Dire l’inconnu de sa vie

Laurine Rousselet 

Texte

Dessin de Carolyn Carlson.

Dessin de Carolyn Carlson.

1Carolyn Carlson, née le 7 mars 1943 à Oakland en Californie, est danseuse, chorégraphe, poète et calligraphe franco-américaine. Héritière des conceptions du mouvement, de la composition et de la pédagogie d’Alwin Nikolais, elle est arrivée en France en 1971. Elle a signé l’année suivante, avec Rituel pour un rêve mort, un manifeste poétique qui définit son approche de la danse. Elle a joué un rôle clef dans l’éclosion des danses contemporaines françaises et italiennes avec le GRTOP à l’Opéra de Paris et le Teatrodanza à La Fenice. En 2006, son œuvre a été couronnée par le premier Lion d’Or jamais attribué à un chorégraphe par la Biennale de Venise. Elle est aussi commandeur des Arts et Lettres et dans l’ordre de la Légion d’honneur. En 2019, la Carolyn Carlson obtient la nationalité française et est élue l’année suivante membre de l’Académie des Beaux-Arts section chorégraphie.

2Laurine Rousselet : C’est en 2018 que j’ai rencontré la chorégraphe Carolyn Carlson qui se définit avant tout comme une « poétesse visuelle ». L’année suivante, j’ai écrit le poème-fleuve Émergence (Éd. L’inventaire, Paris, 2022), qui dépeint les quatre âges de la vie d’une femme : de l’enfance à la vieillesse, inspiré de sa pièce chorégraphique Blue Lady. J’ai monté le spectacle vivant Émergence avec la danseuse Sara Orselli, assistante attitrée de Carolyn Carlson. La musique est de Jean-Jacques Palix. Se révèle un texte où le son s’associe au silence pour articuler une parole en train de se faire ; une parole possible à partir et au-delà du logos ; une parole libre capable d’unir tous les langages dans un lieu indéterminé qui appartient à tous et à personne. Ce lieu est celui du souffle et du mouvement : il contient en germe tout ce qui pourrait un jour être dit. Il montre que tout n’a pas été dit en s’approchant d’un infini de la parole, ouvert, incertain. Sorte d’idéal total effacé par le quotidien de la communication utile. Ce travail a été l’aboutissement de ma résidence d’écrivain à l’Université d’Orléans sur l’année scolaire 2019/2020, qui avait pour thématique « Le Corps en mouvement ». Parallèlement, j’avais monté la performance Immersion avec Vincent Chaillet, qui était alors premier danseur du Ballet de l’Opéra de Paris, et les musiciens Émile Biayenda et Didier Frébœuf. En soi, je me suis immergée dans l’œuvre entière de Carolyn Carlson. Le ballet Signes, créé par l’Opéra de Paris et présenté pour la première fois en 1997 à l’opéra Bastille, m’a également fascinée. C’est la danseuse Marie-Agnès Gillot qui avait été choisie par Carolyn Carlson pour interpréter Signes. À l’issue de la représentation du 18 mars 2004, Marie-Agnès Gillot avait été nommée « Étoile ».

