toujours eu une conscience exagérée de la fragilité de leur système politique, ce qui a abouti, selon les termes du politiste Richard Hofstadter (1964), à un « style paranoïaque » de la politique états-unienne. Bien que les travaux de Hofstadter aient donné lieu à des conclusions plus nuancées depuis, l’arrivée de Trump sur l’échiquier politique semble au contraire les avoir renforcées (Hart, 2022).

Note de bas de page 11 :

C’est ainsi que se qualifient les membres du groupe des « Proud Boys », groupuscule d’extrême droite, mis en cause dans l’attaque contre le Capitole pour laquelle plusieurs membres ont été condamnés à des peines de prison ferme.

8Les nombreux épisodes de panique collective (certains diraient « hystérie ») qui ont marqué l’histoire des États-Unis (Carleton, 1985 ; Skoll et Korstanje, 2013) sont l’expression de cette hypersensibilité à toute forme de menace potentielle, qu’elle soit idéologique ou politique. Historiquement, le danger a très souvent été identifié comme venant de l’extérieur, même quand il s’infiltre dans le tissu social et politique du pays comme cela a été le cas du catholicisme au début du XIXe siècle, de l’anarchisme au début du XXe siècle, du communisme après la Seconde Guerre mondiale et du terrorisme islamique au XXIe siècle. Aujourd’hui, si l’on doit identifier la menace la plus sérieuse contre les institutions, il semble bien qu’elle soit issue de l’intérieur et – comble de l’ironie – de personnes se définissant comme des « patriotes »11. L’assaut contre le Capitole du 6 janvier 2021 et les développements ultérieurs ont amené un certain nombre d’observateurs inquiets à redouter une « mort de la démocratie » (Rooney et Hall, 2022 ; Bokat-Lindell, 2021). La deuxième partie de ce texte tentera donc d’évaluer l’action du Congrès suite à ces événements et d’établir sa responsabilité dans les dysfonctionnements observés avant et après le 6 janvier 2021. Outre les actions du 45e président des États-Unis qui a ont été caractérisées comme une tentative d’« insurrection » (parfois comme un « coup d’État »), de renverser le président légalement élu, l’ancien locataire de la Maison Blanche n'a cessé de tester les limites du pouvoir exécutif jusqu’à tenter de s’affranchir de ses responsabilités et des comptes qu’il doit rendre aux autres branches du pouvoir, à commencer par le législatif. On est donc bien au cœur de la question de l’équilibre des pouvoirs puisque le chef de l’exécutif semble effectivement avoir violé le principe de la séparation des pouvoirs, et le Congrès, empêtré dans ses luttes intestines et partisanes, n’a pas réussi à réaffirmer la primauté de son pouvoir.

1. Un « équilibre » des pouvoirs qui penche en faveur du Congrès

9Quand on parle d’équilibre des pouvoirs aux États-Unis au niveau fédéral, on peut être tenté de voir une distribution parfaitement horizontale et penser que les trois branches de gouvernement que sont le législatif (le Congrès), l’exécutif (le président) et le judiciaire (la Cour Suprême) partagent un pouvoir réparti de façon équitable. Cet ordre, utilisé ici volontairement, n’est en réalité pas le fruit du hasard. De nombreuses preuves démontrent que les auteurs de la Constitution ont souhaité établir une hiérarchie qui positionne le Congrès au sommet de la pyramide institutionnelle : le premier article de la Constitution est en effet intentionnellement consacré à la branche législative et l’exécutif n’arrive qu’en second (Article 2, le plus court). En troisième et dernière position, on trouve le pouvoir judiciaire et la Cour Suprême. Cette distribution reflète clairement la volonté majoritaire des délégués qui se réunissent à Philadelphie pour refondre les Articles de la Confédération. Les Articles, adoptés dès 1777, ont été la première tentative de Constitution mais le système imaginé alors par les délégués de la Convention se solde par un échec, principalement parce qu’ils confèrent un pouvoir trop limité au gouvernement fédéral, le rendant presque impuissant.

Note de bas de page 12 :

« [It] is not possible to give to each department an equal power of self-defense. In republican government, the legislative authority necessarily predominates ».

