Caroline LE MAO (dir.), Bordeaux, La Rochelle, Rochefort, Bayonne, Mémoire noire, Histoire de l’esclavage, Bordeaux, Mollat Éditions, 2020, 311p., ISBN 978-2-35877-023-1 Caroline LE MAO (ed.), Bordeaux, La Rochelle, Rochefort, Bayonne, Mémoire noire, Histoire de l’esclavage, Bordeaux, Mollat Éditions, 2020, 311p., ISBN 978-2-35877-023-1

Élodie PEYROL-KLEIBER 

Mots-clés : commerce, esclavage, mémoire, musée, Nouvelle-Aquitaine

Keywords : memory, museum, Nouvelle-Aquitaine, slavery, trade

Texte

1Esclavage, commerce triangulaire, quels que soient les termes utilisés, l’historiographie actuelle s’est saisie de ce système servile pour réviser la manière dont il avait été étudié, analysé, questionné jusqu’à présent. Mémoire noire propose une relecture des processus de mémorialisation et de représentation de l’esclavage à travers les contributions de douze auteurs de la région Nouvelle-Aquitaine. Cet ouvrage offre une analyse en trois volets, dans une démarche très pédagogique, avec une attention particulière donnée à la transmission des savoirs autour de l’esclavage. En effet, cette préoccupation est expliquée par Caroline Le Mao qui cite les historiens Olivier Grenouilleau et Herbert Klein. Ces derniers s’inquiétaient, à la toute fin du XXe siècle, que les connaissances sur ce système servile soient approximatives et toujours empreintes de « perceptions traditionnelles » (p. 10).

2Le premier volet, qui se concentre sur la définition du commerce triangulaire, son intensité et les retombées économiques générées par ce trafic, rassemble les cinq premiers chapitres. Mickaël Augeron dresse un état des lieux des connaissances quantitatives concernant la traite dans le Sud-Ouest français, en mettant en avant les rivalités impériales et l’implication de ses ports dans ce commerce, de même que les éléments contextuels (guerres, monopoles octroyés à certaines compagnies marchandes) qui influèrent sur le développement ou l’arrêt de la traite dans certains ports (p. 20). Thierry Sauzeau et Jacques Péret, dans le chapitre 2, portent leur attention sur l’organisation des expéditions qui nécessitaient un effort humain, financier et commercial important. Ils explorent les différents agents impliqués dans la traite, notamment les armateurs, les capitaines, les navires ainsi que tout ce qui y affère : la cargaison emportée pour l’échange en Afrique ou encore l’équipage à bord.

3Le chapitre 3, par les mêmes auteurs, rend compte des spécificités du commerce triangulaire comme parcours maritime depuis les ports français vers l’Afrique, et plus particulièrement la côte de Guinée (p. 76), de même que les négociations entre agents du commerce et chefs africains, où les premiers étaient dangereusement dépendants des seconds. Une fois les asservis sécurisés sur les navires, les difficultés de la traversée transatlantique (climat, pirates…) ajoutaient au mal-être de ces êtres humains arrachés à leur pays natal et transportés dans des conditions qui poussèrent certains à préférer la noyade au destin qui les attendait. Lorsque les esclaves étaient vendus, les navires entamaient leur seconde traversée transatlantique avec des denrées venant des colonies. Ils auront en moyenne été absents pendant un an et demi à deux ans (p. 92).

4Le chapitre 4, par Caroline Le Mao, examine les bénéfices et capitaux générés par le commerce d’esclaves. Elle relance un débat émanant d’historiens du milieu du XXe siècle sur le rôle que la traite aurait eu dans la révolution industrielle anglaise, sans pour autant prétendre y apporter une réponse ferme et définitive mais plutôt dans le but pédagogique de réexplorer les différentes pistes débattues à l’époque. Celles-ci comprennent notamment la construction de navires et la manufacture de biens nécessaires au négoce en Afrique, de même que la nourriture à bord pour l’équipage et les esclaves transportés, ce qui dynamise les économies locales. De même, l’auteure explore les différents types de rentabilité de la traite (profits, réseaux, avancement de carrière) ainsi que les richesses générées, en termes de capital, d’architecture, d’investissement, qui ne profitent néanmoins qu’à une petite portion de la population du Sud-Ouest de la France.