3Quel a été mon privilège pour un jour rêver et rêver par-delà la vue de l’équilibre dans l’espace ? Au fil des traversées que j’ai pu écrire en poésie, à travers ces revécus, la danse s’est imposée à moi, j’ai quitté la solitude de ma page, de ses blancs, et j’ai cherché à considérer par amour un corps, un feu, une créature légère et sans poids (capable aussi de déchaînements, guerrière). L’équilibre habite donc l’espace, l’apesanteur interrogée et animée par l’expression du geste. Pour éclairer cette « action en lumière », j’ai dû rencontrer personnellement des « Étoiles ». Et en donnant forme à la vie, auprès d’elles, j’ai compris non seulement les limites de l’ordinaire d’un corps, mais la dimension de l’être-là et de la transformation de la conscience continue par la gestuelle. Ce qui m’a d’abord soulevée c’est la célébration du Souffle, capacité ou dialogue, mesure tout simplement de la poésie. Vivant au quotidien l’écriture qui fait pénétrer le vide et la lumière, j’étais face à la question : comment l’insaisissable peut-il être précisément offert, presque démontré par un corps-sans-voix ? Il s’agit toujours d’une mise à nu, d’une mise en abyme : la présence-absence traduite par l’expressivité du geste. Comment cette chair du temps en métamorphose, cette chair de vérité, comment ce corps en jeu parvient-il à nous faire contempler l’apparence de l’équilibre ? Le triomphe du déséquilibre engagé à trouver sa résolution ? Il y a des règles à apprendre, des renoncements, des duretés, des impositions et des détentes, des trouvailles, des chavirements, des profondeurs et inspirations, la beauté n’est-elle pas toujours en extension par le rayonnement des signes de la passion ou des passions ? L’équilibre se dresse toujours traduisant l’élévation. Nous sommes sans voix devant un corps qui a la grâce, qui est grâce le temps de son mouvement. Nous sommes infiniment amoureux devant un corps absolu – empreinte même de l’éphémère. Nous sommes sans voix car nous sommes devant l’intangible. Le silence n’orchestre-t-il pas ses rêves d’envol ? L’exécution d’un geste chez certains danseurs, qui obéissent au merveilleux, atteint une telle maîtrise pour toucher l’inouï qu’il caractérise l’apparition. Lorsque je suis sur scène avec le danseur Vincent Chaillet, premier danseur au sein du ballet de l’Opéra de Paris, j’appuie des mots, des mots que mon oreille a éduqués, des mots que j’essaie d’entraîner à se placer au bon endroit, et à participer à l’enjeu de l’extériorisation du corps dansant de Vincent, somme de toutes ses intériorités. Je me sens dans l’oubli ou dans un pas de côté, et je ressens alors que mes mots sont aussi de chair, que le sens des images que j’avais pourtant agencées mute grâce aux sensibilités et à l’imaginaire de Vincent à mes côtés de moi (devant ou derrière). Je pourrais dire que l’équilibre se dégage aussi d’une image tourmentée. Qu’est-ce qui (se) précipite à la transformation ? Le désir est-il donc toujours en quête d’étonnement ? Le corps par son pouvoir engendre-t-il irrémédiablement le reflet ? Les mots sont liés à la fragilité, et le corps est un livre en chemin qui effectue à mesure d’exigences, de pertes et de séparations, de manques, une levée d’un certain mystère. Parce que nous sommes à l’épreuve du temps, l’invisible nous fait signe en nous projetant, si je puis dire, dans le bien fondé du visible. Équilibre/déséquilibre, naissance/renaissance, l’événement du geste est un chant qui coule dans ses variations. Il est une fête avec ses codes d’identifications mais surtout il est le rappel qui nous fait à l’écoute de notre propre inconnu. Le hasard se joue dans la faute qui inspire au rééquilibre, et j’en reviens au souffle, à l’éblouissement, à la clarté. Je pense à l’injonction de mon amie Marie-Agnès Gillot : « C’est dans la chute que je prends mon envol ». Oui, il faut proclamer le bon point, le bon instant où tout va se jouer. Je me souviens d’une conversation qu’elle eut, elle venait de quitter l’Opéra (l’âge de la retraite pour une danseuse étoile est quarante-deux ans) et donnait des conseils par téléphone à une jeune danseuse qui allait passer un concours pour changer d’échelon à l’Opéra. Hormis ma stupéfaction devant sa mémoire du « rôle » en énumérant les différents pas, attitudes, etc., je me suis arrêtée devant son articulation suivante : « Et là, tu sautes sinon c’est trop tard ! sinon c’est trop tard ! Tu ne pourras jamais enchaîner ! ». Son « trop tard » m’est resté comme un effet spectaculaire de l’endroit parfait, si je puis dire. Les mots ont des élans que les sauts font parfois chuter. Ils décrochent alors et s’articulent autrement à la demande d’une nouvelle présence. La persistance que le regard offre à la vision a toujours comme finalité l’unité du sujet. La pertinence vient de la corrélation entre le jaillissement et l’intimité. La poésie ne s’épuise jamais. Elle (se) révèle. La danse est aussi le lieu des retrouvailles à l’infini en soi-même. L’autre voix se fait sentir, et il faut pouvoir aimer. Le magnifique se révèle notamment grâce à la respiration ; cachée ou pas, retenue en vue de la sublimation du corps, et toujours l’évanouissement se combine à la présence. Un danseur qui s’avance, qui s’ancre, qui incarne une pensée, la pensée d’un rôle, par un enchaînement d’actions et de mouvements, donne place au dévoilement de la musique de son propre cœur. Il a plusieurs visages du temps. Il connaît les écarts et sait remplacer les déséquilibres par d’autres mesures. L’ignorance qu’il emprunte irrégulièrement n’est pas le lieu de l’accident mais le chemin vers l’inconnu, la confrontation avec l’inconnu. Corps/âme/esprit. Un seul geste suffit à refondre, à remanier la vue, l’idée ou l’espoir de son propre horizon. De même, le corps écrivant maintient la vérité en forgeant le regard sur les différentes tensions et dualités, empreintes de toute existence humaine, mais aussi son appel vers la beauté ineffable et vers l’infinitude. Il y a transcendance dans la moindre épaisseur du geste. Les intrications entre lecture, intuition, conscience, révélation sont autant de qualités qu’une véritable force de regard conduit et ordonne dans la plus belle des incertitudes. L’harmonie se rencontre dans l’immersion. N’est-ce pas le titre d’un solo éblouissant de Carolyn Carlson ? Lorsque la fulgurance est souveraine, l’élévation devient une célébration de l’instant. Il est question d’immatérialité dans le pas, le geste du danseur ou de la danseuse, comme dans le verbe. J’aime quand Carolyn coupe de sa main la mesure. Sa main est une cisaille. Sa main agrandit l’absolu. Elle donne éclat à la transfiguration, elle embrasse l’ordre de la transmutation. Le temps est une étoffe que nos accords/désaccords véhiculent en représentation. La pénétration du regard est une célébration du vivant, une exaltation du souffle de l’esprit. Considérer le regard avec ses forces intrinsèques. La présence est la seule habitation possible pour faire l’épreuve de notre ciel ou pour donner corps à notre voyage. Figuration du cercle. Passons notre œil par le trou pour voir le secret du monde…