10Parmi les preuves irréfutables de la volonté des auteurs de la Constitution, on doit citer James Madison (1788) dans le Federalist # 51 : « [Il] n’est pas possible de donner à chaque département un pouvoir d’auto-défense identique. Dans une république, le pouvoir législatif domine nécessairement12 ». Cette idée n’est rien d’autre que l’application directe de la pensée du philosophe John Locke qui écrit dès 1690 dans son Traité du gouvernement civil :

Dans toutes les causes, et dans toutes les occasions qui se présentent, le pouvoir législatif est le pouvoir souverain. Car ceux qui peuvent proposer des lois à d’autres doivent nécessairement leur être supérieurs. […] il est nécessaire que le pouvoir législatif soit souverain, et que tous les autres pouvoirs des différents membres de l'État dérivent de lui et lui soient subordonné (Locke, 1823, p. 170).

11Cette dernière proposition est d’une importance capitale car elle établit que le pouvoir législatif doit détenir les moyens de contrôler et, in fine, de modifier les actions menées par les autres branches (l’exécutif et le judiciaire). Il en découle donc, logiquement, une organisation qui établit le Congrès comme première force institutionnelle sur un plan d’abord symbolique (l’ordre établi dans la Constitution) puis sur un plan organisationnel et fonctionnel : non seulement le Congrès, comme les autres branches, est doté de dispositifs qui lui permettent de contrecarrer les actions de l’exécutif et du judiciaire, mais il est le seul à pouvoir en destituer les membres (impeachment). Au-delà de ses attributions majeures qui lui confèrent donc un pouvoir singulier, le Congrès est l’unique institution à pouvoir avoir le dernier mot en tout. Le Congrès peut intervenir pour modifier aussi bien la structure que la composition des autres branches (on a évoqué la procédure de destitution, mais il faut aussi citer sa capacité à altérer l’organisation du judiciaire et de l’exécutif) (Pardue, 2019). Même lorsqu’il s’agit de questions dont le domaine semble réservé à l’une des autres branches (comme cela est le cas de la politique étrangère pour l’exécutif), le Congrès demeure capable d’agir de façon directe ou indirecte.

12Par ailleurs – et il faut insister sur ce point – la réciproque n’est pas vraie. S’il est utile de parler de « freins » et de « contrepoids » (checks and balances) pour l’ensemble des pouvoirs, il n’en reste pas moins que ni l’exécutif ni le judiciaire ne peuvent intervenir dans l’organisation, la composition ou les décisions finales du Congrès.

13Pour qui a étudié la question de la présidence impériale, terme utilisé par l’historien Arthur Schlesinger Jr pour décrire l’expansion du pouvoir présidentiel au cours du XXe siècle, il semble facile de nuancer ces affirmations. Après tout, en de nombreuses occasions, les présidents du XXe siècle (et du XXIe) ont réussi à contourner le géant parlementaire pour agir de manière unilatérale. On peut citer, par exemple, le recours croissant aux décrets présidentiels (executive orders) et aux déclarations de signature (signing statements) quand l’exécutif ne peut obtenir les dispositions qu’il souhaite de la part du Congrès. Précisément, il ne s’agit que de cela : des procédures qui ont force de loi mais qui ne peuvent durablement (et sans la bénédiction du Congrès) se substituer à la loi. Il suffit donc que le Congrès promulgue une loi qui limite la portée de ces décrets ou qui en interdise le financement pour qu’ils soient rendus caducs. Bien que nul ne puisse douter de l’efficacité des décrets présidentiels, si l’on s’en tient à ce que dit la Constitution, alors il faut réaffirmer que l’exécutif n’a jamais été conçu comme un législateur et encore moins comme l’autorité ultime du système gouvernemental états-unien.

Note de bas de page 13 :

« If the president does it, it means that it is not illegal ». Déclaration faite par Richard Nixon dans une interview avec le journaliste David Frost en 1977.

14Nous pourrions évoquer les tentatives de l’exécutif pour étendre son emprise : elles ont été nombreuses et diverses dans leur expression, et ont fini par culminer avec l’approche extrême de Richard Nixon qui résume ainsi sa conception de la présidence : « Quand le président fait quelque chose, cela signifie que ce n’est pas illégal »13. La suite de l’affaire du Watergate démontre bien ce qui a été dit plus haut : quand le Congrès se saisit des moyens que la Constitution met à sa disposition, les autres branches ne peuvent lui résister et il conviendrait donc de dire plutôt « When the Congress does it, it means that it is not illegal ».