5Bruno Marneau et Thierry Sauzeau clôturent ce premier volet en traitant, dans le chapitre 5, de la fin du commerce triangulaire au XIXe siècle. L’abolition de la traite et de l’esclavage comme institution généra une nécessité de redistribuer les cartes commerciales au niveau mondial, au moins du point de vue légal, puisque l’abolition du commerce triangulaire donna lieu au développement de réseaux illégaux. Des mesures prohibitionnistes tentent de juguler la perte de profits et, par exemple, l’abolition de la traite en Espagne profite aux marchands girondins (p. 122). Les auteurs démontrent que les ports du Sud-Ouest participèrent de manière néanmoins modeste au commerce illégal. Cependant, c’est aussi depuis ces mêmes ports que s’initia la répression du trafic illégal.

6Le second volet est composé de quatre chapitres autour de l’expérience de l’esclavage dans les plantations et dans le Sud-Ouest de la France. Michel Figeac parle de « rêve américain des aventuriers de l’Aquitaine ». Qu’en était-il vraiment ? Les colonies attiraient et les villes portuaires d’Aquitaine virent un afflux d’immigrants des campagnes environnantes tout au long du XVIIIe siècle. Ces derniers s’implantaient dans les villes ou traversaient l’Atlantique pour développer le négoce et le système de plantations. Ce qui ressort de ces expériences est la grande précarité et fragilité de tous ces réseaux qui dépendaient de nombreux éléments instables, comme les marchés, les conditions climatiques ou encore la dimension humaine.

7Le chapitre 7, rédigé par Vincent Cousseau, adopte le point de vue des asservis forcés à vivre et à travailler dans les plantations des colonies françaises en exposant ce qui va à l’encontre de ce que le commun des mortels croit savoir : il y a de nombreuses sources disponibles pour étudier l’esclavage. Il différencie les individus asservis dans les plantations et dans les villes, sur le continent et dans les espaces insulaires. Outre les conditions de vie, l’auteur s’attache à référencer la créolisation des cultures serviles.

8Olivier Caudron, dans le chapitre 8, se concentre sur un aspect souvent méconnu du commerce triangulaire : la présence de « personnes de couleur » en Aquitaine. Ces individus se retrouvent dans les registres paroissiaux de toute la région. Nombre d’entre eux furent transportés en France sans jamais être débarqués dans une colonie, ou, après avoir été vendus en territoire colonisé, furent envoyés en France pour accompagner leur maître ou être destinésêautre individu. L’auteur signale aussi la présence, en moindre nombre, d’Autochtones, surtout autour de La Rochelle. Quel était donc leur statut ? À partir de 1716, ce sont bel et bien des esclaves puisque l’édit de la même année et la déclaration du roi de 1738 « créent ainsi une entorse au principe multiséculaire selon lequel “il n’y a pas d’esclaves en France” » (p. 184). Avant 1716, on s’arrangeait avec la loi en baptisant ou en signant des contrats d’apprentissage. Caudron note néanmoins que des esclaves furent libérés suite à l’action du parlement de Paris qui refusait de fouler au pied le principe cité plus haut, et que d’autres fuyaient à la perspective d’un voyage vers les colonies, considérant leur sort meilleur en métropole qu’aux îles. Leur sort change en 1777 lorsqu’une déclaration royale interdit aux « gens de couleur » d’entrer dans le royaume de France, déclaration qui n’eut pas de grandes conséquences concrètes en Aquitaine (p. 189).

9Dans le chapitre 9, Michel Figeac tente d’appréhender les arguments du débat en faveur ou contre l’esclavage, en étudiant les Lumières bordelaises, citant Montesquieu comme cheville ouvrière de l’abolitionnisme en France, imposant la loi de la nature et de l’humanité à l’appel des profits. D’autres, comme Jean-François Melon, se posent la question du bénéfice économique d’étendre l’esclavage « partout en Europe » (p. 212).

10Le troisième volet de ce volume s’attache à discuter les enjeux contemporains de la « mémoire noire » au sein de quatre chapitres. François Hubert nous amène à considérer les enjeux patrimoniaux, en rappelant pourquoi le « processus de patrimonialisation » est une étape cruciale dans le processus de construction de la mémoire de l’esclavage (p. 223). Il se concentre sur les deux musées concernés par le sujet : le musée du Nouveau Monde à La Rochelle et le musée d’Aquitaine à Bordeaux. L’auteur retrace très utilement le processus de politisation de la mémoire avec, au départ, l’exposition Les Anneaux de la mémoire à Nantes en 1992, qui a depuis donné lieu à la création d’une association active. Les partis politiques s’emparent du sujet en s’accusant mutuellement, la droite reprochant à la gauche de vouloir stigmatiser des familles s’étant enrichies grâce à l’esclavage et la gauche à la droite de prôner l’amnésie (p. 226). Les actions en faveur de la mémoire de l’esclavage se multiplient en Aquitaine au cours des années 2000 avec une prise en charge institutionnelle venant appuyer les efforts des militants mémoriels. L’auteur note aussi l’apparition d’espaces de mémoire dans des lieux divers tels que des châteaux, des bibliothèques ou à travers certaines collections dans les musées d’Aquitaine. Il clôt ce chapitre en signalant l’ampleur de la tâche encore à accomplir pour que le patrimoine lié à l’esclavage soit rendu visible.