pour Vincent Chaillet

tressaillements déportements jouissance
la rouge langue passionne sur ton corps en jeu
le privilège au réveil de te voir sans masque
et de la pointe des pieds à la pointe du regard
l’intangible s’exerce par ton apesanteur dansée
mise à nu apaisement liberté de Soi
fulgurance de la poésie en mouvement
comment dire tes rêves partagés
par des mots quand ta main s’élance ?

l’envergure coordonne le charisme
amour fou solitude espace et désir
silence l’incommensurable voltige
fixer la brûlure comme la mort en face
suspension puissance actualisation
sentir l’incandescence de nos langues
l’instinct sexuel file son propre chemin
prendre appui sur ton dos pour laper l’éternité

le délice est d’éprouver ton buste nu de roi
qui se sauve se travestit enfin qui danse
tes jambes foyers de l’énergie du pouvoir
s’enraciner dans la matière avec passion
entendre ton souffle au bord de l’oubli
tandis que sous les traits de la parole j’apparais
et tu me demandes
et tu m’océanes d’amour par ton jeu virtuose

l’origine s’élance à toute allure
émergence rythmes et circulations
quête soif d’absolu entièreté
la langue épouse battements ou coups d’ailes
les gestes triomphent
les sentiments s’illuminent
larmes et sourires embrassent l’inouï rendu visible
âme et corps sublimation bonheur
faut-il encore que je t’appelle ?

4Réponses à la lumière, Éditions de l’Aigrette, juin 2023.

pour Marie-Agnès Gillot

la brûlure porte ses efforts dans la vision
la sueur opère les vibrations du corps
désir de l’état poétique sans parole
Étoile, toi, habit de l’immanent-transcendant
Sœur où se déploie la légitimité de l’ouvert
voyage recherche accouchement de soi
le secret sur le sol s’élève en un rêve d’envol
au crépuscule et en joie
engendrer la nécessité de la danse à deux
du corps et de la pensée

le poème flotte à l’horizon une salve d’amour
la frontière est le mouvement des regards croisés
l’essentiel s’affiche la vérité transperce
l’écriture n’est-elle pas un corps charnel 
rêve inscription immatérialité
errance mutations et rencontre ?
actualiser la flamme à chaque instant
le privilège est l’unique alliance
conscience de soi et creux
mots respirations de lumière

s’ébattre dans un lit fait danser le ciel
l’écho une partition de la connaissance
la beauté ressemble au sublime
couronnement et union par le toucher
quand le combat se livre
entourer nos gestes du monde
l’ailleurs n’a-t-il pas des sensibilités du lendemain ?
mesurer combien l’amour se trouve
se marque et soulève
enfin commence
dans l’épaisseur noble de l’échappée

5Réponses à la lumière, Éditions de l’Aigrette, juin 2023.

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Pour citer ce document

Rousselet, L. (2024). Dire l’inconnu de sa vie. Fédérer Langues, Altérités, Marginalités, Médias, Éthique, (2). https://www.unilim.fr/flamme/1549

Auteur
Laurine Rousselet
Laurine Rousselet est l’auteure d’une œuvre riche et diverse d’une vingtaine de titres dont le dernier s’intitule Danser dans l’immensité, 2024. La langue-poésie qu’elle façonne explore les appartenances et une altérité en dehors de toute localisation avec une langue déracinée qui s'écarte des ordonnancements linguistiques et sémantiques identificatoires. Accompagnée par des peintres et des graveurs, des musiciens ou de danseurs et des acteurs, elle produit des « objets poétiques » sonores et rythmés, en dehors de la langue et de la culture.
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