15Il ressort donc de ces réflexions que l’équilibre des pouvoirs repose sur une distribution inégale entre les trois branches de gouvernement. Le fonctionnement de la démocratie états-unienne, tel qu’il est établi dans la Constitution, est donc essentiellement basé sur un pouvoir législatif dominant qui agit comme le principal garant des opérations qui régissent les rapports inter-branches. À cela, il faut ajouter que le Congrès dispose de pouvoirs augmentés, et donc d’une responsabilité accrue, dans la mise en œuvre du projet états-unien qui, pour paraphraser Abraham Lincoln (1863), promet un « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Note de bas de page 14 :

Extrait du serment prêté par tous les élus du Congrès à leur prise de fonction : « do solemnly swear (or affirm) that I will support and defend the Constitution of the United States against all enemies, foreign and domestic […] ».

16En d’autres termes, le Congrès est l’institution qui dispose des meilleurs outils pour mettre fin aux errements observés qui mettent en danger les valeurs à la base de toute démocratie représentative : le pouvoir des électeurs à choisir leurs représentants. En effet, la tentative de détourner l’élection présidentielle de 2020 a bien consisté en la fabrication d’un mensonge qui a convaincu une partie de l’électorat républicain, en particulier les fervents soutiens de Donald Trump, souvent identifiés sous la bannière « MAGA » (« Make American Great Again »). Ce mensonge, fondé sur la théorie d’une fraude électorale massive, a servi de prétexte pour créer les conditions de mesures exceptionnelles qui aurait consisté en la création de listes concurrentes de grands électeurs, choisis par la législature de sept États, plutôt que par la voie électorale (U.S. Senate, n. d.)14. Bien que tous les détails n’aient pas été connus au moment de la seconde procédure de destitution contre D. Trump, le Congrès disposait de suffisamment d’éléments tangibles pour démontrer les fautes de l’ancien président. Et pourtant, la procédure de destitution se soldera, une fois encore, par le verdict « non coupable ».

2. La responsabilité du Congrès en question : une institution à bout de souffle ?

Note de bas de page 15 :

Voir note n° 6.

17Nous avons affirmé plus haut que le Congrès, étant donné le rôle qui lui est attribué dans la Constitution, avait une responsabilité exceptionnelle dans le maintien et la défense du système politique. Par conséquent, quel bilan pouvons-nous tirer de sa capacité à « soutenir et défendre la Constitution des États-Unis contre tous les ennemis, étrangers et nationaux »15 ?

18Pour analyser la situation qui nous intéresse, nous nous appuierons donc sur les événements autour des résultats de l’élection présidentielle de 2020. Rappelons d’abord les trois grands garde-fous que la Constitution a mis en place pour prévenir tout abus de pouvoir : la séparation des pouvoirs, le système des freins et des contrepoids et le fédéralisme (partage des responsabilités entre État fédéral et États fédérés). Sur la question de la séparation des pouvoirs, on constate combien les différentes branches ont montré leurs limites lors des événements du 6 janvier 2021.

Note de bas de page 16 :

Ce coup de téléphone, enregistré et rendu public, est devenu une pièce à conviction majeure dans le procès qui oppose l’État de Géorgie à D. Trump et ses co-accusés. Voir The State of Georgia v. Donald J. Trump, et al.

19On ne pouvait pas attendre autre chose qu’un soutien massif des personnes qui constituent l’exécutif et très peu de personnalités ont quitté leurs fonctions après les événements du Capitole. Par ailleurs, l’ancien président a utilisé toute la force du pouvoir exécutif pour altérer l’issue du vote : il a usé de son pouvoir symbolique et politique (le fameux « bully pulpit ») pour faire pression sur les instances en charge des élections notamment dans les différents états « pivots » (« swing states »). L’exemple le plus significatif de cette pression est la tentative, répétée, de faire modifier les résultats officiels du vote en appelant directement des élus républicains dans les États concernés (Schonfeld, 2023). Il faut ici isoler le fameux coup de téléphone, à la teneur quelque peu menaçante, que D. Trump passe à Brad Raffensperger, Secrétaire d’État de l’État de Géorgie et responsable de l’audit sur le contrôle du scrutin de novembre 2020, pour obtenir les 11 780 votes qui lui manquent pour battre J. Biden dans cet État (Shear et Stephanie, 2021)16.