11Hubert Bonin poursuit la réflexion de la mémoire bordelaise de l’institution servile dans le chapitre 11 dans un travail qu’il qualifie d’« essai académique et citoyen » (p. 245). Il explique comment Bordeaux est passée d’un sentiment de légitimité et de « “fierté” de participer à cette grande histoire ultramarine » (p. 247) à une prose de conscience violente. Il constate une inertie parfois volontaire pour ne pas soulever des sujets polémiques ainsi que l’absence de consultations des historiens, notamment lors de la création du Musée d’Aquitaine. Il en allait de même du côté des universitaires qui évitèrent longtemps de se confronter à ce passé. Ce sont néanmoins bien des universitaires qui prirent à bras le corps ces sujets polémiques (Hubert Bonin cite Pétré-Grenouilleau, 2004, Saugera, 1995, et Hourcade, 2014), peu suivis par les autorités politiques qui évitent de trop s’impliquer. Il faut attendre le milieu des années 2000 pour que l’espace public soit investi, avec des statues de Toussaint Louverture, d’Al Pouessi ainsi que des dalles commémoratives. Malgré les initiatives qui se multiplient, Hubert Bonin regrette la possibilité d’un « impossible consensus historique et citoyen » (p. 267) causé entre autres par un questionnement constant, et parfois agressif, des cercles « post-coloniaux » ou « culturo-ethniques » de la légitimité des instigateurs de ces divers projets (p. 267-268). Beaucoup de travail reste donc à faire pour atteindre un équilibre entre mémoire et histoire.

12Le chapitre 12, par Benoît Jullien, présente les archives détenues par la région Nouvelle-Aquitaine, qui ont servi et pourraient servir de base à l’étude de la traite et de l’institution esclavagiste, en les classant par lieux de conservation, du type de sources (correspondances privées ou registres paroissiaux par exemple). Par ce biais, l’auteur montre la diversité et l’éparpillement géographique et administratif des archives en laissant voir quel type d’information ou d’analyse l’historien peut en extraire, de même que leurs silences, eux aussi très révélateurs puisqu’ils contiennent tout ce que le système lui-même jugeait inutile de conserver, noter, préserver. Ce troisième volet se clôt sur le chapitre de Marguerite Figeac-Monthus qui s’attèle à proposer des pistes concernant l’enseignement des traites négrières. L’auteure prend des exemples de documents utilisés dans les manuels scolaires pour retracer la manière d’enseigner ce commerce depuis les années 1950 à nos jours. De plus, certaines académies font participer leurs élèves activement à des événements de mémoire autour de l’esclavage, comme par exemple à la Journée nationale de la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition depuis 2008 à Poitiers. D’autres programmes générés par la Direction générale de l’enseignement scolaire rendent les élèves acteurs de leur apprentissage sur ces thèmes, tel que le concours La flamme de l’égalité. Néanmoins, l’auteure insiste sur le fait que cet enseignement reste très sensible, et dépend également de l’âge des apprenants, surtout lorsque la société et l’actualité s’en mêlent ou s’emmêlent. De plus, les pressions sociales et idéologiques exercées sur les enseignants se retranscrit en cours, comme le montre Sylvie Lalaguë-Dulac, maîtresse de conférences en didactique de l’histoire à l’INSPE de Bordeaux (p. 305-306). Ainsi, il s’agira de montrer « toute la complexité d’un phénomène historique » en aiguisant le regard critique des élèves et des enseignants afin de ne pas tomber dans « les stéréotypes, les clichés, les occultations » (p. 308).

13L’ouvrage, de très belle facture, clair et très bien structuré, offre au lecteur de nombreuses reproductions de sources primaires, archives manuscrites et autres éléments iconographiques qui permettent au lecteur de se rendre compte de la qualité des sources mais également de leur rareté. Il s’agit là d’un ouvrage bien utile, autant pour le curieux que pour l’œil plus aguerri, qui a le grand mérite de présenter très clairement les aspects du sujet épineux mais non moins fascinant et essentiel qu’est la Mémoire noire.