20En outre, D. Trump a utilisé les outils institutionnels (notamment son pouvoir de nommer le ministre de la Justice qui a été remplacé dès lors qu’il a refusé de participer à l’opération de sauvetage de la candidature Trump) pour obtenir un traitement de faveur. Cet exemple montre bien comment ces dérives sont possibles au sein d’un exécutif libéré de tout contrôle sérieux.

21Le pouvoir judiciaire est resté dans son rôle, c’est-à-dire qu’il n’est intervenu que lorsqu’il a été saisi, forcément a posteriori, pour juger les nombreux recours déposés par les soutiens de Trump pour faire annuler les scrutins perdus par l’ancien président. Les tribunaux ne peuvent prendre l’initiative d’une action, pas plus qu’ils ne peuvent faire appliquer leurs décisions. Leur pouvoir dépend donc de leur légitimité et du respect de leur action par les autres branches.

22Quant au Congrès, en dépit de sa puissance institutionnelle théorique, on a constaté combien il est difficile d’organiser une réponse coordonnée et efficace, ce qui peut d’ailleurs donner crédit aux défenseurs de l’idée qu’un exécutif fort et capable d’agir rapidement est nécessaire : « energy is in the executive » disait Hamilton (Hamilton, 1788).

23C’est une critique, ou a minima une limite importante, du fonctionnement du Congrès : celui-ci est lourd et lent, avec des mécanismes de prise de décision qui créent une inertie incompatible avec la réactivité qu’il aurait fallu le 6 janvier 2021. Mais ce n’est pas une fatalité car le Congrès pourrait très bien créer ex nihilo des instances dont l’objectif serait de prévenir et d’empêcher de telles dérives. Le Congrès a bien les prérogatives et les moyens (institutionnels et financiers) pour ce faire. Même si cela est un mauvais exemple tant elle a échoué à remplir sa fonction, la Police du Capitole a été créée par le Congrès pour sa protection. Comment, donc, analyser en profondeur l’échec du Congrès dans le traitement de la tentative d’usurpation dont s’est rendu coupable l’exécutif ?

Note de bas de page 17 :

La loi, intitulée « Electoral Count Reform and Presidential Transition Improvement Act of 2022 (H.R.8873) » réaffirme et protège la méthode de comptage des votes des grands électeurs (117th Congress of the United States, décembre 2022).

24Cette question, volontairement provocatrice, peut sembler injuste : n’est-il pas trop tôt pour juger de l’action du Congrès dont nous soulignions justement la lenteur ? Par ailleurs, on pourrait nous opposer qu’une loi visant principalement à prévenir les futures tentatives de détournement des élections a été votée fin 202217. Il y a donc bien une prise de conscience et une volonté d’établir les nouveaux garde-fous nécessaires pour empêcher le détournement d’une élection.

Note de bas de page 18 :

Plus de 200 élus ont voté contre la Electoral Count Reform and Presidential Transition Improvement Act of 2022 (tous Républicains).

25Toutefois, dans le domaine de la protection des institutions et du respect de la Constitution, le Congrès a échoué collectivement, et si l’on en juge par le vote à la Chambre des Représentants, cette prise de conscience semble encore très relative18. En outre, par deux fois, le Congrès a eu l’occasion de sanctionner durement les actions d’un président qui a enfreint d’innombrables règles. Mais si la première procédure de destitution s’était appuyée sur une accusation d’abus de pouvoir vis-à-vis d’une puissance étrangère dans le but d’obtenir un traitement de faveur personnel, que dire de la seconde ? Elle est la conséquence directe des événements du 6 janvier 2021 et a permis de démontrer assez clairement que l’ancien président, a minima, a violé son serment de protéger la Constitution. Si, au départ, beaucoup d’observateurs dans les cercles politiques et médiatiques se sont émus de le voir favoriser des actes de violence puis refuser de les condamner, cela est peu de chose au regard de ses tentatives de faire annuler des résultats de vote officiels en usant de son statut de président, ce qui représente un abus de pouvoir patent visant à permettre une prise illégale du pouvoir.

Note de bas de page 19 :

C’est l’influent Sénateur Barry Goldwater, ancien candidat malheureux à la présidentielle de 1964, qui est choisi par le Parti Républicain pour informer le président qu’il ne serait pas soutenu par les élus de son parti.

Note de bas de page 20 :

Il faut sans doute nuancer la capacité des élus à dépasser les considérations politiques en rappelant que le vote lors de la procédure de destitution contre Bill Clinton en 1998 a suivi le clivage partisan d’alors (à la Chambre, seuls 5 des 205 Représentants Démocrates votent en faveur de la destitution).

26Quand nous disons que le Congrès a failli collectivement, nous parlons également de son incapacité à dépasser le clivage politique profond qui le caractérise. Ce n’est pas une affirmation naïve : par le passé, le clivage politique n’a pas été un frein à la convergence sur des points de droit et de déontologie. Ainsi, Démocrates et Républicains se rejoignent pour condamner les actions de Nixon en 1974. S’il n’avait pas démissionné, Nixon aurait été destitué. Les élus du Congrès ont rempli leur rôle car ils étaient conscients que le président était désormais hors de contrôle19. Nous pouvons utiliser deux exemples récents pour illustrer la capacité des élus à dépasser les clivages20. D’abord, les élus au Congrès du Texas ont lancé une procédure de destitution trans-partisane contre l’Attorney General de l’État, Ken Paxton, accusé de corruption. Si K. Paxton a fini par être acquitté par le Sénat de l’État du Texas, il en a été tout autre pour George Santos, exclu du Congrès après une procédure lancée par son propre parti pour malversations financières et à laquelle se sont ralliés les élus démocrates.

27Dans une situation comparable à celle de Nixon, Démocrates et Républicains savent qu’il y a suffisamment de preuves contre Donald Trump pour le destituer : de nombreuses déclarations constituent des incitations à la violence et, surtout, à l’insurrection et l’empêchement du processus pacifique de transfert du pouvoir (« peaceful transition of power ») en demandant au Vice-Président Mike Pence, qui officie lors de la validation des résultats, d’empêcher la confirmation de l’élection de J. Biden (Honig, 2021).

Note de bas de page 21 :

Sur les dix élus Républicains de la Chambre, seuls deux ont passé l’épreuve des primaires. La jadis influente Liz Cheney a, quant à elle, été battue par une concurrente encore très impopulaire quelques mois plus tôt.

28La presse a relayé de nombreuses confidences faites sous couvert d’anonymat pour regretter les actes de l’ancien président tout en justifiant leur ralliement à sa cause pour des raisons politiques : beaucoup préfèrent préserver leur avenir politique plutôt que d’admettre leur désaccord avec les actions de l’ancien président (Banco, 2020). Il faut dire que l’un des caractères marquants de l’animal politique que Trump est devenu est qu’il a réussi à s’assurer un soutien indéfectible de la « base » : toute attaque contre lui se traduit comme une condamnation à être mis au ban du parti. Très peu d’élus Républicains voteront pour la destitution et il est clair que leur décision était basée sur un simple calcul politique et purement électoraliste. L’avenir prouvera effectivement qu’il y a des conséquences à jouer contre Trump : la plupart des élus qui ont choisi leur conscience plutôt que l’électorat ont perdu le soutien du parti et ont dû se résigner à abandonner la politique ou à être battu par un candidat concurrent de leur parti lors des primaires républicaines21.

29Néanmoins, si des élus refusent d’assumer leurs responsabilités au sein d’une institution dont le rôle est de garantir le respect du choix des électeurs, cela revient à œuvrer à sa décomposition. Mais si on ne peut pas attendre des élus de faire le choix individuel de préférer l’institution plutôt que le chef de parti, alors la solution, elle, doit être institutionnelle.

Conclusion

30L’affaire de l’attaque contre le Capitole en janvier 2021 a été un révélateur cruel pour le fonctionnement des institutions états-uniennes. Les tenants de l’exceptionnalisme états-unien et d’une constitution « parfaite » sont obligés de reconnaître que le système présente des faiblesses auquel il convient de remédier. Si le décorum et la puissance solennelle des institutions les ont longtemps protégées, il est désormais avéré qu’un acteur dénué de respect pour ces mêmes institutions peut en exploiter les failles jusqu’à faire vaciller la démocratie la plus puissante au monde.

31Pour commencer, il faut que le Congrès renforce les protections contre toute tentative malveillante d’influence sur l’issue d’une élection. Il est urgent que le Congrès établisse des règles fédérales pour encadrer les élections nationales (présidentielles et parlementaires), sans quoi le système continuera à souffrir de l’action de factions locales qui tentent de le subvertir. Selon un décompte du Brennan Center for Justice, 29 États ont passé des dizaines de lois visant à limiter l’accès au vote et à renforcer le pouvoir de la législature de l’État de déterminer comment les résultats doivent être interprétés (n. d., a et b). Il faut comprendre : ces législatures se réservent le droit de déterminer qui a gagné l’élection même si cela ne correspond pas au résultat du vote populaire. Cette vague d’initiatives a été grandement facilitée par la campagne de désinformation au sujet des supposées fraudes électorales, justement poussée par l’ancien président pendant et après son mandat.

Note de bas de page 22 :

Shelby County v. Holder, 570 U.S. 529 (2013) est un arrêt de la Cour Suprême qui limite le pouvoir du gouvernement fédéral à contrôler et valider la façon dont les États fédérés organisent les élections dans les juridictions avec un précédent de discrimination raciale. Bien que la Cour Suprême soit parvenue à rassembler une majorité contre une loi de l’Alabama visant à poursuivre la destruction du Voting Rights Act en légalisant des procédés de découpage électoral partisan (« gerrymandering »), il existe dans l’institution une majorité nettement favorable à une limitation du pouvoir fédéral sur la question des élections.

32Sur ce plan, il n’y a rien à attendre de la Cour Suprême : sa composition actuelle fait craindre qu’elle pourrait soutenir les projets visant à renforcer le pouvoir des États fédérés aux dépens de l’État fédéral. La censure partielle du Voting Rights Act de 1965 opérée via l’arrêt Shelby County v. Holder (2013) en est la démonstration22.

33Il serait donc essentiel que le Congrès réaffirme sa prééminence constitutionnelle, de la même façon qu’il l’a fait dans les années 1970. Andrew Rudalevidge (2005, p. 101) a qualifié de « régime de résurgence » la période de reconquête institutionnelle du Congrès à la suite des excès d’une présidence devenue toute puissante. Bien que cette reconquête ne soit pas allée assez loin comme l’atteste le War Powers Act de 1973, elle a néanmoins ouvert une période de rééquilibrage qui a incité l’ancien président Gerald Ford à parler de « présidence en péril » (Ford et Nixon, 1980).

34Par ailleurs, si ce sont les électeurs qui doivent, par le vote, participer à la lutte contre les dérives causées par Trump, alors la réponse peut être perçue comme positive : les résultats des élections de mi-mandat en 2022 semblent montrer que l’électorat a décidé en de nombreux endroits (mais pas partout) de rejeter un système de négationnisme électoral. Cela ne suffira sans doute pas car, de l’aveu même de D. Trump, l’appareil politique républicain a besoin de trouver des solutions à sa position désormais minoritaire dans l’électorat au niveau national : depuis 1988 et sur les 8 dernières élections présidentielles, les candidats républicains n’ont remporté le vote populaire qu’une fois (en 2004 avec George W. Bush).

35Il demeure évidemment difficile de décrire avec certitude la suite des événements. Néanmoins, la stratégie consistant à creuser le clivage politique aux dépens de la régularité des procédures a ses limites. Quand bien même l’électorat républicain semble sensible à la rhétorique trumpiste, les procédures engagées pour poursuivre en justice les acteurs de la tentative de détournement des résultats de l’élection présidentielle de 2020 ont fait des avancées très concrètes. L’ancien président lui-même a été inculpé deux fois pour ses actions dans ce dossier en août 2023 : d’abord dans l’État de Géorgie et au niveau fédéral par le procureur spécial Jack Smith. Alors, est-ce la justice qui rétablira l’équilibre et restaurera l’intégrité du système ? Ou bien, comme le formule le journaliste Alain Frachon, est-ce aux électeurs (2023) ? Compte tenu du soutien indéfectible du Parti républicain, qui a redonné sa confiance à D. Trump lors de la primaire républicaine de 2024, il semble que sa popularité est quasi-intacte auprès de l’électorat conservateur. Une fois encore, l’issue de la prochaine élection présidentielle sera décidée par la capacité des deux partis, mais surtout du Parti démocrate, à mobiliser leur électorat. Après le retrait de Joe Biden, le lancement de campagne de sa remplaçante, Kamala Harris, a été plutôt réussi. Cette dernière a décidé de faire du risque posé aux institutions par son concurrent un argument de campagne majeur. Il reste à savoir si cela suffira à convaincre les électeurs démocrates et, surtout, les fameux électeurs indépendants.